LE PARC
SCENE DE FAMILLE
LA MARQUISE DE VERNAGE (cinquante ans).
BATHILDE, sa fille (vingt ans).
PAUL LAMBERT, mari de Bathilde (trente ans).
ADOLPHE BONNIEUX, vieil ami de la famille (soixante-cinq ans).
ANTOINE, domestique.
Bosquet et pelouse devant un château. Riante matinée d'été.
LE PARC
LA MARQUISE.
Que veux-tu, ma fille ! quand nous perdrons la tête, cela ne remédiera à rien.
Bathilde
Ah ! ma mère, que je suis inquiète!
LA MARQUISE.
Je ne suis pas fort tranquille non plus quant à cela. La bombe va éclater dans la journée, il n'y a pas à en douter.
BATHILDE.
Quel coup pour lui! et le jour de sa fête!
LA MARQUISE.
Est-ce sa fête ?... oui, c'est juste,... puisque c'est la mienne... Une chose assez plaisante, par parenthèse, que nous ayons le même saint, ton gracieux mari et moi !
BATHILDE.
Ne vaudrait-il pas mieux lui tout avouer avant l'arrivée de ce terrible paquet?
ANTOINE, survenant.
(D'un ton mystérieux.)M. le baron de Fauquerolles demande à parler secrètement à madame la marquise.
LA MARQUISE.
Bon! l'autre maintenant, pour m'achever de peindre... Il demande à me parler secrètement, et il dit cela aux domestiques... comme c'est adroit! (A Antoine,)Priez M. de Fauquerolles de m'attendre dans la serre, et ayez soin que personne ne l'y voie entrer. (Antoine sort.)Ce jeune homme a du zèle, mais quel étourneau! Heureusement, j'ai de la prudence pour deux.
BATHILDE.
Oui, ma mère.
LA MARQUISE.
Mais, pour en revenir à ton mari, peut-être en en effet vaudrait-il mieux le préparer... Au surplus, j'ai écrit dès l'aurore à ce brave Bonnieux, et je l'attends d'un moment à l'autre. Il est de bon conseil, et j'espère qu'à nous deux nous trouverons quelque paratonnerre.
ANTOINE, revenant, du même air mystérieux.
M. le baron attend secrètement madame la marquise dans la serre.
LA MARQUISE.
C'est bien, (A part.)Ce domestique est niais ! - Au revoir, ma fille. Courage !
Ah! que je suis tourmentée, mon Dieu!... Comment cela va-t-il se passer? Ma mère a été bien imprudente;... je crains quelque scène irréparable... Hélas ! qu'on a de peine à être heureuse ! Tous deux m'aiment, et tous deux me font souffrir ! (Elle s'assoit sur un banc.)Mes goûts, en fait de bonheur, auraient été si simples! - Une maisonnette comme celle-ci (Elle dessine sur le sable avec la pointe de son ombrelle). Une espèce de chalet dans un bois d'Amérique, en vue de la mer qui ondule à l'horizon; ici, un enclos de palissades pour le troupeau dont je suis la bergère; là, un hamac suspendu entre deux palmiers, et dans lequel je me balance au milieu de grandes fleurs de tapisserie et des oiseaux en miniature qu'on voit dans ces pays-là; puis mon bien-aimé qui revient de la chasse, et qui apparaît ci-contre dans la clairière; de cette main, il m'envoie une douzaine de baisers, de l'autre... Ah! (Paul entre.)
PAUL.
Dis-moi, Bathilde, j'ai une idée, mon amour : la matinée est charmante; si nous déjeunions en plein air sous ces ombrages?
BATHILDE
Très-volontiers, mon ami.
PAUL.
Mais ta mère, qu'est-ce qu'elle va penser de cela?
BATHILDE.
Ma mère sera ravie.
PAUL.
Hon ! Admettons-le. (Aux domestiques)Servez le déjeuner sous ce berceau. - Que dessinais-tu là , ma mignonne?
BATHILDE.
C'est un paysage des tropiques. Ceci est une forêt vierge, ceci la mer, et me voici, moi, dans un hamac.
PAUL.
C'est très-ressemblant... Mais quel est ce personnage qui sort de la forêt à l'improviste et qui fait des gestes horribles?... un singe?
BATHILDE.
Non, monsieur : c'est un sauvage.
PAUL.
Ah diable! - Et moi, où suis-je? Il est impossible que je t'abandonne dans une conjoncture si délicate.
BATHILDE.
Toi, tu déjeunes tranquillement dans la maisonnette.
PAUL.
Non ! je ne croirai jamais que j'aie ce cœur-là. Je suis plutôt dans le fourré voisin, guettant le sauvage : je le tue, je le scalpe, et je t'embrasse avec effusion (Il embrasse sa femme.)A propos, mon enfant, sais-tu où est ta mère en ce moment ?
BATHILDE, avec embarras.
N..., non..., mon ami.
PAUL.
Elle est dans la serre, en concile avec Fauquerolles. Les Trônes et les Dominations n'ont qu'à se bien tenir... Elle aurait dû vivre au temps de la Fronde, ta mère : elle eût formé le saint trèfle avec, mesdames de Longueville et de Chevreuse. Et à propos de trèfles, as-tu vu les fleurons à trois pétales dorés dont elle a jugé convenable de faire décorer la grille de mon parc? Elle appelle cela des trèfles... et elle croit que je suis sa dupe.
BATHILDE.
Mon ami, respecte les opinions de ma mère, je t'en prie.
PAUL.
Mais, ma chère enfant, je les respecte de toute mon âme : seulement, je voudrais bien qu'elle ne les affichât pas sur ma grille... Et puis que signifient ces conférences clandestines avec Fauquerolles? Pourquoi ne le reçoit-elle pas publiquement dans mon salon? Est-ce que je m'y oppose? Mais non ! il lui faut du mystère et des souterrains ! Et Dieu sait quels grands secrets ils échangent avec tant de précautions ! Fauquerolles est une mouche du coche que ta mère seule peut prendre au sérieux. Eh bien, tout cela est puéril et m'agace… Cependant, j'ai la complaisance extrême de ne m'apercevoir de rien; je laisse sans mot dire métamorphoser ma grille en oriflamme et mon parc en club... Ta mère devrait au moins m'en savoir gré... Mais fort loin de là ! son aigreur et son animosité contre moi semblent s'exaspérer chaque jour !
BATHILDE.
Pauvre mère ! Va, tu es un fier ingrat !
PAUL.
Mais non, ma chère petite; au fond, je l'aime bien, ta mère... Seulement, tu m'avoueras qu'elle s'y prend mal avec moi... Je ne hais rien tant au monde que les niches et les détours... Eh bien, madame du Vernage transporte sans cesse dans nos relations privées ses habitudes de mystère, de complot, de micmac... Jamais tu ne la prendras à s'expliquer nettement... Ainsi quel est le fond de l'humeur chagrine qu'elle me témoigne? uniquement ce désir ardent qu'elle éprouve de me voir rechercher, contrairement à tous mes goûts, des fonctions publiques. Il y a une perspective qui charme, qui fascine ta mère, c'est celle de trôner un jour de sa personne dans les salons d'une préfecture, d'y recevoir les députations de la garde nationale, et de les pétrifier d'admiration par la majesté de ses révérences en douze temps... Ce rêve n'est pas le mien ; toutefois, je ne refuserais pas de discuter la question, si ta mère l'abordait franchement... Mais pas du tout, ce sont toujours des combats à la Parthe, des allusions, des épigrammes, des coups d'épingle... Au surplus, ne t'afflige pas : j'ai pour elle, malgré tout, une tendresse véritable, et je lui en ménage même un témoignage assez étrange qui la frappera de stupeur... Ah! la voici... (Survient madame du Vernage.)
PAUL.
Bonjour, madame.
BATHILDE.
Vous ne savez pas ce que me dit Paul, ma mère?
LA MARQUISE.
Non, ma fille, je ne le sais pas; et monsieur est tellement original, que je n'entreprendrai pas de le deviner.
PAUL, humant l'air avec force.
Ne trouvez-vous pas, madame, qu'il y a ce matin dans le parc comme une vague odeur de conspiration?
LA MARQUISE.
Je ne comprends pas.
BATHILDE.
Ma mère, il me disait qu'il vous adore.
LA MARQUISE.
Eh bien, moi, je dis que je l'en dispense.
PAUL.
Madame, j'en suis fâché, mais mon cœur est un fleuve impétueux dont vous ne sauriez changer le cours.... Déjeunons-nous, et vous offrirai-je mon bras, quoique indigne?
LA MARQUISE , prenant le bras de Paul.
Ah ! nous déjeunons sous l'ormeau ce matin, à ce qu'il paraît? C'est à vos goûts bucoliques apparemment, mon gendre, que nous devons cette heureuse innovation qui va nous donner pour convives tous les insectes du voisinage? (ils s'asseoient.)
PAUL.
A propos d'insectes et de voisinage, madame, n'est ce point le baron de Fauquerolles que je viens de voir se glisser comme un serpent hors de cette même grille à laquelle vous avez fait ajouter des trèfles si singuliers?
LA MARQUISE.
Un trèfle est un trèfle.
PAUL.
Pas toujours, madame.
LA MARQUISE.
Le baron de Fauquerolles ! Pourquoi le baron de Fauquerolles se promènerait-il dans votre parc, à l'heure qu'il est?
PAUL.
C'est justement ce que j'ai l'honneur de vous demander. Ce Fauquerolles est un jeune homme entreprenant et aventureux, qui n'est nullement amateur des jardins, et qui, par conséquent, ne saurait venir dans mon parc pour en étudier la flore. Il est allé récemment aux eaux d'Allemagne, et je ne serais pas étonné qu'il eût profité de cette occasion pour s'aboucher avec les puissances du Nord… d'où je conclus, madame... Eh! mais le voilà encore, il me semble! Non, c'est Bonnieux ! - Bravo ! bonjour, Bonnieux, approchez, vieillard aimable.
LES DEUX FEMMES, agitant leur mouchoir.
Bonjour,... bonjour, Bonnieux.
BONNIEUX.
Salamalec, braves gens I... Ouf!... vous voyez en moi un voyageur épuisé de besoin. J'accours, marquise, comme un esclave d'Orient... Entendre, c'est obéir.
LA MARQUISE, l'interrompant vivement.
Une chaise et un couvert pour M. Adolphe.
BONNIEUX.
J'ai toujours été ainsi : au premier appel d'une dame, quel que soit l'état de la température, je...
LA MARQUISE, avec impatience.
Hem ! hem ! Un peu de cette hure de sanglier, mon ami?
BONNIEUX.
Volontiers. Au premier appel d'une dame, disais-je...
LA MARQUISE.
Voilà une charmante surprise que vous nous faites, mon ami.
BONNIEUX.
Comment! une surprise?... mais c'est vous qui me surprenez, ma chère amie...
PAUL.
Ah çà ! mon pauvre Bonnieux, vous ne remarquez donc pas que madame du Vernage vous fait signaux sur signaux pour que vous ne laissiez pas entendre devant moi que vous venez ici à sa requête? Il y a là un petit mystère qu'elle vous expliquera plus tard. - Quoi de neuf, d'ailleurs, mon ami?
BONNIEUX.
Rien que je sache... Bonjour, Bathilde,... bonjour, ma petite Bathilde... Eh bien, qu'est-ce qu'il y a donc? vous paraissez toute soucieuse, fillette?
PAUL.
Ne faites pas attention, Bonnieux... Elle a été attaquée ce matin par un sauvage dans une forêt vierge, - et vous comprenez...
BONNIEUX.
Très-peu. N'importe. -Je vous proposerai, marquise du Vernage, de me donner une seconde fois de cette hure truffée. Je plains fort le sanglier qui l'a perdue, car elle est bonne. Est-ce de votre chasse, Paul?
PAUL.
Oui, mon ami, moins les truffes.
BONNIEUX.
Bien entendu. Dites-moi, Lambert, saviez- vous qu'un chevreuil peut sauter deux mètres et demi en hauteur? J'ai vu le fait de mes yeux avant-hier. Nous chassions cette jolie bête depuis plus de trois heures dans le bois de Saulvinet, nous la cernions, elle était littéralement au pied du mur. Tout à coup, paf ! elle fait un bond et va tomber dans le jardin de ce grand nigaud de Fauquerolles, qui l'a tuée de sa fenêtre, sans se gêner, en pantoufles... A-t-on vu un animal pareil!... Et à propos, n'est-ce point Fauquerolles en personne que je viens de... ?
LA MARQUISE, vivement.
Des pointes d'asperges, mon ami?
BONNIEUX.
Permettez; J'accepte...mais, auparavant, je goûterai de cette mayonnaise de homard... Où en étais-je donc?... Ah !... je vous dirai qu'il me déplaît passablement, votre Fauquerolles, ma charmante amie.
LA MARQUISE.
Ah! sans doute... il vous déplaît... Ça va tout seul! il a de la naissance, un nom, un titre,...il n'en faut pas davantage pour lui assurer la haine d'un vieux jacobin maniaque comme vous !
BONNIEUX.
Oh ! oh ! - A boire. Lambert! - Mais enfin mes yeux m'ont-ils trompé, oui ou non?... Est-ce Fauquerolles que je viens de...?
PAUL.
Bonnieux, vous n'êtes pas en veine ce matin, mon ami... Madame du Vernage vous fait signe depuis un quart d'heure de passer sous silence l'incident de votre rencontre avec M. de Fauquerolles.
BONNIEUX.
Comment diantre! encore un mystère! On s'y perd !
LA MARQUISE, avec humeur.
Eh ! du tout! c'est monsieur mon gendre qui voit des mystères partout ! Vous ne comprenez pas qu'il a organisé un système de taquineries contre moi? Voilà l'inconvénient de vivre avec un désœuvré : il faut qu'il gronde, qu'il querelle, qu'il chicane sur tout! c'est forcé!
BONNIEUX.
Encore cette lyre, marquise? Eh bien, finissons-en une bonne fois : expliquez-vous! Vous voudriez que Paul eût une place, une sous-préfecture, par exemple, eh?
LA MARQUISE.
Moi? je ne veux rien. Ce n'est pas avec mes opinions que je puis désirer une place pour mon gendre sous le gouvernement actuel... Il est vrai que, mon gendre n'ayant pas d'opinion, de même que toute son aimable génération, la difficulté n'existe pas pour lui... Mais il a soixante mille francs de rente, grâce à monsieur son père ; il en conclut naturellement qu'il n'a nul besoin d'une place... Par malheur, on ne vit pas seulement de pain en ce monde... Mais, si cela vous suffit, mon cher monsieur, c'est parfait... Cela ne regarde que vous... Il est vrai que cela regarde bien aussi un peu ma fille, qui tôt ou tard s'apercevra que la fainéantise d'un mari est un fardeau lourd à porter. Dès à présent, je doute qu'elle apprécie beaucoup les goûts bizarres auxquels ; le ; désœuvrement vous entraîne... Ainsi, par exemple, et sans aller plus loin, vous péchez à la ligne... Eh bien, cela humilie ma fille!
PAUL, gravement.
Comment, Bathilde! est-il vrai? cela t'humilie, que je pêche à la ligne!
BATHILDE, riant.
Mais pas du tout, mon ami.
PAUL.
Tu sais que de nos jours des hommes de beaucoup d'esprit ont réhabilité cette innocente récréation... Rossini, Walter Scott, Alphonse Karr - et moi... nous sommes quatre.
LA MARQUISE.
Walter Scott, Rossini et Alphonse Karr font ou faisaient antre chose, je pense!
PAUL.
Moi, je ferais autre chose aussi, si je voulais.
LA MARQUISE.
J'en doute ! - Qu'est-ce que vous feriez ?
PAUL, imperturbable.
Mais n'importe quoi. - Des vers... des vers à Bonnieux, par exemple, tenez :
Bonjour, mon cher Bonnieux,
Toi qui n'as pas d'aïeux,
Et qui n'en vaux que mieux
A mes yeux.
LA MARQUISE.
Jolie production !... Ce qui m'indigne, c'est qu'on m'avait dit que vous étiez un savant, et que j'avais eu la bonhomie de le croire !
PAUL.
Et pourquoi avez-vous changé d'opinion?
LA MARQUISE.
Fameux savant!... Un homme qui ne fait jamais rien !
PAUL.
Mais justement ; quand on est savant, il me semble qu'on n'a plus besoin de rien faire... Au surplus, j'ignore qui a pu vous dire que j'étais un savant; ce n'est pas moi, en tout cas.
LA MARQUISE.
Je crois que c'est cet imbécile de Bonnieux !
BONNIEUX.
Moi ? Jamais de la vie !
LA MARQUISE.
C'est vous-même! Je m'en souviens parfaitement. Avant la noce, vous me vantiez beaucoup ce personnage. Moi, je lui reprochais de n'avoir pas d'occupations, car je n'ai jamais varié là-dessus. Vous vous récriâtes... « Pas d'occupations! me dîtes-vous. Vous plaisantez. C'est un homme qui ne perd pas une minute dans la journée. Même en se promenant, vous le verrez ramasser des pierres, des graines, des fossiles, - et les examiner au microscope. Enfin, c'est un savant ! » Voilà vos propres paroles : à ce point que j'avais fini par craindre d'avoir pour gendre une espèce d'abruti insupportable.
BONNIEUX.
Si je l'ai dit, je ne m'en dédis pas. Votre gendre est un homme très-distingué, très-instruit, un peu propre à tout. Il a cette réputation-là à Paris... et vous savez bien vous-même ce qui en est, chère amie. Il s'occupe ici très-honorablement, mais pas de la façon qui nous conviendrait... Eh bien, si vous voulez qu'il ait une place, obtenez de lui qu'il la demande, et je parie qu'on la lui envoie par le télégraphe.
LA MARQUISE.
Je n'en crois pas un mot.
PAUL.
Ni moi. Je n'en ferai pas l'épreuve.
LA MARQUISE.
Vous aurez raison ; c'est un affront que vous éviterez. Je parie qu'on ne vous nomme pas seulement commissaire de police.
PAUL.
Et cela est très-heureux pour vous, par parenthèse.
LA MARQUISE.
Je ne comprends pas.
PAUL.
Oui, oui, oui!
LA MARQUISE.
Vous avez fini, Bonnieux? Voulez-vous faire avec moi le tour de la pelouse?
BONNIEUX.
A vos ordres, mon admirable amie. (Ils se lèvent.)
PAUL.
Bonnieux! attention! le voile va se déchirer!... Paix ! chut ! silence, Adolphe, si tu tiens à la vie 1
LA MARQUISE, haussant les épaules, et, malgré elle, riant à moitié.
Il est bête !... Ton mari est bête, ma pauvre fille! (Elle disparait avec Bonnieux)
PAUL.
Ta mère est réellement absurde, ma chérie.
BATHILDE.
Mon ami !...
PAUL.
Elle me provoque sans mesure!... elle oublie qu'une femme doit avant tout estimer son mari, et elle me présente à tes yeux comme un fainéant ridicule et méprisable... Ma vie pourtant; tu le sais, pour n'avoir pas de caractère public et d'enseigne officielle, n'en est pas moins occupée et, je puis le dire, utile.
BATHILDE.
Mais je le sais, je le sais bien,... ma mère le sait aussi,... et mes pauvres encore mieux.
PAUL.
Et mes fermiers,... et mes animaux, qui sont primés à chaque comice ! et tout le canton, morbleu, bêtes et gens! Mais ta mère se plaît à confondre, dans l'intérêt de sa passion, l'activité avec l'ambition, le travail avec l'orgueil... Point d'homme utile pour elle, s'il ne porte un habit brodé... C'est: la manie française! Je la lui passerais encore... mais ce que je ne lui pardonne pas, c'est d'élever des doutes sur ton bonheur et de m'en faire concevoir à moi-même... Ne me réponds pas encore,... attends...J'aime les explications complètes et décisives... Veux-tu connaître les sentiments que j'ai dans le cœur? Ce sont exactement ceux que doivent me supposer les voyageurs qui traversent le chemin vers la fin du jour... Leurs regards s'arrêtent, comme malgré eux sur ce riant coteau où s'étagent du sommet au vallon ces fermes blanches, ces champs, ces-bois et ces eaux, mon domaine paternel.... C'est l'heure où les travaux de la campagne s'achèvent dans le calme du soir... Ils voient passer, le long des haies en fleur, les lourds chariots qui vont verser dans les granges leur moisson de gerbes d'or ou de foins, parfumés... Au milieu de ce paysage rustique, ils découvrent une oasis qui forme le centre et comme le cœur du tableau... une jolie maison à l'italienne cachée dans les arbres, de fines pelouses, des sentiers mystérieux, de beaux cygnes, qui fendent l'onde sans bruit, une jeune femme que le soleil couchant enveloppe d'une sainte auréole... Ils croient entendre sous la feuillée de joyeux rires d'enfants... et toute cette scène leur donne la pensée d'une existence bénie du ciel, mêlée de sainte activité et d'honnêtes loisirs, de simplicité et d'élégance, d'amour et de paix, de roman et de vérité... Ils emportent en rêvant le sentiment d'une sorte de bonheur idéal... Eh bien, pour ce qui me regarde, ils ne se trompent pas. Ce bonheur est le mien. Mais ce bonheur n'est plus, si tu ne le partages pas... Ecoute encore, pauvre enfant... Il me paraîtrait tout simple que nous n'eussions pas, toi et moi, les mêmes idées sur le bonheur. Ce qui suffit à charmer et à remplir une âme déjà fatiguée de la vie peut n'être qu'un médiocre enchantement pour une jeune tête comme la tienne et pour un cœur frais éclos comme ton cœur adoré. Eh bien, parle maintenant!... ne pleure pas,... parle... Je te supplie de me dire si tu es heureuse, et je te jure que tous les sacrifices me seront doux si je les fais pour toi.
BATHILDE.
Paul!...mon bien-aimé,...je te jure que je suis en paradis... et que je voudrais bien n'en jamais sortir... Une seule chose au monde me cause du souci, une seule, c'est cet état de guerre continuel entre ma mère et toi. Si je n'avais plus cela, je serais trop heureuse.
PAUL.
Mais, ma pauvre petite, que veux-tu que je fasse? Tu conviendras que j'oppose à toutes les attaques de madame du Vernage une patience de Mohican... cela ne fait que l'irriter. Ce matin, par exemple, quelle persécution ! quel redoublement ! Sur quel buisson d'orties avait-elle marché?... Et toujours cette manie inconcevable de ne pas s'expliquer nettement!
BATHILDE.
Avoue aussi que tu fais un peu. exprès de ne pas la comprendre.
PAUL.
Parbleu, sans doute ! c'est la nature ! - Voyons, pourquoi ne me dit-elle pas simplement : « Paul, la sous-préfecture de l'arrondissement est vacante, faites-moi un plaisir, demandez-la? »
BATHILDE, vivement.
Et tu la demanderais, vraiment?
PAUL..
Je ne dis pas que je la demanderais, parce qu'après tout je pourrais l'obtenir, et cela; me contrarierait fort. Mais enfin j'y réfléchirais... J'aime ta mère, j'aime la paix,... je ferais beaucoup pour l'une et pour l'autre... D'ailleurs, je ne serais pas sans me flatter d'un expédient machiavélique... Si j'étais une fois sous-préfet, ta mère, avec ses relations, ses complots et son Fauquerolles, ne manquerait pas de me compromettre à outrance;... je me dénoncerais moi-même au besoin,... et on me renverrait bientôt dans mes foyers... Martyr des opinions de ta mère, je pense qu'elle respecterait alors un repos qui serait son ouvrage, et nous serions heureux à notre aise...
BATHILDE.
Mais c'est charmant, ce plan! cela arrange tout... Ainsi, mon ami, tu me permets de dire à ma mère que tu consens ?
PAUL.
Du tout, garde-t'en bien. Diable! je ne suis nullement décidé... (Arrive Bonnieux, I'air effaré, tenant une lettre de grande dimension.)
BONNIEUX.
Pardon, mes enfants. - Bathilde, votre mère vous demande, (passant près d'elle, à voix basse.)Le paquet est arrivé ; le voici.
BATHILDE, bas.
Ah! tout est perdu!
BONNIEUX.
Courage ! je vais le préparer adroitement (Bathilde se sauve.)
BONNIEUX, avec embarras.
Hem !... j'ai à vous parler, mon ami.
PAUL.
Parlez, mon ami.
BONNIEUX.
Mon ami j'ai soixante-cinq ans. Je suis fort maigre, parce que telle est ma nature ; mais, du reste, vous devez convenir que je suis étonnamment bien conservé.
PAUL.,
J'en conviens, concedo. Ensuite.?
BONNIEUX.
Je fais tous les jours dix lieues à pied ou à cheval. Les femmes me donnent généralement de quarante-cinq à cinquante ans - au juger. Eh bien, mon ami, cet admirable état de conservation est le fruit d'une bonne conscience d'abord, et en second lieu d'une philosophie, d'un stoïcisme imperturbable. Impavidum ferient...Je suis l'homme d'Horace,
PAUL.
Vous avez quelque chose de fâcheux à m'apprendre?
BONNIEUX.
Quelque chose de fâcheux,... oui, c'est le mot. La circonstance est effectivement fâcheuse, mais voilà tout. Aller plus loin, la qualifier de terrible, d'irréparable, ce serait en exagérer singulièrement la portée.
PAUL.
Ces précautions ne sont pas heureuses, mon ami. Venez au fait. Qu'est-ce que c'est que ce paquet ?
BONNIEUX.
Ce paquet contient des papiers qu'on vous adresse,... qu'un misérable vous adresse... Laissez-moi vous faire une petite préface... En gros, voici à peu près ce qu'il y a... Vous savez que Fauquerolles est le cousin de Bathilde; il avait été question naturellement de les marier ensemble...
PAUL, grave.
Je l'ignorais. Est-ce qu'elle l'aimait?
BONNIEUX, cherchant ses mots et s'embrouillant.
Du tout... c'est-à-dire... vous allez voir. Il était donc question de ce mariage quand on apprit que le jeune homme jouait, et que son oncle, vieillard très-respectable qui habite le Périgord,... jouait aussi de son côté... Dans le Périgord,...un vieillard! comprend-on ça !
PAUL.
J'y comprends peu de choses pour moi. Achevez.
BONNIEUX.
Hem ! hem !... Madame du Vernage, maîtresse de ces précieux renseignements, eut le bon sens de rompre le projet d'union... Mais, auparavant, il était arrivé malheureusement une chose fort désagréable...
PAUL.
Quoi ? parlez vite.
BONNIEUX;
Vous devinez qu'il s'agit du contenu de ce paquet... Madame du Vernage avait eu l'imprudence vraiment inouïe... je dirai plus... coupable, de tolérer entre Bathilde et Fauquerolles une petite correspondance sentimentale...
PAUL, avec violence.
Miséricorde !..
LA MARQUISE.
Qu'est-ce qu'il dit donc ? êtes-vous fou, Bonnieux ? Mon gendre, c'est faux !
BONNIEUX.
Tra déri déra ! voilà comme vous me laisser faire, chère amie? Eh bien, tirez-vous-en maintenant, je m'en lave les mains !
LA MARQUISE.
je m'en tirerai toujours aussi bien que vous, cher ami, avec vos fagots de l'autre monde. Donnez-moi la lettre. Mon gendre, oubliez les propos d'aliéné que vous tient. ce personnage depuis un quart d'heure. Voici purement et simplement la vérité... - Approche, ma fille, et soutiens-moi. - Paul, j'ai sollicité secrètement pour vous la sous-préfecture de notre arrondissement. Ce paquet contient votre nomination officielle. - Je n'ose le regarder, ma fille : quelle mine fait-il?
BATHILDE.
Il rit; ma mère.
PAUL.
Madame, j'ai sollicité secrètement de mon côté la sous-préfecture de ce même arrondissements (Tirant une lettre.) Voici l'avis de ma nomination; que j'ai dans ma poche depuis deux jours, et que je comptais vous offrir ce soir pour votre fête.
LA MARQUISE, lui sautant au cou.
Ah! mon ami, vous êtes un ange !...
BONNIEUX, s'essuyant le front
Ouf! c'était bien la peine, ma foi, de me mettre en frais de génie!
LA MARQUISE.
Oui, parlons-en, de votre génie! De ma vie je n'ai entendu un fatras pareil... Et où vouliez-vous en venir, en définitive?
BONNIEUX.
Comment ! vous n'avez pas compris la profondeur admirable de ma stratégie ? Après avoir inspiré à Lambert de mortelles inquiétudes, après l'avoir tenu sur des charbons ardents, j'allais tout à coup l'asseoir dans son fauteuil de sous-préfet comme sur un lit de roses... Au surplus, tout est pour le mieux. Ah çà ! madame du Vernage, j'espère que ceci met fin à vos complots, et que le Fauquerolles est supprimé ?
LA MARQUISE
Je n'ai désormais rien à refuser à mon gendre, et, s'il l'exige...
PAUL.
Madame, ce serait me mortifier cruellement, ce serait faire injure à l'indépendance de mon caractère, que de me prêter la pensée de pareilles exigences. Sous-préfet ou non, j'entends que ma belle-mère soit libre chez moi. Bathilde peut vous répéter ce que je lui disais tout à l'heure : « Si jamais j'étais fonctionnaire public, la plus grande petite que je pusse éprouver, ce serait de voir madame du Vernage se priver de ses relations et de ses petites habitudes. »
LA MARQUISE, lui serrant la main.
Mon ami, vous avez toutes les délicatesses de l'esprit et du cœur.
BONNIEUX, bas, à Paul.
Pardon, mon ami ; mais, de ce train-là, vous serez destitué dans six mois.
PAUL, bas.
Chut, donc, mon ami ! c'est la palme où j'aspire, (ils s'éloignent en causant.)
Mai 1856.