SCÈNE IV.

CAROLINE, ALBERT.

CAROLINE, écoutant â la porte par où vient de sortir La Roseraie.

Maintenant, vous pouvez partir.

ALBERT.

Partir !... Quoi ! madame, après cette scène cruelle... après ces tortures que viens de subir sous vos yeux, n'avez-vous que ce mot à me dire : je vous chasse !

CAROLINE.

Cette scène a été cruelle, en effet, mais non pour vous seul, il me semble. Je ne vous chasse pas; je vous prie de me quitter. Vous savez maintenant que je ne vous attendais pas ; et vous ne pouvez vouloir profiter du hasard... déplorable, qui vous a ouvert ma porte.

ALBERT, suppliant.

Vous ne m'attendiez pas... cela est trop vrai... quoique j'aie dû m'y tromper, vous le savez. Mais qu'ai-je donc fait? quel crime ai-je commis depuis hier? Comment, en si peu d'heures, un tel changement dans votre langage, dans vos regards... dans votre cœur?

CAROLINE, agitée et digne.

Mon cœur?... Grâce à Dieu, je n'ai jamais cessé d'en être maîtresse. Si un instant j'ai pu vous laisser croire qu'il était troublé... il ne l'est plus. J'ai eu des pensées meilleures, et plus que jamais je dois m'en féliciter, puisque maintenant, si je comprends bien tout ce qui se passe, j'aurais à rougir devant votre mère.

ALBERT.

Mon Dieu! Madame, la surveillance excessive dont ma mère m'a désolé ce soir n'est point chose nouvelle... Elle est bien loin d'avoir la signification que vous lui prêtez. Ma mère...

CAROLINE.

Peu importe, Monsieur I Ma résolution ne dépend pas de ce que madame votre mère peut connaître ou ignorer. Je vous prie de vouloir bien vous retirer.

ALBERT.

De grâce!...

CAROLINE.

Retirez-vous. (Elle va à gauche prendre son ouvrage.)

AL BERT, après un peu d'hésitation.

Madame, je suis ici prisonnier sur parole, vous le savez; mon devoir est d'y rester. (Il va déposer son chapeau sur un fauteuil, à l'extrême droite.)

CAROLINE.

C'est une plaisanterie de fort bon goût, assurément ; toutefois, elle ne vous sera pas très-profitable. (Elle recueille à la hâte quelques chiffons, et remonte à la cheminée. - Debout à la cheminée) Vous voudrez bien vous rappeler que si je suis condamnée à votre présence, je ne le suis pas à votre conversation.

ALBERT, en enfant gâté, mais toujours avec une extrême politesse.

Qu'à cela ne tienne, Madame ! Je suis muet. Dès que je ne manque pas à ma parole, dès que je ne romps point mon ban, il suffit. -Où dois-je me-mettre, Madame?

CAROLINE.

Où vous voudrez.

ALBERT, allant gravement s'asseoir sur la causeuse, à gauche.

Je m'installerai ici, en ce cas, dans cette Sibérie. A quelle occupation vous plaît-il, Madame, que j'emploie mon temps de captivité?

CAROLINE.

Prenez un livre... un journa !... si cela vous convient. (Elle s'assied à droite sur le canapé, et travaille.)

ALBERT.

Fort bien ! (Après avoir essayé de lire le journal, il le jette tout è coup avec dépit, puis s'avançant vers Caroline.) Adieu, Madame !... Vous me faites trop sentir que ma présence vous fatigue. Je pars avec la consolation de n'avoir pas porté la plus légère atteinte à la sérénité de votre heureuse indifférence. Si des larmes troublent ma vie, du moins elles ne tomberont pas de vos yeux... Adieu! (Il va chercher son chapeau, qu'il a posé à droite.)

CAROLINE.

Il est vrai... je suis heureuse I

ALBERT, se rapprochant et baissant la voix.

Si vous ne l'étiez pas, en effet, pourquoi refuser l'appui d'une main dévouée et soumise? Par quel scrupule inexplicable rejeter aujourd'hui une consolation qui semblait hier encore vous charmer? - la consolation d'une amitié si respectueuse, vous ne l'ignorez pas, que le plus sévère sentiment du devoir ne saurait s'en offenser.

CAROLINE, avec une dignité émue.

Cette amitié, entre nous, n'est pas possible. Ce sont là de vaines paroles dont une conscience sincère ne peut se payer longtemps. Ces prétendues amitiés, qu'une femme accepte à côté de son devoir, ne sont que les déguisements hypocrites de la trahison. Ce masque est trop pesant pour mon visage... je l'ai senti ce soir mieux que jamais. Vous-même, pourquoi... il n'y a qu'un instant devant mon mari, vous ai-je vu si malheureux, si troublé, si confus? (mouvement d'Albert.) Oh, ne vous en défendez pas! je vous en ai su gré... Pourquoi, si vous étiez sûr de n'apporter ici que des sentiments dont personne n'eût à se plaindre ou à rougir?...

ALBERT, avec amertume.

Que puis-je vous dire, Madame?... J'admire et j'envie le calme avec lequel vous pouvez, en un tel moment, peser et débattre vos scrupules. Vous m'excuserez si je n'ai pas tout le sang-froid qu'il me faudrait pour discuter cette thèse avec vous?... Tout ce que je sais, tout ce que je sens, c'est que je vous quitte, c'est que je vous perds... c'est que je vous aimais !

CAROLINE, se levant sur place.

Monsieur !...

ALBERT, avec une ardeur contenue.

Je vous aimais! Peu importe le nom que mérite ce sentiment! Je vous aimais avec tout l'abandon, tout le dévouement, toute la pureté de mon cœur... J'aimais... sans rien espérer, sans rien demander de plus... votre présence, votre regard, l'air qui vous entoure !... Toutes les douces visions... tous les songes de ma jeunesse s'étaient posés sur votre jeune front... et je les y adorais avec une pieuse tendresse. Votre pensée me possédait tout entier; elle éclairait, elle enchantait tous les, instants de ma vie ! Elle me faisait vivre ! Voilà ce que je sais... voilà ce que je perds voilà le cœur qui vous aimait... et que vous brisez!

CAROLINE, avec trouble.

Albert! (Elle va pour rentrer dans sa chambre.)

ALBERT, d'une voix ardente et sombre.

Non, de grâce, ne me chassez pas ! pas ainsi du moins... pas avec cette dureté impérieuse. Ne me chassez pas, je vous en supplie, sous le coup de ce désespoir imprévu, de ce trouble profond qui m'ôte ma raison, et qui ne me laisse maître, je le sens, ni de ma volonté, ni de ma main, ni de ma vie!

CAROLINE, avec effroi.

Grand Dieu! (D'une voix suppliante.) Mon ami! (Comme Albert saisit la main qu'elle lui abandonne, un domestique parait le gauche.)

LE DOMESTIQUE, annonçant de la porte.

Madame de Vitré.

ALBERT.

Ma mère !

CAROLINE.

Partez!... Non, il n'est plus temps... Ici!... (Elle lui montre l'hémicycle ; Albert s'y précipite après avoir pris son chapeau, et abaisse sur lui un des rideaux.)