SCÈNE V.

MADAME DE VITRÉ, CAROLINE. Caroline s'est laissée tomber sur le canapé, tout interdite. Madame de vitré entre radieuse et souriante, emplissant la porte de ses falbalas.

MADAME DE VITRÉ.

Bonjour, ma belle mignonne !

CAROLINE.

Ah! quelle bonne fortune, chère madame!

MADAME DE VITRÉ.

Merci !... (Elle a parcouru le boudoir du regard : ses yeux s'arrêtent sur l'hémicycle dont les rideaux sont encore agités. A part.) Il est là! (Haut, souriant.) Je viens voir si vous êtes morte tout de bon, moi ! (Elle remonte à la cheminée.)

CAROLINE, se levant et allant à madame de Vitré.

Et vous quittez le bal pour une pauvre recluse? vraiment, vous êtes trop aimable. Et à propos, mon frère a-t-il bien fait les choses? Est-il joli, son bal?

MADAME DE VITRÉ, toujours les yeux sur l'hémicycle.

Très-joli, très-bien! Oh! un très-grand ministre, votre frère ! Mais pourquoi n'êtes-vous pas venue? qu'est-ce que cela signifie?

CAROLINE.

Mon Dieu! j'ai eu l'intention d'y aller, comme sous voyez; mais je ne puis plus me décider à sortir; et puis, véritablement, je ne sais plus même comment on se met... j'ai peur d'être ridicule. Comment porte-t-on les robes cette année? Vous allez me dire cela, vous, chère madame, qui êtes toujours si bien mise.

MADAME DE VITRÉ.

C'est pour ne pas faire peur, mon enfant. -Comment on porte les robes?... Mais on en porte le moins possible... C'est effrayant !...

CAROLINE.

Asseyez-vous donc, je vous en prie.

MADAME DE VITRÉ, toujours de belle humeur.

Non, pas avant de vous avoir demandé... et d'avoir obtenu quelque chose... une faveur considérable... car je viens ici en suppliante. Vous vous en doutez bien un peu, n'est-ce pas?

CAROLINE, incertaine.

Mais...

MADAME DE VITRÉ, regardant autour d'elle avec affectation.

Savez-vous que je n'avais pas encore vu votre nouveau boudoir? c'est une installation charmante ! Qu'est-ce que c'est que ce petit réduit matelassé, là-bas? une tourelle moyen âge, une niche Pompadour, hé ?... (Elle fait un pas vers l'hémicycle.)

CAROLINE, se mettant devant elle vivement.

Oui... Oh ! c'est très-simple !... Mais vous aviez quelque chose à me demander, disiez-vous?

MADAME DE VITRÉ, avec grâce, la prenant par les mains et la faisant asseoir sur le canapé.

S'il vous plaît, mon enfant : vous n'allez pas me refuser, n'est-ce pas?

CAROLINE.

Non, certainement ; mais encore...

MADAME DE VITRÉ, avec intention, riant.

D'abord, vous ne le pouvez pas... (Elle la regarde et poursuit naturellement.) Non... vrai... il est impossible que votre bon petit cœur refuse de compatir à mes chagrins, qui , pour le moment, sont d'une gravité et d'une complication singulières. (Elle est en face de Caroline, s'appuie sur le dos d'une chaise, et continue, en devenant de plus en plus sérieuse, et adressant du regard sa semonce à l'hémicycle.) Mon malheureux fils... toujours mon fils!... Mon malheureux fils s'est avisé récemment de tomber... ou plutôt de se croire amoureux... car vous savez qu'à son âge ils ont tous le cœur flamboyant comme une torche; c'est de l'amour... si on veut... n'importe ! Jusque là le malheur est petit, me direz-vous... j'y Consens... Mais voici où l'aventure devient cruelle... la personne qu'il aime, soi-disant...

CAROLINE, tremblante.

Mon Dieu! si vous vouliez me dire tout de suite ce que vous

désirez de moi, je...

MADAME DE VITRÉ.

Oh ! laissez-moi soulager mon cœur, je vous en prie. Donc la personne qu'il aime, soi-disant, est mariée, et le mari est de nos amis particuliers ! Que cette circonstance n'ait pas arrêté mon fils dès le début, en intéressant sa délicatesse, j'en suis déjà sensiblement affligée !... Mais enfin, il a vingt ans.., c'est un brevet d'étourderie. Il n'a pas prévu, j'aime à m'en flatter, les suites inévitables d'une double relation de ce genre. C'est à moi de les prévoir pour lui... c'est à moi de lui dire (Très-grave.) que le rôle d'ami du mari et d'amant de la femme n'est plaisant qu'au théâtre; et que, hors de là, il n'est qu'un composé fort sérieux de rougeurs secrètes et de publiques bassesses : appeler du nom d'ami celui qu'on outrage mortellement; usurper de plus en plus, à force de vils artifices, une confiance chaque jour moins méritée, et chaque jour plus nécessaire; Sourire sans cesse au visage qu'on marque de ridicule, et serrer avec effusion la main qu'on déshonore... ce sont là les obligations fatales d'un tel rôle... et c'est là, dis-je, une situation honteuse qu'un homme ne saurait traverser, même une fois en sa vie , sans y laisser pour toujours quelque chose de sa pudeur d'âme et de son honneur (Elle s'arrête, puis reprend.) Est-ce vrai, Caroline, ne le croyez-vous pas?

CAROLINE, accablée et suppliante.

Oui... sans doute... Mais que puis-je faire, de grâce?

MADAME DE VITRÉ, avec plus de douceur, mais toujours avec force.

Vous pouvez, mon enfant , épargner à mon fils ces indignes misères, et vous pouvez, en même temps, sauver celle qui court avec lui vers des abîmes encore plus profonds. Il en est temps encore... j'espère... (Caroline se lève vivement.) j'en suis sûre ! Elle aussi, je l'aime... et je veux l'aimer toujours. Je la connais... c'est une tête jeune et troublée ; mais un cœur sain et généreux. Elle est troublée parce qu'elle a trop rêvé, et trop peu vécu; parce que la fête du mariage ne lui a pas tenu peut-être tout, ce que son imagination de quinze ans s'en était promis (Caroline se rassied.) ; et pour échapper à cette vague et commune tristesse , elle s'endort dans un songe dont le réveil lui apprendra bientôt quelles sont les vraies douleurs et les tristesses mortelles... car c'est une âme délicate et fière. Aucun malheur ne la ferait plier ; mais l'ombre même de la honte l'accable déjà, et le remords la briserait ! (Elle la regarde avec une douce émotion et poursuit.) Aussi nous la sauverons, nous les sauverons tous deux, n'est-ce pas? Oh! je sais qu'elle va me maudire... mais l'heure de la justice viendra pour moi. (Avec dignité.) Un jour surtout... un jour, quand elle se sentira heureuse, paisible et honorée, sous des cheveux blancs comme les miens, elle bénira la main qui l'aura soutenue et relevée malgré elle... elle bénira du fond de l'âme la vieille amie... qui alors ne sera plus!

CAROLINE, se levant.

Je suis toute prête!... Que demandez-vous?

MADAME DE VITRÉ, avec une gaieté affectueuse.

Je vous demande, mon enfant, je vous supplie d'écrire deux mots au ministre, et de faire en sorte que mon démon s'envole le plus tôt et le plus loin possible.

CAROLINE.

Je vais écrire... (Elle jette un regard furtif vers l'hémicycle, et le ramène avec embarras sur madame de Vitré.) Mais...

MADAME DE VITRÉ.

Quoi donc? Ah! je comprends! vous êtes comme moi, n'est-ce pas? vous ne pouvez pas écrire quand on vous regarde. Eh bien, tenez, je vais m'asseoir tout là-bas, sur votre causeuse... Je tournerai la tête... vous serez parfaitement libre. (Elle va s'asseoir sur la causeuse à gauche et prend un journal.) Du drainage! ah ! charmant (Elle parait s'absorber dans sa lecture, mais ne perd rien de ce qui se passe derrière elle. Caroline va droit à l'hémicycle, d'où Albert sort au même instant. Elle lui montre la porte avec dignité et recule près de madame de Vitré. Albert, l'implorant du regard, se dirige lentement par le fond, vers la porte de gauche, et sort après avoir fait, de la main, un geste de violent désespoir. Caroline lève les yeux au ciel ; puis, allant s'asseoir à la table du milieu, elle se prépare à écrire. Madame de Vitré, dès qu'Albert est sorti, se lève et va vers Caroline.) Ouf I

CAROLINE.

Pardon... je n'ai pas fini.

MADAME DE VITRÉ, s'avançant.

Je sais bien... mais le plus difficile est fait... (Elle la regarde un moment, et finit par lui tendre les bras. Caroline s'y précipite en pleurant.) Ce n'est pas tout à fait la même chose... mais ça vaut mieux, allez, ma pauvre petite. Voyons... (Maternellement.)voyons, ne tremblez pas... ne pleurez pas... c'est fini!

CAROLINE, en enfant.

Vous allez me mépriser!

MADAME DE VITRÉ.

Vous mépriser?... Ah ! grand Dieu! ce n'est pas le moment... je vous vénère, au contraire... Voyons, ma chatte blanche, écrivons, vite, vite.., battons le fer... (Elle la fait asseoir sur une chaise à gauche de la table du milieu.)

CAROLINE, reprenant la plume.

Vous êtes si sévère... et vous en avez le droit!

MADAME DE VITRÉ, posée devant la cheminée.

Moi, sévère? quelle erreur, ma mignonne! Il n'y a rien de tel que d'avoir été honnête femme toute sa vie pour savoir ce qu'il en coûte!

CAROLINE, écrit quelques lignes et dresse tout à coup la tête, en prêtant l'oreille.

N'avez-vous rien entendu?

MADAME DE VITRÉ.

Un coup de fouet dans la rue; je crois. (Elle va s'asseoir sur le canapé à droite.)

CAROLINE, écrivant.

Ah ! si j'avais été seulement un peu aimée dans ma maison, rien de pareil ne serait jamais arrivé! Vous avez toujours été heureuse... et aimée comme vous le méritiez, vous, j'en suis sûre.

MADAME DE VITRÉ.

Heu!... vous vous avancez beaucoup ! Certainement le souvenir de M. de Vitré m'est bien cher, mais... (A Caroline qui écoute toujours.)Qu'avez-vous donc?

CAROLINE.

Rien. (Elle plie sa lettre, puis va à la cheminée tirer un cordon de sonnette.)

MADAME DE VITRÉ.

M. de Vitré, ma chère petite, était un militaire fort instruit.

CAROLINE.

Votre mari?

MADAME DE VITRÉ.

Il passait ses journées, soit au Musée d'artillerie, soit au Polygone de Vincennes...

CAROLINE, au domestique qui est entré.

Cette lettre au ministre, le plus vite possible... Que Pierre prenne la voiture. (Le domestique sort; Caroline va à la fenêtre.)

MADAME DE VITRÉ.

Combinant et essayant tour à tour les machines philanthropiques que l'on invente dans ces endroits-là... La nuit, il y rêvait, de façon que... (Voyant Caroline arrêtée et attentive près de la fenêtre.) Ah çà! définitivement, qu'est-ce que vous écoutez? qu'est-ce qui vous inquiète?

CAROLINE.

Pardon... c'est une folie, sans doute... mais il m'a dit de terribles paroles... que je ne puis oublier...

MADAME DE VITRÉ.

De terribles paroles! Quoi donc?

CAROLINE.

Qu'il ne pourrait survivre à un adieu... que dans son désespoir...

MADAME DE VITRÉ.

Ah ! que vous êtes donc enfant! Vous croyez que les hommes se tuent à tout bout de champ, comme cela? Il est peut-être au Café de Paris, ou à la Maison-d'Or.

CAROLINE.

Vous croyez?

MADAME DE VITRÉ.

Les jeunes gens, ma chère petite, saisissent la première occasion venue de dramatiser leur innocente existence et d'appliquer sur le vif les phrases qu'ils ont lues dans les romans. Ils s'en estiment plus haut, et ne s'en portent pas plus mal... C'est tout bénéfice.

CAROLINE.

Sans doute... Mais que voulez-vous? Je ne puis dominer cette impression... je crois toujours entendre des bruits d'arme à feu...

MADAME DE VITRÉ, inquiète.

Comment des bruits d'arme à feu?...

CAROLINE.

Cependant, puisque vous êtes si rassurée...

MADAME DE VITRÉ, se levant.

Rassurée... rassurée... certainement, je le suis... car c'est absurde... Mais enfin qu'est-ce qu'il vous a donc dit, au juste, ce fou?

CAROLINE.

Mon Dieu!... que sa raison succomberait... qu'il ne serait plus maître de sa volonté... ni de sa vie...

MADAME DE VITRÉ, se troublant de plus en plus.

Quel écervelé I... Assurément... c'est une idée absurde... Mais enfin il suffit que cela soit possible, à la rigueur...

CAROLINE.

C'est ce que je me dis.., il suffit que cela soit possible...

MADAME DE VITRÉ, avec agitation.

Ah ! le misérable enfant!

CAROLINE.

Vous voyez bien que vous vous inquiétez aussi!

MADAME DE VITRÉ.

Je m'inquiète... je m'inquiète... certainement... Où voulez-vous que je le prenne maintenant? Et pourtant je ne peux pas rester dans cet état d'esprit-là... c'est impossible ! Où est-il parti? vous ne savez pas?

CAROLINE.

Du tout.

MADAME DE VITRÉ.

Et qu'est-ce qu'il vous a dit en partant?

CAROLINE.

En partant... rien. Seulement il a fait un mouvement qui m'a effrayée.

MADAME DE VITRÉ.

Comment? quel mouvement? Quoi?... Ah! mon Dieu! mon Dieu! Mais parlez donc, ma-chère petite. Vous me faites tourner la tête, je vous assure.

CAROLINE, prêtant l'oreille.

Écoutez !... quelqu'un vient.

MADAME DE VITRÉ, lui saisissant le bras, très-inquiète.

Oui.., on vient... ah! que va-t-on nous apprendre? (Elles attendent toutes deux avec anxiété : Favières entre.)