LA ROSERAIE, MADAME DE VITRÉ. La Roseraie est très-pâle; il a les traits bouleversés; sa parole est brève, émue, distraite. Il donne en entrant son paletot à un domestique.)
MADAME DE VITRÉ, simplement.
Ah ! vous voilà, mon ami !
LA ROSERAIE, promenant un regard rapide autour du boudoir.
Oui... comment vous trouvez-vous ici, vous?... Au reste, je suis bien aise de vous voir... Votre fils est nommé... et, par exception, il est attaché payé dès le début. (Tout cela est dit très sèchement.)
MADAME DE VITRÉ.
Ah! mon ami, je suis au ciel ! Je vous remercie à mains jointes ! (Timidement.) Vous... ne l'avez pas vu, Albert? Je vous l'ai envoyé.
LA ROSERAIE, agité, se promenant.
Je ne l'ai pas vu... Nous nous serons croisés... Où est donc ma femme?
MADAME DE VITRÉ.
Elle est là... dans sa chambre... à me chercher un dessin de broderie. Elle va revenir.
LA ROSERAIE.
Je crois que vous feriez bien, si cela ne vous gêne pas trop, de passer en vous en retournant au boulevard des Capucines, et de remercier le ministre... Le bal dure encore.
MADAME DE VITRÉ, le regardant attentivement.
Est-ce que vous êtes souffrant, vous?
LA ROSERAIÉ.
Non... un peu fatigué seulement. Où est donc ma femme?
MADAME DE VITRÉ.
Je viens de vous le dire.
LA ROSERAIE.
C'est juste... elle change de toilette, m'avez-vous dit. Vous trouverez probablement le ministre dans le petit salon bleu.
MADAME DE VITRÉ.
An çà! mon ami, que vous est-il arrivé?... Qu'est-ce que vous avez sur l'esprit?
LA ROSERAIE.
Rien.
MADAME DE VITRÉ.
Je vous en prie !
LA ROSERAIE, la regardant.
Vous tenez à le savoir?
MADAME DE VITRÉ.
Sans doute. Vous avez positivement l'air d'un homme qui médite un crime !
LA ROSERAIE, souriant froidement.
Un crime! (Il lui montre le billet; et, fixant son regard sur elle, il lui dit d'une voix sombre et émue.) Connaissez-vous cette écriture?
MADAME DE VITRÉ, dominant avec peine ses angoisses.
Cette écriture?... Non. Qu'est-ce donc?
LA ROSERAIE, montrant la lettre.
lisez!...
MADAME DE VITRÉ, lisant.
« Caroline... »
LA ROSERAIE, entre ses dents.
Caroline !...
MADAME DE VITRÉ.
« Par grâce, par pitié, cette soirée, elle était à moi !... Je l'avais conquise par mon amour, par mes larmes... Votre cœur ne peut se faire complice des hasards funestes qui me l'ont enlevée... Vous daignerez me la rendre. Je pourrai encore une fois recueillir à genoux vos pleurs adorés. Demain... demain... de grâce ! » - Il y a là... quelque méprise... assurément. -
LA ROSERAIE, souriant et reprenant la lettre.
Oui... assurément. (La regardant.) Et vous ne connaissez pas cette écriture?
MADAME DE VITRÉ.
Non. (Elle le regarde dans les yeux,) Et vous?
LA ROSERAIE, avec éclat.
Si je la connaissais, serais-je ici?
MADAME DE VITRÉ, chancelante et respirant longuement.
Ah!
LA ROSERAIE.
Mais je la connaîtrai! car cette écriture, évidemment déguisée, ne m'est pas étrangère... Je la connaîtrai; et, cette tache à mon nom, sera lavée, comme elle doit l'être, je vous l'atteste ! (Il passe à droite.)
MADAME DE VITRÉ.
Mon ami, un peu de sang-froid, je vous en conjure. Ceci est trop surprenant, trop étrange... Avant de rien faire d'irréparable, raisonnons, examinons. D'abord, d'où vient ce billet? comment est-il tombe entre vos mains?
LA ROSERAIE.
Quelque méprise, comme vous disiez... Un huissier du ministère me l'a remis, il y a dix minutes, parmi d'autres lettres. J'ai déjà essayé, chemin faisant , de rassembler mes idées, d'arrêter mes soupçons ; mais je suis troublé, je vous l'avoue, je le suis profondément. D'ailleurs, je suis si étranger à ce qui se passe dans le monde... Mais, vous, vous pouvez m'éclairer...
MADAME DE VITRÉ.
Mon ami !
LA ROSERAIE.
Vous le devez !... Je vous en prie !... Vous avez lu ce billet : eh bien, ils avaient un rendez-vous pour ce soir. Ce hasard funeste dont parle le billet et qui a empêché leur réunion, ce ne peut être que mon arrivée imprévue ici, avec votre fils... Je l'ai trouvée justement tout interdite, toute bouleversée ; mais j'étais si loin de... et puis elle était habillée comme pour une fête... Elle s'était parée pour son amant !
MADAME DE VITRÉ.
Son amant !... La Roseraie, il n'est pas digne de vous d'exalter votre colère par des phrases... Je ne vois pas ici d'amant, quant à moi... Ce billet est d'un amoureux, tout au plus.
LA ROSERAIE.
La femme qui s'expose à recevoir un billet comme celui-ci, est une femme coupable. Pour vous comme pour moi, pour toute âme délicate, ces fautes n'ont point de degrés : dès que le cœur a trahi, la trahison est accomplie, l'abîme est creusé... tout est dit
MADAME DE VITRÉ, s'échauffant.
Cela est bon !... Mais, avant tout, il faudrait croire à ce billet; et, quant à moi, tout bien réfléchi, 'je n'y crois pas.
LA ROSERAIE.
Comment ! vous n'y croyez pas?
MADAME DE VITRÉ.
Non, je n'y crois pas.
LA ROSERAIE.
Qu'est-ce que cela .veut dire?
MADAME DE VITRÉ.
Cela veut dire que ce billet anonyme, qui vous arrive par je ne sais quelle voie ténébreuse, ressemble fort à une calomnie, a une vengeance, à une odieuse mystification. Jamais, non, jamais sur une preuve aussi suspecte, je ne croirai à une chose aussi parfaitement invraisemblable que le serait, à mes yeux, une trahison de Caroline.
LA ROSERAIE.
Invraisemblable! Ne me disiez-vous pas vous-même, tantôt, que vous ne me répondiez plus de sa vertu?
MADAME DE VITRÉ.
Moi! j'ai dit cela?
LA ROSERAIE.
Vous me l'avez dit.
MADAME DE VITRÉ.
Pas du tout!
LA ROSERAIE.
En propres termes.
MADAME DE VITRÉ.
Eh bien, je plaisantais !
LA ROSERAIE.
Non, vous ne plaisantiez pas! Supposez à une femme toutes les vertus et tous les principes qu'il vous plaira... Si cette femme ne trouve pas chez elle, dans sa maison, les distractions, les émotions, les intérêts dont sa vie et son cœur peuvent avoir besoin, elle ira les demander tôt ou tard à l'infidélité! Puisque vous cherchez le vraisemblable, le voilà.
MADAME DE VITRÉ, qui l'a écouté en souriant du coin de l'oeil.
Laissez donc ! Est-ce que votre femme a jamais pu s'ennuyer à ce point-là? Mon Dieu, vous étiez très-occupé sans doute, vous n'étiez pas toujours à ses côtés...
LA ROSERAIE.
Toujours!... Je n'y étais jamais.
MADAME DE VITRÉ.
Bah ! ne vous calomniez donc pas ! Vous n'étiez pas sans passer quelques soirées auprès d'elle?
LA ROSERAIE, avec impatience.
Aucune !
MADAME DE VITRÉ.
Sans la mener quelquefois au bal, au spectacle?
LA ROSERAIE.
Jamais! jamais ! j'étais toujours absent ; elle était toujours seule. Vous savez aussi bien que moi que la solitude, l'ennui, les prétextes enfin, ne lui ont pas manqué, et vous ne fermerez pas mes yeux à l'évidence.
MADAME DE VITRÉ.
Eh bien, soit! Vous négligiez incroyablement cette enfant ! vous lui fournissiez toutes les raisons et toutes les occasions qui peuvent expliquer et au besoin justifier l'infidélité d'une femme !
LA ROSERAIE.
Mais permettez !...
IMADAME DE VITRÉ.
Vous me le dites, -je suis bien forcée de vous croire ! mais rassurez-vous : une femme comme la vôtre n'est pas à la merci de ces tentations vulgaires! Un cœur fait comme le sien, entendez-vous, pardonne tout à qui l'aime... Joyeux ou triste, il ne trahit jamais, tant qu'il se sent aimé... et vous l'aimiez !
LA ROSERAIE.
Je l'aimais! je l'aimais!... Eh! qu'importe, si tout l'en faisait douter! si mon absence continuelle, si la distraction de mon langage, la préoccupation sans trêve de mon esprit, lui disaient à toute heure qu'elle n'était pas aimée!... que sa grâce, son charme, sa bonté, trouvaient en moi seul au monde un juge indifférent, glacé, sans yeux et sans âme ! Entre cette foule insouciante et banale qui lui prodiguait ses adorations, et ce cœur plus sincère qu'elle remplissait peut-être de bonheur et de fierté... mais qui se taisait enfin... cette enfant s'est troublée..: elle a
Douté... Oui, cela devait être... je le reconnais.
MADAME DE VITRÉ.
Vous le reconnaissez?
LA ROSERAIE.
Je le reconnais! Ne me parlez pas de mes torts... cela serait inutile et cruel. Votre voix n'ajouterait rien à la lumière qui m'accable. (Il s'assied sur le canapé à droite.) Aussi, ne craignez rien pour elle! Si nous devons être séparés, - et nous devons l'être à jamais, - ce sera de ma part sans colère , sans reproche... je lui pardonne.
MADAME 'DE VITRÉ.
Mon ami !...
LA ROSERAIE, amèrement et avec force.
Mais il est un autre coupable... que rien n'excuse... l'auteur de ce billet... Et celui-là, je le connaîtrai... je lui ferai expier, si je puis, tout ce qu'il me fait souffrir! (Il passe à gauche.)
MADAME DE VITRÉ, souriant et changeant de ton.
Vraiment?... Eh bien, mon ami, soit!... vous pouvez, sans aller bien loin, vous en passer la fantaisie.
LA ROSERAIE, étonné, la regardant.
Quoi! que dites-vous?
MADAME DE VITRÉ, souriant.
Comment! vous ne devinez pas? vous ne devinez pas que cet autre coupable que rien n'excuse... est directement sous vos yeux?
LA ROSERAIE.
Vous?... Est-ce possible?
MADAME DE VITRE.
Pourquoi pas? Regardez donc cette écriture, s'il vous plaît.
LA ROSERAIE.
Vous! vous! (il regarde le billet.)
MADAME DE VITRÉ.
Y a-t-il donc une si grande différence entre ma main droite et ma main gauche?
LA ROSERAIE
Il me semble en effet. (Voyant entrer sa femme.) Caroline ! de grâce, pas un mot !...