SCÈNE PREMIÈRE.

LA BARONNE DE VITRÉ, LE COMTE DE FAVIÈRES, lui donnant le bras; tous deux, en grande toilette, entrent lentement par la gauche.

FAVIÈRES. (Son accent indique continuellement la mauvaise humeur et la distraction maussade.)

Où diantre me conduisez-vous donc?

MADAME DE VITRÉ, gracieuse et souriante.

Ici. Un petit réduit où personne ne vient. C'est mon affaire ; je vais y attendre tranquillement mon malheureux fils. (Elle s'assoit sur le divan.) Faites-moi la cour pendant ce temps-là.

FAVIÈRES.

La cour... moi?

MADAME DE VITRÉ.

Sans doute; allez.

FAVIÈRES.

Ma foi! oui, je suis joliment en train de faire la cour aux femmes !

MADAME DE VITRÉ.

Toujours aimable comme un bouquet d'orties!

FAVIÈRES.

Pourquoi serais-je aimable? A quoi cela me servirait-il?

MADAME DE VITRÉ.

Mais cela vous servirait à n'être pas maussade. C'est déjà quelque chose.

FAVIÈRES.

Hon! j'ai envie d'aller me coucher, voyez-vous. Je ne sais pas en vérité pourquoi je sors de chez moi maintenant. J'étais hier aux Tuileries, n'est-ce pas? Me voilà ce soir à la chancellerie, pas vrai? Eh bien, je vous demande un peu quel plaisir j'y trouve?

MADAME DE VITRÉ.

Très-gracieux!

FAVIÈRES.

Tenez, ma chère amie, si nous avions du bon sens, vous et moi, à l'âge que nous avons, nous resterions au coin de notre feu.

MADAME DE VITRÉ.

Très-délicat!

FAVIÈRES.

Voyons! de bonne foi, est-ce que cela vous divertit beaucoup, le bal, à présent? Toute cette jeunesse qui s'amuse là... bêtement, est-ce que cela ne vous prend pas sur les nerfs? Moi, cela m'agace jusqu'à la moelle des os!

MADAME DE VITRÉ, toujours calme et souriante.

Sans doute... Parce qu'on ne vous adore plus , comme jadis, parce qu'en 1840 vous n'êtes plus comme en 1810 , la fleur des pois et l'astre du jour, il faudrait que le ciel se couvrît d'un voile de deuil et que la terre cessât de tourner, n'est-ce pas? Tenez, vous êtes une vieille coquette : voilà votre histoire.

FAVIÈRES.

Peuh ! Je vais me coucher. (Il passe derrière le divan pour sortir par la gauche.)

MADAME DE VITRÉ.

Eh bien, vous allez coucher un vilain ours! - Dites-moi donc, si vous rencontrez mon fils, vous me l'enverrez directement ici, hein?

FAVIÈRES, revenant à gauche.

Il n'est donc pas venu avec vous, votre muguet de fils?

MADAME DE VITRÉ.

Je vous ai déjà dit que non. Il dînait avec des amis.

FAVIÈRES.

Ouah ! avec des amis! croyez ça !... Il est à l'Opéra, je le parierais; il y continue ses exercices, paradant et faisant la roue, avec ses vingt ans pour tout mérite...

MADAME DE VITRÉ.

Ah, mon Dieu! Favières, vous êtes bien heureux de n'avoir pas d'enfants, allez!

FAVIÈRES.

Oui, je suis diablement heureux, parlons-en! - Bonsoir.

MADAME DE VITRÉ.

Allons, voyons, ne soyez donc pas loulou comme cela... Asseyez-vous là... (Favières s'assied sur le divan.) J'ai besoin de m'épancher... Et puis, malgré, tous vos défauts, vous êtes un homme d'expérience...

FAVIÈRES.

D'expérience !... Merci bien I

MADAME DE VITRÉ.

Sérieusement... vous me conseillerez.

FAVIÈRES.

Quoi?

MADAME DE VITRÉ.

Je suis dans le dernier désespoir, mon pauvre Favières ! Tout ce que j'aime me trahit indignement : d'abord mon fils ; ensuite, La Roseraie, votre beau neveu et mon filleul adoré ; puis enfin sa femme, la douce Caroline, qui mène la bande... Une petite femme que j'ai mariée de ma propre main, et pour laquelle je me serais mise au feu... Croiriez-vous ça?

FAVIÈRES.

Qu'est-ce qu'ils vous ont fait?

MADAME DE VITRÉ.

Je vous dis qu'ils s'entendent tous trois... ou plutôt qu'ils ne s'entendent pas... pour me trahir. Figurez-vous que depuis un an, mon rêve est de caser Albert dans une ambassade : vous jugez s'il m'en coûte de me séparer de cet enfant-là, quand je n'ai plus que lui sur la terre! mais j'en ai fait le sacrifice. Il a vingt-trois ans ; il est temps qu'il débute dans une carrière sérieuse ; car, avant tout, je ne veux pas qu'il prenne le train de l'oisiveté dorée... S'il y a une chose qui me dégoûte au monde, c'est de voir de grands gaillards bien portants et bien nourris, se lever à midi, fumer, - monter à cheval, refumer, - changer de cravate, archifumer et mourir après cela! Ne voilà-t-il pas une existence bien remplie? J'aimerais mieux que mon fils fût notaire, quant à moi!

FAVIÈRES.

Pour ça, vous avez raison. Ces jeunes gens d'aujourd'hui sont révoltants.

MADAME DE VITRÉ.

En premier lieu, La Roseraie, naguère encore secrétaire d'ambassade, aujourd'hui investi de hautes fonctions, ici, à la chancellerie, posé à bon droit comme un homme supérieur et indispensable... car c'est véritablement un monsieur fort distingué que votre neveu, quoique dans les menues affaires de la vie pratique il ne vaille guère mieux qu'un écolier.

FAVIÈRES.

Vous n'avez jamais rien dit de plus vrai... Tirez-le de son cabinet, ce phénix est un oison.

MADAME DE VITRÉ.

Oh! vous exagérez tout en mal, vous ! N'importe, La Roseraie, dis-je, est en passe de tout obtenir pour les autres comme pour lui-même. En second lieu, sa femme est la propre sœur du ministre, et l'on sait que cette Excellence ne peut rien lui refuser... Ça coulait donc comme de source.

FAVIÈRES.

Mais puisqu'on remanie de fond en comble l'ambassade de Madrid pour le quart d'heure, c'était une occasion...

MADAME DE VITRE.

Précisément. Il en était déjà question, de ce remaniement, il y a six semaines, quand je fus forcée de partir brusquement pour Bordeaux, où ma pauvre sœur était en proie aux médecins. Avant mon départ, j'adressai ma pétition à La Roseraie ; cet animal-là parut trouver la chose toute simple, et je la crus finie. Eh bien, non; hier, à mon retour, j'apprends qu'il n'y a rien de fait... j'apprends que mon fils, qui m'avait promis de suivre l'affaire, s'est montré plus que tiède dans sa propre cause, comme s'il eût eu quelque raison tenace qui le fixât à Paris. De plus, il a trouvé moyen, je ne sais comment, de déplaire à Caroline, qui n'a usé de son pouvoir sur l'esprit du ministre que pour détruire tout ce que j'avais édifié en faveur d'Albert. Fort désappointée, comme vous pensez, et très-inquiète, je cours chez La Roseraie... personne !... A son cabinet... invisible!... Je lui écris une lettre à cheval... mais à tous crins, je vous prie de le croire... pas de réponse !... Eh bien, qu'est-ce que vous dites de ça? Comprenez-vous une injustice pareille? Parce que ce pauvre Albert n'a pas jugé à propos de soupirer aux pieds de madame La Roseraie...

FAVIÈRES, toujours assis.

Ta, ta !... Ne croyez-donc pas ça! il aurait perdu ses soupirs... Caroline ne se gouverne pas par ces procédés vulgaires.

MADAME DE VITRÉ.

Ah! voilà du nouveau! vous avez bonne opinion des femmes, vous, à présent? (Elle se rassied.)

FAVIÈRES.

Des femmes, non... mais de ma nièce Caroline... jusqu'à un certain point, parce que... Tenez, je vais vous avouer une chose, moi... Vous savez que je demeure avec eux... L'hiver dernier, pour la désennuyer... comme cela... je m'étais mis vaguement à lui conter quelque fleurettes...

MADAME DE VITRÉ.

D'arrière-saison?... Et parce qu'elle ne vous a pas écouté, vous en concluez que c'est une Lucrèce... Fameux raisonnement !

FAVIÈRES.

Je ne vous ai pas dit qu'elle ne m'eût pas écouté... mais, vous savez, ce sont des simagrées sentimentales... des singeries poétiques... des niaiseries. Oh ! nous étions d'autres gens, de notre temps, baronne !... Nous allions plus rondement en affaires.

MADAME DE VITRÉ.

Eh ! mais, parlez donc pour vous, voulez-vous?

FAVIÈRES.

Ah ! au fait, c'est vrai... Vous avez toujours été une vertu cardinale, vous!...

MADAME DE VITRÉ, avec une intention marquée.

Mais, il me semble que vous le savez aussi bien qu'un autre, vous qui parlez, hein?

FAVIÈRES.

Oh! je ne dis pas... je ne dis pas... (Il se lève.) Hem !... Allons, je vais me coucher, décidément.

MADAME DE VITRÉ.

Et c'est tout le conseil que vous me donnez?

FAVIÈRES.

Quel conseil vous donnerais-je? Je ne puis rien faire à cela, moi... ça ne me regarde pas, d'ailleurs.

MADAME DE VITRÉ.

Qu'il est gentil !

FAVIÈRES.

Bonsoir !

MADAME DE VITRÉ.

Vous ne me baisez pas la main? (Favières revient d'un air bourru et lui baise la main; madame de Vitré riant.) Quand je pense que je vous ai connu charmant, Favières !

FAVIÈRES.

Il y a temps pour tout. - Bonsoir ! (Il sort par la gauche.)