ALBERT, tenue de bal très-élégante; MADAME DE VITRÉ.
ALBERT, s'arrêtant près de la porte.
Oh ! Dieu! Ah ! on va m'enlever ma mère ce soir, j'en réponds.
MADAME DE VITRÉ, à part.
C'est mon garnement. (Haut.) Approchez, Albert, j'ai à vous parler; et je vous dirai en passant, mon ami, qu'on n'enlève pas les femmes de mon âge... on les vole, tout au plus. (Elle s'assied sur le divan, à gauche.)
ALBERT.
Mais à qui ressemblez-vous donc dans ces grands atours?... Ah ! j'y suis!
« Sévigné, de qui les attraits
Servent aux grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence près! »
MADAME DE VITRÉ.
Prenez garde, mon enfant I vous me manquez positivement d'égards.
ALBERT.
Moi, grand Dieu! (Il se met à genoux devant elle.) Eh bien, pardon!
MADAME DE VITRÉ.
Voyons, relevez-vous. Je ne sais pas qui est-ce qui vous apprend ces coquetteries-là. Ce sont, mon fils, des gentillesses de mauvais aloi, et je vous avertis qu'elles m'offensent. S'il est désormais au-dessus de vos forces de m'aimer, faites-moi la grâce de me respecter encore.
ALBERT, toujours à genoux.
Ce langage?... Certainement on m'a changé ma mère !-Voyons, regardez-moi donc en face.
MADAME DE VITRÉ, le regarde avec une sévérité qui fait place peu à peu à un air de complaisance et d'admiration maternelle.
En face comme de profil, je suis fort mécontente, et je ne souffrirai pas... Hon !... comme tu es beau, va ! (Elle l'attire à elle et lui baise le front.)Voyons, relève-toi, tu es sur ma robe.
ALBERT, se relevant.
Et maintenant, je vais connaître, j'espère ; la raison de cet étrange accueil?
MADAME DE VITRÉ.
Vous vous en doutez bien. Asseyez-vous. (Albert s'assied sur le divan à la gauche de sa mère.) Réellement, mon fils, on ne peut être plus mal satisfaite de quelqu'un que je ne le suis de vous... (Secouant ses volants.) Comment la trouves-tu, ma robe?
ALBERT.
J'en suis ébloui. Qu'es-ce que c'est donc que cette étoffe-là? On dirait du parfilage de diamant... Vous avez eu ça... attendez, je vais vous dire où vous avez eu ça. C'est au boulevard de la Madeleine, dans un magasin où il y a une demoiselle avec de grandes anglaises blondes...
MADAME DE VITRÉ.
Oui, vraiment? Et voilà sans doute à quoi vous avez passé votre temps en mon absence : à inspecter les demoiselles de magasin...
ALBERT.
Blondes... Je ne regarde que les blondes.
MADAME DE VITRÉ, avec une impatience émue.
Assez... je ne ris plus. Votre dissipation m'afflige sérieusement; et si vous ne vous en apercevez pas, si j'ai besoin de vous apprendre que je souffre, que je suis malheureuse et que vous en êtes la cause... Votre âge même est une faible excuse pour tant de légèreté!
ALBERT, se levant et avec une tendresse respectueuse.
Madame, s'il y a une chose au monde que je ne verrai jamais avec légèreté, c'est l'ombre d'une larme dans vos yeux mais enfin, qu'y a-t-il? car très-évidemment on m'a desservi... on m'a calomnié près de vous... voyons, au nom du ciel, qu'ai-je fait? (Il se rassied.)
MADAME DE VITRÉ , l'attirant à elle avec émotion
Écoute, tu n'as rien fait... d'extraordinaire, que je sache; mais je suis inquiète. Vois-tu, mon enfant, il faut avoir pitié des mères... ce n'est pas tout profit que leur métier... il y a de bons moments, c'est vrai; mais il y en a de terribles, et un des pires assurément, mon ami, est celui où une mère, honnête femme et bonne chrétienne, est forcée d'abandonner son fils aux entraînements équivoques du monde et de la jeunesse Il te faut bien... mais quelle épreuve! Tu ne peux imaginer tout ce que nous souffrons en vous voyant disparaître soudain, avec toute la fougue de la-vingtième année, dans cette région mystérieuse où vivent les jeunes gens... région oui nous est inconnue, mais qui nous est justement suspecte. Nous savons ce que nous livrons à cet abîme... savons-nous ce qu'il nous rendra? Nous lui donnons un cœur que nous avons nourri, réchauffé, purifié contre le nôtre... et ce cœur, comment nous revient-il souvent? Indigne de nous flétri de douleurs qui se refusent à nos larmes... saignant de blessures que la main d'une mère n'ose toucher! Trop heureuses encore quand cette chère âme, où nous avons seules régné, nous garde par compassion quelque place obscure, où nous nous glissons en rougissant!
ALBERT.
En rougissant, ma mère?
MADAME DE VITRÉ.
Sans doute. En quelle compagnie nous trouvons-nous là? Oserais-tu, toi, me nommer mes rivales?
ALBERT.
Vos rivales? mais...
MADAME DE VITRÉ.
Ou ma rivale, que sais-je? Mais enfin, quand même j'ignorerais que les vagabonds de ton âge se font de certains égarements un fatal point d'honneur... suis-je aveugle? Ne vois-je pas clairement que tu as, pour ne pas vouloir quitter Paris, une de ces maudites raisons qu'on appelle de cœur, hélas!... Eh bien! mon enfant, cette certitude, accompagnée de l'ignorance des faits, me plonge dans des angoisses inexprimables. Aie pitié de moi, mon ami !... Je ne te demande pas une confidence entière qui, sur de tels sujets, aurait peu de bienséance entre nous; mais, du moins, tu peux me rassurer:- en gros... tu peux me dire que tu ne trahies pas ta jeunesse dans de honteuses aventures, que tu n'affiches pas ton nom et le mien dans quelque loge mal famée, dans quelque ruelle vénale?
ALBERT.
Eh bien, ma mère, je vous le dis, je vous l'affirme, et vous pouvez me croire... si j'entre quelquefois dans une coulisse, c'est uniquement par ton.., par mode... mais si j'étais tenté des folies que votre imagination me prête, je ne les irais pas chercher de ce côté. Mon coeur, puisque vous en parlez, trouverait où se prendre, sans sortir de la sphère décente et délicate où mes goûts, mes habitudes, mon respect pour vous, me retiennent à jamais. Ainsi j'espère que vous voilà tranquille?
MADAME DE VITRÉ, vivement.
Mais pas du tout ! comment arranges-tu cela? Quelle idée te fais-tu donc de ma conscience, de ma morale? (Elle se lève.) C'est que justement voilà l'autre écueil que j'appréhendais. Je ne sais si je ne préférerais pas encore te savoir perdu au fond d'un amour de pacotille, que de te voir, sous mes yeux, dans le monde régulier où je vis, dans le cercle respectable de mes amitiés, porter le désordre et la honte au sein d'une famille, le désespoir au cœur d'un honnête homme!
ALBERT, debout, avec une nuance d'embarras.
De ce côté encore, ma mère, vos inquiétudes sont sans fondement.
MADAME DE VITRÉ.
Mais alors, je ne comprends plus. Ce n'est pas hors du monde, ce n'est pas dans le monde !... Tu n'es donc pas amoureux?
ALBERT.
Hon !
MADAME DE VITRÉ.
C'est donc d'une demoiselle?
ALBERT.
Supposez... que ce soit d'une veuve?
MADAME DE VITRÉ.
Ah!... Eh bien, dame! si c'est une veuve... certainement c'est toujours fort déplorable... mais du moins cela ne peut nuire qu'à elle... il n'y a plus les mêmes tenants et les mêmes aboutissants. Au point de vue de la morale, assurément ça ne vaut pas mieux, mais enfin... Et puis, à la rigueur... on peut l'épouser. As-tu la pensée de l'épouser?
ALBERT.
Ma mère, franchement, non.
MADAME DE VITRÉ, sèchement.
En ce cas, je ne veux pas en savoir plus long. Laissez-moi... allez-vous-en. (Elle passe à droite.)
ALBERT.
Quoi ! ma mère, allez-vous me bannir de votre présence, me déshériter, pour une amourette digne de l'âge d'or... une bluette idéale... un frontispice de romance?
MADAME DE VITRÉ, le regardant.
Pas davantage? Bien vrai? C'est que... tu comprends bien... si ce n'était qu'un enfantillage de ce genre-là, nous pourrions en causer tous deux. Je n'entends pas non plus t'éloigner de moi par une sauvagerie obtuse... j'en rirais tout bonnement. (Confidentiellement.)Tu dis donc qu'il s'agit entre cette veuve et toi d'une fleurette de sentiment... d'une petite idylle tout à fait honnête?
ALBERT.
Oh! tout à fait cela, ma mère. C'est une personne si réservée... une âme si inquiète et si délicate I
MADAME DE VITRÉ.
Oh ! ça ne fait pas de doute... un ange bleu. Et est-il ici?
ALBERT, baissant la voix.
Non... mais je ne désespère pas d'avoir de ses nouvelles. Figurez-vous que nous possédons un petit télégraphe mystérieux... j'ai eu toutes les peines du monde à l'établir.
MADAME DE VITRÉ.
Vraiment?
ALBERT.
Et il doit fonctionner ce soir pour la première fois. Aussi vous me voyez dans une anxiété... je suis sur le gril !
MADAME DE VITRÉ.
Et... en quoi consiste-t-il, ce télégraphe?
ALBERT, mystérieusement.
C'est une bague... un rubis, qui, par son absence, ou par sa présence au doigt du mari...
MADAME DE VITRÉ, avec éclat.
Comment, du mari ! Tu me disais que c'était une veuve!
ALBERT.
Eh bien, oui ! Ai-je dit le mari? Ah ! pardon ! je ne sais où j'ai l'esprit... Le mari, maintenant... Pauvre homme ! il est bien loin !... Non, c'est un parent, un cousin, un prétendant officiel... qu'on peut appeler le mari, du reste, parce qu'il en tient l'emploi classique.
MADAME DE VITRÉ, secouant la tète.
Oui... cela me paraît assez clair !... En voilà assez... en voilà trop ! Je sais ce que je voulais savoir. Et c'est là tout ce qui vous occupe !... Tout ce qui vous occuperait jamais, si on vous laissait faire ! Mais je ne l'entends point ainsi : la vie d'un homme, mon fils, n'est point faite pour se dépenser dans des entreprises de salon, de boudoir ou de coulisses. Outre qu'il faut avoir une faible estime de soi-même pour se contenter du rôle qu'on joue dans le monde en cette qualité, le moment arrive vite où vous vous trouvez destitué même des misérables avantages de ce rôle. Alors, que reste-t-il? Regardez notre ami, le comte de Favières ; je l'ai vu assurément plus brillant, plus choyé et plus triomphant que vous ne le serez jamais : c'était le beau Favières... il n'avait pas d'autre état. Et maintenant, vous pouvez le voir sombre, délaissé et hargneux, comme une lionne édentée, mécontent de sa personne, de chacun et de toutes choses. Inutile toujours, insupportable souvent, affublé de prétentions posthumes qui ridiculisent ses cheveux blancs; attendant enfin péniblement le terme d'une vie qui ne fera défaut qu'à lui, qui ne laissera pas une trace, pas un souvenir, pas un regret ! Est-ce un homme, cela? Est-ce la destinée que vous rêvez?... Non, je ne puis le croire. Vous êtes jeune et fort étourdi ; mais vous avez le cœur trop bien placé, je pense, pour perdre à ce point tout souci de votre dignité, de mon bonheur, et je puis ajouter, Albert, d'une mémoire qui doit nous être sacrée- à tous deux, et que soulèverait d'indignation une vie si mal comprise et si lâchement pratiquée !... Je vous parle de votre père, mon enfant.
ALBERT, lui baisant la main, d'un ton sérieux.
Je ne puis que m'incliner, Madame, et vous demander ce que vous exigez de moi.
MADAME DE VITRÉ.
Ce que j'exige pour le moment, c'est que vous unissiez sincèrement vos efforts aux miens pour obtenir, s'il en est temps encore, cette place d'attaché à Madrid que je vous destinais, que vous m'aviez promis de solliciter pendant mon absence, et que vous avez sollicitée à reculons... je le sais.
ALBERT, se mordant les lèvres.
Mon Dieu! ma mère, je vous dirai, qu'en y réfléchissant, j'ai senti de la répugnance à me lier au gouvernement de Juillet. Il m'a semblé que mon nom... que mes opinions politiques...
MADAME DE VITRÉ.
Quelle plaisanterie! tes opinions politiques ! Pourquoi es-tu ici, en ce cas? Pourquoi étais-tu hier aux Tuileries? Il paraît que tu as des opinions politiques, quand il s'agit de travailler, et que tu n'en as plus, quand il s'agit de danser !
ALBERT.
Au reste, ma mère, je n'ai rien refusé : qu'on me nomme, j'accepterai ! Vous ne voulez pas, sans doute, que j'aille me traîner aux pieds du ministre?
MADAME DE VITRÉ.
II n'a jamais été question d'aller te traîner aux pieds du ministre; mais il fallait du moins ne pas t'aliéner à plaisir les protections puissantes que je t'avais assurées. Par exemple, comment t'es-tu conduit avec madame La Roseraie?
ALBERT, subitement décontenancé.
Avec madame La Roseraie?... Moi, ma mère?
MADAME DE VITRÉ.
Ah ! vous êtes troublé !... Vous ne me croyiez pas si bien instruite?... Oui, avec madame La Roseraie ! Pendant que j'étais à Bordeaux, que s'est-il passé entre vous deux, voyons?
ALBERT.
Mais... rien, ma mère. Que voulez-vous qui se soit passé?
MADAME DE VITRÉ.
Ne le niez pas... je le tiens de son mari ! (Elle remonte au fond , à droite.)
ALBERT, très-inquiet.
De son mari !... Comment, La Roseraie vous a dit?...
MADAME DE VITRÉ.
Tout!
ALBERT.
Tout !... Mais encore, ma mère?...
MADAME DÉ VITRÉ.
Tout, vous dis-je ! Je sais que Caroline seule s'est opposée à votre nomination.
ALBERT, vivement.
Ah! c'est elle qui?...
MADAME DE VITRÉ.
Et pourquoi cela?
ALBERT, incertain.
Ma mère...
MADAME DE VITRÉ.
Parce que, tout occupé de vos sottises apparemment, vous l'avez outrageusement négligée !
ALBERT, respirant , comme soulagé d'une oppression.
Ouf!... Mais je vous jure, ma mère...
MADAME DE VITRÉ, redescendant en scène.
Bah! vous ne lui aurez pas fait visite... vous ne l'aurez pas fait danser... Il y a quelque chose comme cela; ne me dites pas non... Et c'est de votre part une faute impardonnable... et, en vérité, impardonnable à tous les titres ! Car enfin, vous qui êtes si galant, c'était donc une corvée bien effrayante, voyons, que de faire deux doigts de cour à cette jolie petite femme?
ALBERT, qui a repris sa gaité.
Quoi! ma mère, ai-je bien entendu? Vous auriez voulu... vous m'auriez conseillé... la femme d'un ami... car La Roseraie est notre vieil ami... Ah ! ma mère, véritablement...
MADAME DE VITRÉ.
Ne me faites pas dire de sottises, je vous prie... vous m'entendez bien ! Or, si Caroline ne vient pas ce soir au bal, vous n'accompagnerez dès demain matin chez elle.
ALBERT.
Vous l'exigez ? soit !
MADAME DE VITRÉ.
Vous lui ferez vos soumissions... vous serez très-aimable.
ALBERT.
Je le serai.
MADAME DE VITRÉ.
Vous lui... Pourquoi riez-vous?