MADAME DE VITRÉ, LA ROSERAIE. Habit bleu à boutons d'or, cravate blanche, un peu grand seigneur; accent enjoué, railleur et légèrement dédaigneux. Il referme la porte par laquelle il entre à droite, et en retire la clef.
MADAME DE VITRÉ.
Pauvre homme ! j'ai beau le regarder, il n'a plus rien d'un amoureux... que le bandeau. (se retournant au bruit de l'entrée de La Roseraie.) Qu'est-ce que c'est que ça? (surprise.) La Roseraie!
LA ROSERAIE, surpris.
Ma belle marraine !
MADAME DE VITRÉ.
D'où sortez-vous par là?
LA ROSERAIE.
De mon bureau, tout bonnement... Petites entrées... nourri dans le sérail !.... Mais bonjour donc ! comment cela va-t-il, reine des fées? vos deux mains, je vous prie?... (Il lui baise les mains.) J'étais littéralement affamé de vous voir !
MADAME DE VITRÉ.
Je ne m'en suis pas aperçue, franchement, depuis quarante-huit heures que je fais queue à votre porte.
LA ROSERAIE.
De grâce, ne m'en parlez pas, j'en ai pleuré de rage ; mais vous le savez, ma chère amie, mon esclavage est horrible, insupportable... Je vis dans une fournaise, j'ai le cerveau carbonisé... Il y a des moments où je voudrais être un simple laboureur, un humble berger des champs.
MADAME DE VITRÉ.
Ta , ta , ta !... Dites que vous m'évitiez pour n'avoir pas à me rendre compte de votre manque de parole à l'égard de mon fils ! (Elle s'assied sur le divan.)
LA ROSERAIE.
Ah ! la voilà encore avec son fils ! Mais, de bonne foi, marraine, que voulez-vous que j'en fasse de votre fils, puisqu'il dépense tout son génie à contreminer mes efforts en sa faveur, puisqu'il se jette comme un frénétique à travers mon jeu ?
MADAME DE VITRÉ.
Et pourquoi ça? selon vous.
LA ROSERAIE.
Selon moi, parce qu'il a quelque raison secrète pour s'enterrer à Paris... dans des roses, apparemment, au sein des jardins d'Armide.
MADAME DE VITRÉ.
Oui... mais qui est-ce, Armide?
LA ROSERAIE.
Bah ! il y en a peut-être deux !
MADAME DE VITRE, avec ennui.
Ah!
LA ROSERAIE.
Ou trois... enfin peu importe ! Ce que je vous garantis, c'est que notre jeune diplomate a fait exprès de se brouiller avec ma femme, pour renverser vos projets et les miens.
MADAME DE VITRÉ.
Soit ! mais j'en veux à votre femme. Par amitié pour moi, il me semble qu'elle aurait pu passer quelque chose à cet enfant... Sa belle vengeance tombe sur moi seule, en réalité. Ce n'est pas bien, et je ne le tairai pas à Caroline.
LA ROSERAIE.
Soyez sûre que vous ne lui direz rien dont je ne l'aie accablée dès que j'ai su qu'elle desservait Albert auprès du ministre. Je lui ai, représenté vivement toutes mes obligations envers vous ; j'ai raisonné, j'ai supplié, le tout en vain. Sa conclusion a toujours été : j'aime et je vénère madame de Vitré ; je lui donnerais mon sang...
MADAME DE VITRÉ.
Eh! j'ai bien affaire de son sang !
LA ROSERAIE.
Mais M. son fils est jeune et peut attendre. (Avec insouciante, s'asseyant à côté de madame de Vitré.) Ah çà! entre nous, ma chère amie, qu'est-ce donc qu'il a fait à ma femme, votre étourneau?
MADAME DE VITRÉ.
Ah! par exemple, voilà qui est bon ! Mais c'est à vous que je le demanderai.
LA ROSERAIE.
A moi, grand Dieu ! est-ce que cela regarde mon département? Demandez-moi, madame, ce qui se passe à Bornéo , à Sidney, à Cuzco, aux quatre points cardinaux , je vous le dirai avec des détails qui vous surprendront et dans la langue qu'il vous plaira ; cela m'est égal. Mais ne me demandez pas l'heure qu'il est à Paris, je ne m'en doute pas. (Il tire sa montre.)Tenez, il est dix heures et demie, eh bien ! ma parole d'honneur, je n'en savais rien !
MADAME DE VITRÉ, riant.
Écoutez, La Roseraie; il est très-bon assurément, quand on est homme politique, de savoir ce qui se passe à Cuzco ; mais il est meilleur, quand on est marié, de savoir ce qui se passe chez soi.
LA ROSERAIE, se levant.
Et où en trouverais-je le loisir, Seigneur Dieu! Mais vous n'avez aucune espèce d'idée de la vie que je mène, ma pauvre chère amie!
MADAME DE VITRÉ.
Mais vous menez une sotte vie, mon pauvre cher ami, j'en ai peur.
LA ROSERAIE, avec une emphase un peu moqueuse.
Comment ! c'est une sotte vie, madame , à votre compte , que celle qui se voue tout entière aux plus graves intérêts des sociétés humaines !.
MADAME DE VITRÉ.
Eh! le mariage est la base des sociétés humaines, Monsieur.
LA ROSERAIE, s'exaltant.
Une sotte vie, que celle qui embrasse dans son cercle quotidien toutes les idées, toutes les passions, tous les intérêts qui se développent, qui s'attirent, qui se mêlent, qui se combattent sur toute la surface de l'univers habité ! ne comprenez-vous pas que mon humble existence personnelle, que la vie de mon intelligence et la vie de mon cœur grandissent et se multiplient à l'infini dans le rayonnement de cette vie universelle? Cela m'éblouit! cela me dévore I cela me tue ! Mais qu'importe, je vis, je suis heureux! Voilà des passe-temps, madame, voilà des joies, voilà un orgueil dignes d'un homme ! Et vous me demandez... quoi? de consacrer ma vie à recueillir les historiettes de salon, à noter les commérages de boudoir, à surveiller toutes les minuties mesquines de la stratégie mondaine ! Ah! franchement, demandez-moi plutôt de faire des broderies, des découpures ; demandez-moi, madame, de passer mes jours et mes nuits, l'œil collé sur un microscope, à étudier les mœurs des animaux infusoires J'aimerais mieux cela!
MADAME DE VITRÉ.
Eh! je ne vous demande rien de pareil ! Vous savez mon horreur pour les paresseux et les inutiles ; mais, en vérité, vous donnez dans l'excès contraire : vous accordez trop à la chose publique... Je sais que vous avez un département très-étendu...
LA ROSERAIE.
Mon Dieu non... les cinq parties du monde, simplement !
MADAME DE VITRÉ, s'irritant et se levant.
Eh bien! il y en a une sixième, Monsieur !
LA ROSERAIE.
Bah ! où donc ça?
MADAME DE VITRÉ.
Rue Lepelletier, 36, chez madame de la Roseraie : ce n'est pas la moins importante, et je vois avec chagrin que vous soyez encore à la découvrir. C'est à peine, j'en suis sûre, si vous y mettez le pied de toute la journée. Voyons, faites-moi votre confession. (Elle se rassied sur le divan.) Mettez-vous donc là sur la sellette, et racontez-moi l'emploi de votre journée.
LA ROSERAIE, s'asseyant à droite.
Volontiers. - Interrogez !...
MADAME DE VITRÉ.
Vous venez ici de bonne heure?
LA ROSERAIE.
Dès l'aurore.
MADAME DE VITRÉ.
Bon début !... Vous déjeunez... je suppose...
LA ROSERAIE.
Généralement.
MADAME DE VITRÉ.
Avec votre femme?
LA ROSERAIE.
Jamais.
MADAME DE VITRÉ.
Dans votre cabinet?
LA ROSERAIE.
Toujours. Après avoir parcouru, depuis six heures du matin, toutes les cours de l'Europe, j'ai grand besoin de me refaire; vous comprenez... et je me refais, délicieusement au reste, en prenant le thé avec lord Melbourne, charmant convive... le Marivaux des hommes d'État.
MADAME DE VITRÉ.
Très-bien! Vous y dînez peut-être aussi, à votre bureau?
LA ROSERAIE.
Oh ! seulement trois fois la semaine, les jours de grand courrier... avec le Nestor des chancelleries.
MADAME DE VITRÉ.
Mon Dieu, couchez-y, ce sera plus tôt fait!
LA ROSERAIE.
Vous croyez rire, chère amie? eh bien ! Je vous dirai que dans les circonstances graves, la veille de grandes batailles diplomatiques , par exemple , il m'arrive de passer la nuit sur un lit de camp, dans mon cabinet, évoquant dans ma pensée ces illustres morts, mes ancêtres : Machiavel, Bolingbroke...
MADAME DE VITRÉ, avec éclat, se levant.
Ah ! c'est trop fort I Eh bien, je vous dirai, moi, qu'à force d'évoquer Machiavel dans votre cabinet, vous finirez par trouver Richelieu dans votre chambre !... Voilà!
LA ROSERAIE, sérieux tout à coup ; il se lève et, baissant la voix.
Comment? qu'est-ce que c'est? Qui est-ce que vous appelez Richelieu?
MADAME DE VITRÉ, riant.
Ah! vraiment?... Un esprit comme le vôtre, où roulent sans cesse des pensées surhumaines, une tête vaste et compliquée comme une mappemonde, se préoccupe encore de certaines puérilités?...
LA ROSERAIE.
Voyons, chère madame, ne plaisantons pas sur ce sujet-là... Je vous avoue ma faiblesse : tout pacifique que je sois, il y a de certaines images qui me font bondir le cœur dans la poitrine et passer un nuage de sang sur les yeux. Vous êtes mon amie... qu'y a-t-il? qui est-ce que vous appelez...
MADAME DE VITRÉ, riant.
Personne ! Vous êtes fou !... C'est moi qui vous ai choisi votre femme ; et, vous aimant comme je vous aime, je n'ai pu vous donner qu'un diamant à l'épreuve...
LA ROSERAIE, respirant.
Ah ! vous me faites du bien!
MADAME DE VITRÉ.
Mais... mais malgré toute ma confiance dans le caractère et dans les vertus de Caroline, si vous continuez à mener la belle vie que vous venez de m'esquisser, je vous donne ma parole que je cesse de cautionner l'entreprise.
LA ROSERAIE.
Mais sérieusement, ma chère amie, je ne vous comprends pas. Je me considère, si vous le permettez, comme le modèle des époux... J'aime ma femme sincèrement.., la fidélité du lierre! Jamais l'ombre d'une galanterie interlope... jamais...
MADAME DE VITRÉ.
Eh! qu'importe à votre femme, après tout, si vous l'oubliez, si vous la négligez, si vous la trahissez, que ce soit pour une danseuse ou pour lord Melbourne ! sa vie en est-elle moins solitaire, son cœur moins vide, son âme moins veuve?-Ah! voilà bien ce qui vous perd, vous autres, hommes sérieux ! Dès que vous êtes en règle du côté de la morale, vous vous croyez à l'abri de tout reproche et de tout péril ! Parce que vos passions sont honorables, vous croyez pouvoir vous y abandonner sans mesure et sans frein! Et vous ne vous apercevez pas que vous avez, sous une autre forme et sous des noms spécieux, le pur égoïsme du libertin!
LA ROSERAIE.
Ah ! je vous arrêterai ici...
MADAME DE VITRÉ.
Non, vous ne m'arrêterez pas Comment! vous osez me dire que votre femme n'a pas de rivales, quand la politique et l'ambition vous possèdent du matin au soir, et du soir au matin ! Moi, je vous dis qu'elle aimerait mieux une franche rivale en chair et en os... cela lui prouverait au moins que vous avez un cœur, et elle pourrait espérer en avoir sa part un jour ou l'autre! Elle souffrirait; mais elle vivrait : elle vivrait, entendez-vous? car il faut que nous vivions comme vous, mon cher ami. Nous ne sommes ni des meubles ni des plantes, je vous en avertis... Il faut que nous ressentions dans notre passage sur cette terre des émotions et des intérêts, des tristesses et des joies, tout comme vous! Vous trouvez tout cela dans votre tête, c'est très-bien! Nous le trouvons, nous, dans notre cœur ! Or, quand vous prenez une femme dans votre maison, quand vous l'enchaînez à votre foyer, pour qu'elle en soit le charme et le repos, c'est à charge de lui donner en retour cette vie du cœur, qui est sa destinée légitime... Et si vous la lui refusez, un autre la lui donnera! Et voilà pourquoi, si vous voulez le savoir; il y a, parmi les hommes les plus éclairés et les plus distingués, tant de... tant de filles qui sont muettes!
LA ROSERAIE, qui l'a écoutée en souriant.
La peste, quel esprit de corps! C'est une chose inouïe comme les femmes, qui ne cessent de se déchirer individuellement, sont toujours prêtes à se soutenir en masse : c'est comme une bande de voleurs. (Il rit.) Eh bien, ma chère amie, je vais vous confondre d'un mot : je ne parle pas de vos théories, qui peuvent être vraies... je parle de Caroline et de moi. Vous saurez que nous nous adorons comme au premier jour... que nous en sommes encore aux fines attentions ; et que ce soir même, pour preuve, ma femme m'a fait à l'improviste un charmant cadeau.
MADAME DE VITRÉ, indifférente.
Bah ! quoi donc?
LA ROSERAIE.
Oui... chère enfant! elle m'a donné une bague.
MADAME DE VITRÉ, vivement.
Une bague?
LA ROSERAIE.
Un rubis magnifique... ici présent! (II lui montre la bague.)
MADAME DE VITRÉ, saisie.
Ah! Dieu !
LA ROSERAIE.
Quoi donc?
MADAME DE VITRÉ, d'un ton naïf, le regardant en face.
Quoi? qu'est-ce que vous avez?
LA ROSERAIE.
Moi? rien du tout. Je vous montre cette bague.
MADAME DE VITRÉ.
Eh bien, montrez-la donc. (Elle examine la bague.) Et c'est votre femme qui vous l'a donnée?
LA ROSERAIE.
Comme je m'habillais pour venir ce soir... Vous conviendrez que c'est assez significatif.
MADAME DE VITRÉ, soupirant.
Oh! très-significatif... Pour ça !...
LA ROSERAIE, faisant jouer les feux de son rubis.
Remarquez qu'il est balais...
MADAME DE VITRÉ.
Oui... il est balais... ça vous fait la jambe belle !
LA ROSERAIE.
Ah çà! définitivement, quelle mouche vous a piquée? Vous avez une mine toute singulière depuis que je vous ai montré cette bague.
MADAME DE VITRÉ.
Moi?... Vous riez?
LA ROSERAIE.
Je vous dis que vous avez l'air agité, contrarié":
MADAME DE VITRÉ.
Vraiment, vous l'avez remarqué?
LA ROSERAIE.
Sans doute.
MADAME DE VITRÉ.
C'est étonnant! rien ne vous échappe.
LA ROSERAIE, réfléchissant.
Mais... quelle peut être la raison?...
MADAME DE VITRÉ.
Non, ne cherchez pas... j'aime mieux vous la dire... quoiqu'il m'en coûte. Hem... Allons, c'est dit, j'en boirai la honte. Vous connaissez mon faible pour les bijoux?
LA ROSERAIE.
Moi? non.
MADAME DE VITRÉ.
Eh bien, je vous l'apprends... j'ai la passion des bijoux... Celui-ci est adorable... je l'avais remarqué l'autre jour en traversant le Palais-Royal... je comptais l'acheter.., et paf! je vous le vois au doigt!
LA ROSERAIE.
Ah! pauvre chère amie !
MADAME DE VITRÉ.
Voilà le secret de mon humeur. Est-ce assez ridicule?
LA ROSERAIE.
Grand Dieu! Mais si ce n'était un cadeau de ma femme, je m'empresserais...
MADAME DE VITRÉ.
Ah! bah! quelle plaisanterie! c'est un caprice. Mais je n'ai pas fini... vous ne savez pas encore ce que c'est qu'un caprice de femme. Dites-moi, Caroline ne vient pas au bal ce soir?
LA ROSERAIE.
Non... elle était un peu nerveuse... pas en train. Mais quoi ! vous voulez que je vous prête cette bague?
MADAME DE VITRÉ.
Il a deviné !... qu'il est aimable !... Eh bien! oui ; pour la soirée ; après cela j'en aurai le cœur net... je serai contente !
LA ROSERAIE, lui donnant la bague.
Comment donc ! elle n'en aura que plus de prix à mes yeux.
MADAME DE VITRÉ, se mettant la bague au doigt, et passant à droite, à part.
Elle ne voulait pas le laisser partir… je comprends mainte
nant! (Haut.) Que je suis enfant pour mon âge, hein?
LA ROSERAIE.
Laissez donc... chacun a ses petites idées!... ah çà! entrons-nous? Voulez-vous mon bras?
MADAME DE VITRÉ, lui prenant le bras.
Soit!... mais il faut absolument, mon ami, que vous me ménagiez deux minutes d'entretien avec votre ministre. J'essaierai d'enlever à brûle-pourpoint la nomination d'Albert; plus que jamais je la veux... je veux que cet enfant quitte Paris...
LA ROSERAIE.
Diantre ! vous n'avez pas de temps à perdre... l'ordonnance doit être signée cette nuit...
MADAME DE VITRÉ.
Cette nuit?... Ah! ciel raison de plus... hâtons-nous ! (Albert
parait au fond, ayant l'air de chercher quelqu'un.)
LA ROSERAIE, s'arrêtant.
Eh ! mais, voici votre fils, voici la victime!... Regardez-le donc, heureuse mère ! N'est-ce pas une barbarie sans nom que d'enlever cette florissante jeunesse à ses amours en fleur? Toutes ces dames vont vous jeter la pierre.
MADAME DE VITRÉ, à part.
Le malheureux !... Non, si des milliers d'exemples n'étaient là qui vous crèvent les yeux... on ne voudrait jamais croire que des gens d'esprit fussent... maris à ce point-là!
LA ROSERAIE.
Le voilà qui rôde, cherchant sa proie... Leo quærens... (Albert , apercevant La Roseraie s'avance rapidement.)