L'URNE
Pastel
- LA SCENE SE PASSE DU TEMPS DES JUPES A PANIERS, DE LA POUDRE ET DES MOUCHES -
Une pelouse devant un château. Belle matinée de printemps. Les fenêtres du château sont ouvertes et aspirent le soleil. En face du perron, une avenue; derrière les arbres en éventail qui encadrent la cour, on aperçoit à droite les bosquets d'un parc baignés dans les vapeurs du matin, des statues dans leurs niches de charmilles, des eaux jaillissantes dans les clairières.
Lisette arrange des fleurs dans des vases de Chine. Un négrillon en livrée rouge et or se tient près d'elle, coupant les branches et enlevant les fleurs fanées.
LISETTE chante à demi-voix, en pomponnant ses fleurs.
Hé! la fille au fin corsage,
Dit l'passeux du gué,
L'beau passeux du gué ;
Pour passer sur mon passage,
- O gué !
Sur mon passag' pour passer,
Morgué !
tra deri dera, déri dera! (Regardant du côté de l'avenue.)Eh! que vois-je là-bas? Moricaud, quel est ce chapeau galonné qui nous arrive dans l'avenue en ébranchant les arbres à coups de fouet?.... N'est-ce point monseigneur?
LE NÈGRE.
Oui, c'est le maître.
LISETTE.
Le maître? vil esclave! Qu'est-ce que c'est qu'un maître? Un animal de ton pays sans doute ? Ah ! vraiment oui, un maître à nous autres!... Mais c'est bien en effet M. le marquis... Et d'où revient-il à huit heures du matin, ce gentilhomme? De compter avec ses fermières, apparemment? Ma foi! il faut être juste : M. le comte, le premier époux de madame, pouvait avoir ses défauts; mais, ayant une femme adorable comme madame, il ne poussait pas la furie jusqu'à se lever avec l'aurore pour couronner des rosières, - ô gué -il attendait le soir, morgué ! (Le marquis, à cheval entre en piaffant dans la cour: Lisette, faisant des mines effarouchées. )Ah !mon Dieu ! à l'aide ! au secours !
LE MARQUIS, faisant volter et pirouetter son cheval. - Il parle lentement et du bout des lèvres.
Comment! c'est toi, Lisette? Déjà éveillée, - et bien éveillée, sur ma parole ! (A son cheval.)Tau ! tau ! allons! - Ne crains rien, Lisette. - Tau ! tau ! çà ! - Que fais-tu donc là, mignonne? Un bouquet, je crois ?... Eh! tu as l'air toi-même, dans ta jupe à treillis, d'une corbeille de primeurs, Sais-tu cela? - Ici, Boabdil ! (Il jette la bride au nègre et saute à bas de cheval.)Et qu'en dit ta maîtresse, ce matin, mon enfant?
LISETTE.
Ma maîtresse, monseigneur, joue avec sa perruche couleur de feu, et attend pour se lever que la fantaisie lui en vienne. - Monseigneur était en campagne de bonne heure aujourd'hui?
LE MARQUIS.
Oui, Lisette. J'ai fait un temps de galop jusqu'à la ville pour promener un peu ma mélancolie.
LISETTE.
Hon! j'ai grand'peur d'une chose, moi!
LE MARQUIS.
Toi! de quelle chose as tu peur? Cela doit être une affaire d'importance, car tu n'es point fille à t'effrayer d'une bagatelle, Lisette. (Il l'embrasse légèrement.)
LISETTE.
J'ai grand'peur que monseigneur ne se dérange.
LE MARQUIS.
Eh ! non, non. Si cela était, tu en aurais directement des nouvelles, mon enfant. Sois tranquille. Non, te dis-je. Je suis réellement en proie à une mélancolie des mieux conditionnées. Tu es une trop fine mouche, Lisette, pour que j'aie à t'apprendre que ta maîtresse en est la cause. Mais, voyons, dis-moi, ma mie, tu as connu le comte, mon prédécesseur? Là, entre nous, est-ce que vraiment cet homme-là méritait de son vivant tout le cas qu'on fait de lui depuis sa mort? Est-ce qu'il justifiait cette manie qu'on a de me le jeter aux jambes à tout propos et dans toutes les circonstances du monde?
LISETTE.
Dame! monseigneur, il ne m'appartient pas de faire de comparaisons ; mais, à vous dire vrai, c'était un homme que nous aimions beaucoup. - Monseigneur a-t-il vu le petit travail que madame vient de faire ériger dans le parc?
LE MARQUIS.
Non. - Mais encore quel phénix était-ce donc que ce comte? Car, pour moi, je ne passa point pour être, de ma personne, plus désagréable qu'un autre; de plus, il n'y a pas de tendres soins, d'inventions délicates, que je ne prodigue chaque jour depuis six mois pour éteindre ce deuil opiniâtre et m'attirer un peu de retour... Eh bien! au bout de tout cela, néant! - Je.... ne puis pas entrer avec toi, Lisette, dans le détail des choses ; mais, - si je le pouvais, - tu serais surprise, assurément, de l'excès de mon infortune : - cela dépasse l'imagination.
LISETTE.
Que voulez-vous, monseigneur? il y a du haut et du bas dans la vie.
LE MARQUIS.
Il n'y a pas de haut pour moi, Lisette, je t'assure. Je suis dans les limbes. - Mais toi, mon enfant, qui n'as pas le cœur taillé dans le même rocher que ta maîtresse, je pense, est-ce que tu peux voir d'un œil sec l'état où tu me réduis mon pauvre Lafleur! Ce garçon-là fait pitié. Si tu n'y prends garde, nous le trouverons, un de ces matins, changé en fontaine...
LISETTE.
Oui, en fontaine de vin.
LE MARQUIS.
Non, là, vraiment, tu es injuste, Lisette. Ce matin encore il pleurait en me coiffant. Si tu n'en veux pas, je le mettrai à la porte. Que diable ! je ne puis pas garder un valet qui me pleure sur la tête - comme un saule! - Voyons, Lisette, est-ce que tu ne peux pas l'aimer seulement assez pour l'épouser - Ce n'est pas te demander de la lune, je crois !
LISETTE.
Ah ! monseigneur, ? si peu que ce soit, c'est encore trop pour un cœur où règne le souvenir de l'illustre et malheureux Frontin.
LE MARQUIS.
Frontin! qui ça? le valet du comte, il me semble?
LISETTE.
Hélas! oui, monseigneur, celui qui accompagna M. le comte, il y a deux ans, aux noces de l'infante d'Espagne et qui périt si glorieusement à ses côtés dans cette fatale rencontre avec ce corsaire d'Alger. (Elle s'attendrit.)Ah ! pauvre corsaire !... barbare Frontin !
LE MARQUIS.
La douleur t'égare, Lisette. Mais qui t'a dit qu'il fût mort ? Si j'ai bonne mémoire, il n'était pas question de Frontin dans les pièces authentiques qui nous ont attesté le décès du comte ?
LISETTE.
Oh ! si fait, monseigneur, il est bien mort, allez... Ah ! si c'eût été tout aussi bien un poltron ou un ivrogne comme Lafleur, il se serait caché pour boire pendant le combat, et il vivrait... Mais non, il était sobre, il était vaillant, il avait toutes les vertus... et il est mort... aïe! (Elle s'essuie les yeux.)
LE MARQUIS.
De sorte que nous voilà logés à la même enseigne, mons Lafleur et moi. Ma foi ! il ne nous reste qu'à nous pendre tous deux à la même branche... pour être canonisés à notre tour... Allons! ne pleure pas, Lisette, car tu me fais rire. (Il s'éloigne.)
LISETTE.
Monseigneur ne va pas voir le petit travail que madame a tait ériger dans le parc ?
LE MARQUIS.
Plus tard, plus tard, (il revient.)Dis-moi, ma fille, peut-être aussi m'y suis-je mal pris avec ta maîtresse?
LISETTE.
Peut-être bien, monseigneur.
LE MARQUIS.
Peut-être aurais-je dû faire moins d'étalage de mon amour, me moins préoccuper de ses rigueurs, prendre en apparence mon parti là-dessus, lui mettre enfin, - par des mines indifférentes et cavalières, - la puce à l'oreille, comme on dit ?
LISETTE.
Eh! on ne sait pas.
LE MARQUIS.
Oui. Cela serait bon, si je ne l'aimais pas; - mais je l'aime, voilà le diantre !
LISETTE.
Le voilà !
LE MARQUIS.
Par où est-ce, Lisette, ce petit travail dont tu me parlais ?
LISETTE.
Par ici, monseigneur, au détour de l'allée de charmilles.
LE MARQUIS. (Il fait quelques pas, en rêvant, dans la direction que lui indique Lisette, puis revient.)
Ta maîtresse n'est pas encore levée, dis-tu? J'ai envie de pousser une pointe de ce côté-là. Quelquefois, le matin, un rêve qu'on a fait, nous laisse le cœur tiède encore et l'âme attendrie. En outre, cette brise du printemps, ce beau soleil, cette jeune verdure et ces fleurs nouvelles, tout cela humanise les tigres eux-mêmes dans les forêts. Si l'heure du berger sonne jamais pour quelqu'un, ce doit être par une matinée de cet acabit-là. - Que dis-tu, Lisette?
LISETTE.
Hou!
LE MARQUIS.
Eh bien! tu as raison, tiens, j'y vais, (Il gagne le perron.)
LISETTE, le regardant s'éloigner.
Et voilà nos maîtres !
LA MARQUISE, couchée, en demi-toilette du malin, égrène un épi de maïs qu'elle fait manger à sa perruche.
Vous êtes ma consolation, vous, vous êtes ma joie; vous êtes mon amour et mon oiseau chéri... et vous faites la gracieuse et la coquette, voyant cela! Ah!... pauvre Fiammette ! j'ai bien raison de t'aimer, va! ne sommes-nous pas nées sous le même astre et sous les mêmes cieux? Toutes deux, nous sommes veuves... Quand tu replies ta tête sous ton aile, tu rêves, comme moi, des pays d'or où le rubis et l'émeraude fleurissent au soleil! où ton époux t'attend... Ton époux! ton bien-aimé! un fils de roi enchanté sous un plumage radieux comme le tien ! celui qu'on adore et qu'on ne voit jamais, ma pauvre Fiammette !... oui... mais tu n'en perds pas un coup de bec, gourmande !... Et moi... (On frappe à la porte de la chambre.)Entrez !... Qui est là, grand Dieu !
LE MARQUIS, entrant et s'arrêtant comme saisi.
Ah! charmant spectacle!... Véritablement, marquise, et sans l'ombre de flatterie, vous composez là, avec là petite Fiammette, un tableau...
LA MARQUISE.
Vous allez me faire le plaisir, monsieur, de sortir à l'instant de cette chambre !
LE MARQUIS, s'avançant à petits pas.
Après que je suis entré? Eh! madame, cela n'est pas Vraisemblable !
LA MARQUISE.
Mais enfin, monsieur, qu'est-ce qui vous arrive? êtes-vous égaré?... Vous envahissez brusquement ma chambre particulière avec un fouet à la main et des bottes jusqu'à la ceinture, comme s'il s'agissait d'un chenil? Sommes-nous en France, à deux lieues de Versailles?... ou bien... que sais-je, moi?... à Tombouctou... aux derniers confins de la civilisation et de la pudeur ?
LE MARQUIS. .
En conscience, madame, vous vous insurgez là un peu hors de saison. J'ai cru vous être agréable, moi, en venant vous offrir mes respects dès le matin.
LA MARQUISE.
Et avez-vous cru également m'être agréable en embrassant Lisette - dès le matin ?
LE MARQUIS, tombant des nues.
Embrassé Lisette ? qui ça !
LA MARQUISE.
Fort bien ! niez-le... Niez-le, je vous en supplie, vis-à-vis de cette glace qui ne me laisse rien perdre de ce qui se passe sur la pelouse.
LE MARQUIS, insouciant.
Au reste, il est possible ; j'ai pu embrasser Lisette en passant, comme j'ai pu cueillir une marguerite sur le pré.- Mais je n'en vois point, pour moi, la conséquence.
LA MARQUISE.
La conséquence, c'est que je vous prie de sortir de mon appartement.
LE MARQUIS.
Quoi! pour une distraction, marquise! pour une bluette ! pour une pure inadvertance !... (Il fait des agaceries à l'oiseau qui est perché sur la main de la marquise.)Ta, ta, ta ! petite ! pstt !
LA MARQUISE.
Bon ! le voilà qui cherche querelle à ma perruche maintenant !
LE MARQUIS.
A vous dire vrai, madame, je n'en veux pas tant à la perruche qu'au perchoir !
LA MARQUISE, riant.
Vous allez vous faire mordre, et j'en serai ravie. - Mords-le, Fiammette !
LE MARQUIS , se reculant.
Décidément, qu'est-ce que je vous ai fait, marquise ? Contez-moi cela. Hier, vous me signaliez comme une proie sortable à l'attention de votre bon ami Médor, qui ne l'a pas oublié, par parenthèse, car il a failli m'étrangler tout à l'heure... aujourd'hui, vous me recommandez aux gentillesses de Fiammette ! Demain, ce sera sans doute à quelque appétit plus considérable. Bref, il vous faut de mon sang, - il vous en faut ! et tout cela pourquoi ? Non pas, - soyez franche, madame, - parce qu'il existe céans une Lisette dont vous ne vous souciez pas plus que moi, - mais parce que je vous aime, parce que je vous l'ai dit, et que me voilà tout prêt à vous le dire encore !
LA MARQUISE.
Une chose que je persiste à ne pas comprendre, c'est la circonstance de cette visite dont vous m'honorez ce matin. Il y a là quelque chose qui m'échappe, car vous avez eu une idée, je suppose, en venant ici... Vous ne vous êtes pas ingénié d'une démarche si neuve et si peu convenable sans être muni d'un prétexte plausible?... J'ai cru d'abord, moi, que vous alliez m'apprendre une nouvelle d'État, - me conter tout au moins quelque fait intéressant... Mais point du tout ! vous êtes là, depuis trois quarts d'heure, planté devant mon soleil, à me tenir des discours qui n'ont ni queue, ni tête, ni pantoufles... Enfin qu'est-ce-que-vous voulez ?
LE MARQUIS, piqué.
Rien, madame.
LA MARQUISE.
Eh bien ! allez-vous-en. (Le marquis fait un geste du bras et se dirige vers la porte, puis il s'arrête, se retourne et reprend d'un ton sérieux :)
LE MARQUIS.
De bonne foi, madame, pensez-vous que ceci puisse durer éternellement ?
LA MARQUISE.
Quoi?
LE MARQUIS.
Il y en a bon nombre, madame, qui, à ma place, le prendraient moins gaiement que je ne veux bien le prendre.
LA MARQUISE.
Il y a bon nombre de sots dans le monde.
LE MARQUIS.
Soit, mais enfin les termes où nous voilà, étant mariés l'un à l'autre depuis six mois, sont d'une singularité véritablement fort extraordinaire. Vous m'avouerez bien cela, marquise.
LA MARQUISE.
Volontiers. Je vous l'avouerai.
LE MARQUIS, se rapprochant.
Eh bien ! en ce cas... tenez, chère marquise, je voudrais pour beaucoup que la pensée vous fût venue, comme à moi, ce matin, de faire une petite excursion dans la campagne.
LA MARQUISE.
Pourquoi ce vœu?
LE MARQUIS.
Parce qu'il y a au fond de votre âme, j'en suis certain, des cordes endormies qui se fussent éveillées à l'impression de cette belle journée naissante, et qui auraient chanté soudain comme des oiseaux. On découvre vraiment sous un ciel printanier, et parmi cette poussière lumineuse que soulève, le char du soleil, dès aspects qui entr'ouvrent le cœur malgré lui et le disposent à la bonté. - Moi, qui ne suis pas suspect d'humeur pastorale, je me défendais à peine contre ces enchantements... J'attachais un regard ravi sur le lointain bleuâtre et doré des horizons, sur les diamants que la nuit laisse au sein des prairies, - sur la fraîche verdure des parcs que je côtoyais çà et là, en effleurant de la tête, les grappes humides des cytises et les gerbes parfumées des lilas... Tous mes sens étaient doucement captivés... J'écoutais en rêvant, au petit pas de mon cheval, ce gai babillage et ces confuses rumeurs qu'une riante matinée fait éclater à toutes les fenêtres et sous chaque brin d'herbe. La vie, l'espérance et la joie sont partout, - et partout l'amour ! Pas un visage que n'embellisse un sourire, pas un verger qui n'ait sa chanson, - pas une fille qui n'ait un corset blanc!... Moi seul, madame, je me sentais étranger dans ce paradis; moi seul, je n'étais point de la fête !
LA MARQUISE.
Vous n'aviez pas de corset blanc du moins !
LE MARQUIS, s'animant peu à peu.
Ma tristesse était sincère, marquise; elle était profonde. J'étais accablé de la solitude où je me trouvais et de celle qui m'attendait au retour. - Que me manque-t-il, me disais-je, pour être à ma place parmi tous ces heureux et pour mêler ma voix à cette harmonie, - à cet hymne de reconnaissance qui s'élève de toutes parts vers le ciel bienveillant?... Une main, - une main chérie dont l'émotion réponde- à la mienne, - un seul mot de tendresse, un écho de bonheur murmuré à mon oreille, - un cœur, jeune comme le mien, qu'une commune pensée fasse palpiter dans le même instant, qui se berce aux mêmes illusions et se fonde aux mêmes ardeurs !... Louise! je songeais à vous, à votre éblouissante jeunesse, à votre beauté qui me trouble, à cette grâce mystérieuse qui vous entoure comme, l'auréole d'un ange, - et je ne pouvais croire qu'une image si accomplie du bonheur n'en voulût être à jamais que la statue inanimée... Il me semblait même alors, tant mon cœur me donnait de folle confiance, que si j'étais près de vous, je trouverais dans mon âme des accents, dans mes yeux une étincelle, - une larme peut-être, dont vous seriez touchée!... (il fléchit le genou.)Me suis-je trompé, marquise ? - dites-le-moi.
LA MARQUISE, après l'avoir regardé un moment en clignant les yeux.
Mais... cela fait bien des affaires. - Je vais toujours me lever. Voulez-vous avoir l'obligeance de m'envoyer ma camériste, -je dis ma camériste... cette jolie fille en corset blanc... vous la connaissez bien?
LE MARQUIS, se relevant brusquement.
Oui, madame, oui. (II la salue et sort.)
LA MARQUISE, après un silence.
Mon Dieu!... que je souffre! que je suis malheureuse ! (Elle fond en larmes.)Et ne pas savoir ce que j'ai, seulement ! - Il est étrange qu'on me laisse périr comme cela sans secours... Mon médecin est une bête... A l'entendre, je n'ai rien de dangereux... et le marquis s'empresse de le croire... c'est un débarras. - Non, non, je n'ai rien... Eh bien! on verra, - on verra! Je me sens bien, moi... j'éprouve au cerveau - et au cœur des choses dont on n'a pas l'idée... J'ai des veines rompues intérieurement, j'en suis sûre. Je deviendrai folle ou je mourrai... Jeune comme je suis!... car je ne suis pour ainsi dire qu'une enfant... Mon Dieu, ayez pitié de moi, car, vous le voyez, mon Dieu, je suis abandonnée de l'univers entier!... Allons! un peu de courage, ma pauvre petite marquise , marchesina mia! allons ! (Elle se lève tout doucement, chausse ses pantoufles, et passe un élégant peignoir. Entre Lisette.)-Ah ! c'est vous, mademoiselle?
LISETTE.
Madame la marquise a été témoin des importunités de monseigneur à mon égard ? .
LA MARQUISE.
Cela vous regarde.
LISETTE.
Ce sont de ces politesses dont une fille de bien se passerait fort, si elle était consultée.
LA MARQUISE.
Que veux-tu que j'y fasse, Lisette ? Voilà les hommes. Telle est leur grossièreté native. (Elle s'assied devant sa toilette. )Propose à leur admiration, Lisette, toutes les perfections morales ; découvre à leurs yeux tous les trésors, tous les raffinements d'une âme délicate, la constance la plus rare, la passion survivant à son objet par-delà le tombeau, tout ce qui semble le mieux fait en un mot pour séduire un honnête esprit, tu ne les verras pas s'émouvoir plus qu'un marbre ; mais montre-leur un bout d'épaule à peu près blanc ou une main passable, - eh ! mon Dieu ! les voilà tout de flamme !... Je sais tout cela mieux qu'une autre, ma fille... Qui est-ce qui part à cheval, là-bas, et qui va si grand train ?
LISETTE.
C'est Lafleur, madame.
LA MARQUISE.
Lafleur? Il a quelque mine, ce garçon. Est-ce qu'il ne te fait pas la cour? LISETTE.
Non, madame ; il la fait à monseigneur, - qui me la refait à moi.
LA MARQUISE.
Par ricochet. - Regarde donc un peu, Lisette, si tu n'aperçois pas le marquis quelque part.
LISETTE, à la fenêtre.
Non, madame... Ah! si fait, le voici. Dois-je l'appeler, madame?
LA MARQUISE.
Garde-t-en bien, sur ta tête ! -A quoi passe-t-il son temps?
LISETTE.
Madame, il, est adossé contre un marronnier ; il a les bras croisés, et semble réfléchir.
LA MARQUISE.
L'homme singulier ! l'inexplicable personnage !
LISETTE.
Ah ! il se met en marche... il prend l'allée de charmilles, et se dirige d'aventure vers le petit travail que madame... Il faut même qu'il l'ait aperçu, car il double le pas.
LA MARQUISE.
Vraiment! Reste là, ma fille, et observe bien tous ses mouvements.
LISETTE.
Madame, il y arrive... il y est!
LA MARQUISE.
Et quelle est son attitude, Lisette ?
LISETTE.
Eh ! elle n'est pas bonne, madame, pas bonne du tout. Il lève les bras au ciel ; il frappe du pied ; on dirait qu'il pérore. (Criant tout à coup et se rejetant dans la chambre.)Oh ! Ciel !
LA MARQUISE, se levant,
Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il donc ?
LISETTE, à demi-voix.
Il revient, madame, il revient à grandes enjambées et d'un air furieux, en portant quelque chose dans ses bras... Tenez ! l'entendez-vous monter ?
LA MARQUISE, avec agitation.
Ah! Dieu! il va me tuer, Lisette!... Pose-moi cette mouche promptement, là, au coin du sourcil... et ne m'abandonne pas, ma pauvre Lisette, car ceci devient terrible.
(On frappe à la porte.)Entrez. (Elle se rassied.)Que tous les anges nous protègent et nous pardonnent nos péchés, Lisette !
(Le marquis entre portant une urne funéraire. - Moment de silence.)
LE MARQUIS, sombre et grave.
Madame, qu'est-ce que c'est que cette urne?
LA MARQUISE.
Cette urne ?
LE MARQUIS.
Oui, madame, cette urne !
LA MARQUISE, baissant les yeux.
Mais... c'est du porphyre, je crois. (Lisette rit.)
LE MARQUIS.
Sortez, Lisette. (Lisette sort. Il dépose l'urne sur une console.)Je vous demande fort sérieusement, madame, ce que c'est que cette urne, et quel est le sens de la belle inscription qu'on lit sur la base ?
LA MARQUISE.
Une inscription !
LE MARQUIS.
Oui, madame, ceci : (il lit.)
A la mémoire d'un homme excellent
Il n'eut qu'un-défaut,
Ce fut d'être mortel !
Eh bien ! qu'en pensez-vous ?
LA MARQUISE.
Cela me paraît assez bien rédigé.
LE MARQUIS.
Vous croyez apparemment, madame, ma patience inépuisable! - A la vérité, je vous en ai donné une grande idée, lorsque je me suis résigné sans conteste au caprice inouï par lequel vous avez cru devoir inaugurer vos bizarreries... Je n'en parle qu'en passant, madame. Ce qui est fait est fait... Toutefois vous savez si alors - et depuis puisque, Dieu merci ! vous vous l'êtes mis en tête... je me suis montré, - malgré la stupeur profonde où ces sortes de catastrophes vous plongent un homme, - surtout, madame, lorsqu'elles se prolongent à l'infini...
LA MARQUISE.
Voilà une phrase qui tourne à la catastrophe, marquis, prenez garde, - et remerciez-moi d'interrompre cette exposition de vos griefs ou le manque de mémoire le dispute au défaut de générosité. - Quand vous eûtes, monsieur, la condescendance de rechercher ma main, est-ce que je vous fis mystère de l'état de mon cœur? La perte, toute récente encore, de l'homme rare qui fut mon premier époux, - les circonstances profondément douloureuses qui l'avaient marquée, me laissaient un souvenir difficile à effacer. Je ne ,vous le cachai point ; je réclamai, pour tous les scrupules d'une affliction si légitime, - vos égards et vos respects. Vous me les promîtes, marquis, - vous me les promîtes, dis-je, et ce serait le fait d'une délicatesse ordinaire que de m'épargner le soin de vous le rappeler.
LE MARQUIS.
Eh! madame, j'ai promis,... j'ai promis! A la bonne heure. - Mais, outre qu'on s'explique rarement à fond sur ces matières, et que j'ai bien pu ne pas saisir toute l'étendue des obligations que je prenais, - ne devais-je pas me flatter que le temps ferait ici son office habituel, qu'il m'aiderait à venir à bout de cet amour posthume?... Au lieu de cela, et au rebours de toute prévision, cette douleur étrange ne fait que croître et s'épanouir, et se compliquer chaque jour... On multiplie les anniversaires,... on invente des dates,..- on compose des épitaphes,... on me transforme mon parc en cimetière !... Madame, ceci n'est plus du deuil, c'est de la dérision ! Eh ! morbleu ! la femme du roi Mausole, - qui s'y connaissait, je crois, - quand elle eut avalé les cendres de son mari, jusqu'à la dernière pincée,... elle se tint tranquille,... elle n'en parla plus!
LA MARQUISE.
Vous êtes un brutal, marquis, - et de plus vous ignorez l'histoire: cette reine infortunée mourut au bout d'un an de veuvage.
LE MARQUIS.
C'est encore mieux, madame! Eh ! pardié, tandis que vous y êtes, que ne l'imitez-vous jusqu'au bout?... Mourez... mourez de chagrin, - pour achever de me tourner en ridicule!
LA MARQUISE.
Ah! le ridicule!... Le mot est dit : voilà ce qui vous touche! •
LE MARQUIS.
Eh ! sans doute, madame, cela me touche ! Pensez-vous que l'équivoque de notre situation soit pour échapper à la malignité de nos gens? et un homme de ma sorte est-il bien aise d'être pendu aux langues de ses valets? Pensez-vous même que cela s'arrête à notre intérieur? Non, madame, non ; le régal est trop friand pour que le public n'en ait point sa part un jour ou l'autre... Eh ! donnez-moi cent fois plutôt, madame, un rival en chair et en os... Par le sang du Christ ! je m'y prendrai de façon qu'on ne rira pas !... Mais celui-ci est mort,... il a beau jeu !
LA MARQUISE.
Ah ! cette insinuation contre la mémoire d'un homme qui fut notoirement un héros, vous couvre de gloire!... Il a beau jeu ! Voyons, qu'entendez-vous par là?
LE MARQUIS, violent.
J'entends, madame, que, puisqu'il est au diable, je ne puis l'y envoyer. - Dont j'enrage !
LA MARQUISE.
Il suffit. Lorsqu'une femme se voit en butte à une telle démence d'emportement et à un tel cynisme de langage, le parti du silence est le seul qui lui reste. - Tirez votre épée et percez-moi le cœur : je ne bougerai pas. (Elle s'enveloppe dans ses dentelles avec dignité.)
LE MARQUIS.
Non, madame, je ne tirerai pas mon épée, et je ne vous percerai point le cœur : cela n'est pas dans mes mœurs. Mais chacun a sa vocation en ce monde : la mienne n'est pas, malheureusement, pour les mariages en peinture. Je vais plus loin, et puisque la communauté d'existence n'est bien résolument entre nous deux qu'une chimère importune, j'ose vous proposer humblement d'y mettre un terme.
LA MARQUISE.
Si je vous dois, monsieur, la liberté de pleurer désormais à loisir et dans la solitude celui qu'on a pris à tâche de me rendre plus regrettable de jour en jour, comptez, à défaut d'un sentiment plus vif, sur ma reconnaissance.
LE MARQUIS.
Eh bien ! madame, vous avez, chez M. votre père, une retraite ouverte, un asile honorable : aussitôt que vous en manifesterez le désir...
LA MARQUISE, se levant.
Je le manifeste, monsieur.
LE MARQUIS.
Soit! Partez, madame, - partez dès à présent, et je n'y mets qu'une condition, - c'est que vous emporterez cette urne !
LA MARQUISE, saisissant l'urne.
0 triste et doux souvenir de tout ce que j'ai aimé ! froide et chère image d'une tombe qui renferme ma vie, mon cœur, ma jeunesse et mes amours ! Précieux symbole !...
(La porte s'ouvre. Lisette entre avec précipitation. )
LISETTE, essoufflée.
Ah ! madame la marquise ! ah ! madame ! quel coup de foudre !... je veux dire quel coup du ciel !
LA MARQUISE.
Quoi donc, Lisette ?
LISETTE.
Frontin, madame ! Frontin, qui est revenu !
LA MARQUISE.
Frontin ! le valet du comte ! Mais il est mort, Lisette !
LISETTE.
Non, madame... Il a survécu, à ce qu'il dit... Et, tout menteur qu'il est, il faut bien le croire, puisqu'il est là... Ah ! madame ! quel événement ! Les yeux m'en sortent de la tête.
LA MARQUISE.
Mais c'est à n'y pas croire en effet... Et il est là, dis-tu?
LE MARQUIS.
Quelque intrigant, vous allez voir.
LISETTE.
Un intrigant ! On ne connaît pas son Frontin peut-être?... Oui, madame, il est là,... il me suit,... il demande à voir madame.
LA MARQUISE.
Qu'il entre, qu'il entre, Lisette !
LISETTE, allant à la porte.
Pstt! pstt! .- Le voici, madame. (Le marquis s'assied dans un coin en faisant un geste d'humeur. Frontin entre d'un air penaud et effaré.)
LA MARQUISE.
Est-il possible? Comment! mon pauvre Frontin, c'est toi?
FRONTIN, d'une voix faible et dolente.
Oui, madame, c'est moi : c'est moi-même, grâce à Dieu !
LA MARQUISE.
Il se soutient à peine ! Donne-lui vite une chaise, Lisette.
FRONTIN, s'asseyant.
Madame la comtesse est mille fois charitable.
LA MARQUISE.
Madame la comtesse !... Hélas ! Lisette, il ignore donc... Chut ! mon enfant. - Et d'où viens-tu, mon ami'?
FRONTIN.
D'Alger, madame, d'Alger en Turquie.
LA MARQUISE.
D'Alger... Bonté du ciel ! Et comment as-tu fait la route ?
FRONTIN.
A pied, Madame, directement.
LE MARQUIS, avec éclat, de son coin.
Tu veux dire à la nage, sans doute, maraud ?
FRONTIN.
A pied depuis Toulon, je dis. .
LA MARQUISE.
Cela s'entend. - Vois donc, Lisette, comme il est maigre et défait... Tu as beaucoup souffert, n'est-ce pas, mon ami?
FRONTIN.
Oh ! oui, madame, beaucoup, - surtout de soif.
LA MARQUISE.
Je le crois bien, - dans les pays chauds ! - Je suis sûre qu'il est mort de besoin. Lisette, donne-lui des biscuits et du vin de Chypre, en attendant qu'on lui ait préparé à déjeuner. - Tiens, Frontin, prends. (Frontin, entouré et choyé par les deux jeunes femmes, trempe des biscuits dans un verre que Lisette lui emplit à plusieurs reprises.)Eh bien ! cela revient-il un peu, non ?
FRONTIN, éclaircissant sa voix.
Oui, madame, oui, cela revient.
LA MARQUISE.
Il sourit, Lisette ; - C'est à fendre le cœur. - Maintenant, dis-moi, mon ami, ne crains point de m'affliger. Ma douleur est de celles qui se plaisent dans leur excès même. Conte-moi tout. Ne m'épargne aucun détail de cette cruelle aventure à laquelle tu parais avoir échappé miraculeusement.
FRONTIN.
Si madame la-comtesse me l'ordonne?
LE MARQUIS, de son coin.
Puisqu'on te le dit, faquin ! Va donc! va! mais tâche d'aller droit !
FRONTIN, bas, à Lisette.
Quel est donc ce .monsieur qui parle si haut dans la maison ? '
LISETTE, de même.
Rien, c'est un voisin.
FRONTIN, faisant la moue.
C'est un Voisin que je n'aime pas. (Haut, avec importance et discrétion.)Hem ! - Madame la comtesse n'a pas oublié que nous étions chargés par le roi notre maître de le représenter - tant bien que mal - aux noces de l'infante d'Espagne. - Telle était du moins notre mission avouée; mais, pour ne vous rien celer, nous avions des instructions secrètes d'une nature beaucoup plus délicate; elles consistaient... (Avec précaution.)Nous sommes ici, j'espère, en sûreté... elles consistaient, entre nous, - à voir de près... les choses, - à nous bien pénétrer... des apparences, à saisir les nuances les plus fugitives et les plus subalternes, - à ne point perdre trace, en un mot, de ces mille riens - qui n'existent pas, - mais dont un ambassadeur se préoccupe néanmoins à juste titre, - attendu qu'ils sont en définitive les grands rouages des affaires.
LE MARQUIS.
Va donc, triple fat !
FRONTIN, à demi-voix, après avoir regardé le marquis avec inquiétude.
Voilà un voisin bien incommode. (Haut.)Quoiqu'il en soit, les noces se firent, madame, avec la pompe usitée entre personnes souveraines. Il y eut force joutes, castilles, combats d'animaux et autres cérémonies - espagnoles. Nous prîmes notre part de ces divertissements, et nous passâmes là quelques jours, - ma foi ! fort agréables, - sans jamais négliger, bien entendu, notre objet principal, qui était, comme j'ai eu l'honneur de le dire à madame la comtesse, de scruter à droite et à gauche, par devant et par derrière, les plis, les replis, les...
LE MARQUIS.
Vas-tu recommencer, drôle? .
LA MARQUISE,
Passe, passe, Frontin. Tu dois comprendre, mon enfant, toute la vivacité de mon impatience. - Votre mission terminée, vous allâtes vous embarquer à Cadix, n'est-il pas vrai ?
FRONTIN.
Oui, madame. Ayant résolu de nous embarquer, nous choisîmes Cadix, - à cause qu'il y a un port de mer, d'abord, - et ensuite pour vérifier par nos yeux la beauté, la grâce, la gentillesse proverbiales de ses... (il se trouble.)Hem !... de ses... Diantre de biscuits !
LA MARQUISE,
De ses quoi, Frontin?
FRONTIN.
De ses promenades, madame.
LA MARQUISE.
Je reconnais bien là le comte : il se fût dérangé de cent lieues pour voir un joli site. C'était, comme toutes les âmes supérieures, un amant de la nature.
FRONTIN.
Oui, madame, de toute la nature. - Bref, le 13 juin au matin, nous nous embarquâmes sur un vaisseau de Marseille, et nous prîmes la mer. - Ah ! Dieu ! c'est ici que j'ai besoin de toutes mes forces. (Il vide le verre que lui tend Lisette, et reprend avec gravité : )Madame la comtesse n'ignore pas que la mer est une vaste étendue d'eau - soumise à l'influence des lunaisons.
LA MARQUISE.
Je sais cela, Frontin.
FRONTIN.
Eh bien ! madame, c'est ce qui fit notre malheur, car la syzygie s'étant déclarée soudain avec une puissance énorme, il en résulta naturellement un contre-coup sur la marée, - si bien que notre capitaine, malgré toute sa bonne volonté, ne put gagner le large avant la nuit close. La conséquence fut que nous rencontrâmes en travers du détroit cette maudite felouque algérienne, qui nous salua d'abord d'une effroyable volée dans les côtes.
LA MARQUISE.
Miséricorde ! Et alors le combat s'engagea, dis, Frontin?
FRONTIN.
Il ne fut pas long, madame. Le Turc, suivant sa coutume, en vint tout de suite à l'abordage, ce que voyant, moi, je montai promptement dans les hunes, pour mieux dominer l'ennemi. Là, je me comportai de façon, je crois, que si chacun eût fait de même, les choses auraient pu tourner différemment. Au reste, pour ne pas insister sur ce qui m'est personnel, vous saurez simplement, madame, qu'après le combat, lorsqu'on déchargea mon mousquet, on y trouva quinze cartouches à balle l'une sur l'autre.
LA MARQUISE, avec admiration.
Quinze cartouches, Frontin ?
FRONTIN.
Quinze, madame. J'en ai retenu le chiffre. C'est assez vous dire de quelle rage j'y allais.
LE MARQUIS.
Dis que lu avais peur, coquin, et que tu ne savais plus ce que tu faisais !
FRONTIN, se levant, avec une indignation contenue.
Décidément, il paraît que monsieur connaît mieux l'histoire que moi ! Eh bien ! qu'il la conte! qu'il la conte ! Je l'écoute.
LA MARQUISE.
N'y prends pas garde, Frontin. - Mais ton maître, mon ami, ton malheureux maître ?
FRONTIN.
Oh ! pour M. le comte, madame, c'était un archange !... Entouré de cadavres, les pieds dans le sang jusqu'à la cheville, il tenait tête lui seul au flot des corsaires, lorsque tout à coup... son épée se rompit à ras du pommeau.
LA MARQUISE.
Achève, Frontin, achève !... Par qui... comment reçut-il le coup mortel?
FRONTIN.
Le coup mortel, madame?... mais il ne le reçut pas, Dieu merci ! puisqu'il vit encore.
LA MARQUISE.
Qui?... le comte?... Que dis-tu?... le comte vivant!
LA MARQUIS, accourant.
Parle, parle vite, misérable!
FRONTIN.
Mais, sans nul doute, madame, il est vivant, et je vous cautionne que, sauf un peu d'ennui de son esclavage, il se porte à merveille.
LA MARQUISE, défaillant.
Ah !... ciel !... (Elle se laisse tomber sur un canapé; Lisette lui donne des secours.)
LE MARQUIS.
Voyons, marquise, voyons, remettez-vous ! Il y a ici quelque imposture, quelque infernale machination dont j'aurai le secret. - Approche, toi, traître! Confesse que tu as menti !
FRONTIN.
Monsieur, je n'ai dit que l'immaculée vérité. (La marquise entr'ouvre les yeux, et écoute.)M. le comte, blessé et fait prisonnier, ainsi que moi, a enfin obtenu du dey, après dix-huit mois de captivité, des conditions de rachat raisonnables, et l'on m'a envoyé, moi, pour chercher la rançon convenue. J'ai sur moi, monsieur, divers parchemins à l'appui de mon dire, et d'abord voici une lettre du père prieur du couvent de la Merci, avec le cachet de l'ordre, (il montre le parchemin.)
LE MARQUIS, après avoir lu.
Et qui m'assure que cette pièce n'est point fausse?
FRONTIN.
En traversant Paris, j'ai fait apposer au bas le visa du ministre.
LE MARQUIS.
On surprend tous les jours des signatures.
FRONTIN.
Enfin, monsieur, - qui avez la créance si dure, - je pourrais vous faire voir un certificat du consul de Naples à Alger, attestant...
LE MARQUIS.
Ah ! parbleu ! tu tombes mal, mon garçon t le consul de Naples à Alger est M. de Gariga, que j'ai connu intimement à Paris, et dont j'ai reçu nombre de lettres. Voyons, voyons ce certificat.
FRONTIN.
Le voici, monsieur. (Le marquis prend la lettre et la lit attentivement.)
LA MARQUISE, d'une voix faible.
Eh bien, marquis ?
LE MARQUIS, brusquement, rendant la lettre à Frontin.
Eh bien, madame, je suis cassé aux gages, voilà tout !
(Il s'assied avec violence.)
LA MARQUISE.
Il est donc vrai ! - Et l'on t'envoie vers moi, Frontin ?
FRONTIN.
Expressément, madame ! Comme toute la fortune de M. le comte a passé, sur le bruit de sa mort, aux mains d'héritiers qu'il faudra dessaisir par un procès, M. le comte espère que madame la comtesse lui fera l'avance de la rançon qu'on lui demande.
LA MARQUISE.
Et quelle rançon demande-t-on ?
FRONTIN.
Pour lui et pour moi, madame, l'un dans l'autre, cent mille écus.
LA MARQUISE, avec une nonchalance plaintive.
Cent mille écus ! la somme est forte, Frontin; cependant elle ne m'effraie pas, - et, si je l'avais, je la donnerais de grand cœur. Mais quand je vendrais tout ce que je possède, quand je me priverais de tout au monde, je ne crois pas que je pusse disposer de cent mille écus. Au reste, je suis prête à tout. Le comte connaît ma position. Veut-il que je tombe dans la plus extrême misère, que je n'aie plus de quoi me couvrir ?... S'il le veut, qu'il le dise.
FRONTIN.
Madame, il voudrait bien ne plus recevoir le fouet. - Voilà ce qu'il voudrait pour le moment.
LA MARQUISE.
Le fouet !... Est-il possible qu'on fasse subir un traitement si indigne à un homme de sa qualité?
FRONTIN.
Oh ! madame, si encore il n'y avait que sa qualité enjeu... mais ce n'est pas sur sa qualité qu'on le fouette !... - Enfin que me commande madame la comtesse ?
LA MARQUISE, lentement, avec mesure et réflexion.
Écoute, Frontin, voici ce que tu as à faire : - Tu vas retourner à Alger ; tu diras au comte que je n'ai point cessé de le pleurer jour et nuit, que la fidélité de mon amour et l'obstination de ma douleur sont ici le bruit de toutes les conversations; qu'au demeurant j'ai peu de temps à vivre, parce que je suis attaquée d'un mal intérieur, qui déjoue la science des plus habiles médecins : que, quant aux cent mille écus, je ne les ai pas... mais que je vais, dès à présent, m'appliquer à faire des économies, me mettre au pain et à l'eau, s'il le faut, et que, dans peu d'années, si je vis...
LE MARQUIS, se levant.
Non, madame, non ! il ne sera pas dit qu'une personne qui, après tout, m'a honoré d'un instant de bienveillance, en soit réduite aux privations, et peut-être à un deuil éternel, lorsqu'il dépend de moi de l'y soustraire ! J'ai, moi, ces cent mille écus, et je les prête, non pas à vous, madame, qui probablement les refuseriez de ma main, mais au comte, dont la situation autorise de ma part cette liberté.
FRONTIN, d'un ton pénétré.
Ah ! monsieur, vous faites là une belle action !
LA MARQUISE, toujours plaintive.
Oui, marquis, c'est bien, - c'est très-bien ; mais j'ai à vous parler. - Lisette, conduis Frontin à l'office, puis tu reviendras.
FRONTIN, avec dignité.
Monsieur, vous faites-là une belle action ! - Allons déjeuner !;- (Il fait quelques pas et se retourne.)Je vais boire à vous, monsieur, et à la belle action que vous faites !
(II sort avec Lisette.)
LA MARQUISE.
Ce trait chevaleresque, monsieur, me pénètre de gratitude. J'ai peur seulement que vous ne vous gêniez beaucoup.
LE MARQUIS.
Non, madame : l'existence à laquelle je suis voué désormais, les projets ultérieurs que je médite me permettent ce sacrifice.
LA MARQUISE.
Quelle existence? quels projets ?
LE MARQUIS.
Mais, madame, l'existence d'un célibataire, car, votre premier époux n'étant point mort, notre mariage devient nul de plein droit. Quant à mes projets, je vous l'avoue, je ne compte point demeurer longtemps en France; j'y serais exposé à de trop pénibles souvenirs et à de trop fâcheuses rencontres. La guerre d'Amérique ouvre en ce moment aux gens de cœur une séduisante carrière : j'irai voir ce que peut pour la cause de la liberté l'épée d'un gentilhomme. (Lisette rentre ) Souffrirez-vous, madame, que je m'installe dans votre bibliothèque pour écrire sans délai à mon procureur au sujet de ces cent mille écus?
LA MARQUISE.
Faites, monsieur, faites. (Le marquis entre dans une pièce voisine dont la porte reste entrouverte. La marquise est assise sur un canapé, la tête appuyée sur sa main, Lisette debout près d'elle A sa camériste, tristement.)Eh bien ! Lisette?
LISETTE.
Eh bien ! madame?
LA MARQUISE.
Me voilà au comble de la joie, Lisette. (Elle fond en larmes. )
LISETTE.
Oui, madame, c'est comme moi. (Elle s'essuie les yeux.)
LA MARQUISE.
Je pleure cependant, mon enfant, parce que chez une femme tous les sentiments, tu le sais, se traduisent par des larmes.
LISETTE.
Je pleure aussi, moi, madame ; mais, ma foi ! ce n'est pas de joie !
LA MARQUISE.
Que dis-tu donc? quand le ciel te rend Frontin!
LISETTE;
Le ciel est trop bon!... Ah ! madame, que ce garçon-là gagne à être défunt ! - Je lui avais prêté de mon fonds toutes sortes de vertus pour piquer Lafleur d'émulation...
LA MARQUISE.
Mais c'était de la coquetterie, cela, Lisette !
LISETTE.
Oui, madame... Le pis, c'est que j'avais fini par être dupe moi-même de mes inventions et par me composer un Frontin fort passable. Aussi, quand je l'ai revu, mon premier mouvement a été de me réjouir. J'espérais d'ailleurs que le malheur l'aurait amendé ; mais, grand Dieu ! c'est tout le contraire, madame... Depuis un quart d'heure qu'il est ici, il a déjà trouvé moyen de me manquer plusieurs fois - avec la dernière gravité... et ce n'est pas tout... Quand il est entré ici en chancelant, madame a cru que c'était de besoin... Eh bien! madame, il était ivre, voilà la vérité, et grâce aux petits suppléments dont nous l'avons gratifié, il roule maintenant comme une chaloupe et raconte à ce pauvre innocent de Lafleur des histoires turques - à faire frémir... Ah! madame, pour peu que le maître ait suivi, comme je n'en doute pas, la même progression que le valet, nous irons toutes deux en paradis par la voie étroite, madame !
LA MARQUISE.
Mais je ne pense pas, Lisette, que le comte laissât voir, même en germe, des défauts si choquants?
LISETTE.
Oh ! non, certainement, madame, et, à part qu'il courtisait volontiers toutes les femmes, excepté la sienne...
LA MARQUISE.
Comment! est-ce qu'il était coureur, Lisette?
LISETTE.
Ah ! je vous en réponds, madame, qu'il l'était !... A part cela, dis-je, et à part encore qu'il était joueur comme les cartes, - hauteur de tripots, - brave douteux, - soupeur enragé sur la minuit, - jaloux comme un bourgeois, et cætera, et cætera, je ne lui connaissais pas, en effet, le moindre germe d'un défaut.
LA MARQUISE;
Mais, ma fille, je te jure que j'ignorais tout cela, où du moins je l'avais oublié. Je me souviens seulement qu'il était parfois un peu entêté.
LISETTE.
Oui, un peu, comme une mule !
LA MARQUISE.
Assez peu sensible de son naturel.
LISETTE.
Comme un caillou. .
LA MARQUISE, vivement.
Eh bien! mademoiselle, après tout, quand cela serait, où voulez-vous en venir? qu'est-ce que tous ces propos signifient? Quand vous m'aurez prouvé clair comme le jour que le comte était un ogre et un monstre, - quand vous m'aurez prouvé par surcroît, - car c'est là que vous tendez, - que le marquis a plus de mérite dans son petit doigt que le comte n'en eut jamais des pieds à la tête, - qu'en résultera-t-il? Suis-je cause de ce qui arrive, moi?... puis je l'empêcher?... Vous voulez donc me désespérer, me faire perdre la tête ? Allez-vous-en ! laissez- moi seule ! laissez-moi !... Ah ! (Elle aperçoit le marquis, qui est sorti tout doucement de la bibliothèque.)Comment ! monsieur, vous étiez là !... vous nous écoutiez!
LE MARQUIS.
Non, madame, je ne suis venu que quand vous avez élevé la voix, et je n'ai saisi qu'un petit nombre de paroles - que vous allez assurément vous empresser de rétracter d'abord que me voilà.
LA MARQUISE, se levant et s'approchant à petits pas du marquis.
(D'une voix émue et caressante.)Non, monsieur, non, je ne rétracte rien. Je suis une grande coupable, mais je suis bien sévèrement punie... J'ai joué avec vos sentiments, monsieur, - c'était mal... mais, hélas! je jouais avec les miens aussi!... Excusez-moi... je suis une enfant, - une enfant qu'on a toujours gâtée, malheureusement. Je vous jure, monsieur, que mes intentions étaient pures... J'avais si mal réussi à me faire aimer du comte en lui ouvrant tout bonnement mon cœur, que j'espérais être plus heureuse avec vous en usant de ruse... en atermoyant un peu... Si vous saviez comme au fond ce rôle me pesait! comme j'en étais lasse et embarrassée souvent ! Croyez-moi, je vous en prie... Bien des fois, - ce matin encore, - pendant que vous me disiez là des choses - vraiment charmantes, - je sentais une envie folle de vous jeter mes deux bras autour du cou; mais je n'osais pas, je craignais de faire fuir votre amour en l'appelant trop franchement... Et puis on a son honneur aussi : on a beau avoir tort et le reconnaître en soi-même, il en coûte de l'avouer... Vous-même, marquis, soyez juste, vous n'êtes pas sans reproche : il vous était si facile de m'arracher mon secret je ne demandais que cela ! Mais vous vous découragiez trop aisément... Vous êtes trop doux, marquis, c'est votre défaut... Une femme aime à sentir de temps en temps sa servitude... Enfin que vous dirai-je, moi? Je m'y suis mal prise, c'est vrai; mais quoi! est-ce une raison pour m'abandonner comme vous le faites, sans un mot de regret ni de pitié?... Voyons, monsieur, est-ce que cela est irrémédiable ? (Elle joint les mains.)Je me repens, je me repens sincèrement... Tenez, je vous supplie... emmenez-moi! emmenez-moi où vous voudrez, - en Amérique, - dans les bois, - chez les sauvages... Je vous suivrai partout avec bonheur! partout... toujours... je vous bénirai de m'avoir enlevée à la tyrannie d'un homme odieux, qui est indigne de moi, qui m'a torturée de mille façons durant sa vie et (près de pleurer),qui ressuscite tout exprès pour me contrarier... au moment où j'étais décidée à vous dire que je vous aimais de tout mon cœur !
LE MARQUIS. (Il la regarde un moment en silence, puis il va gravement prendre l'urne sur le guéridon, et s'approche de la fenêtre.)
Hé ! gare là-dessous ! (il lance l'urne dans la cour.)- Madame, si je croyais en avoir encore le droit, je serais à vos pieds, n'en doutez pas, car vous êtes bien en ce moment la plus gracieuse petite personne qu'on puisse rêver ; mais la loi, par malheur, ne badine pas avec les bigames qui s'entêtent... Il y a du carcan! et je vous confesse qu'à moins de quelque arrêt nouveau du ciel... (On frappe à la porte.)Qui va là? (Lafleur entre.)Qu'y a-t-il, Lafleur?
LAFLEUR.
Monseigneur, c'est une lettre qu'un courrier apporte de Versailles à toute bride.
LE MARQUIS.
Donne, (il lit la lettre.)Madame, vous avez certainement des intelligences là-haut : cette lettre est du lieutenant de police; il me prévient que votre Frontin, échappé effectivement du bagne d'Alger, a imaginé de ressusciter son maître pour nous escroquer cent mille écus.
LA MARQUISE, saisissant la lettre avec vivacité.
Dites-vous vrai? (Elle lit.)
LE MARQUIS.
Lafleur va vite : assurez-vous du pendard; mais qu'on ne lui fasse aucun mal.
LISETTE.
Non, monseigneur, soyez tranquille. - Viens, Lafleur, viens Chercher des gaules ! (Elle sort en courant avec Lafleur )
LE MARQUIS.
Et maintenant, madame, n'ai-je point à craindre de ce gentil cœur, si mobile, un nouveau revirement?
LA MARQUISE, le regardant fixement.
Cette lettre-ci est venue bien à point... et le reste aussi... Voyons, voyons donc,... votre course mystérieuse de ce matin,.... ce départ de Lafleur au grand galop,... certains regards sournois que je me rappelle entre vous et Frontin,... tout cela sent bien un peu la manigance, dites-moi?
LE MARQUIS.
Oh! madame!
LA MARQUISE.
Non là, en conscience, marquis, qu'êtes-vous dans toute celte comédie, dupe - ou fripon ?
LE MARQUIS, riant et distillant ses mots.
Eh! madame,... puisque rien ne peut vous échapper, et puisque définitivement le comte est mort, bien mort, n'est-ce pas?... (La marquise fait signe que oui, le marquis incline le genou et lui prend la main.)eh bien! franchement,... je suis un peu fripon.
FIN