I

Ce chevalier que tu vois là-bas avec des armes dorées,
c'est le valeureux Laurcalco,
seigneur du Pont d'Argent ; cet autre... est
le redoutable Micocolembo, grand-duc de
Quirocie.
(Don Quichotte.)

Au fond d'une petite baie découpée par l'Océan, sur la côte sud du Finistère, s'abrite le village de F..., qui, avant d'être infesté par les artistes, recelait de très-jolies femmes sous de charmants costumes. Malheureusement les artistes sont venus ; les femmes de F... ont appris qu'elles avaient beaucoup de couleur et de cachet, qu'elles étaient pittoresques enfin ; aussi commencent-elles à porter gauchement leurs vêtements nationaux, et à paraître empruntées sous les coiffes maternelles.

En l'année 1795, c'était un phénomène à noter que le calme heureux dont jouissait ce petit village, paisiblement assis sur sa grève entre l'Océan et la révolution. Jusqu'à cette époque, l'insurrection bretonne avait fait peu de recrues dans cette partie extrême de la péninsule. La république y était à la vérité peu goûtée, surtout depuis qu'elle avait changé l'évêché en département. Les pêcheurs de F... en particulier n'avaient pas appris avec indifférence cette niche d'un pouvoir tracassier, comme leur recteur appelait le comité de salut public ; mais ce pouvoir, tracassier effectivement, ayant borné à cet enfantillage ses rapports directs avec les pêcheurs, ceux-ci n'avaient pas donné suite à leur projet d'aller joindre les gars de Coquereau et de Bois-Hardy : on respectait leurs barques, leurs femmes, leurs maisons ; leur vieux recteur même , malgré l'imprudence de son langage, était ou ignoré ou toléré ; bref, ces bonnes gens, voyant que la république les oubliait, s'étaient pris de leur côté à oublier la république.

Telles étaient les dispositions à la fois sensées et généreuses des habitants de F... vis-à-vis de la Convention nationale, lorsque , le 12 juin 1795 , à l'aube, cette harmonie, fruit d'une mutuelle tolérance, fut troublée inopinément par un bruit de coups de crosse dont retentissaient les portes les plus notables de l'endroit. Les habitants , éveillés en sursaut, aperçurent avec confusion, sur la place de l'église, les uniformes bleus et les plumets rouges des grenadiers de la république. Un détachement d'une cinquantaine d'hommes, précédé par deux officiers à cheval, venait d'envahir le bourg, violant ainsi tous les droits des neutres que le fait semblait avoir acquis à ce petit coin du monde, vierge encore de toutes traces révolutionnaires.

Cependant la panique causée dans le village par cette brutale agression céda peu à peu aux assurances pacifiques des officiers et aux procédés amicaux des soldats. Il ne resta bientôt plus aux habitants d'autre souci que de deviner le but de l'expédition. Malgré la faiblesse du détachement, le rang de l'un des officiers, qui portait les épaulettes de commandant, semblait indiquer que l'objet de cette promenade militaire n'était pas sans importance. Derrière la petite colonne républicaine, plusieurs chevaux de selle étaient menés à la main par un paysan breton, vêtu rigoureusement du vieux costume national, supplément d'une apparence débonnaire sans doute , mais nouveau mystère jeté sur un événement déjà suffisamment inexplicable.

Au moment où les braves pêcheurs de F... se perdaient dans ces incertitudes, ils en furent distraits par un autre spectacle également inusité : une frégate, anglaise selon toute vraisemblance, venait d'apparaître au sud de leur baie, manœuvrant évidemment de façon à s'approcher de la côte aussi près que la prudence le permettait à un navire de cette dimension. Ce second événement eut l'avantage de fournir aux indigènes l'explication naturelle du premier : il était clair que la frégate allait jeter sur la côte un corps d'invasion dont les bleus arrivés le matin avaient mission d'empêcher le débarquement. Or, il suffisait d'une simple comparaison mentale entre les forces du détachement républicain et celles que pouvaient contenir les larges flancs de la frégate pour prévoir l'issue inévitable de la lutte. Cette ingénieuse découverte mit fin aux transes publiques ; toutefois elle ne fut pas admise dans le village avec une satisfaction sans mélange, car, pour rendre justice à la population de la côte armoricaine, les couleurs de la vieille Angleterre n'y étaient pas vues de meilleur œil que celles de la république française.

Par une singularité remarquable, l'idée que l'apparition de la frégate avait éveillée dans l'esprit des pêcheurs était précisément celle qui s'accréditait parmi les soldats épars sur la grève. Enfants grossiers, mais pieux, de cette république dont l'héroïsme était le pain quotidien et nécessaire, élevés au bruit de fabuleuses hardiesses, pleins de cet orgueil patriotique qu'engendrent les grands souvenirs et qui fait naître de grandes actions, ces braves gens ne voyaient pour la plupart rien de choquant dans le combat prodigieusement inégal qu'ils croyaient prochain. Cette question se discutait au reste avec chaleur dans un groupe formé de cinq ou six jeunes grenadiers dont l'inexpérience avait cru devoir, en face de cette crise imminente, prendre conseil d'un sergent à moustaches grises. Ce personnage, nommé Bruidoux, au lieu de répondre immédiatement aux interpellations de ses inférieurs, jugea bon d'affermir au préalable sa dignité ; il prit dans son chapeau un petit mouchoir à carreaux, l'étendit avec précaution sur le sable, et s'assit avec une certaine majesté railleuse sur ce modeste tapis. Puisant alors du tabac par petites pincées dans une bourse en cuir dont le nom m'échappe, il se mit à bourrer une pipe en terre à court tuyau avec une circonspection méthodique d'un homme qui connaît le prix des choses. Après avoir passé le pouce sur l'orifice du fourneau, de manière à égaliser la surface du précieux végétal, Bruidoux tira un briquet et le battit avec cérémonie. Lorsque enfin la pipe allumée fut bien assujettie au coin de ses lèvres, le grave sergent s'étendit de tout son long sur le sable, interposa entre sa nuque et la grève humide ses deux mains jointes, et, poussant vers le ciel d'énormes flocons de fumée :

- Maintenant, dit-il, qu'est-ce que tu me faisais l'honneur de m'objecter, Colibri ?

- Ce n'est pas moi, sergent, répondit le jeune homme gauche et joufflu que Bruidoux désignait sous le sobriquet amical de Colibri ; ce sont les camarades qui disent que ce grand diable de vaisseau va débarquer un tas de ci-devant, et que nous sommes ici pour l'en empêcher. Est-ce que vous croyez ça, vous, sergent ?

- A cette question, dit Bruidoux, il est possible que les savants fissent une cinquantaine de réponses. Quant à moi, Colibri, je n'en ferai que deux : primo, je le crois ; secundo, je l'espère.

Sur ces paroles, qui empruntaient à la bouche d'où elles étaient émanées une autorité sibylline, les jeunes grenadiers se regardèrent furtivement en se communiquant l'un à l'autre leurs secrètes impressions par un hochement de tête accompagné d'une moue particulière de la lèvre inférieure.

- Sergent, reprit timidement Colibri, dans le temps que vous faisiez la guerre en Amérique, je dois supposer que vous avez un peu navigué ?

- Naturellement, mon garçon, la route de terre n'étant pas encore inventée quand je passai dans le nouveau monde, et la traversée à la nage offrant alors, comme aujourd'hui, d'étonnantes difficultés.

- Eh bien ! sergent, vous devez savoir combien d'hommes peut porter un vaisseau de la force de celui qui est en vue ?

- Sur un navire de cette taille, répliqua flegmativement Bruidoux, j'ai vu jusqu'à quinze cents gaillards avec leur fourniment, et il y en avait qui jouaient du violon sans avoir les coudes plus gênés qu'un aveugle sur une place publique.

- Ainsi, dit Colibri, aux yeux de qui cette déclaration ouvrait une fâcheuse perspective, ainsi vous pensez, sergent, que la frégate peut débarquer un millier d'hommes ?

- Sans plus de difficulté que je n'en ai moi-même à cracher. Ensuite, jeune homme ?

- Nous ne sommes que cinquante, fit observer Colibri avec réserve.

- Après ? dit Bruidoux.

- Ils seront vingt contre un, sergent.

- Veux-tu me faire le plaisir de me dire, reprit le vieux soldat, quel est le nom de cette pendeloque bariolée qui est perchée au haut de leur mât, et qui commence à me tirer l'oeil désagréablement ?

- C'est le pavillon anglais, dit Colibri.

- Bon ! Et serais-tu assez aimable pour me rappeler à la mémoire le nom, prénom et qualités de ce bijou-ci ? demanda le sergent en montrant de la main un guidon tricolore que le vent agitait au-dessus d'un faisceau de baïonnettes.

- C'est le drapeau de la république.

- Une et indivisible, citoyen Colibri. Or, mon garçon, comme par le temps qui court on est exposé aux plus désagréables rencontres, si jamais tu te trouvais à l'improviste en face d'une armée de Prussiens, d'Anglais ou de fédéralistes quelconques, attache-moi un chiffon comme celui-ci au catogan du général ennemi, et tu le verras subitement tourner les talons avec toute son armée, ni plus ni moins qu'un jeune ci-devant à qui le cuisinier de madame sa mère accroche un torchon dans le dos. Voilà.

- Mais, sergent, reprit Colibri, si nous sommes venus pour nous battre, à quoi serviront les chevaux de selle que ce grand paysan à longs cheveux menait en laisse derrière nous ?

- Ces chevaux, dit le sergent après une minute de réflexion, sont, selon toute apparence, destinés à des prisonniers de marque.

- Voyez ! cria tout à coup Colibri, la frégate ne marche plus.

Le sergent Bruidoux, quittant sa pose nonchalante, se souleva sur le coude, mit sa main en forme d'abat-jour au-dessus de ses yeux, et considéra un moment la frégate avec attention.

- Ils sont en panne , reprit-il, et, si je ne me trompe, ils mettent les embarcations à la mer. Dans une heure d'ici, mes enfants, nous échangerons des tapes.

Là-dessus, Bruidoux secoua les cendres de sa pipe, et, s'occupant de la bourrer une seconde fois avec une aussi tendre précaution que la première :

- Une chose qu'il te sera agréable de savoir, Colibri, ajouta-t-il, c'est que nous sommes hors de la portée de leurs canons. Si cette côte, au lieu d'être émaillée de récifs une lieue à la ronde, était une de ces côtes, comme j'en ai vu , le long desquelles un vaisseau de haut bord se promène aussi tranquillement qu'une dame dans un salon, la frégate, vois-tu, se serait embossée à notre gauche, tandis que les troupes de débarquement nous auraient abordés par la droite. De la sorte, nous aurions été à la fois fusillés de front et rafflés en écharpe, ce qui eût rendu notre situation véritablement critique.

Comme le sergent achevait ces mots, la frégate mit une embarcation à la mer. Cette circonstance excita un intérêt nouveau parmi les pêcheurs et les soldats. Des regards railleurs ou perplexes se portaient tantôt vers la mer, tantôt sur le chef des troupes républicaines, qui, posté sur un rocher, examinait à travers une lorgnette les mouvements du navire anglais. Ce personnage, qui ne paraissait pas âgé de plus de vingt-cinq ans, portait le lourd uniforme de commandant de la république avec une élégance peu commune dans les mœurs militaires de cette époque. Le genre de beauté répandu sur sa physionomie, la finesse parfaite de tous les traits physiques où les yeux des douairières cherchent des signes de race, auraient, à vue de pays, assuré au jeune officier un accueil fraternel dans les salons de Vérone. La noblesse de son front et la douceur pensive de ses yeux , contrastant avec la fermeté des lignes de la bouche, lui auraient attiré une attention flatteuse dans toute réunion de femmes, sans acception de parti. A quelques pas derrière lui se tenait un jeune homme de dix-neuf ans à peine, aux cheveux blonds et aux joues rosées, portant un léger uniforme d'aide de camp : cet adolescent figurait en qualité de lieutenant dans l'état-major du général Hoche, et depuis quelques jours il partageait avec le jeune chef de bataillon le commandement de la colonne expéditionnaire.

- Commandant Hervé, cria tout à coup le plus jeune des deux officiers remarquant que le flot envahissait le rocher qui servait d'observatoire à son supérieur, je vous avertis que la marée monte ; vous aurez de l'eau à mi-jambe tout à l'heure.

Le commandant Hervé se retourna avec une mine distraite, regarda vaguement le petit aide de camp de l'air d'un homme qui doute si on l'a appelé ; puis il revint à sa lorgnette et à ses observations. Le petit aide de camp éclata de rire.

- Je vous dis , commandant, reprit-il en se faisant un porte-voix de ses deux mains, je vous dis que la marée vous gagne, et que vous allez vous noyer ; vous noyer, entendez-vous !

Le commandant tressaillit comme un homme qui s'éveille, promena autour de lui des regards étonnés, et, s'apercevant que ses bottes étaient déjà submergées jusqu'à la cheville, il s'élança d'un bond sur la grève en murmurant une imprécation dont le caractère contenu et discret annonçait des habitudes distinguées ; car un homme bien élevé diffère d'un cuistre jusque dans les grossièretés où peuvent l'entraîner les surprises de la passion. Puis le jeune homme, ayant fait rentrer l'un dans l'autre les tubes de sa lorgnette, commença sur le sable une promenade rapide, sans autre but apparent que de calmer une grande agitation d'esprit.

Les soldats inquiets ne perdaient pas un seul des mouvements de leur chef.

- Je suis sûr, hasarda Colibri parlant assez haut pour être entendu de Bruidoux sans s'adresser directement à lui, je suis sûr que le commandant regrette de ne pas avoir amené tout le bataillon.

Bruidoux continuant de fumer avec une placidité orientale, Colibri s'enhardit :

- Il faut, dit-il, que le général ait été trompé sur les forces de l'ennemi ; autrement il serait venu lui-même avec deux ou trois batteries...

- Pourquoi pas avec toute la division, l'état-major et la musique ? interrompit d'une voix tonnante le sergent Bruidoux. Ne faudrait-il pas que la république elle-même se mît en marche avec tous les sans-culottes de France et de la ci-devant Navarre, pour conserver la fraîcheur du teint du citoyen Colibri ? Le général, dis-tu, moineau plumé ? Tu vas t'amuser à épiloguer sur les idées du général, toi, à présent ! Assistes-tu à son conseil ? As-tu lu seulement le manuel du vrai troupier ? J'en doute et voici pourquoi j'en doute, c'est que tu es tout à fait étranger à la théorie de l'effet moral ; ainsi, Colibri, tu ne peux pas te fourrer dans la tète qu'il y ait une crânerie délicieuse et un effet moral magnifique dans le simple fait d'opposer cinquante grenadiers à un millier de ci-devant... Que nous devions être hachés jusqu'au dernier, c'est ce qui me crève l'œil, comme à toi ; mais l'effet moral n'en serait pas moins produit, et les ci-devant sauront le cas qu'on fait d'eux. Et maintenant, Colibri, comme ton courage me paraît entaché de modérantisme, je dois te prévenir que si tu sentais, pendant que les prunes t'arriveront par devant, des coups de crosse te survenir par derrière, il ne faudrait pas t'abandonner à une frivole surprise, vu que je connais personnellement celui qui te la ménage.

Avant que le sergent Bruidoux eût pu constater sur le visage de son subordonné l'effet moral de sa période, une exclamation partie du groupe qui l'entourait attira ses regards vers la mer : il reconnut alors avec étonnement qu'un seul canot s'était détaché de la frégate, et faisait force de rames vers le rivage, tandis que le noble vaisseau courait des bordées à deux lieues de la côte.

- Ils nous envoient un parlementaire, reprit le sergent ; c'est ce qu'on peut appeler une conduite prudente pour ne pas dire plus. Me feras-tu l'amitié de m'apprendre, Colibri, toi qui as des yeux d'aigle empaillé, ce que tu aperçois dans cette nacelle ?

- Sauf le respect que je vous dois, sergent, je crois y apercevoir une demi-douzaine de jupons.

- Alors, dit Bruidoux, ce sont des Écossais. Je ne connais dans toutes les armées du monde civilisé que les Ecossais qui portent des jupons.

- Sergent, répliqua Colibri, les Écossais portent-ils aussi des coiffes ?

- Des coiffes ? dit Bruidoux ; je ne le crois pas. Tu veux dire des turbans ?

- Il y a bien certainement au moins une coiffe, sergent. Ce sont plutôt des Écossaises.

- Tout est possible, reprit le sergent en se recouchant avec philosophie ; mais si les femmes se mettent de la partie, bonsoir.

Pendant tout cet entretien, le commandant Hervé, assis sur la quille d'une barque renversée, traçait sur le sable avec le fourreau de son sabre des figures cabalistiques, tandis que ses yeux distraits semblaient lire des mots invisibles dans le monde confus des souvenirs ou des espérances. Une main, qui touchait doucement son épaule, l'arracha soudain à sa rêverie ; en même temps une voix claire et presque enfantine disait derrière lui :

- Eh bien ! voilà un heureux moment pour vous, Pelven ?

- Heureux ! Francis, répondit le jeune homme en souriant d'un air pensif, je n'en sais rien. J'ai assez vécu déjà pour savoir qu'on ne peut qualifier un moment d'heureux ou de malheureux que lorsqu'il est écoulé.

- Comment ? reprit Francis en interrogeant d'un œil plein d'affection le regard mélancolique de son ami, cette barque ne va-t-elle pas jeter dans vos bras une sœur bien-aimée ? N'est-ce pas là le bonheur après lequel vous soupirez depuis deux ans ?

- Et sais-je seulement, dit Pelven, si je vais retrouver en elle la sœur dont je me souviens et que j'espère ? Elle a vécu si longtemps au milieu de mes ennemis ! Elle apprend de tout ce qui l'entoure à haïr l'uniforme que je porte.

- Non, non, ce n'est pas cela ! s'écria le jeune aide de camp avec une vivacité qui couvrit son front d'une rougeur subite. Il ne faut que savoir d'elle ce que vous m'avez dit, Hervé, ce que vous avez bien voulu me montrer de ses lettres, pour qu'un tel soupçon soit impossible, indigne !

- Et puis , reprit Hervé souriant de l'emportement chevaleresque du jeune homme, ma sœur ne vient pas seule. Elle est accompagnée de plusieurs personnes, qui, j'en suis sûr, ne m'aiment pas, et vous pouvez comprendre, Francis, qu'il m'est pénible de ne voir que de la froideur et de l'hostilité sur des visages autrefois familiers et amis.

- Y aurait-il une indiscrétion extraordinaire, commandant Hervé, à vous demander un dénombrement de l'équipage féminin du canot ?

- Dans un temps où la politesse est une perle des plus rares, lieutenant Francis, il m'est impossible de ne pas satisfaire une curiosité qui s'exprime avec une si pointilleuse convenance. Je ne vous dirai rien de mademoiselle Andrée de Pelven, ma sœur, dont je ne vous ai sans doute que trop parlé.

Francis rougit de nouveau.

- Mais, continua le commandant, vous avez excusé cette faiblesse dans un frère. Outre cette jeune personne, le canot que vous voyez à une demi-lieue en mer s'honore de porter madame Éléonore de Kergant, autrefois chanoinesse ; elle est sœur du marquis de Kergant, mon tuteur : c'est l'ennemie la plus acharnée que je connaisse à la république française, et l'amie la plus tendre que l'étiquette, le haut savoir-vivre et la poudre à la reine aient conservée en ce temps d'abomination. Derrière cette dame, et à une distance respectueuse, vous apercevrez une jeune Basse-Brette qui promettait d'être une des plus belles créatures dont regard d'homme puisse être charmé. Elle se nomme Alix. C'est la fille du citoyen Kado, ce grand guide breton qui a amené les chevaux, et que vous voyez appuyé contre ce mât. Je vous prie d'observer en passant que cet homme, avec ses cheveux pendants, son large chapeau, ses braies bouffantes et son habit à la Louis XIV, est à sa façon un type d'une grande beauté, qui peut vous donner une idée de celle qui caractérise sa fille. Alix a été élevée au château ; elle y vit dans une condition mixte ; ce n'est pas une demoiselle, et ce n'est pas une femme de chambre. Elle a les mains blanches et sait l'orthographe. Enfin, à une distance plus respectueuse encore, je suppose, vous remarquerez ou vous ne remarquerez pas une fille de chambre anglaise, ou écossaise, ou je ne sais pas quoi, une miss Mac-Grégor, qui compte des chefs de clan parmi ses ancêtres, et que des malheurs ont réduite à l'esclavage. Comme la chanoinesse l'a attachée tout récemment à son service, je ne l'ai jamais vue ; toutefois, si vous tenez à son portrait, le voici : c'est une gauche et grande personne rousse, qui prend du tabac en cachette. Êtes-vous content, Francis ?

- Pas encore, commandant, car, si je ne me trompe, il y a cinq femmes dans le canot, et vous ne m'en avez nommé que quatre.

- C'est juste, reprit Hervé de Pelven ; et il poursuivit avec un embarras qui n'échappa point à son ami : Il y a encore ou du moins il doit y avoir, car je ne distingue rien d'ici, mademoiselle Bellah de Kergant, fille du marquis et nièce de la chanoinesse. Ce nom de Bellah est de tradition dans la famille depuis les Conan et les Alain.

- Quoi ! est-ce tout ? demanda Francis. Pas un mot d'éloge et pas une épigramme. Me voilà contraint de penser que la jeune dame est contrefaite ou parfaite, puisque votre pinceau ne daigne pas ou n'ose pas s'occuper d'elle.

- Il est toujours délicat de parler de ses ennemis, dit Hervé, et j'ai le regret de compter mademoiselle de Kergant parmi les plus ardents adversaires de la cause que je soutiens. Elle est l'amie de ma sœur ; je puis dire qu'elle a eu pour moi-même, pendant de longues années, les sentiments qu'on a pour un frère ; mais je ne suis plus maintenant, pour elle, qu'un misérable souillé du sang de son roi, sali de la poussière de toutes ses reliques en ruines...

Une minute de silence suivit ces paroles que le jeune commandant avait prononcées d'une voix émue et vibrante ; puis il reprit :

- Vous la verrez, Francis, vous me direz si jamais peintre a fait luire sur un plus divin visage la pureté d'une vierge et l'âme d'une martyre.

Hervé s'interrompit encore, et ce ne fut qu'après avoir détourné la tête pour cacher l'altération de ses traits qu'il ajouta :

- C'est une lutte quelquefois, bien rude, M. Francis, que celle des croyances et des devoirs que fait éclore l'âge d'homme contre les plus doux sentiments de l'enfance.

Le jeune commandant, en achevant ces mots, se leva et fit avec précipitation quelques pas sur la grève, tandis que le petit lieutenant demeurait à la place où il venait de recevoir cette demi-confidence, les yeux humides et le front couvert d'un nuage mélancolique auquel la légèreté habituelle de sa physionomie prêtait un touchant caractère.

Nous profiterons du court intervalle qui sépare encore le canot anglais du rivage pour compléter, aussi brièvement que possible, une exposition malheureusement indispensable aux plus humbles récits. Hervé et sa sœur, orphelins dès leurs premières années, avaient été légués à la tutelle du marquis de Kergant, vieil ami du comte de Pelven, leur père. Le marquis s'était acquitté avec une pieuse délicatesse d'un engagement formé au pied d'un lit d'agonie. Les deux tristes enfants avaient trouvé au foyer du loyal gentilhomme une place fraternelle à côté de Bellah, sa fille unique ; ils avaient partagé avec elle les bienfaits d'une éducation pleine d'une sévère sollicitude. Quand il eut atteint sa seizième année, Hervé fut envoyé dans un collège de Paris, d'où il ne sortit que pour entrer à l'école militaire de Brienne. A la fin de chaque été, le jeune homme venait passer quelques semaines au château de Kergant ; mais, s'il y rapportait toujours la même vénération reconnaissante pour son tuteur et la même tendresse pour les deux charmantes sœurs qui l'accueillaient les larmes dans les yeux, il avait senti d'année en année des idées nouvelles prendre dans son esprit la place des principes dont son enfance avait été nourrie. Le jour où le marquis apprit l'issue fatale du voyage du roi Louis XVI à Varennes, prévoyant l'effort désespéré par lequel la noblesse bretonne devait signaler son dévouement à ses religions attaquées, il rappela subitement son pupille : Hervé obéit et revint à Kergant. Il y vécut quelques mois dans de cruelles angoisses d'esprit, entre les puissants souvenirs de son cœur et les profondes convictions de son intelligence. Puis il prit sa résolution et partit secrètement pour Paris. Peu de temps après, M. de Kergant apprenait par une lettre respectueuse que le fils du comte de Pelven servait comme volontaire dans les troupes de la république. A partir de ce jour , bien que mademoiselle de Pelven pût remarquer dans la conduite de son tuteur envers elle un redoublement d'égards et de bienveillance, elle n'osa plus prononcer le nom de son frère, aimant mieux le voir oublié qu'outragé. Les autres habitants du château observèrent strictement la même réserve, témoignant tous ainsi une égale réprobation pour le parti qu'avait pris Hervé, bien que ce sentiment empruntât des nuances distinctes aux idées et au caractère de chacun. Le marquis considérait absolument le fils de son ancien ami comme un renégat ou comme un félon, qui, également traître à Dieu et au roi, ne méritait de pardon ni en ce monde ni en l'autre. Madame de Kergant, la chanoinesse , voyait apparaître, dans le champ étroit et fantasque de ses préjugés, l'ancien pupille de son frère sous les formes les plus inouïes ; elle le voyait brandissant une pique qui se terminait par une tête saignante ; elle le voyait revêtu d'une carmagnole extraordinaire et dansant sans aucune méthode des ça ira inconvenants sous des lanternes humaines ; elle le voyait enfin courant le guilledou sous l'étrange costume qu'elle prêtait aux sans-culottes, prenant au pied de la lettre cette dénomination politique.

Pour la jeune Bellah, il existait au milieu des révolutionnaires un homme né avec les plus nobles qualités, mais égaré jusqu'au crime et frappé d'un vertige sans nom ; elle éprouvait une telle horreur pour cette désertion de tous ses autels domestiques, que jamais la fière enfant n'osa ni ne voulut, dès ce moment, mêler le nom du traître aux plus secrets murmures de ses prières. Peut-être espérait-elle au fond de l'âme que Dieu daignerait lire ce nom proscrit dans ses yeux humides. Aussi bien mademoiselle de Kergant avait une habitude innocente qu'on retrouvera chez quelques femmes trop chastes pour relever leurs charmes par les plus simples artifices de la coquetterie, mais assez femmes encore pour conserver l'instinct de leur beauté. Jamais ses yeux ne se seraient permis un de ces traits imprévus, une de ces attaques furtives, un de ces éblouissements magiques qui doublent l'éclat des savants regards féminins. Bellah, si nous osons appliquer une figure vulgaire à cette douce image, n'avait qu'un tour dans sa gibecière, qu'un carreau dans son arsenal, mais il était décisif : elle dressait tout doucement vers le ciel sa prunelle étincelante et noyée. C'est à propos de quoi sa tante disait qu'elle faisait des coquetteries au bon Dieu. Or, il est possible, disons-nous, que ce jeu mystique de prunelles, quand il intervenait dans les prières de la jeune royaliste, remplaçât éloquemment le nom que ses lèvres dédaignaient de prononcer.

Hervé de Pelven arrivait, le fusil sur l'épaule, à l'armée de la Moselle, comme le général Hoche en prenait le commandement en chef. La conduite de Hervé dans une affaire d'avant-postes lui valut presque immédiatement le grade de lieutenant. Plus tard, à l'attaque des lignes de Wissembourg, comme son bataillon se repliait en désordre devant l'artillerie formidable d'une redoute autrichienne , il s'élança seul sur les fascines, une flamme tricolore à la main, et s'y tint debout pendant une minute sous la fusillade, par un miracle d'audace et de bonheur. Les républicains, ramenés et électrisés par son exemple, le retrouvèrent mourant au milieu des cadavres ennemis. Le général en chef, témoin de ce fait d'armes, voulut que le brave jeune homme conservât le commandement du bataillon qu'il venait de sauver et d'illustrer ; mais Hervé n'était pas encore sorti du lit de douleur où ses blessures l'avaient jeté, quand le général Hoche, livré une première fois par sa fortune, toujours souriante et toujours prête à le trahir, passa de son camp victorieux dans les prisons du comité de salut public. Hervé perdait plus qu'un protecteur : les égards touchants et les attentions affectueuses que Hoche lui avait témoignés, tenant plus de compte du rapport de leur âge que de la différence du rang, lui donnaient le droit de prévoir et déjà de regretter un ami dans le chef qui lui était enlevé.

Ce fut à cette époque que Perven apprit, par une lettre datée de Londres, que sa sœur Andrée, mademoiselle Bellah de Kergant et la chanoinesse avaient émigré en Angleterre sur l'ordre et par les soins du marquis ; quant au marquis lui-même, la lettre d'Andrée n'en parlait point. Hervé eut la pénible explication de cette réserve en voyant peu de temps après le nom de M. de Kergant figurer parmi les noms des chefs royalistes qui firent dans l'Ouest une si redoutable diversion à nos guerres de frontière. A partir de ce jour, le jeune officier reçut à des intervalles rapprochés des lettres de sa sœur : le mystère de cette correspondance, qui ne pouvait s'entretenir que par des voies détournées, altéra la confiance que le patricien converti s'était d'abord attirée dans l'armée républicaine. Malgré les hautes qualités militaires qu'il continua de déployer, le demi-soupçon qui pesait sur lui le retint dans le commandement où ses premiers pas l'avaient élevé, commandement qui, à cette époque de rapides fortunes comme de chutes profondes, pouvait paraître subalterne à un jeune homme de mérite et de courage.

L'ennui de cette situation douteuse acheva d'assombrir le caractère de Hervé, qui s'était senti envahir dès longtemps par une invincible mélancolie. La fièvre d'enthousiasme qui avait en même temps inspiré et soutenu sa généreuse résolution s'était apaisée, une fois le sacrifice accompli ; car la nature, en permettant aux fibres de l'âme humaine de se tendre jusqu'aux tons aigus de l'enthousiasme, a limité la durée possible de cet effort, qui userait la vie en se prolongeant. Il ne restait à Hervé que le calme soutien d'une conviction élevée et ferme : c'était assez pour qu'il ne se repentit point, trop peu pour qu'il fût heureux. Il est donné à un petit nombre d'âmes de trouver un bonheur qui leur suffise dans la mâle nourriture des idées, de la raison et des faits. La plupart ont besoin d'une sorte de superflu délicat qui, pour elles , est aussi le nécessaire. Trop faibles peut-être, il leur faut de temps en temps chercher un refuge et puiser de nouvelles forces dans des distractions d'une nature moins sévère ; douées peut-être aussi d'une organisation plus exquise, elles unissent à leurs aspirations viriles des penchants plus tendres qui veulent également être satisfaits.

Hervé n'avait connu toute la valeur de son sacrifice qu'après l'avoir consommé. Alors seulement ses sentiments, dégagés du tumulte de ses irrésolutions, lui étaient apparus dans toute leur sincérité. Il s'était aperçu, à la fidélité implacable de sa mémoire, de l'impression plus que fraternelle que les traits de mademoiselle de Kergant lui avaient laissée comme un souvenir vengeur. Quand même Hervé eût assez peu connu le caractère de Bellah pour conserver des doutes sur la façon dont elle devait apprécier sa conduite, les lettres d'Andrée l'auraient suffisamment édifié à ce sujet. Non-seulement mademoiselle de Kergant n'ajoutait jamais aux lettres de son amie un mot de politesse pour l'homme qui avait été si longtemps son frère, mais il était de plus évident qu'Andrée elle-même se trouvait liée sur ce point par d'inflexibles prohibitions. C'est de quoi Hervé pouvait juger par la concision de cet invariable post-scriptum : « Bellah va bien. » Une seule fois Andrée osa étendre les limites de ce cruel bulletin, et à la suite de la formule habituelle : « Bellah va bien, » Hervé eut l'étonnement de lire ces mots : « Elle est belle comme une sainte. » On ne saurait dire pourquoi ce petit supplément, qui était bien d'une femme, irrita Hervé au point qu'il commença à prendre pour de la haine le sentiment violent que la pensée de mademoiselle de Kergant soulevait dans son cœur.

Cependant le 9 thermidor rendit le général Hoche à son pays. Appelé, peu de temps après, au commandement des côtes de Brest, il recruta ses forces de plusieurs corps détachés de l'armée du Nord. La 60e demi-brigade, dans laquelle servait Pelven, fut la première que Hoche songea à réclamer, et Hervé rentra en armes sur la terre natale. Il trouva en grande faveur auprès du général le jeune homme que nous connaissons sous le nom de Francis. Suivant les commérages mystérieux de l'état-major, la mère toute jeune encore de cet enfant s'était rencontrée avec le général républicain dans les prisons , et lui avait recommandé son fils en partant pour le terrible tribunal d'où l'on ne revenait pas. Soit simple piété pour le vœu d'une mère mourante, soit ressouvenir de quelque sentiment plus doux, il est certain que le général avait placé sur cette jeune tête une vive affection.

Un jour d'hiver de l'année 1794, Hoche, rejoignant son quartier-général avec trois bataillons, fut attaqué sur les bords de la Vilaine par les blancs de Stofflet. Du haut d'un tertre où il se tenait pendant le combat, il vit tout à coup son jeune aide de camp enlevé, presque à ses pieds, par cinq ou six partisans. Au même instant, un officier républicain s'élançait, les rênes aux dents, au travers du groupe ennemi qui entraînait le brave enfant, et, soulevant le prisonnier par le collet de son habit, il rapportait ce trophée vivant jusqu'au pied de l'éminence, sur laquelle tout l'état-major battit des mains. Par cette prouesse chevaleresque, Hervé avait fortifié d'un sentiment de vive reconnaissance l'intérêt amical que Hoche lui témoignait. Quant à Francis, il avait conçu pour son libérateur une affection passionnée et enthousiaste.

Quelques semaines plus tard fut signée la première pacification de la Vendée et de la Bretagne. Hervé reçut alors une lettre de sa sœur, qui le priait d'obtenir pour elle et pour ses compagnes d'émigration la liberté de rentrer en France ; elle demandait, en outre qu'une escorte de soldats républicains les protégeât jusqu'a Kergant contre les chouan ennemis de la pacification, qui pourraient vouloir se venger sur elles de la part que le marquis avait prise à cet heureux résultat. Malgré le peu de fond qu'il faisait sur cette paix incomplète, Hoche n'imagina pas que la présence de deux ou trois femmes pût accroître les dangers que la Bretagne préparait encore à la république. Le 9 thermidor avait d'ailleurs fait succéder au régime de la terreur un système plus clément. Enfin le marquis de Kergant se trouvait au nombre des chefs royalistes amnistiés. Hoche n'hésita donc pas à faire cette innocente concession à un homme dont il était personnellement le débiteur, et dont le caractère lui inspirait une confiance absolue.

Le lecteur connaît maintenant les motifs qui amenaient sur la côte de F... le petit détachement de grenadiers républicains que nous y abandonnons depuis trop longtemps.

Le canot anglais touchait au rivage ; il entrait, porté par la marée haute, dans une petite anse que formait, au bas de la grève, un groupe de rochers à fleur d'eau. Hervé et Francis s'approchèrent des rochers pour aider au débarquement, tandis que les soldats se rangeaient avec curiosité à quelques pas derrière eux. Seul le sergent Bruidoux était demeuré loin de là , étendu sur le dos, suivant de l'œil des mouettes dans l'espace et protestant par sa pose dédaigneuse contre la scène de protocole qui menaçait de donner un démenti à sa science prophétique. Quand le canot fut à quelques pieds des récifs, les rameurs l'arrêtèrent brusquement : en même temps le jeune midshipman qui commandait l'embarcation sautait sur le banc de l'avant, et, saluant avec politesse :

- M. l'officier, dit-il tandis que Hervé portait la main à son chapeau, si vous êtes celui que je suppose , vous ne trouverez pas mauvais que je vous demande vos titres avant de remettre entre vos mains le précieux dépôt qui m'est confié.

- Mais, monsieur, interrompit vivement une voix de femme dans le canot, je vous assure que c'est mon frère.

Hervé fit de la main un signe d'amitié à la jolie fille qui venait de parler ; puis tirant un papier de sa poche, il le piqua au bout de son sabre , et le présenta au midshipman. Celui-ci lut alors à haute voix la commission qui était conçue en ces termes : « En vertu des pouvoirs qui me sont confiés par la Convention nationale, j'autorise à rentrer et à séjourner librement sur le territoire de la république les citoyennes Éléonore Kergant, fille majeure, ci-devant chanoinesse, Bellah Kergant et Andrée Pelven, filles mineures, accompagnées des citoyennes Alix Kado et Mac-Grégor, leurs domestiques officieuses. Signé, HOCHE. » Après avoir achevé cette lecture, pendant laquelle madame Éléonore de Kergant avait cru devoir hausser les épaules à plusieurs reprises, le midshipman remit le papier à la vieille dame, et le canot vint toucher les rochers. Trompant l'empressement de Hervé, la chanoinesse s'élança sur le rivage en faisant un plié Pompadour, puis elle se retourna en toute hâte et offrit tour à tour la main à chacune de ses compagnes d'exil. Soit hasard, soit cruauté préméditée de madame de Kergant, ce fut Andrée qui débarqua la dernière.

- Mon frère ! s'écria-t-elle en sautant dans les bras de Hervé et en essuyant avec ses cheveux blonds les pleurs qui inondaient son visage en feu , vous voilà donc ! vous voilà enfin ! et, mon Dieu ! vous voilà comme je vous ai quitté... N'est-ce pas singulier, Bellah ? Moi, je craignais de le retrouver avec les cheveux tout gris !

- Mais, chère enfant, dit en riant Hervé, songez qu'il y a deux ans seulement que nous ne nous sommes vus.

- Seulement ! reprit la jeune fille ; mais je trouve que c'est bien assez de temps, cela, deux ans !

- Beaucoup trop, certainement, mais pas assez, ma chère, pour faire arriver un homme à la décrépitude.

- Enfin , tant mieux ; mais je le croyais, moi, dit Andrée en faisant la moue.

Puis elle éclata de rire, sauta encore une fois au cou de son frère, et s'appuya sur son bras pour remonter la grève jusqu'au village. La chanoinesse, de son côté, avait pris avec précipitation le bras de Bellah, comme pour déjouer toute tentative polie dont l'officier républicain eût pu concevoir la téméraire pensée.

A quelques pas de là, le guide breton était assis sur le plat bord d'une barque, tenant dans ses mains la main de sa fille, et lui parlant gravement dans la vieille langue de ses aïeux. La beauté en quelque sorte judaïque d'Alix empruntait un attrait particulier à l'élégance de son costume national. La majesté régulière de son visage, qu'illuminaient de grands yeux noirs, s'encadrait à ravir sous une coiffe bretonne, dont les blanches ailes relevées venaient se rattacher sur le haut de la tête. Rien dans la pose ou dans la façon de marcher d'Alix ne témoignait cet embarras qui donne souvent de la gaucherie aux mouvements des femmes de condition inférieure.

Hervé ne put s'empêcher de remarquer avec quelle splendeur la plus humble de ses compagnes d'enfance avait tenu toutes les promesses de sa beauté naissante ; mais cette beauté soutenait mal la comparaison avec celle de Bellah, qui cependant offrait à peu près le même type, adouci par une culture d'intelligence plus délicate : c'était la même dignité, avec moins de parfum sauvage et une distinction de formes plus exquise. Bellah semblait être le second exemplaire d'une œuvre divine, empreint de plus de soin dans les détails que le premier , et gagnant en perfection ce qu'il pouvait avoir perdu en force primitive.

Tandis que le commandant Hervé continuait de gravir le rivage, écoutant avec ravissement la voix de sa jeune sœur, doux écho des années disparues, le petit aide de camp s'éloignait à pas lents, le cœur serré par cette tristesse que nous inspire une fête de famille dont nous n'avons pas le droit de prendre notre part.