Vite, une chaise et un couvert....
A la santé du commandeur !
(Molière, le Festin de Pierre.)
Dans la même soirée, la salle à manger du château de Kergant, vaste pièce lambrissée de chêne jusqu'au plafond, réunissait autour d'un souper somptueux une vingtaine de convives. Mademoiselle Andrée de Pelven occupait, avec plus de grâce que de majesté, la droite du marquis de Kergant, tandis que la chanoinesse tenait la gauche de son frère avec plus de majesté que de grâce. Mademoiselle Bellah de Kergant, sévère et souriante comme une jeune reine, était assise au centre de la table, en face du marquis, parcourant de l'œil avec une sollicitude discrète le cercle des convives, et résumant de temps à autre ses observations par des ordres jetés sotto voce à des laquais en livrée ponceau qui s'empressaient derrière elle.
Les laquais, aussi bien que leur livrée ponceau, sembleront peut-être inattendus, sinon dérisoires, au milieu d'une guerre civile flagrante; mais la chanoinesse Éléonore était pour que l'on gardât jusqu'au bout sa qualité : elle avait beaucoup reproché à la malheureuse reine des écarts d'étiquette qui avaient été, suivant sa manière de voir, la cause principale de la révolution française; elle admirait fort les sénateurs romains attendant l'ennemi sur leurs chaises d'ivoire; et la livrée ponceau de ses laquais, obstinément conservée aux dépens de sa cassette particulière, lui paraissait devoir former une sorte de pendant honorable à ce beau trait des anciens. M. de Kergant, tout en reconnaissant ce qu'il pouvait y avoir de puéril dans cette fanfaronnade, y donnait les mains de bonne grâce à cause d'une certaine hauteur d'âme qui s'y montrait et à laquelle il était sensible. On remarquait dans le reste du service le même décorum et le même apprêt : la table, éclairée avec luxe, était couverte d'orfèvrerie et de porcelaine précieuse; elle était servie avec cette abondance excessive qui était alors, comme aujourd'hui, particulière à la province.
Si le marquis et sa sœur étaient parvenus à flatter leurs souvenirs et à tromper leurs regrets par cet appareil emprunté à de meilleures années, leur succès s'arrêtait à la mise en scène matérielle du repas; les acteurs ne secondaient point l'illusion; plus d'un, parmi eux, portait la veste grossière du paysan : des mains durcies à la charrue maniaient l'argenterie blasonnée. Le marquis appelait des héros, et il avait raison, ces hôtes rustiques, que peu d'années auparavant il reconnaissait à peine pour des hommes. Ainsi cette révolution que le vieux gentilhomme combattait au dehors avec désespoir, elle avait un pied sur son foyer domestique; il la traitait noblement à sa table de famille; elle y faisait régner le premier de ses bienfaits, la seule égalité sociale qui ne soit pas une chimère d'illuminé ou un rêve ignoble de l'envie, celle qui fait asseoir au même banquet d'honneur toutes les vertus, tous les talents et tous les courages. - La coiffe plébéienne d'Alix, la fille du garde-chasse, brillait à une des extrémités de la table et ajoutait un détail gracieux à tous ces contrastes. M. de Kergant, esprit généreux quand la passion n'en altérait point le naturel, avait voulu récompenser par cette faveur le dévouement que la jeune fille avait montré à ses compagnes d'exil. La pointilleuse chanoinesse ne pouvait se dissimuler tout ce qu'une semblable bigarrure de mœurs et de costumes avait de fatal pour les pures traditions classiques; elle sentait au fond du cœur le coup qu'une telle discordance portait à ses laquais ponceau, mais elle se consolait en prêtant à cette mortification une couleur religieuse : elle comparait ces réunions mélangées aux repas libres des premiers chrétiens.
Le hasard nous procura, il y a peu d'années, l'avantage de connaître un des rares survivants de la grande chouannerie : par goût de jeunesse, à ce qu'il nous semblait, plutôt que par une bien forte conviction, il avait pris une part active aux intrigues comme aux guerres de la Bretagne royaliste ; il y avait même trouvé tant de plaisir qu'il était, je crois, tout prêt à recommencer quand il mourut, fort heureusement, le printemps dernier. Ce bon vieillard, qui avait tué beaucoup d'hommes autrefois, nous étonnait souvent en nous contant avec quel appétit il prenait ses repas et avec quelle tranquillité il suivait la routine de sa vie, au milieu des mortelles et incessantes appréhensions de la guerre civile. - Quand le péril, disait-il, nous assiège du matin au soir et du soir au matin, il a le sort d'une maîtresse maladroite, il perd sur nous son empire. Il ajoutait qu'à son avis Damoclès devait être un étrange poltron, pour ne point s'être habitué à une chose aussi simple que d avoir une épée suspendue sur la tête. Il comprenait que cela fût gênant le premier jour; mais il déclarait que, dès le second, il n'en aurait pas, quant à lui, perdu un coup de dent, et que l'épée en eût été pour ses frais. Il allait plus loin; il se sentait capable, sous la menace de quelque péril que ce pût être, pourvu qu'il fût un peu prolongé, de soutenir avec une entière liberté d'esprit la thèse la plus légère, sinon la plus galante. A l'appui de cette déclaration, il nous citait de véritables tours de force que nous avons le regret de ne pouvoir faire figurer dans cette histoire; mais l'obligeance, parfois un peu avantageuse peut-être, du vieux partisan, nous permet au moins de faire connaître au lecteur quelle espèce de conversation pouvait remplir les courts intermèdes d'un drame sanglant, quel sujet d'entretien pouvait défrayer un souper de chouans, entre deux de ces combats où l'on ne faisait point de prisonniers, et à huit jours de Quiberon.
- Ah çà! mais, véritablement, c'est un souper de noces, cela, mon cher hôte, et de noces royales, disait en riant un jeune homme qui occupait la place d'honneur à côté de mademoiselle de Kergant, et dont toutes les paroles étaient accueillies avec un respect extraordinaire : je vous soupçonne d'avoir ouvert un refuge dans votre château à tous les cuisiniers illustres que la révolution a cassés aux gages, et ce souper m'a tout l'air d'être le produit de la reconnaissance de ces messieurs. En tout cas, un tel souper vaut seul un long poème, voilà ma façon de penser, d'autant plus qu'en fait de poèmes, les plus courts m'ont toujours paru les meilleurs... Ah ! mon Dieu mademoiselle de Kergant a froncé le sourcil... J'ai eu le malheur de professer quelque hérésie!
- Vous vous êtes simplement enferré jusqu'à la garde vis-à-vis de mademoiselle Bellah, monsieur le Duc, dit un jeune abbé à l'œil fin et à la mine déliée, qui était placé près de la chanoinesse.
- Ma fille, monsieur le duc, ajouta M. de Kergant, a le travers d'aimer la poésie avec passion.
- Eh bien ! reprit celui qu'on appelait M. le duc, je n'ai pas dit de mal de la poésie, moi ; j'ai parlé des poèmes.
- Mais, Monsieur, demanda Bellah en souriant, qu'entendez-vous donc par poème?
- Par poème, Mademoiselle, j'entends... mais dame ! j'entends la Henriade, que je n'ai jamais lue, mais qui est bien ennuyeuse.
- Outre que l'auteur était un polisson, fit observer la chanoinesse. Je n'ai jamais lu non plus sa Henriade, mais on dit que Jeanne Darc y est indignement traitée.
- Vous me l'apprenez, Madame, reprit le jeune duc, et j'ajoute ce grief à ceux que j'avais déjà contre cette épopée. Quant à la poésie, j'ai le bonheur de partager le goût passionné qu'elle inspire à mademoiselle de Kergant ; mais je suis loin d'honorer indifféremment sous ce titre toutes les lignes d'écriture d'inégale longueur. On n'est pas poète, à mon avis, parce qu'on évite d'appeler les choses par leur nom et parce qu'on mesure des syllabes avec plus ou moins d'habileté, suivant un rythme convenu. La naïveté, le naturel, la bonne foi, qui sont les caractères de la poésie telle que je l'entends, n'appartiennent qu'aux premiers âges des peuples comme aux premières années de l'homme. Les imaginations, les sentiments, les rêves d'un enfant sont de la poésie ; un jeune homme qui aime est encore un poète ; mais, sous peine d'affectation et de ridicule, il faut renoncer, après la première moitié de la vie, à des formes de sensibilité et de langage qui cessent d'être sincères et touchantes. Vous avez, Mademoiselle, des trésors de vraie poésie dans vos vieilles ballades bretonnes... Ah ! je suis ravi de voir votre front s'éclaircir... C'est mon pardon, n'est-ce pas? Eh bien, Messieurs, j'offense peut-être ici quelque barde inconnu, mais c'est mon sentiment: une civilisation qui commence est poétique, car l'enfant pleure, rit et chante avant de parler... Un peuple mûr, à plus forte raison un vieux peuple, n'est poète que par artifice... C'est un barbon avec une guitare... un art poétique chez une nation signifie que l'ère de la poésie est close... Aussi depuis Boileau, et je dirais volontiers inclusivement, je ne vois pas un poète en France... Vous souriez, Chevalier? Si vous en connaissez un, quand ce serait vous-même, je suis prêt à lui rendre hommage, sur des pièces probantes, s'entend.
Celui à qui le jeune duc adressait ces paroles était un homme d'une cinquantaine d'années, long de taille, sec et jaune de visage et poudré avec soin. Il était assis près de mademoiselle Andrée, à laquelle il paraissait conter, de l'air le plus sérieux du monde, des choses fort plaisantes, si l'on en jugeait par les éclats de rire de la jeune demoiselle.
- Votre théorie, monsieur le duc, dit-il avec gravité, me blesse, je vous l'avoue, dans mes plus chères affections. Elle refuse le titre de poète à un homme qui fut mon ami et dont Apollon taillait la plume lui-même, à ce que je crois. Il sut d'ailleurs faire entrer dans la poésie un élément qui n'y figure point d'ordinaire, bien à tort selon moi, je veux dire l'utilité.
- Et le nom de ce beau génie ? demanda le duc.
- Son nom, monsieur le duc, est écrit au Parnasse, je n'en doute point, comme il l'est dans mon cœur; mais je confesse à regret que ses contemporains n'ont pas eu la curiosité de percer l'anonyme dont il aimait à voiler sa muse.
- Voyons ses vers, en ce cas.
Le chevalier médita un instant et passa la main sur son front ; puis il reprit : - Je m'en rappelle fort heureusement quelques-uns. Ce grand homme, Messieurs, n'était pas seulement mon ami, il était encore celui de l'humanité. Il se plaisait, tout en la charmant, à lui donner de salutaires avis. C'est ainsi qu'il a dit :
Aux gens que pas à pas conduit vers le tombeau
La phthisie ou la fièvre lente,
Je conseille le lait de chèvre ou de chameau,
Ou celui de jument, comme chose excellente.
Les convives n'entendirent point cette belle pièce sans donner des signes d'une vive gaieté ; Andrée surtout applaudit en battant des mains avec la folle joie d'un enfant. -Encore, chevalier! encore, je vous en prie ! s'écria-t-elle.
- Volontiers, Mademoiselle, reprit l'imperturbable chevalier; c'est encore mon ami qui a dit spirituellement de l'oie, considérée comme aliment :
L'oie est un animai stupide,
Qui doit être sans cesse en un séjour humide;
Il la faut abreuver ; l'axiome est certain:
Vive, elle veut de l'eau; morte, elle veut du vin.
C'est toujours mon ami, Messieurs, qui a révélé au monde un certain nombre de vérités neuves dans le goût de celle-ci :
Laver ses mains est une propreté
Qui contribue à la santé.
Quand l'admiration expansive que ne pouvaient manquer d'exciter de pareils chefs-d'œuvre se fut un peu calmée : - Ma foi ! Messieurs, dit M. de Kergant, ce sont là assurément de fortes platitudes; mais je crois que je les préfère encore à ces madrigaux, à ces impromptus et à toutes les fadeurs pastorales dont nous inondaient, il y a vingt ans, une foule de petits vagabonds...
- Tout beau ! mon frère, interrompit la chanoinesse ; les poéticules dont vous parlez étaient, j'en conviens, des impertinents à fouetter en place publique; mais ils avaient bien de l'esprit ! Vous n'avez pas toujours eu vous-même pour le genre de leurs productions le dédain que vous professez aujourd'hui. Je suis fâchée de rappeler publiquement des vers que fit, en l'an de grâce 1775, un certain marquis dont je me borne à taire le nom. Les voici, ajouta la chanoinesse en donnant à ses lèvres un tour précieux et enfantin : A une dame qui avait un chien sur ses genoux...
- Ma sœur !... dit vivement le marquis.
- Mon frère, je ne nomme personne, reprit la chanoinesse.
A UNE DAME QUI AVAIT UN CHIEN SUR SES GENOUX.
Grâce à vous, cruelle beauté,
Malgré leur peu de ressemblance
Nous voyons la fidélité
Sur les genoux de l'inconstance.
- Ah ! monsieur ! dit Bellah en jetant à son père un regard charmant de tendre reproche et de pudeur filiale.
- Eh bien, mais c'était fort joli, cela, marquis ! dit le brillant jeune homme, qui semblait être le roi de la fête. Je comprends, au reste, que madame la chanoinesse défende un genre littéraire qui a produit le gracieux rondeau que je vais vous dire, lequel, je pense, a été fait pour elle :
A UNE DAME QUI DEMANDAIT UN RONDEAU.
On n'en fait plus, ma chère Éléonore...
C'est votre nom, je crois, madame.
On ne fait plus de ces jolis rondeaux
Dont la cadence agréable et sonore
Droit au refrain marchait à pas égaux.
Dans ce siècle, plus sage ou plus froid que les autres,
Il faudrait que nos cœurs fussent toujours émus
Par des yeux aussi vifs, aussi beaux que les vôtres:
On n'en fait plus!
Les compliments sont le fard du poète;
J'en ai fait mille, ils étaient superflus ;
Mais, dès l'instant où l'on vous le répète
On n'en fait plus !
- Dites donc que cela n'est pas adorable ! s'écria la chanoinesse ; et ceux-ci, monsieur le duc :
A ÉGLÉ
Vous accusez l'Amour, l'Amour en rit tout bas ;
Car, en le décriant, vous augmentez sa gloire.
Quand vous niez ce dieu, vous nous forcez d'y croire,
Et vous le faites naître en disant qu'il n'est pas.
- Voilà qui est sans doute fort bien filé, dit le jeune abbé ; mais il me semble que je trouve dans ma mémoire quelque chose de plus vif encore. Jugez-en, madame.
- A ce bouquet charmant que pour toi l'on a fait,
Je vois, gentille Églé, qu'aujourd'hui c'est ta fête.
- Non, me répondit-elle avec un air honnête,
C'est moi qui l'ai cueilli pour orner mon corset.
- C'est donc, lui dis-je alors, la fête du bouquet.
-Ah ! mon Dieu ! s'écria le duc avec un air d'enthousiasme exagéré, que celui-là me plaît ! Véritablement, mesdames, c'est comme qui ferait une chute sur un lit de roses !...
- Moi, dit M. de Kergant, je voudrais qu'on nourrisse les auteurs de ces choses-là avec de la pommade.
- Tenez, notre hôte, quand on a fait en personne un quatrain à une dame qui avait un chien sur ses genoux, on est mal venu...
-Permettez, monsieur le duc, interrompit en riant le vieux marquis, il faut savoir l'histoire de ce quatrain je l'ai fait, c'est vrai...
- Ah ! ah ! dit le duc, nous vous tenons !
- Mais c'était un défi ; ma parole était engagée, il fallait le faire... ou mourir.
- Parbleu ! Marquis, vous teniez donc bien à la vie dans ce temps-là?
M. de Kergant se préparait à répondre sur le même ton de légèreté, quand tout à coup il vit sa fille se lever, puis demeurer droite et immobile, les joues pâles et l'œil fixé, avec une expression de stupeur, vers l'angle de la salle où s'ouvrait la porte d'entrée. La moitié des convives avaient en même temps porté leurs regards dans cette direction avec un air d'extrême surprise et même d'alarme. M. de Kergant se retourna avec précipitation et aperçut près de la porte le commandant Hervé en uniforme républicain, la tête nue et sans épée. Le marquis se leva. Andrée avait poussé un cri.
- Monsieur le marquis, dit aussitôt Pelven, dont le visage doux et grave était un peu altéré par la fatigue et par l'émotion, je viens vous demander l'hospitalité. Pour des motifs qu'il vous est aisé de deviner, il n'y a plus de sûreté pour moi dans les rangs républicains. Averti à temps du sort qui m'attendait, j'ai cru qu'il y aurait plus de folie que de courage à ne pas m'y soustraire. Puisque je suis un proscrit, je viens parmi les proscrits. Si j'ai trop compté, Monsieur, sur votre ancienne amitié, j'irai traîner ailleurs une vie malheureuse, dont ne veut plus cette cause terrible à laquelle j'avais tant sacrifié.
Tous les convives avaient écouté dans un silence morne les paroles du jeune officier ; tous les yeux étaient attachés sur le marquis, dont les traits avaient perdu leur expression passagère de bonhomie enjouée pour reprendre le caractère de noble sérénité qui leur était habituel. - Monsieur de Pelven..., dit-il en faisant un pas vers son hôte inattendu ; mais, au lieu de poursuivre la phrase solennelle que ce début annonçait, il saisit tout à coup le jeune homme par la main, et l'attirant brusquement sur sa poitrine : - Hervé ! s'écria-t-il d'une voix attendrie, mon fils, mon enfant, soyez le bienvenu!
Cet accueil, que Hervé n'avait pas espéré, le troubla jusqu'au fond du cœur. En recevant l'embrassement chaleureux du vieillard, il sentit passer dans ses veines un frisson glacial. La pensée du double rôle qu'il jouait pour la première fois de sa vie lui traversa l'esprit comme un remords, et, tandis qu'il balbutiait les mots de reconnaissance et de dévouement, une teinte plus vive nuança ses joues brunies ; mais, son œil ayant rencontré soudain le regard étincelant du personnage que mademoiselle de Kergant avait à sa droite, il recouvra à l'instant toute la fermeté de sa résolution.
Cependant le marquis s'était retourné vers ses convives : - Messieurs, leur dit-il, voici le fils du comte de Pelven. Il a été entraîné aux idées révolutionnaires par l'enthousiasme de jeunesse qui égara nos plus grands noms à l'aurore trompeuse de ces jours de deuil. Je ne doute pas qu'il n'ait reconnu dès longtemps et déploré ses illusions. Des circonstances que vous connaissez viennent de briser les chaînes qu'un point d'honneur exagéré lui avait forgées. Je vous prie de l'accueillir comme un homme de cœur et comme le fils de mon affection.
Les convives répondirent par une vive acclamation accompagnée du choc bruyant des verres ; un seul, celui qui, malgré sa jeunesse, paraissait être le premier parmi eux, se contenta d'incliner la tête avec une gravité polie.
Hervé, sur l'invitation du marquis, avait pris place à côté d'Andrée, qui lui faisait fête par ses transports mêlés de rires et de larmes. Mademoiselle de Kergant, plus réservée ou plus pénétrante, n'avait accordé au compagnon de son enfance d'autre témoignage de bienvenue qu'un sourire triste et froid ; les regards qu'elle jetait sur lui à la dérobée paraissaient empreints d'un sentiment de doute et d'inquiétude.
Un silence embarrassé succédait peu à peu au mouvement tumultueux dont l'arrivée du républicain avait été l'occasion. Le remarquable voisin de mademoiselle de Kergant avait seul conservé son air d'aisance supérieure ; il essayait, avec une sollicitude pleine de bon goût, de ranimer l'entretien que la présence d'un uniforme exécré semblait avoir glacé sur les lèvres des assistants. Le timbre de sa voix, d'une sonorité mélodieuse et doucement métallique, frappa Hervé comme un souvenir. Le jeune commandant ne doutait pas qu'il n'eût devant lui ce chef mystérieux, l'ennemi et le rival qu'il était venu chercher, le héros royaliste qui, en si peu de jours, avait porté si haut l'éclat de son nom de guerre. Il l'étudiait avec une curiosité émue et sombre. C'était un homme de la plus petite taille qui se puisse concilier avec la beauté mâle et avec la grâce : il pouvait avoir de vingt-cinq à trente ans, des cheveux noirs encadraient son front élevé et large, sa bouche était dessinée avec une délicatesse un peu molle ; mais ce détail, d'un charme à peine digne d'un homme, était racheté par la fierté du front, par les lignes hardies d'un nez aquilin aux ailes un peu ouvertes, et surtout par le rayonnement presque insoutenable du regard.
Pelven crut retrouver dans la physionomie de l'inconnu quelques-uns des traits caractéristiques d'une famille illustre ; mais il devait à son éducation patricienne des renseignements trop précis et trop minutieux sur le personnel de la maison de. Bourbon, pour ne pas reconnaître sur-le-champ qu'aucun des noms attribués par l'opinion publique au jeune chef qu'il avait devant les yeux ne lui appartenait réellement. Quel qu'il fût toutefois, son attitude et ses façons étaient souveraines : nul ne paraissait lui contester le droit d'agir en prince, et il en usait avec une assurance tempérée par la plus exquise politesse. Sa parole courait comme une flamme à travers le cercle des convives, rapide, affable, entraînante, pénétrant dans les esprits les plus rudes comme dans les plus cultivés, appropriant la plaisanterie ou l'éloge au goût et aux habitudes de chacun avec une flexibilité surprenante de ton et de langage. Toutes les séductions et tous les genres de victoire semblaient promis à cette nature comblée de tous les dons, qui alliait une sorte de grâce voluptueuse à l'attrait imposant de la force, et qui parlait avec la même éloquence aux soldats et aux femmes. Toutefois cette riche médaille ne pouvait manquer d'avoir son revers : un appréciateur délicat eût été choqué par l'éclat même de tant de ressources et de qualités jetées en dehors, pour ainsi dire, sans réserve, et qui pouvaient faire douter s'il restait quelque chose au fond. II paraissait plus naturel d'accepter ce jeune homme pour maître que de le prendre pour ami.
Hervé ne put s'empêcher de tressaillir quand il s'entendit nommer par celui qui était l'objet de son avide attention, et à qui nous donnerons désormais son surnom de Fleur-de-Lis : - Monsieur de Pelven, disait-il en le saluant de son verre, souffrirez-vous que je boive à l'heureux accident qui nous vaut l'avantage, très-apprécié par nous, de vous posséder?
- Monsieur, répondit Hervé en s'efforçant de sourire, ou je me trompe fort, ou c'est vous qu'on en doit remercier, s'il y a lieu toutefois à des remercîments.
- Mon Dieu! monsieur le comte, reprit Fleur-de-Lis avec un accent pénétré et affectueux, ou je me trompe fort moi-même, ou vous ne me pardonnez pas, mais là, bien chrétiennement, la liberté que j'ai prise de disposer de vos services à votre insu.
- Ma foi, monsieur, dit gaiement Hervé, je vous avoue que j'ai encore sur le cœur un certain coup d'assommoir...
- Ah ! Dieu merci I je ne l'ai pas sur la conscience, moi. George, je vous en prie, mon ami, revendiquez vos actes... Je ne veux pas que votre poing reste entre M. de Pelven et moi... Voici l'assommeur, mon cher comte, ajouta le jeune homme en montrant à Hervé une espèce de paysan aux épaules carrées, à la tête ronde, dont la cravate flottante laissait voir un cou d'Hercule... Vous pardonnerez à George quand vous l'aurez vu au feu, j'en suis sûr.
- Excusez, monsieur le comte, dit George en faisant entendre un gros rire, mais il s'agissait de nous sauver tous, et puis un coup de poing ne déshonore pas.
- Je ne dis pas qu'il m'ait déshonoré, mon ami, répliqua Hervé, mais il m'a fait mal. Je suppose, monsieur George, que vous étiez une des dames qui lavaient leur linge cette nuit-là dans la vallée de la Groac'h ? Puis-je vous demander sans indiscrétion le motif de cette mascarade, tout aimable d'ailleurs ?
- Ah ! ne m'en parlez pas ! dit Fleur-de-Lis; ces Bretons sont si braves, qu'ils en sont fous ! Ils voulaient me faire accueil par cette drôlerie qui nous causa tout l'embarras du monde.
- Et ne puis-je savoir, monsieur George, reprit Hervé, en vertu de quelle sorcellerie vous avez pu essuyer notre feu impunément ?
- Ah ! monsieur, répondit George, c'est que mes gars ont de l'aplomb, voyez-vous ! Je les ai habitués à courir sur l'artillerie en se jetant à plat ventre de temps en temps pour laisser passer la mitraille... Vous avez pu juger vous-même avec quelle précision ils font cette manœuvre.
Mademoiselle de Kergant se leva de table comme l'intrépide partisan achevait de parler ; elle prit la main que lui offrait Fleur-de-Lis, et tous les convives passèrent à leur suite dans un salon voisin, que décoraient des portraits de famille. Hervé, en revoyant ces graves figures d'ancêtres, témoins vénérés de son enfance, protecteurs domestiques de ses paisibles années, ne put se défendre d'un retour amer sur les chagrins et les agitations de l'heure présente. Tandis que la société, dispersée par groupes dans le salon, se livrait à une de ces conversations expansives auxquelles dispose un bon repas, il se retira dans l'embrasure profonde d'une fenêtre. Il y était à peine, qu'il vit Bellah s'approcher avec une apparence souriante et distraite, en lançant quelques mots derrière elle aux personnes voisines ; puis, changeant de ton et de visage dès qu'elle fut tout près de lui : - Hervé, que venez-vous faire ici ? dit-elle rapidement et à demi-voix.
- Dieu m'est témoin, répondit le jeune homme, que j'aurais souffert la mort la plus ignominieuse plutôt que d'y mettre les pieds, si j'avais pu soupçonner ce que j'y devais voir, ce que j'y devais entendre.
- C'est une énigme, monsieur de Pelven ? demanda Bellah avec cette hauteur tranquille qui était une de ses grâces.
- J'étais, il y a une heure, dans le bois de sapins, Bellah.
- Dans le bois de sapins ? répéta mademoiselle de Kergant en répondant au coup d'œil accusateur de Hervé par un regard d'une limpidité virginale. La voix de son père qui l'appelait coupa court à cette explication ; la jeune fille haussa légèrement les épaules, leva ses beaux yeux vers le ciel, et s'éloigna d'un-air pensif.
Quand on s'étonne de la facilité avec laquelle un homme d'esprit se laisse tromper par la femme qu'il aime, on oublie le penchant naturel de notre cœur à l'espérance. La perspective du malheureux est pleine d'illusions ; il est le complice empressé des ruses dans lesquelles on l'enveloppe : ce sont nos faibles mains qui présentent à une femme le voile dont elle nous aveugle. Un seul mot, un geste de surprise avaient suffi pour combattre et pour vaincre à demi dans l'esprit de Hervé des témoignages qui, l'instant d'auparavant, lui semblaient irrécusables. Il se rappelait l'âme fière et innocente de sa sœur d'adoption, il voyait encore briller la pure lumière de ses yeux, il oubliait la perfection d'hypocrisie qui peut ceindre un front pervers de cette auréole décevante, et il se reprochait déjà d'avoir outragé, sur de vagues soupçons, une créature digne de son respect. Cependant cette scène du bois de sapins était bien réelle. Au moment où ce souvenir plongeait Hervé dans de nouvelles anxiétés, une femme frôla en passant le rideau derrière lequel il était à moitié caché ; il leva la tête et reconnut la figure pâle et énergique d'Alix. Quelque invraisemblable que put être l'idée qu'éveilla soudain cette vision dans l'esprit du jeune homme, il ne laissa pas de l'accueillir comme un renfort pour ses doutes et pour ses espérances ; mais, en reportant son attention vers un groupe animé où figuraient Bellah et Fleur-de-Lis, Hervé put se convaincre que le jeune héros royaliste, s'il n'avait pas encore à sa haine tous les titres qu'il lui avait supposés, ne négligeait rien du moins pour les obtenir. On voyait que la présence de Bellah l'élevait au-dessus de lui-même et qu'il prétendait lui plaire : c'était à elle que ses yeux dédiaient chacune de ses paroles; il faisait étinceler devant elle toutes ses richesses, il l'environnait de tous ses prestiges, comme d'un cercle, magique. Bellah, quelle que fût la profondeur de ses impressions, était évidemment sous le charme de cette fascination ; Hervé put même lire dans les yeux de la jeune fille une sorte d'admiration passionnée, qui fit aussitôt renaitre tous ses doutes et toute sa colère. Se rappelant le but véritable de son voyage à Kergant, il s'accusa de n'être pas encore sorti de son rôle emprunté et de garder son masque plus longtemps qu'il n'était nécessaire. Il se rapprocha sans affectation de son redoutable rival, et, saisissant un moment où celui-ci cessait de parler : - Monsieur, lui dit-il, me serait-il permis de vous entretenir un instant avant de me lier pour jamais à la cause que vous représentez si bien ? Je ne suis pas, assurément, dans une situation à mettre un prix à mes services, mais mon caractère, parmi vous, a besoin d'être clairement défini, pour votre satisfaction comme pour la mienne, j'ajoute pour mon honneur. Je ne crois pas me tromper, Monsieur, en vous attribuant toute l'autorité qu'il faut pour prononcer sans appel dans tout ce qui me regarde.
L'œil perçant du jeune royaliste n'avait pas cessé, pendant ces paroles, d'étudier attentivement le visage de celui qui les prononçait ; un sourire d'une expression singulière apparut sur ses lèvres quand il répondit : - Je suis tout à vos ordres, monsieur de Pelven, et vous ne faites que prévenir mes vœux... La soirée est belle, je crois... une promenade au jardin Vous agrée-t-elle ?... Nous causerons là tout à notre aise. - Hervé s'inclina. - Mais, mon Dieu ! mon cher hôte, reprit Fleur-de-Lis en s'adressant au marquis de Kergant, est-ce que nous traitons M. de Pelven en prisonnier? Je remarque qu'il n'a point d'épée : c'est, pour un brave militaire comme lui, une mortification bien imméritée, qui ne se prolongera pas une minute de plus, si vous avez un peu d'égard à ma prière.
- Vous me faites souvenir, monsieur le duc, dit le marquis, que le moment est venu de restituer à Hervé une partie de son héritage, dont je l'ai frustré jusqu'ici. - Tout en parlant, le marquis s'était approché d'une console; il prit une épée qui reposait sur un carreau de velours et la présenta à Hervé : - Mon cher enfant, reprit-il, ceci est à vous; l'épée de votre père ne pouvait armer qu'une main fidèle. Je vous la remets avec la confiance qu'elle ne sera jamais tournée contre notre croix sainte ni contre nos saintes fleurs de lis.
A ces mots, le jeune duc sourit encore. - Je me porte garant pour M. de Pelven, dit-il, que cette confiance est bien placée... et qu'elle vient fort à point, ajouta-t-il plus bas, en tournant sur ses talons et en se dirigeant vers la porte. Pelven ceignit l'épée, en remerciant M. de Kergant avec cette réserve un peu froide qui avait marqué depuis son arrivée toute sa conduite vis-à-vis du gentilhomme, et que celui-ci expliquait par l'embarras naturel de ce retour obligé. Puis il suivit Fleur-de-Lis hors du salon.
Les deux jeunes gens traversèrent un vestibule pavoisé de vieilles armures, passèrent un pont jeté sur les fossés et se trouvèrent bientôt dans le jardin du château. Par un accord tacite, ils continuèrent de marcher rapidement, comme s'ils ne trouvaient pas de lieu assez solitaire pour l'explication qui se préparait, et dont chacun d'eux semblait également avoir mesuré la portée. Comme ils approchaient du bois de sapins, un bruit de pas précipités se fit entendre derrière eux. Ils s'arrêtèrent; l'instant d'après, mademoiselle de Kergant les rejoignit. - Pardon, messieurs; dit-elle d'une voix haletante; monsieur Hervé, il faut que je vous parle.
Hervé ne put réprimer un geste de violent dépit. Mademoiselle, veuillez m'excuser, dit-il; mais vous avez entendu la requête que j'ai adressée à monsieur... à monsieur le duc; il a bien voulu me l'accorder, et il serait en droit d'accuser ma courtoisie, si je différais...
- Monsieur le duc, interrompit Bellah avec vivacité, est trop courtois lui-même pour ne pas me céder son tour d'audience.
- Assurément, dit Fleur-de-Lis sur un ton contraint qui ne lui était pas ordinaire, mademoiselle de Kergant ne peut attendre de moi qu'une absolue soumission à ses moindres désirs; mais monsieur de Pelven serait injuste envers moi s'il croyait être le seul que ce délai afflige - S'inclinant profondément sur ces paroles, le jeune chef quitta la place et disparut dans l'épaisseur du bois.
Mademoiselle de Kergant remonta de quelques as dans le jardin, jusqu'à ce qu'elle fût certaine de n'être entendue que de celui à qui elle s'adressait: -Hervé, dit-elle alors en s'arrêtant et en lui touchant le bras, cela ne sera pas... cela ne peut pas être !
Que Voulez-vous dire? répliqua Hervé; vous vous méprenez certainement sur mes desseins.
- Pas plus qu'il ne s'y est trompé lui-même mais cela ne sera pas, non! quand je devrais aller chercher mon père et lui dire tout. Hervé, ne me réduisez pas à cette extrémité horrible, je vous en supplie.
- Cette extrémité est bien inutile, puisqu'il vous suffit d'un mot pour m'ôter tout désir et tout prétexte raisonnable de pousser plus loin cette affaire ; mais écoutez-moi bien : si vous refusez de dire ce mot, il ne vous restera, je vous le jure, qu'à me livrer de vos propres mains à la mort, car vous connaissez votre père. - Bellah, la femme que j'ai vue, il y a une heure, près d'ici, dans les bras de ce jeune homme... cette femme, voyons, parlez!
Mademoiselle de Kergant chancela; elle vint s'appuyer contre le piédestal d'une statue et demeura quelque temps la tête baissée sans répondre ; sa respiration était pressée et douloureuse ; enfin, elle parla sans lever les yeux. - Cette femme, dit-elle, d'un accent étouffé, c'était moi.
- Vous! vous ! puissances du ciel ! s'écria Hervé en reculant de deux pas avec une sorte d'épouvante. Ainsi, reprit-il après un court silence... oui, je veux encore cet aveu de vos lèvres... ainsi, il est votre amant?
Bellah, dont l'attitude était brisée, cacha sa tête dans ses deux mains, et sa voix, faible comme un souffle, murmura : - Mon amant, oui!
- C'est bien. Adieu, dit Hervé.
- Où allez-vous? reprit mademoiselle de Kergant en saisissant par un geste d'égarement la main d'Hervé; qu'allez-vous devenir?... que voulez-vous ?... que vais-je dire à mon père?
- Dites-lui que j'étais venu ici comme espion, chargez-moi des noms les plus vils, peu m'importe votre bouche ne peut plus flétrir personne. Adieu.
En achevant ces mots, Hervé secoua doucement la main qui s'attachait à la sienne et s'éloigna d'un pas rapide, tandis que la jeune fille éperdue tombait à genoux devant le piédestal, les cheveux épars et la poitrine agitée de sanglots, image d'une suppliante au pied d'un autel antique.