Vous m'êtes, en dormant, un peu triste apparu;
J'ai craint qu'il ne fût vrai; je suis vite accouru.
(LA FONTAINE, Les Deux Amis.)
Pelven franchit la brèche du talus qui séparait le jardin de la prairie voisine, et rentra dans la sombre avenue par la barrière à laquelle son cheval était encore attaché. Le pauvre animal, oublié au milieu de tant de préoccupations, fit entendre un faible hennissement en reconnaissant son maître et allongea sa tête fatiguée pour implorer une caresse. Il n'y a pas d'homme dont la vie n'ait compté une de ces heures marquées par la trahison et l'ingratitude, où un témoignage d'attachement de la part de l'être le plus humble nous pénètre l'âme et nous rend plus vive l'idée de notre abandon. Quand notre cœur est plein, il faut peu de chose pour le faire déborder. Hervé, murmurant quelques mots confus, flatta de la main son vieux compagnon de périls et de batailles, puis il s'assit sur le revers de la haie, et deux larmes tombèrent de ses yeux.
Après quelques minutes données à d'amères méditations, le jeune homme se leva et redressa le front avec énergie, comme pour faire face à la destinée. Il y a du moins cela de bon dans la certitude d'un malheur, qu'elle ôte tout prétexte à ces alternatives de crainte et d'espoir qui énervent l'âme. De quelque côté que Hervé tournât sa pensée, elle ne rencontrait que des douleurs, des obstacles et une sorte d'impossibilité de vivre. En même temps que le passé, l'avenir manquait sous ses pieds : les rêves de noble activité, de services rendus, de gloire acquise, toutes les mâles consolations auxquelles un homme peut demander l'oubli d'une faiblesse inutile et le repos d'un cœur dédaigné, tout lui était refusé. Contre toute prévision, sa folle entreprise n'avait sauvé ni son amour ni son honneur, et elle lui laissait la vie. Seul, dans ce pays ennemi, quel espoir lui restait-il maintenant de reconquérir par une action d'éclat l'estime des siens? Où irait-il, également suspect aux deux partis, traître aux yeux de l'un et de l'autre ? Sous quelle tente ou sous quelle chaumière abriter, pour une nuit, sa tête, dévouée aux vengeances des deux camps ?
Perdu dans ces réflexions sans issue, le jeune homme était arrivé, dans sa promenade distraite, à l'extrémité de l'avenue la plus éloignée du château, quand son oreille fut frappée soudain par le bruit mesuré d'une marche militaire; avant qu'il eût pu se mettre sur ses gardes il se vit entouré de baïonnettes et sentit la pointe d'un sabre sur sa poitrine : - Rends-toi, qui que tu sois, dit une voix brève et impérieuse.
- Francis ! s'écria Pelven.
- Hervé ! répondit le petit lieutenant en abaissant son sabre et en saisissant la main de son ami, Hervé ! que Dieu soit loué ! Je n'espérais pas vous revoir vivant !
- Francis ! répéta Hervé au comble de la surprise, que signifie cela? D'où venez-vous?... Comment avez-vous pu?... qui avez-vous là ?
- C'est nous autres, dit une voix rauque, les Sans-peur, Colibri et moi, qui venons chercher notre commandant ou la mort, à cause de l'effet moral.
- Ah ! mon vieux Bruidoux ! reprit Hervé, tu ne crois donc pas que j'aie trahi, toi ?
- Allons donc, mon commandant ! est-ce que nous n'avons pas tous avalé la couleuvre de l'Écossaise? Il n'y a que Colibri, qui a un nez étonnant pour son âge...
- Mais, au nom du ciel, Francis, interrompit Hervé, comment avez-vous pu me suivre si promptement et parvenu jusqu'ici?... - Où est l'armée?... où est le général ?
- Un peu plus loin que je ne voudrais, commandant... Mais avant tout, dites-moi où vous en êtes de l'aventure ; êtes-vous entré au château ?
- J'y suis entré et j'y ai trouvé tous ceux que j'y cherchais. Pour le reste, j'ai échoué complètement et cruellement. Ne m'en demandez pas davantage. Maintenant mettez-moi au courant de ce qui s'est passé, car je ne sais encore si je dois me féliciter de cette rencontre.
Francis, ayant alors emmené le commandant un peu à l'écart, lui conta que, dans la nuit même qui avait suivi son départ, l'armée républicaine avait quitté ses quartiers : le corps principal était déjà à Ploërmel ; trois bataillons, parmi lesquels se trouvait celui de Hervé, avaient même poussé une reconnaissance jusqu'à la petite ville déserte que Pelven avait traversée le matin. Le bruit courait que les forces des blancs étaient concentrées un peu plus vers le nord, à Pontivy. Le général, inquiet du sort de Hervé, avait recommandé à Francis de faire, pour le salut de leur ami commun, si l'occasion s'en présentait, tout ce qui pourrait être tenté sans une trop forte imprudence. Francis, se voyant à trois petites lieues de Kergant, avait résolu de s'avancer jusque-là par une marche de nuit : il s'était fait accompagner d'une soixantaine d'hommes, parmi lesquels avaient été admis, sur leur demande expresse, tous ceux qui avaient figuré dans l'escorte des émigrés. Au milieu d'un pays qui paraissait complètement abandonné, la petite troupe, protégée d'ailleurs par l'obscurité, n'avait rencontré aucun obstacle. Francis demanda ensuite au jeune commandant si le château avait une garnison nombreuse, et s'ils ne risquaient pas d'être enveloppés. Hervé lui répondit qu'il n'avait vu trace de garnison ni dans le château ni aux environs, qu'on ne semblait pas s'y douter encore de l'approche de l'armée républicaine et qu'une quinzaine d'officiers royalistes y venaient de souper fort tranquillement. Il ajouta quelques détails sur la personne de Fleur-de-Lis, dont il ne croyait pas que le véritable nom justifiât toutes les appréhensions du général en chef. - Et que comptez-vous faire maintenant? poursuivit Hervé.
- Mais, en vérité, s'il en est ainsi, commandant, nous ne pouvons nous dispenser de mettre la main sur cette nichée de rebelles. La capture de Fleur-de-Lis vaut une victoire.
- Cela est impossible ! dit vivement Hervé.
- Impossible? pourquoi ? Rien n'est plus simple, au contraire, d'après les renseignements que vous venez de me donner vous-même; et, si je ne m'abuse, ce serait manquer à tous nos devoirs que de n'en pas profiter.
- Est-ce vous qui prétendez m'apprendre mes devoirs, monsieur? s'écria Pelven.
- Monsieur Hervé ! dit le jeune lieutenant sur le ton d'une pénible surprise.
- Eh bien, oui... oui... j'ai tort, j'ai tort mille fois, cela est vrai, reprit Hervé dont l'agitation était excessive : le devoir ici est, en effet, évident, incontestable;... mais comment voulez-vous que moi, moi, je prête les mains à cette violence, sanglante peut-être, contre qui? contre l'ami de mon père, contre le protecteur de mon enfance? que j'aille prendre ce vieillard au collet dans sa propre maison, dans la maison même où il m'a traité si longtemps comme un fils? C'est impossible, Francis ! Et ces femmes, vais-je les arrêter aussi? Et ce jeune homme lui-même, quel qu'il soit, est-ce à moi de le livrer? Non, tout cela est odieux, impossible, je vous le répète... et, au péril de ma tête, je ne le ferai ni ne le souffrirai.
- J'espère, commandant, répliqua Francis, vous faire envisager avec moins de répugnance la nécessité, où nous nous trouvons. Le général a prévu qu'elle pourrait se présenter, si je vous rencontrais à Kergant ; ses instructions vont au-devant de vos scrupules. Il m'a prescrit d'abord de n'arrêter aucune femme pour M. de Kergant, comme son nom n'est pas encore ouvertement compromis dans les actes hostiles qui ont brisé les traités, le général le laissera libre de passer en Angleterre. Vous voyez qu'en usant de l'avantage considérable que la fortune nous livre, loin de nuire réellement à M. de Kergant, nous l'empêchons de consommer sa ruine; car cette guerre désespérée ne peut que l'engloutir un jour ou l'autre, lui et les siens. - Hervé fit un signe d'assentiment. - Et quant à Fleur-de-Lis, reprit Francis, ce n'est pas un Bourbon, dites-vous ?
- J'en suis convaincu.
- En ce cas, quel qu'il puisse être, il rentre dans la classe des autres prisonniers que nous pourrons faire. Le général s'engage à les traiter comme s'ils s'étaient rendus volontairement : ils seront simplement détenus jusqu'à la fin de la guerre.
- Je ne puis que vous croire, Francis, dit Hervé, et, cela étant, je dois souhaiter votre succès dans l'intérêt de ceux que j'ai tant aimés. Allez donc et faites; mais, dans la situation où je suis, je n'ai aucun droit de commander à vos hommes, quand même je le voudrais. Faites votre devoir, vous dis-je; quant à moi, que je fasse le mien ou non, je ne vous suivrai pas.
Francis, quoique évidemment contrarié de cette résolution, craignit que de nouvelles objections ne parussent lui être dictées par une arrière-pensée indigne de lui, et, sans ajouter un mot, il fit reprendre les rangs à ses soldats; mais Hervé changea tout à coup d'avis : il lui sembla qu'en s'abstenant de prendre un rôle dans le drame qui se préparait, il obéissait à un sentiment de faiblesse plutôt qu'à un véritable point d'honneur. Sa présence pouvait au moins adoucir les effets d'une catastrophe devenue inévitable; son âge et son rang inspireraient une confiance qui pourrait être refusée au jeune lieutenant; peut-être dépendait-il de lui d'empêcher que des scènes de sang ne désolassent cette demeure presque paternelle, l'asile de sa sœur. Faisant part à Francis de ces réflexions, Hervé lui déclara qu'il l'accompagnerait, mais qu'il lui laissait le commandement et toute la direction de l'entreprise voulant se borner lui-même à n'être pas absent.
La petite troupe se remit alors en marche. Elle fit une courte halte devant la barrière latérale qui marquait le milieu de l'avenue : grâce aux confidences amicales de Pelven, le jeune lieutenant avait dès longtemps dans l'esprit un plan détaillé de Kergant; il ordonna à Bruidoux, de traverser la prairie avec vingt grenadiers, d'escalader le jardin par la brèche et d'occuper de ce côté l'entrée du château. Le vieux bâtiment, entouré d'eau de toutes parts, n'avait d'autres communications avec le dehors que les deux ponts remplaçant des pont-levis, dont l'un donnait accès sur le jardin et l'autre dans la cour. Tout moyen d'évasion était donc fermé dès ce moment au marquis et à ses hôtes. Pendant ce temps, Pelven avait débarrassé son cheval de la selle et de la bride, et l'avait laissé en liberté dans la prairie.
Réduite à une cinquantaine d'hommes, la colonne républicaine continua de s'avancer avec précaution vers le château. Le bruit des pas était étouffé. Par intervalles, le nom de Fleur-de-Lis était prononcé à voix basse dans les rangs. Pendant le reste du trajet, les deux jeunes officiers n'échangèrent pas une parole; tous deux étaient émus et tristes : les devoirs du soldat ont besoin de l'éblouissement du danger. Hervé surtout éprouvait, avec une sorte d'étonnement, que son cœur n'avait pas encore usé toutes les angoisses. Jamais l'horreur des guerres civiles et les combinaisons douloureuses qu'elles enfantent ne lui étaient apparues sous un jour aussi lugubre; c'était en vain qu'il appelait sa raison au secours de ses instincts révoltés, qu'il invoquait à l'appui de sa fermeté défaillante sa conscience et sa loyauté irréprochables. Quand il aperçut les tourelles du vieux manoir, quand il mit le pied dans l'enceinte de la cour, il ne put retenir un gémissement, et, saisissant d'un geste convulsif le bras de son ami : Francis, dit-il d'une voix sourde, voilà un moment terrible. - Le jeune lieutenant lui serra la main sans répondre et fit hâter le pas à sa troupe.
Telle était la sécurité où s'endormaient les habitants du château, que le détachement républicain parvint à l'entrée du pont sans avoir été aperçu. La porte était ouverte; une dizaine de degrés intérieurs conduisaient du seuil dans le vestibule. Françis, laissant la moitié de ses hommes dans la cour, gravit l'escalier à la hâte, accompagné de Pelven et suivi par le reste des grenadiers.
Deux ou trois domestiques qui se trouvaient dans le vestibule, frappés de stupeur par cette invasion subite, n'essayèrent point de faire résistance. Francis, s'étant assuré que Bruidoux occupait le poste qui lui avait été assigné, recommanda de n'exercer aucune violence, mais de ne laisser sortir personne; il s'engagea ensuite, escorté de quelques soldats, dans les pièces qui précédaient le salon, dont il avait remarqué du dehors les fenêtres éclairées. Le jeune lieutenant, par un scrupule qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer, prenait toutes ces mesures sans adresser une seule question à Hervé : celui-ci continuait de marcher à ses côtés, pareil à une ombre. Dans la grande salle où avait eu lieu le souper, ils rencontrèrent le garde-chasse Kado, qui, à la vue des baïonnettes, demeura comme pétrifié, les lèvres béantes et muettes.
- Kado, dit Hervé, sortant alors du silence morne qu'il avait gardé jusque-là et contenant sa voix; point de bruit, pas de lutte inutile. On est maître du château.
- Seigneur ! murmura Kado, est-ce possible, monsieur Hervé ! vous ! c'est vous qui...
- Silence ! joignez-vous à moi pour prévenir de plus grands désastres. Tout le monde aura la vie sauve. Qui avons-nous-là ? - Hervé indiquait le salon voisin.
- Toutes les dames, les pauvres dames... et M. le marquis...
- Les autres?
- Tous sont partis..., excepté M. George et... Seigneur, monsieur Hervé, est-ce possible I
- Et Fleur-de-Lis ? dit Hervé. - Le garde-chasse tordit ses mains avec désespoir.
- Si le lieutenant le permet, reprit Hervé, Kado va nous précéder, par égard pour de malheureuses femmes.
- Entrez, Kado, répondit Francis.
Kado parut hésiter; puis, sur un signe expressif de Hervé, il ouvrit la porte du salon. Près du seuil, il s'arrêta, promenant ses yeux vagues sur le cercle des femmes effrayées, comme s'il ne trouvait point de paroles ; enfin, de la voix d'un juge qui prononce un arrêt de mort : - Les bleus! dit-il.
A ce mot répondit un faible cri de terreur, qui vint retentir dans l'âme de Hervé : c'était la voix plaintive d'Andrée. Les autres femmes comprimèrent l'épouvante qui avait pâli leurs visages. Fleur-de-Lis et George, qui étaient, en effet, les seuls convives encore présents, portèrent avec précipitation la main à leur poitrine. M. de Kergant, saisissant son sabre posé dans l'angle de la cheminée, s'élança en avant; mais déjà la porte était murée par un rempart de soldats, et les deux officiers républicains, le sabre au fourreau et la tête découverte, étaient entrés dans le salon.
- Messieurs, dit Francis, le château est cerné. Vous êtes mes prisonniers. - Un moment de silence suivit cette déclaration. Andrée, en apercevant son frère, avait étendu les bras avec une expression déchirante; sa tête décolorée se pencha sur son épaule; puis l'innocente victime s'affaissa doucement comme une fleur que la faux a brisée dans le pied. Hervé accourut pour la soutenir; mais Bellah le prévint : avec l'aide d"Alix, elle avait reçu dans un fauteuil le corps inanimé de sa sœur adoptive, et elle l'approcha d'une fenêtre qu'elle entrouvrit.
Pelven se retournant alors vers le marquis : - Monsieur, lui dit-il, ce malheur n'est pas mon œuvre; je n'ai pu ni le prévoir ni l'empêcher. Je n'espère pas que vous puissiez rendre justice au sentiment qui m'a fait affronter les épreuves poignantes auxquelles je m'attendais. Je veux vous dire seulement que je n'ai aucun pouvoir, aucun droit ici que celui de la prière. Je vous supplie, monsieur, de ne pas aggraver, par une résistance impossible, le coup qui vous frappe. Comptez sur la parole de ce jeune officier, qui a toute la confiance du général en chef.
- Et qui m'assurera de votre parole, à vous qui m'assurez de la sienne ? dit le marquis.
- Parlez, monsieur Francis, reprit Hervé, et respectez surtout ceux qui ne peuvent répondre à un outrage. - Pelven alors se retira un peu à l'écart, et se tint immobile appuyé contre la muraille, comme résolu de ne plus prendre aucune part à ce qui se passait
- Messieurs, dit à son tour Francis après avoir fait signe aux soldats de quitter le salon, j'aurais hésité à me charger de cette mission, si la générosité du général en chef ne m'en avait allégé le fardeau. Voici les conditions qu'il m'a permis de vous offrir. - Le jeune lieutenant informa alors les chefs royalistes, qui ne l'écoutèrent point sans témoigner quelque surprise, des égards qui lui avaient été recommandés vis-à-vis des femmes, et de la modération avec laquelle Hoche prétendait traiter ses prisonniers.
- Cependant, messieurs, ajouta Francis, je dois vous prévenir que notre général n'a pas les pouvoirs nécessaires pour disposer à son gré d'un membre de la famille royale déchue : si cette restriction menace l'un de vous, vous seuls pouvez le savoir.
Francis ayant cessé de parler, le marquis commença à voix basse avec ses deux hôtes une conférence qui fut courte. Ce fut Fleur-de-Lis qui répondit ensuite à l'officier républicain : - De la part de votre général, monsieur, aucun trait magnanime ne peut surprendre. Ses engagements valent des faits, nous le savons. Par malheur nous savons aussi qu'il y a au-dessus de lui une puissance qui peut lui faire ouvrir les mains, quoique liées par sa parole, et lui arracher ses captifs. Or c'est une chance que ces messieurs et moi nous refusons décidément de courir. A nous, Kado - Le garde-chasse, se rendant à cet appel, vint se placer près de son maître.
- Dois-je comprendre, monsieur, dit Francis, que vous avez la folle pensée...
- De nous défendre, oui, monsieur ! La lutte est inégale, nous le savons; mais aussi des soldats privés de leurs chefs font de triste besogne. En parlant ainsi, Fleur-de-Lis mit posément son épée nue sous son bras gauche, et tira de son sein un pistolet qu'il arma. Ses trois compagnons l'imitèrent aussitôt. A ce mouvement menaçant, mademoiselle de Kergant et la fille du garde-chasse tombèrent à genoux près du fauteuil où reposait Andrée toujours évanouie. Francis recula d'un pas, en saisissant un des pistolets qui étaient passés dans sa ceinture ; un pli de sombre inquiétude contracta son front, et il jeta un regard furtif sur Hervé : mais celui-ci, adossé au mur, les bras croisés sur la poitrine, conservait son attitude calme et comme indifférente.
Cependant les grenadiers, qui étaient dans la salle voisine, attirés par le bruit de l'acier, avaient de nouveau encombré la porte.
- Rangez-vous, mon lieutenant, cria un des soldats, vous nous empêcherez de tirer.
- Messieurs, reprit Francis d'une voix altérée, je vous conjure encore une fois, si vous avez quelque humanité, quelque sentiment de pitié pour ces femmes infortunées...
- George, interrompit Fleur-de-Lis avec une vivacité terrible, vous allez répondre à monsieur ! -Puis, se postant brusquement lui-même en face de Hervé - Commandant Pelven ! Poursuivit-il, gardez-vous, au nom de Dieu !
Hervé secoua lentement la tête, et ne bougea point. Fleur-de-Lis s'écarta de quelques pas ; un étrange sourire retroussa ses lèvres, laissant voir ses dents blanches et fines, et prêtant à sa physionomie une expression presque féroce : il leva son pistolet avec décision; mais tout à coup sa main s'abaissa comme frappée d'inertie, et laissa tomber l'arme sur le parquet. Un bruit inexplicable à cette heure mortelle, le bruit d'un éclat de rire sonore et prolongé, avait au même instant suspendu toutes les menaces et glacé tous les cœurs.
- c'est ma sœur dit à demi-voix M. de Kergant au milieu du silence profond qui avait remplacé le tumulte des apprêts du combat. - Tous les yeux suivirent avec anxiété la direction qu'indiquait la main tremblante du vieillard : la chanoinesse, debout dans l'embrasure de la fenêtre qu'on avait ouverte pour porter secours à Andrée, semblait regarder fixement au dehors; elle continuait de rire, mais par intervalles son rire se brisait en sanglots. Soudain elle se retourna vers les assistants, et faisant quelques pas au-devant de son frère, d'une démarche saccadée : - Pourquoi ne riez-vous pas? dit-elle. Vous êtes singuliers. N'avez-vous jamais vu une noce? Dès que les violons seront venus, nous danserons... ils ne tarderont pas... car le fiancé vient de partir ; il n'y a pas loin, et il est jeune... Ces messieurs sont invités sans doute ?... Des parents, j'imagine... nos parentés de Bretagne sont longues... je le dirai au roi. Jean, donnez des sièges... Messieurs, je n'ai pas voulu vous offenser... La belle nuit... il me semble que dehors on serait mieux pour danser... et puis l'air manque ici... l'air, oui... je ne sais pas... qu'est-ce que c'est? mon Dieu... - La voix de la vieille dame s'éteignit dans un râle effrayant; sa tête se renversa en arrière; elle poussa un cri aigu, et tomba toute roide dans les bras de son frère.
Comme paralysés par l'impression de cette scène cruelle, républicains et royalistes en suivaient tous les détails d'un œil de pitié, oubliant leur querelle et leurs dangers. L'énergique figure de George lui-même portait les marques de l'irrésolution et de l'abattement. Fleur-de-Lis échangea avec le rude partisan quelques paroles rapides; puis, haussant les épaules d'un air de résignation, il s'avança vers Francis : - Voici mes armes, monsieur, lui dit-il. C'est assez d'affliction pour une nuit. Nous sommes prêts à vous suivre. M. de Kergant ne me démentira pas, j'en suis certain. - Le marquis, détournant un peu la tête, fit un signe d'approbation. Francis exprima avec politesse le chagrin qu'il éprouvait d'avoir été l'occasion d'un malheur de famille : c'était un véritable désespoir pour lui de l'accroître encore en arrachant M. de Kergant à des soins si légitimes; mais il ne pouvait différer son départ d'un seul instant sans oublier son devoir. Il annonça en même temps que Fleur-de-Lis, George et le marquis seraient seuls contraints de l'accompagner, que les autres habitants du château auraient la liberté d'y demeurer, mais qu'ils y seraient prisonniers pendant quelques heures, car il ferait rompre les ponts des fossés après la sortie du détachement, pour empêcher qu'on ne répandît l'alarme dans le pays. Le jeune lieutenant ordonna dès ce moment aux soldats d'abattre le pont du jardin.
Durant ces explications, la chanoinesse était revenue à la vie; mais ses réponses bizarres et sans suite aux questions inquiètes de son frère témoignaient que le désordre de son cerveau se prolongeait. La tranquillité même de sa démence pouvait faire appréhender qu'elle ne fût durable. Dans une autre partie du salon, Andrée était suspendue au cou de Hervé, et, la tête appuyé sur la poitrine du jeune homme, elle donnait un libre cours à sa douleur silencieuse.
S'apercevant que Fleur-de-Lis et George étaient déjà dans la pièce voisine. M. de Kergant se tourna avec précipitation vers Francis : - Me sera-t-il permis de voir ma famille, monsieur? dit-il.
- Je n'en doute pas, monsieur.
- Eh bien donc, reprit le marquis, point d'adieux. - Et il sortit à la hâte du salon. Pelven, sans prononcer un seul mot, avait soulevé Andrée dans ses bras et l'avait couchée sur le canapé près duquel se tenait Bellah. Avant de sortir, il attacha son regard sur mademoiselle de Kergant en lui montrant le corps brisé de sa jeune sœur; puis il alla rejoindre Francis, qui avait rassemblé tous ses hommes dans le vestibule.
Kado ne voulut pas abandonner son maître et suivit le détachement hors du château avec les trois autres prisonniers. Pendant que les soldats jetaient dans les fossés les planches dont le pont était formé, Francis demanda à Fleur-de-Lis de lui donner sa parole qu'il ne tenterait pas de fuir. Fleur-de-Lis lui répliqua en riant qu'il la lui donnait au contraire de faire tout ce qu'il pourrait pour cela.
- Tant pis, monsieur, reprit Francis ; vous me forcez à une surveillance impitoyable. La double haie des grenadiers se referma aussitôt sur les captifs, et, pour surcroît de précaution, chacun d'eux fut placé sous la garde spéciale d'un soldat qui reçut les ordres les plus rigoureux. Après ces dispositions, le signal du départ fut donné, et la colonne entra dans l'avenue.
Le lieutenant Francis, un peu glorieux dans son cœur du succès de son expédition et soulagé de la plus grande part des inquiétudes qu'elle lui avait causées, ouvrait la marche d'un pas allègre, respirant avec sérénité l'air frais de la nuit et fouettant les buissons de son sabre. Hervé, enveloppé dans son manteau, s'avançait à ses côtés d'une allure plus réfléchie. Au bout d'une demi-heure, on arriva au bord d'une rivière qui coulait de l'ouest à l'est, sur la gauche du chemin que suivait le détachement. - Si je ne m'abuse, commandant, dit Francis, rompant un silence qui lui pesait, cette rivière est celle qui traverse le gros bourg où sont logés nos bataillons d'avant-garde. Vous devez connaître tout ce pays sur le bout de votre doigt? Hervé lui répondit qu'il ne se trompait pas, que la route qui côtoyait la rivière les menait directement à la petite ville où il avait passé lui-même le matin, et qu'effectivement les souvenirs de son enfance lui rendaient présents les moindres détails de cette contrée: - Mais, dit Francis, il me semble que vous pourriez reprendre le commandement à présent ?
- Non, en vérité, mon cher Francis, vous vous en acquittez trop bien. Vous avez conduit toute cette affaire de la façon la plus honorable.
- Mon Dieu! commandant, le hasard m'a servi beaucoup plus... beaucoup plus que... Enfin, Dieu merci ! tout est terminé aussi heureusement que possible.
-Je le souhaite, dit Pelven.
- Comment ! avez-vous remarqué quelque chose de suspect?
- Que pensez-vous, Francis, de la folie subite de la vieille dame
- Elle était jouée, vous croyez ? s'écria Francis.
- Peut-être était-elle jouée à moitié et à moitié réelle : les femmes ont ce don singulier; mais, jusqu'à ce que nous soyons arrivés, je craindrai que cette crise n'ait servi de prétexte à quelque avis mystérieux...
Hervé s'interrompit en voyant tout à coup passer sur les feuilles des arbres qui avoisinaient la route une lueur faible et fugitive.
- Qu'est cela ? dit Francis en se rapprochant des soldats.
- Rien, mon lieutenant, répondit Bruidoux ; les prisonniers qui allument leurs pipes.
Francis reconnut en effet que cette interruption n'avait pas eu de cause plus sérieuse : George et Kado, toujours enfermés dans les rangs de l'escorte, se donnaient l'innocente distraction de fumer. Dans l'épaisseur des ténèbres, les deux petits fourneaux incandescents répandaient sur le groupe des captifs une lumière intermittente.
Le jeune lieutenant rejoignit Pelven. Le chemin que la colonne gravissait péniblement depuis quelques minutes tournait, en montant, au pied d'un amphithéâtre de collines chargées d'arbres et de genêts; à gauche, il était coupé par les bords de plus en plus escarpés de la rivière.
- Je suis fâché, reprit Francis en jetant autour de lui un regard inquiet, de n'avoir pas suivi l'autre rive, comme en venant, quitte à allonger le voyage. Ce défilé prend un air de coupe-gorge. Cette montagne, à droite, est sombre comme l'enfer. Et puis, je ne sais si les oreilles me tintent, si c'est le bruit de la rivière ou le souffle du vent; niais n'entendez-vous pas une espèce d'agitation ?...
- Défendez aux prisonniers de fumer, dit vivement Hervé.
Francis se retourna pour donner cet ordre ; mais, avant qu'il eût fait un pas, une triple détonation illumina d'un éclair subit les collines et la route ; en même temps, une immense clameur s'élevait des hauteurs qui dominaient le défilé. Trois des hommes qui gardaient les captifs étaient tombés; George étendit le quatrième à terre d'un coup de poing, et se précipita, la tête basse comme un taureau furieux, du côté de la colline, rompant la haie des grenadiers et ouvrant le passage à ses compagnons, qui disparurent à sa suite dans l'obscurité du taillis. Une nouvelle tempête de cris retentit, puis s'éteignit aussitôt. Quelques coups de feu tirés au hasard par les républicains n'avaient eu aucun résultat.
Le théâtre de cette attaque imprévue avait été choisi avec un sûr discernement. C'était le point le plus élevé du défilé : en avant, à quelque distance, la voie était fermée par une masse noire et mouvante qui était descendue du coteau comme un torrent; en même temps le sourd murmure qui venait des collines, pareil au bruit d'une mer houleuse, annonçait qu'elles continuaient d'être occupées par des forces considérables. Les républicains se voyaient perdus, s'ils faisaient un seul pas en arrière, sous la menace de cette double ligne ennemie. La première pensée de Hervé fut de marcher en avant et de forcer à la baïonnette la barrière vivante qui coupait le passage ; mais il réfléchit qu'avant d'avoir pu la joindre il aurait perdu les deux tiers de ses hommes sous le feu plongeant des collines et l'ordre ne fut point donné.
Du côté opposé aux bois, la route s'élargissait en demi-cercle, formant une sorte de promontoire étroit sur une falaise de rochers dont le talus à pic allait plonger dans la rivière à une trentaine de pieds plus bas. Sur ce petit cap, quelques arbres touffus et un fouillis de buissons épineux ajoutaient leurs ombres à celles de la nuit. C'était à l'abri de ces ténèbres impénétrables que les grenadiers s'étaient réfugiés en désordre dans le premier moment de leur surprise. Adossés à l'abîme et parqués dans ce petit espace, vis-à-vis de l'ennemi invisible, ils attendaient en silence.
- Lieutenant Francis, dit Hervé assez haut pour être entendu des soldats, je reprends le commandement.
-Bon ! murmura Bruidoux. Je m'en réjouis. Ce n'est pas pour faire affront au lieutenant, qui est un fameux bout d'homme ; mais ici, mille z'yeux, il faut un homme tout entier, ou jamais.
Hervé ordonna aux soldats de se placer sur trois rangs, faisant face au coteau ; puis, s'approchant du bord extrême de la falaise, et se penchant sur le gouffre au fond duquel bouillonnait la rivière, il parut examiner avec une attention extraordinaire la pente roide du talus. Il revint ensuite se poster à côté de Francis, sur le flanc du détachement.
- Noyés ou fusillés, n'est-ce pas ? demanda laconiquement Francis.
- Silence ! écoutez, dit Hervé. - La voix vibrante de Fleur-de-Lis venait de s'élever du milieu du taillis. - Commandant Pelven, dit-il, vous m'entendez, n'est-il pas vrai ?
- Oui, monsieur, répondit Hervé en s'avançant à découvert dans le chemin, devant le front de son peloton.
- Vous êtes enveloppés, monsieur, reprit Fleur-de-Lis. Avec les forces dont je dispose, je puis vous détruire jusqu'au dernier sans qu'une seule goutte de sang coule de notre côté. Je le ferai certainement si vous m'y contraignez. Nous connaissons votre bravoure et votre attachement au devoir; mais le devoir s'arrête à l'impossible. Rendez-vous prisonniers.
- Dans la position particulière où je suis, monsieur, répliqua Hervé, je ne puis vous répondre qu'après avoir pris l'avis de mon lieutenant; m'en laissez-vous le loisir?
- Faites, Monsieur, dit Fleur-de-Lis. Rien ne nous presse.
Hervé se rapprochant du jeune lieutenant, et, l'emmenant à la hâte sur le bord de l'escarpement : Écoutez-moi bien, dit-il au milieu de l'attention religieuse des soldats : il faut rendre à ces gens-là leur plaisanterie des lavandières; il ne s'agit que de faire, pour sauver notre honneur et notre vie, ce que j'ai fait vingt fois en ce lieu même par pure bravade de jeunesse. Grâce à la nuit et à ces arbres, tous les mouvements sur ce coin de terrain sont perdus pour l'ennemi. Vous voyez cet angle rentrant dans les rochers ; jusqu'aux deux tiers du talus, ce n'est qu'un escalier un peu malaisé avec une rampe de racines; arrivé là, vous ne trouverez plus qu'une surface perpendiculaire unie comme une table; laissez-vous glisser hardiment; vous tomberez sur une étroite langue de sable au pied de la falaise : entrez dans la rivière vis-à-vis du rocher vertical, et traversez-la : il y a un gué : vous n'aurez de l'eau qu'à mi-jambes, - ou à la ceinture, si la rivière est haute. Que chacun garde son rang jusqu'à ce que son tour vienne. Le sergent veillera à ce qu'aucun homme ne commence à descendre avant que le précédent soit hors de vue. Moi, je parlementerai le plus qu'il sera possible pour gagner du temps. Allons, mes enfants, du sang-froid. Le lieutenant va vous montrer le chemin. Tenez-vous aux racines, Francis.
Francis voulut répliquer. Hervé lui ordonna sèchement d'obéir. L'instant d'après, le jeune garçon avait disparu sur le versant du précipice. Un des soldats le suivit aussitôt. Cette étrange opération et cette perspective soudaine de salut avaient réveillé la gaieté parmi les grenadiers. Bruidoux, agenouillé sur la corniche du rocher, accompagnait chaque départ d'un mot d'adieu burlesque : - Bon voyage ! bien des choses chez toi, mon petit!... Rappelle-moi à son souvenir, mon enfant!... Ne flâne pas en route, toi!... Prends garde de te crotter, citoyen ! Écris-nous, hein, Colibri?
Quoique ce plan singulier, pour être expliqué et pour recevoir un commencement d'exécution, n'eût demandé que peu d'instants, Hervé craignit de provoquer la méfiance par un plus long délai ; il recommanda à Bruidoux de l'avertir quand le premier rang resterait seul sur l'esplanade; puis il retourna se poster au milieu du chemin.
Monsieur, dit-il en haussant la voix, voici ce que je puis vous proposer : je me rendrai à discrétion, et mon lieutenant avec ses soldats rejoindra son corps sans être inquiété.
- Cela n'est pas sérieux, commandant, dit Fleur-de-Lis. Quand le tout est dans nos mains, nous ne pouvons nous contenter d'une partie, si importante, si précieuse qu'elle puisse être.
- Je vous remercie, monsieur, dit Hervé, qui ne demandait pas mieux que de prolonger les cérémonies, je vous remercie pour mon compte personnel; mais si vous montrez trop d'exigence, vous n'aurez pas aussi bon marché de nous que vous semblez le croire. Il n'est pas sage de réduire un ennemi au désespoir, si faible qu'il soit.
- Je vous répète, monsieur, répliqua Fleur-de-Lis d'une voix plus brève et plus menaçante, que cela n'est pas sérieux. N'avez-vous rien de plus à dire?
- Quelles conditions nous assurez-vous, si nous nous rendons?
- La vie, pourvu que vous vous engagiez à servir sous les drapeaux du roi.
- C'est du propre, ton roi ! murmura Bruidoux, qui venait de toucher le bras de Hervé. Mon commandant, ajouta-t-il, il n'y a plus que le premier rang.
- Qu'on s'apprête à répondre à leur feu, dit Hervé. Et, se retirant de quelques pas : - Monsieur Fleur-de-Lis, reprit-il, cela est déshonorant, nous refusons.
- Eh! les gars? cria aussitôt Fleur-de-Lis d'une voix tonnante, feu sur l'esplanade !
La colline s'éclaira d'une ceinture de flamme, et une explosion formidable alla frapper l'écho des vallées. A la lueur rapide de cette décharge, les chouans aperçurent la première ligne des républicains l'arme au bras, et ils ne purent soupçonner la disparition des autres. Pelven avait prévu cette chance terrible ; mais; comptant sur l'incertitude du tir dans l'obscurité et sur l'éparpillement des soldats derrière les arbres, il avait préféré courir ce risque que de laisser deviner trop tôt à l'ennemi le secret de l'évasion. Trois grenadiers seulement étaient tombés.
- Feu! mes enfants, dit Hervé, et sauvez-vous. - Le peloton républicain riposta et gagna ensuite le revers de la falaise avec une vivacité facile à concevoir. Bruidoux s'obstinait à ne pas quitter le commandant; mais il reçut l'ordre impérieux de suivre ses camarades.
Hervé, demeuré seul au milieu d'une fumée qui épaississait encore les ténèbres, se retourna vers le coteau et éleva la voix : - Messieurs les royalistes, dit-il, mon lieutenant et moi, nous nous rendrons sans conditions...
- Criez vive le roi ! répondit Fleur-de-Lis; criez, je vous en prie, car vous êtes un brave, après tout.
Hervé jeta un rapide regard derrière lui; croyant voir encore deux ou trois ombres debout sur le bord du rocher, l'intrépide jeune homme fit de nouveau face à l'ennemi, et essaya de parler encore : - Pour sauver le reste de mes hommes, dit-il...
- Criez vive le roi ! répéta Fleurs-de-Lis. Non ! eh bien, feu ! - Une nouvelle détonation retentit. Pelven entendit siffler autour de lui l'ouragan sinistre; mais les balles respectèrent ce sein généreux. Cependant l'éclair avait passé sur l'esplanade vide : - Qu'est-ce là? dit Fleur-de-Lis avec éclat. Par tous les saints! ils nous échappent ;
- Oui, monsieur et vive la république ! dit Pelven en agitant son épée dans l'exaltation du danger et du triomphe, et il se lança sur la pente de l'abîme qui avait englouti tous ses compagnons. Avant qu'il fût au bas des rochers, des coups de feu éclatèrent au-dessus de sa tête, et des éclaboussures de pierre jaillirent autour de lui ; mais il tomba sain et sauf sur la lisière sablonneuse qui bordait la rivière. Quelques minutes plus tard, une acclamation bruyante et joyeuse, partant de la berge opposée, annonça aux chouans, qui couronnaient alors la crête de la falaise, que le commandant Hervé était en sûreté au milieu des siens.
Avant même que Pelven eût mit le pied sur le rivage, Francis s'était jeté à son cou; les deux jeunes gens s'embrassèrent avec effusion. A près un moment d'attente, la petite troupe républicaine fut assurée que les blancs, effrayés de la difficulté du passage, renonçaient à la poursuite, et elle s'éloigna d'un pas raide à travers la campagne.