MON PERE.
En vérité, Trim, je suis fort content de toi.
LE DOCTEUR SLOP.
Et moi aussi.
(STERNE.)
Les guerres civiles de l'Ouest avaient souvent déconcerté la science militaire la plus habile et la plus pénétrante ; elles étaient dirigées, du côté des royalistes, par des capitaines improvisés, qui improvisaient au jour le jour une tactique sans précédents, appropriée aux circonstances locales, aux difficultés du pays, aux mœurs et au génie particulier de leurs soldats, suppléant à l'expérience par l'invention, et à la méthode par l'audace. - L'armée républicaine, après les marches forcées qui l'avaient conduite à Ploërmel, y demeurait inactive et inquiète, le bras levé sur une solitude. Des reconnaissances poussées dans les environs étaient restées sans résultat. Deux ou trois bataillons avaient battu le pays en descendant de quelques lieues vers les côtes ; ils l'avaient trouvé ou désert ou tranquille. Aucune apparence n'était venue confirmer le bruit qui courait alors du prochain débarquement d'un corps royaliste sous la-protection des canons anglais. Le nombre, les mouvements, la position même des forces insurgées étaient l'objet de rapports vagues et contradictoires qui plongeaient le général en chef dans une étrange perplexité. - Les grands talents militaires ne mettent jamais le pied qu'avec répugnance sur le terrain inconnu des guerres indisciplinées, comme les maîtres en fait d'armes n'aiment pas à croiser le fer avec un novice résolu, dont la fougue imprévue déjoue toutes les combinaisons de l'art.
Depuis le coup subit et hardi que les insurgés bretons avaient frappé comme pour fêter avec éclat l'arrivée de leur nouveau chef et pour lui donner occasion de gagner son épée de commandement, ils ne s'étaient plus montrés en campagne jusqu'au moment où nous les avons vus accourir à la délivrance de Fleur-de-Lis. Une brigade républicaine, lancée à leur poursuite dès le lever du jour, n'avait rencontré qu'une vingtaine de paysans éparpillés dans les champs ou sur le seuil des chaumières : ces bonnes gens révélèrent en confidence aux soldats qu'ils avaient cru entendre le bruit d'une fusillade vers une heure du matin : c'est pourquoi ils les engageaient à se méfier. Les officiers empêchèrent avec peine qu'on ne malmenât ces goguenards. On avança encore de deux lieues environ vers le nord, au delà de Kergant, qui fut trouvé sans habitants; quelques cavaliers qui avaient galopé jusqu'à Pontivy revinrent en annonçant que les blancs n'y avaient point paru. La brigade, après cette course inutile, regagna Ploërmel.
Parmi les rumeurs singulières qui étaient répandues dans la ville, celle que le général avait accueillie d'abord avec le plus d'incrédulité donnait pour refuge à l'armée royaliste la vaste forêt de la Nouée, qui s'étend à cinq lieues nord-ouest de Ploërmel, sur la frontière du Morbihan. De pareilles retraites avaient plus d'une fois protégé, dans le cours des dernières campagnes, les débris des troupes vendéennes et bretonnes; mais il était difficile d'imaginer qu'une armée victorieuse, maîtresse de toute la contrée, se fût jetée délibérément dans la profondeur d'un bois, ne gardant de toutes ses conquêtes que la position la plus indifférente, sinon la plus dangereuse. Toutefois, après le retour des expéditions qui avaient éclairé sans succès le centre du pays et le voisinage des côtes, le général, cédant au bruit public, si invraisemblable qu'il lui parût, alla reconnaître lui-même avec un fort détachement les approches de la forêt suspecte. Contre toute attente, ce qu'il vit ne put lui laisser aucun doute sur la présence de l'ennemi : tous les chemins dans la direction de la Nouée étaient sillonnés par les marques récentes du passage d'une multitude ; des traces de roues, des piétinements d'animaux avaient effondré le terrain et brisé les cultures tout autour de la forêt. Le sol était jonché de lambeaux de vêtements, de meubles épars, de chariots rompus. - Le général surpris s'était arrêté sur une hauteur, et attachait son regard pensif sur la masse sombre des bois, vers laquelle convergeaient tous les indices révélateurs. Soit illusion de son esprit préoccupé, soit réalité, il croyait ouïr un murmure lointain semblable au bourdonnement d'une ruche immense. Deux compagnies reçurent l'ordre de s'avancer sur la lisière de la forêt : elles furent repoussées par une vive fusillade. - Ainsi l'ennemi était là et ne paraissait pas se soucier de cacher sa présence, pourvu que ses desseins demeurassent impénétrables. Il laissait le piège ouvert et visible, et n'en dissimulait que les ressorts. Il ne refusait pas le combat, mais il prétendait le livrer à son heure, à sa façon et dans le champ qui lui convenait.
Le général en chef regagna son quartier : la certitude qu'il venait d'acquérir n'avait fait qu'augmenter ses anxiétés; le but de cette manœuvre inouïe échappait à toutes ses conjectures; les nouvelles, les renseignements qui lui étaient adressés de l'intérieur ou des villes de la côte par les représentants en mission, étaient confus, souvent opposés, et ne lui apportaient aucune lumière. La trahison ne le servait pas mieux: les traîtres avaient toujours été rares parmi les Bretons : ils l'étaient davantage depuis que la chance des armes semblait tourner de leur côté. Quelques espions se risquèrent dans la forêt mystérieuse; aucun ne reparut.
Le général ne pouvait se soumettre aux conditions de combat que l'ennemi lui posait; il hésitait devant l'inconnu, toujours redoutable. Quatre jours s'écoulèrent au milieu de cette indécision : l'armée républicaine avait ses lignes étendues sur un espace de trois lieues, depuis Ploërmel jusqu'à la rivière dont nous avons plus d'une fois parlé et à la petite ville qui en gardait le passage. Un dernier détail topographique est indispensable à l'intelligence des événements qui nous restent à raconter : il nous importe de fixer les idées du lecteur sur la position relative des trois points entre lesquels doit se partager l'intérêt, si intérêt il y a, des faits qui dénoueront ce récit. Nous le prions donc de se figurer que Ploërmel à l'est et Kergant à l'ouest forment deux côtés d'un plan à peu près triangulaire, dont la forêt de la Nouée marque le sommet vers le Nord.
La hache des défricheurs n'avait pas encore, à cette époque, creusé dans la partie méridionale de la forêt la profonde échancrure qui en diminue aujourd'hui l'étendue et qui en a violé la majesté. La lisière des grands bois s'allongeait spacieusement sur les terrains maintenant dépouillés où le fracas industriel a remplacé le silence des solitudes. C'était vers ce point de la forêt que s'acheminaient, dans la soirée du 22 juin, deux personnages du plus pitoyable aspect : l'un d'eux était un mendiant dont l'âge et les infirmités ralentissaient la marche: il était soutenu et guidé par une jeune fille dont la taille eût semblé extraordinaire pour une femme, si la fatigue et peut-être la misère n'en eussent affaissé les proportions. Cette malheureuse avait recouvert sa jupe informe des restes d'une mante à capuchon, qui encadrait des traits repoussants par leur expression à la fois hébétée et sournoise. Le vieillard, dans l'attirail compliqué de ses haillons, présentait à l'œil le type sordide et pittoresque du mendiant classique, race qui se perd comme tant d'autres; une coquetterie, ressuscitée de la cour des Miracles, avait arrangé savamment sur la personne du vieux chercheur de pain une superposition de lambeaux sans nom et sans couleur appréciable. Une de ses jambes paraissait ankylosée au genou et se repliait sur un support de bois cerclé de fer. Pour comble de maux, ou pour supplément de toilette, le bonhomme était aveugle.
Le soleil, déjà descendant sur l'horizon, bordait de franges d'or les déchirures sombres d'un ciel orageux, et les ombres des vieux chênes grandissaient dans les clairières, quand le couple disgracié s'arrêta à l'entrée d'un sentier qui fuyait à travers la forêt. Malgré le voisinage des bois et l'heure avancée du jour, la chaleur était étouffante ; aucun souffle n'agitait les feuilles; par intervalles, des grondements sourds et prolongés roulaient dans l'atmosphère, et des nuées de corbeaux s'envolaient d'un arbre à l'autre en poussant des cris d'alarme. - J'ai été un peu marin dans mon temps, dit le vieillard en haillons, et je puis te dire, ma jolie fillette, que nous essuierons cette nuit un furieux grain. - La jolie fillette, qui était bien la personne la moins avenante de son sexe, ne répondit pas ; ses yeux, tournés vers la forêt, en sondaient la profondeur avec un air de préoccupation pénible. Le vieux mendiant, tirant sa compagne par le bas de sa mante, la fit asseoir à ses côtés sur un tertre revêtu de mousse : il lui parla à voix basse pendant quelques minutes, paraissant tantôt la gourmander avec sévérité, tantôt la favoriser d'exhortations et d'instructions paternelles. Après cette conférence, le bonhomme se leva résolument et entra clopin-clopant dans la futaie, appuyé sur le bras de sa conductrice.
Ils n'avaient pas fait cent pas; quand soudain trois hommes, tombant des arbres voisins comme des fruits mûrs, leur barrèrent le passage; en même temps une dizaine d'individus armés de fusils sortirent du fourré et entourèrent le couple aventureux.
- Qui êtes-vous? où allez-vous? dit celui qui paraissait être le chef de l'embuscade.
- Eh ! fillette, dit l'aveugle, il n'y a pas de bleus ici, hein ?
- Non, père, répondit la grande fille à la cape d'une voix tremblotante et nasillarde : ce sont tous des bons. Vous pouvez causer. Pas vrai, messieurs?
- Qu'il cause, reprit le chouan. On l'écoute.
- Ne te trompes-tu pas, petite? dit le mendiant : les serviteurs du bon Dieu et du roi n'ont pas ordinairement le verbe si dur avec les pauvres.
- Les temps sont mauvais, bonhomme, répliqua le chouan, et le diable est fin...
- Oui, mon fils, et la défiance est de saison... Laisse-moi toucher tes habits, car il y a longtemps que mes pauvres yeux ne sont plus de ce monde. - Le vieillard promena sa main sur la poitrine du chouan. - Le cœur et la croix... poursuivit-il, c'est bon... Vive le roi, mes enfants! Où est Fleur-de-Lis, que saint Yves et tous les saints gardent? où est-il? il faut que je lui parle.
- Fleur-de-Lis n'a pas de temps à perdre, mon vieux.
- Et il n'en perdra pas avec moi, mon beau garçon, je t'en réponds. Mène-moi près de lui : j'ai fait bien du chemin avec ma pauvre fillette qui tremble encore des fièvres, et je voudrais bien me reposer; mais le service du roi avant tout. Et nous allons donc revoir son règne auguste, à ce bon roi, mes enfants? Jour de Dieu ! c'est alors qu'on pourra m'enterrer sans que j'y fasse opposition...
- Vous causez trop, mon père, dit d'un ton d'humeur et d'impatience la compagne du vieux fanatique ; vous savez qu'on nous a dit que cela pressait.
- Oui, véritablement, fillette, tu as raison. Où est Fleur-de-Lis ? j'ai quelque chose pour lui, quelque chose qui a passé sous le nez des bleus. - Le vieillard se mit à rire, .et, plongeant sa main dans le dédale de ses haillons, en retira un paquet de lettres cacheté avec soin : l'enveloppe était marquée, à l'un des angles, d'un signe particulier en forme de croix fleurdelisée. Le chef de l'escouade des chouans n'hésita pas plus longtemps ; il dit aux deux aventuriers de le suivre et s'engagea dans les défilés de la forêt.
Ils furent bientôt arrêtés par un retranchement d'arbres abattus, derrière lequel campait une bande d'une centaine d'hommes. Ce poste les laissa passer après l'échange d'un mot d'ordre ; mais, à une courte distance, il fallut franchir une nouvelle barricade : la forêt paraissait être coupée dans tous les, sens par des fortifications de ce genre, dont quelques-unes étaient entourées de fossés. Dans chacune des enceintes ouvertes par les défrichements, bivouaquaient des corps nombreux d'insurgés. La plupart n'avaient d'autre costume de guerre que la veste du paysan breton, traversée en écharpe par des lisières de serge servant de bretelles de fusil. Presque tous étaient chaussés de lourds sabots remplis de paille. Des femmes et des enfants, mêlés aux soldats, faisaient le ménage des bivouacs, s'agitant autour des foyers qui pétillaient sur le sol. La forêt tout entière offrait l'aspect d'une ville sauvage; çà et là des pâtres armés étaient couchés sur l'herbe au milieu de troupeaux de chèvres ou de moutons ; des bœufs mugissaient au fond des halliers: un bruit confus de voix, d'armes, de pas, montait incessamment sous les arcades de feuillage, tantôt éclatant comme une clameur, tantôt s'apaisant dans un tumulte monotone. A part le caractère de la végétation et des costumes, on eût dit une oasis du désert emplie de tribus nomades et guerrières.
Après une marche d'une demi-heure entravée par de fréquents obstacles, le guide annonça au vieux mendiant qu'ils touchaient au but de leur pénible trajet; au même instant, il quitta le milieu de la futaie, où il n'était pas prudent, dit-il, de faire un pas de plus, et il entra dans une allée large de six ou sept pieds, au-dessus de laquelle des branchages recourbés et entrelacés formaient une espèce de plafond : sous cette voûte continue, le demi-jour du crépuscule pénétrait à peine ; le silence qui régnait dans cette partie privilégiée de la forêt rendait plus saisissante l'impression de ces ténèbres subites. L'aveugle sentit frissonner la main de sa compagne. - Qu'est-ce que c'est ? dit-il à voix basse, tandis que le guide les précédait à quelque distance. Quel effet moral éprouves-tu donc pour le quart d'heure?
- Sergent, répondit la jeune fille du même ton, je suis troublé et par instants je m'affadis.
- Diable d'effet moral ! reprit le vieillard: allons ! tiens ferme et serre le coude à gauche, mon garçon ! Représente-toi que ce vilain bosquet est pour nous comme qui dirait le ci-devant temple de la gloire.
- Oui, de la gloire, sergent.
- Et de la mémoire, mon ami : veux-tu que ton nom figure dans l'histoire en lettres d'or, ou simplement en bâtarde ? voilà la question.
- En bâtarde, oui, sergent.
- Comment diable! en bâtarde ! à quoi pense la créature !... Heu ! qu'est-ce que c'est que cette machine-ci ? un canon, sur ma parole ! satanée forêt ! jamais boutique de bric-à-brac... - Le bonhomme murmura le reste de sa phrase entre ses dents. Le guide s'était arrêté, il interrogeait d'une voix discrète deux sentinelles postées à l'extrémité de l'étrange avenue ; les dernières clartés du crépuscule permettaient de distinguer, dans un large espace circulaire, une disposition symétrique de tentes et de chaumières basses ; quelques-unes de ces chaumières paraissaient d'une construction plus solide et moins récente que les autres: elles marquaient sans doute l'emplacement d'un de ces refuges célèbres que les chouans s'étaient ménagés dès les premiers temps de l'insurrection. Plusieurs chemins couverts, pareils à celui que venaient de suivre les aventuriers, donnaient accès dans la clairière qu'enserrait de toutes parts une futaie inextricable : à quelques pas en avant de la futaie s'étendait une ligne de fossés et de barricades. Ce camp semblait tenir dans la forêt la place que tenait le donjon dans les forteresses du moyen âge ; on y avait rassemblé tous les éléments d'un combat à outrance et d'une défense désespérée. L'ordre et le calme qui y étaient religieusement observés, annonçaient la présence des chefs les plus importants et la discipline d'une troupe d'élite : en effet, parmi les soldats qu'on apercevait étendus sur le gazon, ou causant à voix basse sur le seuil des cabanes, le plus grand nombre portaient l'habit vert et le gilet rouge, uniforme des chasseurs royalistes : c'était ce corps redoutable qui, organisé à l'abri des traités, avait enfermé dans ses cadres tous les héros des vieilles guerres.
Depuis que le guide et ses deux compagnons avaient pénétré dans l'enceinte et pendant qu'ils passaient devant le front du camp, des feux s'étaient allumés dans les cabanes et jetaient leurs reflets tremblants sur la multitude éparse dans la clairière : des figures résolues et farouches sortaient à demi de l'obscurité et s'y replongeaient tout à coup comme des visions évanouies. Le guide s'arrêta vers le milieu du camp, devant une des chaumières de l'ancien refuge, autour de laquelle veillait un poste nombreux. Il y entra seul : quelques minutes après, il revint chercher le vieil aveugle et la pauvresse, et les introduisit en présence de Fleur-de-Lis.
Le jeune chef, debout derrière une table, s'entretenait avec George ; deux hommes en habit ecclésiastique écrivaient sur un coin de la table ; quelques officiers étaient disséminés par petits groupes dans l'intervalle qui séparait la table de la porte. Toutes les conversations cessèrent à l'entrée du mendiant : sa fille l'amena en face du chef et se retira de quelques pas en faisant de gauches révérences. Le bonhomme, son paquet de lettres à la main, la tête baissée et le corps penché dans une attitude d'humilité respectueuse, parut attendre qu'on lui adressât la parole. Fleur-de-Lis dirigea la lumière d'une lampe sur le mystérieux messager ; après que son œil pénétrant l'eut étudié minutieusement des pieds à la tête : - D'où viens-tu, dit-il, et qui t'envoie ?
- C'est donc vous, Fleur-de-Lis ? dit le vieillard.
- C'est moi.
- Quelle misère que d'être aveugle ? reprit le bonhomme en branlant la tête. Ce serait un aimable spectacle pour un ancien soldat que de voir votre visage, Fleur-de-Lis.
- Tu as servi, vieux père ?
- J'étais à Fontenoy, mon général : c'est là que j'ai eu le genou brisé. Le roi Louis XV y était aussi ; nous lui fîmes un lit pour la nuit avec des drapeaux anglais, et je me rappelle qu'il dit qu'un roi de France ne devait aimer ce drapeau-là que sous ses pieds. Pardon la compagnie, si je vous offense; mais c'est la vérité que sur un champ de bataille il faut, pour bien faire, que nous ayons les Anglais en face et pas à côté.
Au souvenir royal évoqué par le vieillard, tous les assistants avaient découvert leurs têtes et s'étaient inclinés en regardant Fleur-de-Lis. Une vive émotion colora les traits du jeune chef: - Eh bien, messieurs, dit-il avec un sourire, voilà un soutien inattendu qui m'arrive. Le sang des vaincus de Crécy et d'Azincourt coule encore dans toutes les veines françaises, vous le voyez ; - mais d'où viens-tu, mon vieux brave ?
- Je viens de Normandie, mon général. M. de Frotté m'a fait conduire en carriole jusqu'à Fougères; j'ai traversé la ligne ennemie pour vous apporter ce paquet.
- Ah ! tu es Normand ? dit Fleur-de-Lis. De quel endroit?
- Des environs de Coutances, mon général.
- Ah ! reprit Fleur-de-Lis en portant ses yeux sur la grande fille au capuchon, de Coutances? Et çu brin de criature lanré, c'est-i ta quenaille ?
- Vère, m'namin.
- Et c'est i venu do té dedpis illo jusqu'ichin ?
- Vère, et à pi aco, et quasiment sans mougi rin en tout, à cause que san paure corps est tout remué des fièvres, vchin pu de six més, qu'no dit que cha fair pou à vé.
- Allons ! messieurs, dit en riant Fleur-de-Lis, c'est du pur normand ; puis il ouvrit la dépêche. Après qu'il eut parcouru les lettres qui y étaient contenues, il ramassa l'enveloppe qu'il avait jetée à terre, et en considéra attentivement le cachet rompu ; puis son regard étincelant se fixa un moment sur l'aveugle avec une expression d'inquiétude, mais la physionomie tranquille et vénérable du bonhomme parut dissiper aussitôt le nuage de défiance qui avait obscurci le front du jeune chef. Il s'assit devant la table : - Mon vieux père, dit-il, tu vas être forcé de te remettre en route cette nuit. C'est bien de la fatigue ; mais je ferai en sorte que tu ne regrettes pas ta peine. Tu trouveras à l'auberge du Pommier fleuri, à une demi-lieue de Plélan, un agent de M. de Frotté qui t'épargnera le reste du chemin. Si tu aimes le roi, fais-toi hacher plutôt que de laisser prendre le billet que je vais te confier. En achevant ces mots, Fleur-de-Lis écrivit quelques lignes à la hâte. La lettre pliée et cachetée, il la tendit au bonhomme par-dessus la table. Celui-ci, sans autre avis, avança la main pour la recevoir. - Ah ? tu y vois donc, l'ami! s'écria Fleur-de-Lis en retirant vivement son bras. Holà les gars du roi, trahison ! arrêtez l'espion et sa fille - A la voix de Fleur-de-Lis, une dizaine de soldats se précipitèrent dans la cabane ; mais déjà les officiers s'étaient rendus maîtres du faux aveugle et de la pauvresse, après une résistance que le bras terrible de George avait abrégée. La jambe de bois du mendiant, sa barbe grise et les cheveux roux de sa fille s'étaient détachés pendant la lutte.
- Ton nom, camarade ? dit alors Fleur-de-Lis en s'adressant au plus âgé des captifs.
- Bruidoux, sergent de grenadiers, bataillon des Sanspeur.
- Tu connais les lois de la guerre et tu sais le sort qui t'attend. As-tu quelque chose à dire ?
- Pour moi, rien. Pour ce garçon, j'ai à dire que je l'ai entraîné presque malgré lui dans cette expédition, et que si vous lui laissez la vie vous me rendrez facile la chose de mourir moi-même de ma personne. Voilà.
- Impossible, camarade. Cependant nous pouvons nous entendre : veux-tu t'engager au service du roi
- Pourquoi pas au service du pape ? dit Bruidoux avec gravité.
- Et toi, jeune homme ? dit Fleur-de-Lis en s'approchant de l'autre prisonnier.
Cette question fut suivie d'un intervalle de silence pendant lequel le visage de Bruidoux se contracta peu à peu jusqu'à l'expression d'une- angoisse indicible.
- Monsieur, murmura enfin le jeune captif d'une voix faible, le sergent est mon supérieur ; il a parlé pour deux.
A ces mots, les traits du vieux sergent furent comme détendus par un subit attendrissement ; ses yeux s'agitèrent dans leurs orbites et une larme glissa sur sa joue bronzée.
- C'est dommage, reprit Fleur-de-Lis, nous aimons les cœurs vaillants. Songez que je ne vous propose pas de trahir votre patrie. Nous servons la France comme vous, mieux que vous. Allons, je vous laisse une heure pour y réfléchir, car je vous regrette. - Bénédicité, ajouta le jeune homme en se tournant vers un des chasseurs, conduis-les dans la cabane vide qui est au bout du camp ; qu'ils soient garrottés, et fais bonne garde. S'ils n'ont pas changé d'avis dans une heure, vous les passerez par les armes. Il est inutile de reprendre mes ordres à ce sujet. D'ailleurs, je ne serai plus au camp.
Bénédicité, vieux chouan à mine renfrognée, plaça les prisonniers au milieu d'une escouade de chasseurs et sortit avec eux de la hutte. La nouvelle du coup hardi tenté par les deux espions républicains s'était répandue dans le camp, et la foule des soldats accourut sur leur passage avec une curiosité empressée, mais plutôt respectueuse qu'insultante ; car un pareil trait d'audace devait plaire à ces esprits aventureux autant qu'intrépides, pour qui toute science de la guerre se résumait en deux mots : bravoure et ruse.
On fit entrer les captifs dans une chaumière un peu isolée des autres, située à l'extrémité du camp, et qui s'adossait contre un chêne gigantesque. Cette masure n'avait point de fenêtres ; l'air s'y renouvelait suffisamment par les ais disjoints d'une porte grossière. Bénédicité et ses hommes laissèrent les deux républicains étendus sur le dos au milieu de la cabane, les bras et les jambes serrés par des liens solides. Bénédicité revint quelques minutes après, et, posant dans un coin une petite lampe : - C'est votre horloge, dit-il ; quand vous la verrez près de s'éteindre, votre heure finira. - Le chouan sortit après cet avertissement.
- Voilà, mon garçon, dit Bruidoux après avoir médité un instant, voilà une aventure qui n'est pas couleur de rose. Par-dessus le marché, cette canaille m'a enfoncé les cordes dans la chair. Je n'ai pas voulu me plaindre à cause de ma dignité de citoyen ; mais j'ai peur qu'on ne t'ait pas traité plus amicalement, mon pauvre Colibri.
- Non, sergent, dit Colibri ; mais qu'est-ce que ça fait maintenant ?
- J'entends ce que tu veux dire, reprit Bruidoux d'une voix qui semblait altérée. Hem ! hem !... est-ce que je m'enrhume, moi ? Ah çà ! Colibri, ne va pas t'imaginer que le cœur de ton sergent s'amuse à faire le plongeon... Voici ce qu'il y a, mon garçon : j'éprouve un effet moral qui m'étouffe clandestinement, et cela à ton sujet ; c'est moi, oui, c'est moi, le diable m'emporte ! qui t'ai amené dans cette caverne; j'ai cru bien faire ; - sur ma parole, j'ai cru bien faire, Colibri... dans ton intérêt capital. Ayant toujours eu pour toi de l'amitié, j'ai prétendu te décrasser d'un seul coup de brosse et te caser tout de suite au meilleur rang dans l'esprit de tes supérieurs et dans le sentiment de tes camarades... C'était une bonne idée, jour de Dieu ! c'était une idée excellente, l'idée d'un ami et d'un père... et pourtant c'est une idée qui me gêne à l'heure qu'il est... et il faut que tu me dises, Colibri, il faut absolument que tu me dises, mon garçon, si... si... allons, c'est le mot, si tu me pardonnes, oui ou non !
- Je vous pardonne de tout mon cœur, sergent, répondit Colibri ; je sais que c'était pour mon bien, quoique ça n'ait pas réussi.
- Tu es un brave, dit Bruidoux, dont la voix s'enroua tout à fait. Après un silence, il reprit d'un ton plus ferme : - Oui, tu es un brave, Colibri, et, depuis que tu as envoyé paître le ci-devant prince et ses m'amours fédéralistes, tu peux te vanter d'avoir mon estime, bien que je ne voie pas à quoi elle te pourra servir désormais.
- Ainsi, sergent, dit Colibri, il n'y a plus aucun espoir ?
- Hem ! hem ! mon garçon... je te demande pardon... il y a toujours de l'espoir, disent les savants, tant que notre corps n'est pas réduit en poussière... Quant à t'affirmer que notre position soit brillante, non... non... Il est certain que l'ennemi a pris sur nous un avantage considérable, un avantage qui parait décisif... car il me répugnerait de te tromper dans un moment comme celui-ci... dans un moment où chacun, suivant ma manière de voir, est libre de faire les réflexions... qui conviennent à son tempérament.
Un nouveau silence succéda à la déclaration entortillée, mais fort claire toutefois, du vieux sergent. Un éclair, pénétrant soudain à travers les fentes de la porte, fit pâlir la faible lueur de la lampe ; un roulement solennel retentit peu d'instants après, annonçant que l'orage, qui avait grondé toute la soirée, était près de se déchaîner sur la forêt.
- Dans la ferme, chez mon père, reprit Colibri, j'ai passé bien des nuits debout par un temps pareil. C'est que le feu du ciel a bientôt fait de dévorer une grange, sergent : aussi, tant que l'orage durait, mon père ne cessait de marcher à grandes enjambées dans la chambre ; mais la bonne femme disait ses prières dans le coin de l'âtre, et c'était une chose qui rassurait mon père.
-Sans doute, mon garçon, dit Bruidoux, et quelles prières est-ce qu'elle disait, comme cela, ta bonne femme de mère ?
- C'étaient des prières au bon Dieu, sergent, au bon Dieu d'autrefois.
- Mais les sais-tu par cœur, Colibri?
- Je crois, sergent... oui, je crois que je me les rappelle.
- C'est que, vois-tu, garçon... Ah ! mille z'yeux, j'ai cru que celui-là m'allait rendre aveugle pour de bon ! Et puis, l'artillerie maintenant. Ah ! ça chauffe là-haut... Eh bien, Colibri, si la république a eu un tort, selon moi, ç'a été d'affronter le ci-devant qui bougonne en cet instant sur nos têtes... car il y a des circonstances où les droits de l'homme et du citoyen sont une chétive consolation pour le moral d'une créature… Quant à moi, Colibri, si je n'ai jamais fait de mal ni à une femme, ni à un enfant, ni même à un chien, ça n'a pas été autant en vue de mon avancement que pour ne pas désobliger le particulier en question... c'est pourquoi si tu as un bout de prière dans la mémoire, et si ça peut être une satisfaction pour toi de le dévider, dévide-le hardiment.
- Sergent, ça me contentera, dit Colibri.
- Et même, poursuivit Bruidoux, si tu veux prouver catégoriquement à ton ancien que tu ne lui gardes pas rancune, tu vas causer tout haut, vu que, sur l'article, je te considère comme mon supérieur.
Le sergent cessa de parler : Colibri ferma les yeux et parut se recueillir. - Sergent, reprit-il après une pause, voici ce que disait la bonne femme... - Colibri s'arrêta tout à coup : la porte venait de crier sur ses gonds rouillés, et les prisonniers n'étaient plus seuls ; mais, dans l'attitude pénible où ils étaient maintenus par leurs liens, ils ne purent apercevoir celui qui venait les interrompre à cette heure suprême.
- La lampe n'est pas morte, dit sèchement Bruidoux; on ne doit pas tricher un ennemi dans le malheur.
- Plus bas, monsieur le sergent, dit une voix mâle, mais contenue.
- Je connais cette voix, murmura le sergent ; qui es-tu, l'ami?
- Kado.
- Ah le père du petit citoyen à la toupie. Viens-tu nous sauver, mon vieux ?
- Plus bas; la porte est grande ouverte, et la sentinelle ne fait que passer et repasser devant le seuil.
Au même instant, le soldat de garde s'arrêtait près de la porte.
- Les prisonniers, dit Kado, me demandent de les aider à changer de position.
- Fais, dit le soldat ; et il reprit sa courte promenade.
Kado se mit à genoux et se pencha vers les captifs en laissant glisser hors de sa manche un couteau dont, la lame affilée étincela au reflet de la lampe ; en deux coups, il trancha les cordelettes qui serraient les poignets et les jambes du sergent : - Sur votre vie, dit-il, ne bougez pas ! - Venant ensuite à Colibri, il le délivra de ses liens avec la même adresse et la même promptitude. Cette opération terminée, le garde-chasse se releva et se tint debout en face des prisonniers attentifs : puis il commença de leur parler, tantôt avec une lenteur grave, tantôt à la hâte, modifiant le son de sa voix et le sens de son discours suivant que le bruit des pas de la sentinelle s'éloignait ou se rapprochait.
- Vous n'avez plus qu'une petite demi-heure; le roi est un bon maître... Il ne faut pas songer à sortir du camp à travers trois lignes de sentinelles ; d'ailleurs, vous tomberiez nécessairement dans un des postes de la forêt... Vous servirez avec de bons camarades... Voici le seul moyen de salut : dans dix minutes, quand l'orage battra son plein et quand les bruits du ciel rempliront les bois, levez-vous ; vos membres alors seront dégourdis... Oui, Fleur-de-Lis vous promet à chacun un brevet d'officier... Je vous laisse mon couteau, ici, sous la paille ; servez-vous-en pour effondrer le chaume au-dessus de votre tête, à l'endroit où le tronc du chêne s'enfonce dans le toit, puis montez sur le toit par l'ouverture... La cause du roi est celle de Dieu; elle triomphera... Les branches du chêne s'étendent jusqu'au fourré voisin ; le fourré est plein de pièges; vous y péririez sûrement... Il n'y a pas de honte à rentrer dans le chemin le plus honnête... mais la branche la plus basse et la plus grosse va s'enlacer dans le treillage qui recouvre l'allée la plus proche ; suivez cette branche jusqu'à la voûte, et puis traînez-vous à genoux au-dessus des branchages... J'en suis fâché ; c'est une triste fin pour des hommes de cœur... Quand la voûte manquera, descendez ; vous trouverez le petit gars que vous avez sauvé de la fusillade... Adieu donc, puisque vous le voulez !
- A quoi se décident-ils ? demanda la sentinelle qui venait de mettre un pied dans la cabane.
- A mourir, répondit Kado. Laissons-les. Bonsoir, camarade.
- Voilà la pluie, reprit le soldat ; je vais rester à l'abri là dedans, jusqu'à ce que l'heure soit finie.
- Comme tu voudras, dit Kado ; pourtant, si tu en étais où ils en sont, tu ne serais pas bien aise qu'on t'empêchât de causer librement avec un ami.
Le soldat se rendit à cette objection d'un air de mauvaise humeur ; il sortit avec le garde-chasse. Dès que la porte se fut refermée derrière eux, Bruidoux poussa un bruyant soupir, que Colibri répéta en écho : - Eh bien, mon garçon, dit le vieux sergent, voilà une chose bien fortuite qui nous arrive... Qu'en penses-tu ?
- Extrêmement fortuite, sergent.
- Il y a, Colibri, une maxime de toute beauté qui dit qu'il n'est pas de petit buisson qui ne porte son ombre. Qui se serait avisé de croire néanmoins que ce gamin à la toupie me protégerait un jour de son ombrage, moi, Bruidoux? Personne ne s'en serait avisé, pas même toi, Colibri, bien que je me plaise à te reconnaître désormais toutes les qualités de l'esprit et du cœur.
- Mais, sergent, demanda Colibri, avez-vous compris un seul mot au système embrouillé du citoyen chouan?
- Je l'ai compris de pied en cap, mon enfant, et je vais consacrer à te l'expliquer les minutes assommantes que l'engourdissement de nos jarrets nous force de passer encore dans cette enceinte.
Pendant que le sergent Bruidoux détaillait avec calme à son subalterne le plan d'évasion qui était proposé à leur sang-froid et à leur audace, les lueurs de ta foudre se succédaient plus pressées et plus éblouissantes; l'intensité de l'orage montait peu à peu. Bientôt le murmure lointain et profond de la tempête se changea en un concert sauvage d'éclats assourdissants et de sifflements aigus, auxquels se mêlait la crépitation d'une pluie diluvienne ; la porte de la masure s'agitait et geignait sous l'effort des rafales, et l'eau filtrait en ruisseaux à travers le seuil. Soudain un coup de tonnerre, plus violent que les autres, déchira l'air, et sembla briser les dernières entraves des éléments ; un tourbillon furieux fit trembler jusqu'aux racines le chêne énorme qui était enclavé dans une des parois de la cabane. - Voici le moment, garçon, dit Bruidoux en se levant avec résolution. Il saisit aussitôt le couteau du garde-chasse, se haussa sur la pointe des pieds, et plongea la lame tranchante dans la corniche du toit de chaume, qu'il détacha du tronc de l'arbre; puis, soutenu au-dessus du sol par Colibri, à qui les angoisses du moment prêtaient une force convulsive, il élargit l'ouverture avec ses mains. Le vent s'engouffra avec bruit dans la hutte par cette issue nouvelle, et la lampe s'éteignit. - Courage, enfant, dit Bruidoux ; je ne t'abandonnerai pas. - En même temps ses deux mains se crispaient sur le revers extérieur de la toiture, et il se soulevait au dehors. Dès qu'il eut pris pied sur le chaume, où la pluie rejaillissait de toutes parts, il étreignit le chêne d'un bras, et aida de l'autre son compagnon à achever l'escalade
- Voici l'arbre, dit Bruidoux à voix basse; mais je ne trouve pas la branche ; la vois-tu ? - Colibri ne répondit pas. Tous deux, étonnés par les ténèbres, aveuglés par l'ouragan, haletant d'anxiété, palpaient en vain de leurs mains émues l'écorce noueuse du chêne. - Mille millions ! reprit le sergent, pas plus de branche que dans mon œil, et la lampe éteinte va nous trahir !... Comme il parlait, un double éclair sillonna les sombres profondeurs du ciel, et montra aux fugitifs la branche qu'ils cherchaient ; elle sortait du tronc deux ou trois pieds plus bas, et s'étendait horizontalement dans l'espace. - Suis-moi, dit Bruidoux; pends-toi à mes loques ; à cheval sur la branche jusqu'à ce que nous trouvions le bout. - Le sergent, serré de près par Colibri, avait déjà enfourché le rameau colossal, qui, selon la promesse du garde-chasse, devait leur servir de pont pour gagner la voûte de l'allée voisine. La branche plia sous leur poids; mais, soutenue à son extrémité la plus faible par les entrelacements de la voûte, elle ne céda pas.
Ils étaient à peine engagés dans leur trajet aérien, quand le cri : Aux armes ! retentit derrière eux. - Ferme, garçon, maintiens ton moral ! murmura Bruidoux. Quelques secondes plus tard, les deux fugitifs avaient gagné le couloir suspendu comme un dais au-dessus de l'avenue du camp. Ils se traînèrent à genoux sur cette claie vive jusqu'à ce qu'un bruit de voix et de pas précipités qui semblait se diriger vers eux les arrêtât immobiles et muets ; une bande d'hommes armés et agitant des torches passa en courant sous leurs pieds. Dès qu'ils cessèrent d'apercevoir la lueur des torches, ils se remirent à ramper avec une hâte silencieuse. Tout à coup un sourd gémissement s'échappa des lèvres de Colibri. Le sergent se retourna : - Qu'y a-t-il donc, enfant? demanda-t-il.
- Mon pied a coulé à travers les branches, sergent; la jambe y a passé, et je ne peux pas la retirer.
- Ah ! bon ! c'est cela ; amusons-nous à faire des farces... Allons ! tire vigoureusement.
- Impossible, sergent,... je ne peux plus vous suivre ;... mais sauvez-vous, je ne veux pas être cause...
- N'insulte pas ton supérieur, toi. On va t'aider; attends.
- Tout est perdu, sergent, reprit Colibri en se collant à l'oreille de Bruidoux et en parlant d'une voix à
peine distincte. Quelqu'un me tient la jambe ! - Bruidoux saisit violemment sans répondre la main du jeune homme. Une minute mortelle se passa. Puis une voir douce et frêle murmura d'en bas : - Est-ce voue monsieur le sergent?
- Vive le bon Dieu ! c'est le petit gars à la toupie, s'écria Bruidoux en reprenant longuement haleine. Oui, c'est nous, mon amour. Tout le monde va bien chez toi !... Attends seulement une couple de rapides instants, et nous sommes à toi. Tout en causant, le vieux sergent était parvenu à dépêtrer la jambe de Colibri; il sauta dans le fourré, passa dans le chemin, et serra sur son cœur le fils du garde-chasse.
Le petit garçon, guidant les fugitifs à travers le dédale le plus épais des halliers, les conduisit sans accident jusqu'à la lisière de la forêt. Bruidoux ne le quitta pas sans l'avoir embrassé de nouveau, et sans lui avoir promis de lui rendre sa toupie à la première occasion qui s'en présenterait.