Sa présence en ces lieux m'est toujours redoutable.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il est puissant; il m'aime, et vient pour m'épouser.
(Corneille.)
Au moment où les deux captifs républicains accomplissaient leur évasion avec un bonheur qui manque rarement au courage, un jeune officier de l'armée catholique et royale traversait seul la forêt, se dirigeant vers la lisière occidentale ; il marchait d'un pas rapide sous les cascades qu'épanchaient les cimes inclinées des arbres, indifférent au fracas de la tempête, et secouant de temps à autre d'un air distrait son manteau alourdi par la pluie. Les sentinelles qu'il croisait à de fréquents intervalles s'empressaient, sur quelques mots échangés tout bas, de le saluer militairement; reconnu à la clarté vacillante d'un feu de bivouac, comme il franchissait un poste considérable, il fut aussitôt entouré par une foule respectueuse qui mêla des clameurs enthousiastes aux mille bruits de l'ouragan. Les femmes et les enfants des proscrits, arrachés à leur sommeil, sortirent à la hâte de leurs misérables abris, répétant avec une admiration naïve le nom de Fleur-de-Lis; on accourait de toutes parts; on se pressait autour du jeune chef: quelques-uns s'efforçaient de toucher ses mains ou ses habits; sa présence semblait éveiller l'idée d'un être supérieur à l'homme. De pareilles ovations arrêtèrent plus d'une fois le général royaliste dans les divers carrefours de la forêt.
Nous devons dépouiller ici d'une partie de ses voiles cette jeune tête qu'environnait une popularité approchant de l'adoration. Ce personnage avait paru d'abord en Vendée vers la fin des grandes guerres. Il ne portait pas alors le nom sous lequel il est désigné dans ce récit. Le cours des événements l'ayant jeté dans le bas Maine, et plus tard dans le nord de la Bretagne, il y réunit les éléments épars de la chouannerie. Le premier, il fit sortir les chouans de leurs positions défensives pour les mener au grand jour du champ de bataille. Une étonnante fortune suivait ses armes ; on ne citait pas un combat où elle l'eût trahi. Longtemps avant qu'il marchât à leur tête, les insurgés bretons avaient subi l'influence de sa renommée, qui était singulière. On ne vantait pas seulement ses qualités militaires, son activité fougueuse réglée par un sang-froid inaltérable, le rare mélange de témérité et de calcul qui dirigeait chacun de ses mouvements ; quelque chose de mystérieux, répandu sur sa personne et sur sa destinée, achevait d'enchanter ces imaginations simples et ardentes. Sa beauté, son langage choisi, sa libéralité, qui ne lui laissait jamais d'autre possession propre que son cheval de combat, tous les dons gracieux et puissants qu'éclairait sa jeunesse étaient autant de traits brillants dont la superstition et l'amour du merveilleux avaient fait une figure surnaturelle. Il montrait une vraie folie de bravoure, chargeant l'ennemi le sabre au fourreau, et chantant avec une allégresse bizarre, au milieu du feu, des hymnes de guerre qu'il avait composés. Les gars le croyaient invulnérable.
Les autres chefs et la noblesse, moins sensibles à ces éblouissements, ne laissaient pas de se rendre au génie spécial que le célèbre partisan semblait avoir reçu pour le genre de guerre qu'on avait à soutenir; mais ils se rendaient surtout au prestige d'une ressemblance illustre, empreinte sur ce front vaillant. Cette ressemblance n'était point trompeuse : derrière les nuages dont s'enveloppait l'origine de cette existence extraordinaire se cachaient la honte d'une femme et le crime d'un roi. Les nobles de l'Ouest avaient en quelque sorte légitimé par leurs égards les titres de ce jeune homme au respect particulier des insurgés royalistes. Ils avaient fait briller ce lambeau de pourpre aux yeux de leurs naïfs soldats, comme pour leur voiler l'absence affligeante de ceux qui avaient un droit plus direct à de tels hommages.
Cependant l'adresse du jeune chef à s'emparer de toutes les circonstances qui pouvaient accroître son empire, ses allures dominatrices, son individualité de plus en plus absorbante ne tardèrent pas à inquiéter ceux mêmes qui avaient prêté les mains au culte dont il était l'objet. Le bruit de ses succès, l'éclat de sa popularité, allèrent jusqu'aux oreilles des princes émigrés : un serviteur si puissant leur déplut. Le comte de Puisaye lui écrivit d'Angleterre une lettre de félicitation qui lui marquait sa dépendance. On en était là quand les négociations s'ouvrirent pour la paix avec la république. L'heureux aventurier refusa d'y prendre part. Les intrigues qui s'agitaient autour de lui depuis quelque temps le laissèrent tout à coup isolé et sans moyens de prolonger sa résistance. Traqué par les bleus, il fut contraint d'abandonner la terre de Bretagne. Une barque de pêcheur le recueillit sur une plage déserte, à peu de distance de Saint-Brieuc ; une petite troupe de chouans assistait à son départ. Avant de quitter le rivage, il brisa une fleur de lis d'or qui surmontait le pommeau de son épée et la donna à ces amis fidèles. Cette relique devint bientôt dans la légende populaire le nom du héros disparu. Dans plus d'une paroisse les prêtres, pour complaire à un enthousiasme exalté par le charme des souvenirs, dirent ajouter, aux vœux pour le roi, une prière distincte pour la fleur de lis.
Délivrés de l'ombrage de sa présence, ses ennemis secrets le regrettèrent. Sur le point de rentrer en guerre, ils retrouvaient bien les vieilles bandes de la chouannerie prêtes à l'action, mais éparpillées et désorganisées comme aux premiers temps des soulèvements. Aucun parmi eux ne se sentait de taille à serrer les liens du faisceau redoutable qu'ils avaient brisé imprudemment dans la main de Fleur-de-Lis. Le jeune chef était en Angleterre ; l'émigration l'y fêta. Un des princes exilés, qui s'y trouvait en même temps, lui fit grand accueil, témoignant qu'il attendait encore de lui des services. Fleur-de-Lis reçut même alors, dit-on, un titre qui rappelait le théâtre de ses premiers faits d'armes, et qui était emprunté aux souvenirs de la famille légitimée de Louis XIV. Aucune explication n'accompagna d'ailleurs cette allusion détournée et flatteuse aux droits équivoques du jeune duc.
Quelques semaines plus tard, le cabinet anglais se décidait à jeter en Bretagne une division d'émigrés ; un des princes, oncle du jeune roi captif au Temple, devait commander le corps de débarquement. On sait avec quelles instances la présence de ce personnage avait été de tout temps sollicitée par les chefs vendéens. On n'ignore pas avec quel découragement, avec quelle amertume, souvent même peu mesurée dans son expression, les plus fameux défenseurs de la cause royaliste supportèrent l'éternelle déception de leur espoir le plus légitime.
L'expédition était prête : il s'agissait de remettre en mouvement dans toute la Bretagne les masses insurgées, afin de balayer du pays les forces républicaines et d'assurer le débarquement de la flottille. Fleur-de-Lis parut le mieux fait pour cette tâche ; il l'accepta. Son nom, encore grandi par l'absence, dépeupla en deux jours toutes les chaumières, et il eut une armée. L'espèce d'investiture officielle qu'il venait de recevoir lui prêtait, aux yeux des autres chefs, un nouveau caractère de supériorité ; aucun ne le lui contesta. En une courte campagne, il accomplit, comme nous l'avons vu, la mission dont il s'était chargé; mais la flotte anglaise ne parut pas au jour fixé. On fit passer à Fleur-de-Lis de nouvelles instructions auxquelles il obéit, en modifiant ses premiers plans. Ce fut alors qu'il abandonna le voisinage des côtes.
Cependant ce retard, qui n'était pas sans quelque couleur de trahison, avait profondément blessé l'âme impétueuse du jeune général ; il se voyait à demi sacrifié pour prix de son dévouement. Sa haine déclarée pour les Anglais en devint plus violente : il avoua plus hautement son opposition à toute mesure où leur politique mettrait sa main déloyale. Quelques indiscrétions de langage échappées à son ressentiment réveillèrent les défiances autour de lui. Une partie des chefs lui demeura sincèrement attachée; mais d'autres, dans le secret de leur cœur, subissaient son joug avec ennui : ils s'inquiétaient de l'enivrement qu'il puisait dans l'idolâtrie de toute une province; ils remarquaient avec aigreur dans ses paroles cette espèce de fatalisme personnel qu'inspire aux favoris de la fortune l'habitude d'un succès infaillible, et sous lequel germent souvent les arrière-pensées ambitieuses. Nous saurons bientôt ce que pouvaient avoir de fondé ces appréhensions de la jalousie.
Fleur-de-Lis, parvenu à la lisière du bois, y trouva campé un fort parti de cavalerie, le seul corps de cette arme que comptât l'armée royaliste; encore était-il très-imparfaitement équipé : la moitié des cavaliers, comme la plupart des volontaires de la forêt, avaient pour chaussure des sabots au-dessus desquels ils ajustaient, des tiges de cuir en guise de bottes. - Le jeune chef prit un cheval, et se dirigea à toute bride vers le château de Kergant.
La forêt de la Nouée avait servi d'asile au marquis et à tous les siens pendant la journée qui suivit la surprise du château par le détachement de Francis. On fut informé le même jour que les républicains avaient occupé Kergant et l'avaient aussitôt abandonné, se retirant sur le quartier général. Le marquis, voulant épargner jusqu'au dernier moment à sa famille les fatigues d'une vie de proscription, s'était déterminé à rentrer avec elle dans son manoir héréditaire. Fleur-de-Lis se chargea d'entretenir par ses espions une surveillance qui prévînt toute surprise nouvelle. Le plan secret des chouans était d'ailleurs de nature à faire cesser dans un délai prochain cette situation précaire.
On avait repris au château toutes les habitudes de la vie de famille. On cherchait à se donner ainsi l'illusion de la sécurité des anciens jours; mais ce calme factice n'aveuglait personne : de cruelles préoccupations se révélaient dans les paroles et encore mieux dans le silence de chacun. Bellah était tombée dans un état de langueur alarmant ; Andrée elle-même ne souriait plus qu'en rêve. Dans la soirée où nous a conduits le cours de ce récit, tous les membres de la famille s'étaient séparés, comme de coutume, vers dix heures. Bellah, retirée dans sa chambre depuis quelques minutes, était demeurée debout, une main posée sur le dos d'un fauteuil, le cou penché et le regard fixe dans le vide ; elle semblait écouter avec un intérêt mélancolique les bruits de l'orage au dehors et les tristes échos dont il emplissait les corridors du vieux château. Les beaux traits de la jeune fille étaient profondément altérés, mais sa pâleur même et le sillon sombre dont l'arc se dessinait sous ses yeux ne faisaient que lui rendre le seul charme de son sexe qui lui eût manqué, la séduction de la faiblesse.
Quittant enfin son attitude distraite, elle vint s'asseoir devant une petite table qui servait de base à une élégante bibliothèque en ébène sculpté. Elle tira des rayons un gros livre à reliure de velours, que fermait une agrafe en forme de croix ; mais elle le repoussa doucement avant de l'avoir ouvert; puis, secouant la tête avec une expression douloureuse, comme quelqu'un qui ne peut résister à un désir qu'il condamne, elle arracha une feuille d'un album, et se mit à écrire avec une vivacité fébrile. Voici ce qu'elle écrivait :
« Hervé, mon frère, je ne pense plus vous voir jamais. Votre mépris, - bien injuste, Dieu sait ! me tue cependant. Vous auriez déjà peine à me reconnaître, mon ami. On croit autour de moi que c'est la fatigue, l'émotion; je laisse croire, mais je me meurs. Je me figure que c'est mon cœur qui est atteint : tantôt il bat si vite, que je ne puis plus respirer, tantôt il s'arrête, et je crois que tout va finir. Je suis brisée. J'ai aussi du désordre dans l'esprit. L'orage terrible de ce soir me bouleverse. Il me semble que chaque tourbillon passe à travers moi comme au travers d'un frêle arbuste, que chaque rafale déracine un peu de la vie qui me reste. Si je me trompais, si je devais vivre, vous ne liriez jamais ces lignes. Ainsi en voilà trop sur ce sujet.
« Hervé, ma vie tout entière a été donnée au devoir; pour lui obéir, elle s'est volontairement flétrie; mais je demande qu'au moins ma tombe m'appartienne, et qu'elle soit pure aux yeux de tous, surtout aux vôtres. Quand je ne serai plus, cela ne peut nuire à personne que vous me pleuriez, mon ami; et c'est une pensée qui m'est bien douce à moi, dans l'état où je suis. Il faut qu'il n'y ait pas grand mal dans cette faiblesse qui m'entraîne à vous écrire, car ma conscience en murmure à peine, et pourtant c'est toujours ma pauvre conscience d'autrefois, - vous vous rappelez, Hervé, - ma conscience de sensitive, et de sensitive malade encore, disiez-vous... Où est ce temps-là, mon Dieu?
« Quand ma bouche même vous attestait ma honte, vous avez dû me croire sans doute, vous l'avez dû... Mais quoi! si vite, si facilement, Hervé! au sein de cette demeure si longtemps commune à tous deux, où mon âme s'était déroulée pli à pli sous vos yeux, il a suffit d'un mot pour effacer tant de souvenirs qui devaient me défendre ! Ah ! il me semble qu'au jour de l'éternelle justice et de l'inexorable vérité, si j'entendais un aveu d'infamie et de bassesse s'échapper de vos lèvres, j'attendrais, j'attendrais pour y croire que la voix de Dieu même l'eût répété à mes oreilles !... Et vous n'avez pas douté, pas hésité ! Une parole, une calomnie a-t-elle si bon marché, dans votre léger jugement, des témoignages de toute l'existence d'une femme! - car j'ai menti, puisqu'il faut vous le dire. Je n'ai pas à m'excuser de ce mensonge, Hervé : les fautes que le devoir commande, il les élève au niveau des vertus. Pourquoi n'en donne-t-il pas la force en même temps qu'il en impose la rigueur?
« Il faut tout vous expliquer, puisque vous ne me connaissez plus. Je suis restée fidèle, moi, passionnément fidèle aux sentiments et aux idées dont notre enfance a été nourrie. Je crois au roi comme je crois à Dieu. Cette double foi assure seule ma conscience; hors de là, je n'entrevois que ténèbres et troubles au milieu desquels il me serait impossible de vivre. L'indifférence est un mot dont le sens m'échappe. Je bénis le ciel de m'avoir conservé ma croyance entière jusqu'à la fin; car, telle que je me sens, il n'y a pas de tourments comparables à ceux que mon âme eût éprouvés, si un seul instant le doute l'avait effleurée. Une foi vive, Hervé, dans un temps comme celui-ci, entraîne des devoirs qui, je l'avoue, dépassent la force d'une femme. Que de fois j'ai envié notre Andrée chérie ! la bonté de Dieu lui mesure des devoirs égaux à sa faiblesse... Elle vous aime, elle est heureuse, et elle s'endort. Hélas ! n'étais-je pas faite comme elle pour la paix enchantée de la famille, pour les faciles dévouements du foyer domestique ? Dieu ne l'a pas voulu : qu'il soit béni dans les secrets de la justice !
« Il dépendait de moi d'empêcher le malheur que j'avais pressenti entre vous et ce jeune homme. J'ai dû l'empêcher à tout prix. Il n'y a pas d'existence qui doive être plus précieuse que celle de ce jeune homme à tous ceux qui aiment le roi. Le roi ! Hervé, c'est un nom que vous avez cessé d'entendre comme nous, et vous comprendrez à peine maintenant qu'il puisse expliquer tout sacrifice. Vous aussi, vous couvrez de vos dédains nos préjugés, notre idolâtrie, c'est-à-dire, Hervé, le culte des meilleurs souvenirs de notre patrie et de nos familles, la fidélité aux autels et aux tombeaux de nos pères, tout ce que le passé a de plus illustre et de plus doux, tout ce qui parle de vertu à une âme chrétienne, de gloire à une âme française, tout ce qu'enferme pour nous, - vous le saviez, - ce cercle mystérieux et sacré, la couronne royale. Vous dites qu'un monde nouveau commence, où toutes ces choses n'ont plus que la valeur des ombres : si ce monde doit venir en effet, je ne suis pas faite pour lui ; je dois mourir, comme la vierge païenne, sur le seuil du temple où j'aurai prié la dernière.
« J'étais si loin d'être coupable, Hervé, que je ne pouvais comprendre d'abord de quoi vous me parliez... Il est étrange que vous ayez pu me croire si aisément! J'ai voulu sauver la vie de ce jeune homme, je le devais; mais il ne faut pas qu'en me justifiant je fasse peser vos soupçons sur une autre. - Alix, que vous connaissez, m'a fait, depuis, une confidence que je n'avais pas provoquée, et qui m'a expliqué votre erreur. Elle venait me prier de parler à son père en faveur d'un de nos jeunes officiers qu'elle veut épouser : c'est le fils du garde de M. de Monryon. Elle m'a avoué qu'elle s'était rencontrée avec lui dans le bois de sapins pendant cette fatale soirée, et qu'elle craignait d'y avoir été surprise par son père. Celui qu'elle aime a un nom de guerre qui a pu contribuer à vous abuser si singulièrement : il se fait appeler Fleur-de-Genêt.
« Voilà, il me semble, tout ce que j'avais à vous dire, et je me sens plus tranquille... Mon ami, si vous lisez ceci, c'est que j'ai cessé de vivre. C'est une idée qui m'ôte bien des scrupules. Si je tiens à ce que ma mémoire vous soit chère, Hervé, c'est que je le mérite; soyez-en sûr... J'ai bien lutté à cause de vous... Dieu nous a faits les maîtres de nos actions et de nos paroles, mais non des battements de notre cœur... Avez-vous pu vraiment me croire coupable? - Certes, j'étais décidée à vous rester désormais étrangère; car jamais ni la passion ni la souffrance, - et je le prouve aujourd'hui, - n'auraient obtenu de moi une résolution contraire à la loi de ma conscience divine. Depuis notre entrevue sur la lande aux Pierres, vous aviez raison de penser que je n'étais plus, que je ne pouvais plus être pour vous qu'un souvenir; mais retourner vers un autre le penchant de mon âme, profaner le tombeau scellé au fond de mon cœur, ranimer jamais ma main refroidie, - ma main veuve dans la main d'un autre homme ! ô Dieu !... »
Comme Bellah écrivait ce mot, en levant son regard humide vers le ciel pour le prendre à témoin, la porte de la chambre s'ouvrit, et Fleur-de-Lis entra. Mademoiselle de Kergant se leva en tressaillant. Le jeune homme s'était arrêté près de la porte, le front incliné dans une attitude respectueuse.
- Monsieur le duc, lui dit-elle avec une gravité un peu hautaine, mon père est encore dans le salon, je crois.
- Daignez m'excuser, mademoiselle, dit Fleur-de-Lis; c'est à vous seule qu'il faut que je parie. Vous pouvez penser qu'un intérêt ordinaire ne m'eût pas engagé à une démarche qui vous offense. Je suis à l'instant d'une résolution suprême; il faut que je vous consulte sans délai.
Mademoiselle de Kergant interrogea d'un regard inquiet le visage de Fleur-de-Lis : elle n'y put lire que la vague expression d'une violente perplexité. Se laissant retomber sur son fauteuil, dans l'accablement d'une souffrance que trahissait l'agitation de son sein :
- Qu'y a-t-il, monsieur? demanda-t-elle.
Fleur-de-Lis se recueillit un instant avant de répondre; puis, se rapprochant de la jeune fille attentive :
- Vous me rendez justice, vous, du moins, j'en suis sûr, dit-il. Vous savez si je me suis donné tout entier au devoir périlleux qui m'était fait.
- Je sais, interrompit Bellah, que vous avez été digne de votre sang, monsieur le duc.
- La patience, l'abnégation d'un homme ont leurs bornes cependant, reprit le jeune homme, Malheur à ceux qui l'oublient, à ceux qui font hésiter le dévouement dans les âmes les plus fidèles !
- Voilà d'étranges paroles ! Que méditez-vous donc, mon Dieu!
- Si je n'ai pas encore appris la trahison, Bellah, ce n'est pas faute d'en avoir reçu des leçons... Vous savez déjà, en partie du moins, ce qui s'est passé; mais rien ne doit rester obscur à vos yeux : j'avais été chargé de disperser ou de détruire tout ce qui pouvait faire obstacle au débarquement depuis si longtemps promis. Peu de jours après mon arrivée, j'avais rempli ma tâche : le rivage, tout le pays était libre, nous étions maîtres de la côte ; nous tendions la main à nos amis et à nos alliés : ils ne vinrent pas; ils nous laissèrent face à face avec une des plus redoutables armées... avec le meilleur général de la république...
- Mais vous aviez été averti... vous reçûtes de nouveaux ordres?
- Oui, trois jours plus tard. Je ne puis vous dire mes angoisses pendant ces longues heures d'incertitude et d'abandon, - mes angoisses, non pour moi, certes, - mais pour tant de braves gens qui s'étaient fiés à ma parole, et que j'avais menés à une inutile boucherie... Les ordres arrivèrent enfin : la flotte avait été retardée par des raisons qu'on n'expliquait pas. On demandait encore une semaine; il fallait jusque-là conserver nos avantages, occuper l'ennemi ou le battre... Quel ennemi, et avec quelles ressources, vous le savez!... De tels ordres sont faciles à donner. Il n'était pas non plus malaisé de les comprendre. Quel que fût le résultat, on était délivré d'un ennemi... ou d'un serviteur plus odieux encore... Bellah, j'obéis.
- Dieu et votre honneur l'exigeaient, dit la jeune tille avec dignité.
- C'est ce qui est incertain pour moi, reprit Fleur-de-Lis. Sacrifier tant de cœurs généreux, je parle de mes soldats, pour une cause égoïste, en vérité, je ne sais si la religion et l'honneur le commandaient ! Pourtant j'obéis. On m'ordonnait de mourir... Je m'y préparai. Je me jetai dans cette forêt, et je m'y retranchai pour un combat désespéré : il n'était pas douteux qu'elle ne fût notre tombeau à tous, si l'ennemi se décidait à nous y attaquer; mais lui-même n'en serait sorti qu'en lambeaux... L'attaque n'a pas eu lieu, et voici ce qui se passe : la flottille anglaise doit toucher après-demain la presqu'île de Quiberon. Si les républicains sont avertis, ils vont se précipiter vers la côte : je puis les suivre, et c'est une bataille; mais s'ils continuent d'être abusés, comme je le crois, je puis essayer de les tourner pendant la nuit prochaine, et arriver avant eux, par une marche forcée, sur le point du débarquement.
- L'heure est suprême, en effet, dit Bellah d'une voix émue; pourquoi différer d'instruire mon père?
Un léger nuage d'embarras obscurcit le regard éclatant de Fleur-de-Lis : - C'est que je ne sais, répondit-il d'un accent singulier, je ne sais si, au lieu de suivre l'un de ces deux partis, je ne vais pas, cette nuit même, quitter la forêt et faire retraite vers le nord avec tous mes chouans.
Il ne pouvait échapper à mademoiselle de Kergant qu'une telle manœuvre ruinait d'un seul coup les plus précieuses espérances des royalistes, car elle enlevait tout appui dans la contrée à l'expédition des émigrés et les abandonnait en proie à l'armée républicaine. - La pensée de Bellah se refusa à cette effrayante lumière.
- Pardon, monsieur le duc, murmura-t-elle ; je vous prête cependant toute mon attention... mais je suis un peu souffrante... certainement, je ne vous ai pas compris.
- Vous m'avez compris.
Bellah se leva lentement de son siège en regardant le jeune homme avec un air de stupeur profonde. Ce n'est pas possible, murmura-t-elle, trahir, vous ! livrer des frères d'armes... livrer le prince... un fils de France... le frère du roi !
- Le prince ! dit Fleur-de-Lis, dont un sourire d'amer dédain contracta la bouche, le prince ne vient pas !
- C'est faux ! s'écria mademoiselle de Kergant ; qui ose le dire ? qui ose dire qu'un Bourbon manque à sa parole et déserte son drapeau ?
- Lui-même, reprit le jeune homme en posant sur la table une lettre ouverte. Une seule ligne y était tracée. Bellah y jeta les yeux, et une rougeur subite couvrit sa face. Si l'histoire n'a point flatté le personnage chevaleresque dont la conduite à cette époque navra tant de cœurs loyaux, il est permis de croire qu'aucun reproche ne lui eût paru plus sanglant que ce signe de pudeur au front d'une jeune fille.
- L'Angleterre l'aura contraint ! murmura-t-elle.
- Contraint ! quand on s'appelle de son nom ! Si l'Angleterre lui refusait ses vaisseaux, n'y avait-il plus une seule barque de pêcheur pour sauver l'honneur de César ? Enfin il ne vient pas. Quant aux autres, j'ai les moyens de les prévenir à temps; ils ne débarqueront pas. Je ne trahis donc personne que l'Angleterre, et, quant à elle, je m'en vante.
- Mais, reprit Bellah avec une énergie enthousiaste, qu'importe un homme ? qu'importe une faute excusable peut-être ? La couronne est-elle moins pure, la cause moins sacrée ? Et vous l'abandonnez ! Mais, qu'allez-vous faire ? quels sont vos projets? pour qui allez-vous combattre ? en quel nom ? quel lien attachera vos soldats ? Pas un de nos braves Bretons ne vous suivra !
- Tous me suivront ! dit le jeune homme avec force. Pensez-vous que le seul intérêt qui les arme soit l'intérêt du roi, de ce roi allié des Anglais, des Saxons, comme ils disent, de leurs vieux ennemis, de ce roi toujours absent, si prodigue de leur sang, si avare du sien ? Non, Bellah... ils me sauront gré de les délivrer d'une alliance exécrée... ils me suivront tous au nom de leur religion, de leur liberté, de leur patrie attaquées... Voilà la cause qu'ils servent, la cause à laquelle il est beau, il est saint de se dévouer, la cause vraiment française ! Les mots ne sont rien... votre esprit est trop élevé pour ne pas me comprendre, Bellah.
- Tout ce que je comprends, dit mademoiselle de Kergant en fixant son regard sévère sur l'œil ardent du jeune chef, c'est que vous prétendez servir aussi la révolution à votre manière... sinon à votre profit... Vous êtes puissant, Fleur-de-Lis... vos succès, votre influence sont tels que j'ai toujours pensé que Dieu vous avait choisi... Mais prenez garde qu'il ne vous retire sa force, dès l'heure où vous lui retirez votre foi.
- Dieu, s'écria le jeune homme, ne peut-il m'avoir réservé un autre destin que celui de servir éternellement des ingrats ?
- Mais si votre fatal pouvoir entraîne dans votre faute, dans votre crime, Fleur-de-Lis, des esprits simples comme ceux de vos soldats, espérez-vous abuser de même notre fidèle noblesse ?
- Quelques-uns, je le sais, retenus par leurs étroits préjugés, m'abandonneront ; d'autres, je le sais encore, je m'en suis assuré, marcheront aussi volontiers au nom de la France qu'au nom d'un roi qui leur enseigne l'oubli... Je ne suis pas le seul, Bellah, qu'ait ébranlé ce nouveau manque de parole... je vous en montrerais les preuves si vous le vouliez... Je n'ai pas hasardé un tel dessein sans quelque apparence de succès, croyez-moi.
- Quel dessein? quel succès ? au nom du ciel ! car, en vérité, ceci dépasse ma pensée et ma raison.
- Bellah, on m'appelle sur un autre théâtre d'honneur et de danger... on invoque le crédit de mon nom, l'appui de nos bandes, pour y ressusciter les grandes guerres vendéennes... D'autres provinces sont prêtes... Le fédéralisme se réveille dans la France tout entière et nous offre la main... Le roi de moins, tous les ennemis de la république sont avec nous... Le temps où notre insurrection avait une capitale, où une seule victoire eût suffi pour lui ouvrir le chemin de Paris, pour étouffer d'un coup cette république, plus forte alors qu'elle ne l'est aujourd'hui, ce temps peut revenir... La patrie n'est point, comme les rois, jalouse de ceux qui la servent... sa reconnaissance serait acquise à ses libérateurs... Ce sont de nobles chances, et une âme n'est point vile pour s'y laisser séduire... Puisqu'on nous force à courir des aventures, celles-ci du moins sont grandes et dignes d'un homme !
Mademoiselle de Kergant avait écouté avec une sorte de terreur ce langage d'une âme altérée par l'injustice, exaltée par l'ambition. - Je comprends maintenant, dit-elle : l'orgueil vous égare, Fleur-de-Lis... vous vous perdez ; mais, ce qui est affreux à penser, vous nous perdez en même temps... vous tuez notre cause à jamais... et, je le vois, mon Dieu! ajouta-t-elle en joignant ses mains avec désespoir : j'en suis avertie et je ne puis rien, rien pour l'empêcher !
- Vous pouvez tout, Bellah, dit Fleur-de-Lis d'une voix basse et brève en posant doucement sa main sur le bras de la jeune fille.
Elle le regarda sans répondre.
- Oui, reprit-il, il n'y a pas de dévouement auquel je ne me consacre avec joie, pas d'amertume, pas d'affront que je ne bénisse, si je suis votre époux.
- Mon époux ! s'écria Bellah, se rejetant brusquement en arrière, comme si un gouffre invisible se fût ouvert à ses pieds.
- Depuis que je vous connais, Bellah, aucune gloire, aucune fortune ne m'a été précieuse que parce qu'elle m'approchait de vous. Votre amour m'eût tenu lieu de tout. Vous me l'avez refusé. Le vertige m'a pris. Pour vous oublier, il faut devenir un grand homme ou un grand coupable. Les passions qui dévorent mon cœur sont terribles; vous ne pouvez pas les comprendre, vous ne pouvez les excuser.
Mademoiselle de Kergant avait posé sur sa poitrine ses mains jointes, comme prête à se coucher sur sa tombe; ses lèvres pâles s'entr'ouvrirent : - Le roi ! dit-elle tout bas. - Soudain un sentiment extraordinaire de souffrance et de triomphe se répandit sur ses traits et les illumina. Elle se rapprocha de Fleur-de-Lis; elle lui tendit la main, et lui dit avec un sourire d'une douceur surhumaine : - Si cette faible main doit être d'un tel poids dans la balance des plus hautes destinées, je l'y laisse tomber avec orgueil.
Le jeune chef parut confondu et comme embarrassé d'une réponse si prompte et d'une si facile victoire. - Est-il possible! murmura-t-il, je me serais donc trompé? vous n'aimeriez pas celui... vous pourriez m'aimer ! Mais votre devoir seul a parlé... vous vous sacrifiez !
- Ai-je donc l'air de me sacrifier? reprit Bellah avec la même sérénité tranquille. Ne le croyez pas. Mon âme n'est pas capable peut-être des sentiments violents que vous pourriez espérer d'une autre ; mais il suffit que je puisse être à vous sans me contraindre. Le temps fera le reste.
- Bellah ! puis-je vous croire ?... ce bonheur inespéré... Oh ! de quel fardeau vous me délivrez ! de quelles angoisses mortelles ! Comment vous payer jamais ?...
- Servez le roi, Fleur-de-Lis !
- Je le servirai, je mourrai pour lui ! et je mourrai plein de reconnaissance, si je meurs votre époux ! Bellah... il est cruel de vous importuner davantage... en cet instant : daignez me pardonner... je vous aime comme vous aimez Dieu... Votre promesse est sincère, dites? vous ne comptez pas pour dégager votre foi... ce soupçon va vous outrager !... vous ne comptez pas sur les chances prochaines d'une guerre meurtrière ?
- Disposez de ma main au gré de mon père, et à l'instant qu'il vous plaira.
- Quoi! si votre père y consentait... le prêtre qui dans la nuit de demain bénira nos armes avant le départ, avant le combat peut-être, pourrait bénir notre union ! Dois-je l'espérer, Bellah?
- Le terme est prochain, dit Bellah, dont la voix s'affaiblissait peu à peu; mais voyez mon père. Je ne démentirai point ce que vous lui direz. Allez, Fleur-de-Lis. Je me sentais un peu souffrante ce soir, et voilà beaucoup d'émotions.
Le jeune homme courba le genou Jusqu'à terre ; il prit la main de mademoiselle de Kergant, et y attacha ses lèvres; puis, après s'être incliné de nouveau profondément il sortit de la chambre.
Comme Fleur-de-Lis touchait au bout du long corridor qui régnait dans cette partie du château, il se retourna tout à coup, croyant entendre un bruit de pas derrière lui. Aucun son ne vint frapper son oreille attentive; il crut que le retentissement de sa marche sous la voûte sonore avait été cause de son illusion, et il commença à descendre les degrés de l'escalier; mais son oreille ne l'avait point trompé : il était suivi. Une femme, une ombre irritée et vengeresse, se dégagea des ténèbres, et descendit après lui l'escalier qui conduisait dans le vestibule du château. Tandis qu'il se faisait introduire dans le salon auprès du marquis, elle gagna la cour, et disparut bientôt dans l'obscurité de l'avenue.
Peu d'instants s'étaient écoulés quand un cri perçant et prolongé, qui paraissait venir de la chambre de Bellah, réveilla soudain Andrée, dont l'appartement n'était séparé de celui de sa sœur adoptive que par l'épaisseur d'une muraille; elle se leva à la hâte et accourut. Bellah, froide comme la mort, était étendue sur le plancher. La chambre fut bientôt remplie par tous les gens du château. Pendant que M. de Kergant, aidé par la chanoinesse, essayait de rappeler sa fille à la vie, Andrée aperçut sur la table la lettre que l'arrivée de Fleur-de-Lis avait interrompue; elle en parcourut quelques lignes, préoccupée de découvrir la cause du mal subit qui avait frappé sa sœur; puis elle saisit la lettre et la cacha dans son sein.
Dans la même nuit, une jeune femme, montée sur un cheval baigné de sueur, se présentait aux avant-postes républicains, et demandait à être conduite devant le général en chef. Depuis la veille, l'état-major s'était transporté dans la petite ville qui gardait la rivière, à trois lieues environ de Kergant. Le général, aux premiers mots qui lui furent adressés par la jeune femme, fit appeler le commandant Pelven. Après une conférence d'une demi-heure, la mystérieuse amazone reprit le chemin par lequel elle était venue.
Les premières lueurs du jour se montraient à l'horizon, et Pelven était encore enfermé avec le général en chef quand on lui annonça un paysan à moitié idiot qui avait déjà plus d'une fois servi d'intermédiaire entre le jeune commandant et sa sœur. Le paysan remit à Hervé une enveloppe cachetée avec un soin extrême, Elle contenait deux lignes d'Andrée et la lettre inachevée de Bellah.