BERMIONE.
Allons, c'est à moi seule à me rendre justice.
Que de cris de douleur le temple retentisse/
(Racine.)
M de Kergant était un de ces hommes dignes de respect, dont la vie se meut par le simple ressort des sentiments naturels : leur cœur sain ne nourrit point cette source troublée où fermentent les passions. On les nomme des cœurs positifs. Leur conscience n'a point de ténèbres; le primitif bon sens et l'éternelle morale y entretiennent une pure lumière qu'aucun souffle du monde ne fait vaciller. On les appelle des esprits étroits. Leur vie privée est toujours irréprochable; leur vie politique, surtout à ces époques de crise qui changent brusquement les points de vue de l'esprit humain, est sujette à l'erreur, jamais à la honte. Tout en les dédaignant, on recherche leur commerce, parce qu'il est sûr, parce qu'il affranchit de la défiance et qu'il repose de l'hypocrisie. On peut en leur présence tenir à la main son masque social et respirer un instant. Ces caractères sont transparents autant qu'ils sont solides. Ils ne peuvent tromper, mais on les trompe aisément. Fleur-de-Lis, en enveloppant sa délicate confidence des artifices ordinaires de son langage, n'eut point de peine à se faire pardonner par le loyal vieillard ce qu'elle avait de hardi ; elle n'était pas d'ailleurs tout à fait imprévue.
M. de Kergant adorait sa fille; mais, étranger, comme l'est un enfant, aux allures secrètes du cœur et aux énigmes compliquées de la passion, il n'avait jamais soupçonné que l'indifférence silencieuse dont Bellah flétrissait la conduite de son frère adoptif pût cacher un orageux et tendre souvenir. D'autres apparences avaient achevé de l'abuser. Sa sollicitude paternelle s'était émue d'abord en trouvant, dans les lettres que sa fille lui écrivait d'Angleterre, l'expression d'un enthousiasme romanesque pour le chef brillant de la chouannerie bretonne. Il avait vu, depuis, le même sentiment éclater avec une étrange franchise dans les yeux de Bellah en présence de ce jeune homme. Celui qui était l'objet de ces démonstrations ingénues s'en inquiétait, loin de s'en applaudir; il discernait mieux le caractère véritable du charme qu'il exerçait sur l'esprit de la pieuse royaliste. Il savait que les douces préférences d'une femme ont plus de mystère, et que la vierge atteinte au cœur ramène avec plus de soin ses voiles sur sa blessure ; mais ces nuances échappaient à l'intelligence moins flexible de M. de Kergant, et il ne douta pas que sa fille n'eût laissé prendre son âme tout entière aux séductions de la beauté, du courage et de la victoire.
Dans sa tendresse profonde pour son unique enfant, le marquis avait essayé de ployer son esprit à l'idée d'une alliance où il croyait voir le bonheur de Bellah. Il y réussit sans trop d'effort. Il subissait lui-même à un haut degré l'ascendant du jeune chef. Il l'avait toujours défendu avec énergie contre les reproches et les soupçons de ses rivaux. A force de le couvrir du patronage de sa loyauté, il était arrivé, par la pente insensible d'un innocent orgueil, à lui donner dans son cœur une place presque filiale. A ses yeux, la tache d'une origine malheureuse disparaissait à demi sous l'éclat des services rendus, sous les marques d'une auguste reconnaissance. Si c'était un sacrifice, dans la pensée du vieux gentilhomme, que d'ensevelir dans cette gloire d'un jour le nom de son antique famille, ce sacrifice même avait de quoi plaire à son dévouement. Il y voyait un nouveau gage donné à une cause sacrée, un lien qui devait étouffer des défiances funestes et resserrer les rangs de la noblesse autour du héros populaire.
Telles étaient les dispositions secrètes de M. de Kergant. Aussi l'aveu que Fleur-de-Lis vint lui faire, du consentement de Bellah, fut-il accueilli avec bienveillance et presque avec joie : il lui ôtait des doutes qui lui pesaient ; il lui donnait une explication vraisemblable des souffrances auxquelles sa fille était visiblement en proie depuis quelques jours; en même temps il en indiquait le remède. La crise nerveuse dans laquelle Bellah était tombée subitement ne fit qu'affermir le marquis dans ses préventions et détruire ses derniers scrupules. Demeuré seul au chevet de la malade, il prit le silence du désespoir pour une confession de la pudeur, et pour des larmes d'amour heureux les pleurs amers que ses consolations cruelles arrachaient des yeux de la jeune fille.
M. de Kergant s'occupa dans la nuit même de lever les obstacles que la religion pouvait opposer à un mariage si prompt. Les dispenses furent aisément obtenues. Plusieurs prêtres proscrits étaient réfugiés au milieu des bandes victorieuses de Fleur-de-Lis; l'un d'eux tenait un rang élevé dans l'Église ; c'était lui qui devait, à l'instant du départ de l'armée royaliste, célébrer clans la chapelle de Kergant une messe solennelle pour le succès de l'expédition ; il consentit à bénir à la même heure l'union du jeune général et de Mademoiselle de Kergant.
Bellah en fut instruite dès le matin, comme elle s'éveillait de la torpeur profonde qui avait succédé aux violentes secousses de la nuit. Elle se leva, pria Dieu, et descendit ensuite dans le parc, où elle fit une longue promenade solitaire. Elle était surprise de se sentir plus de force que la veille ; cependant ses idées étaient encore troublées et tumultueuses : quand elle vint à se rappeler sa lettre commencée, une vive inquiétude la ramena précipitamment chez elle. On sait comment cette lettre avait disparu. Bellah, appelant aussitôt Andrée, lui demanda si elle ne l'avait point vue : Andrée dit résolument qu'elle ne savait de quelle lettre on lui parlait, et elle l'affirma avec une telle sécheresse de ton, que Bellah n'osa l'interroger davantage. Mademoiselle de Pelven, comme tous les habitants du château, avait appris l'hymen qui s'apprêtait. Après ce qu'elle avait lu, elle ne pouvait douter que Bellah n'obéît malgré elle à quelque exigence nouvelle d'un devoir austère ; elle ne ressentait pour son amie que du respect et de la pitié, mais laisser voir ses sentiments, c'était avouer sa petite perfidie; c'est pourquoi Andrée, en dépit de son cœur, garda tout le jour l'accent et le visage convenables au rôle d'une sœur offensée.
L'abîme de la douleur n'a point de fond pour les âmes délicates : si avant qu'elles y soient plongées, elles peuvent toujours descendre plus bas et rencontrer de nouvelles sources d'amertume. Il n'est point vrai pour elles que les situations extrêmes soient le terme de la misère; tant qu'elles vivent, si navrées qu'elles soient, elles peuvent encore souffrir davantage. Mademoiselle de Kergant l'éprouva, quand, à toutes ses angoisses, vint se joindre la pensée que le premier venu, qu'un valet peut-être, avait violé les chastes épanchements de son cœur, sa première, sa dernière lettre d'amour, ce testament de son âme, cette fleur de sa tombe. Si quelque main plus digne s'était emparée de cette lettre, Bellah pouvait craindre que, son secret dévoilé, il ne lui fût plus permis d'accomplir son sacrifice, et elle se voyait complice des malheurs irréparables qu'entraînerait le désespoir de son fiancé. Elle passa les premières heures du jour dans ces anxiétés ; enfin, comme rien ne venait les confirmer, elle se persuada que la lettre s'était égarée dans le désordre qui avait suivi son évanouissement, ou que la chanoinesse l'avait recueillie, et jugeait bon d'en garder le secret.
Fleur-de-Lis parut un moment au château dans la matinée; puis il retourna au campement de la forêt, où les préparatifs du départ de l'armée le retinrent jusqu'au soir. M. de Kergant devait suivre l'expédition. Il laissait ses filles et sa sœur au château, et se reposait sur Kado du soin de veiller à leur sûreté. En toute autre circonstance, le fidèle garde-chasse se fût résigné difficilement à un poste qui le séparait de son maître et qui l'éloignait du péril ; mais tous ses scrupules cédaient aux inquiétudes que lui causait la santé altérée de sa fille. Alix, en effet, depuis quelque temps, avait perdu cette flamme de jeunesse et cette fière énergie qui imprimaient à son visage un cachet si remarquable ; comme Bellah, elle paraissait avoir été touchée d'un souffle mortel. Le matin même du jour où nous sommes arrivés, elle s'était sentie trop faible pour quitter son lit; Bellah voulut la voir. - Malgré l'intervalle que la différence des conditions marquait entre ces deux jeunes filles, les habitudes de leurs premières années, les épreuves d'un temps désastreux, l'exil et les dangers soufferts en commun les avaient rapprochées par le lien d'une étroite affection. Dans l'âme ardente de Bellah, ce sentiment était exalté par l'admiration naïve que lui inspirait la beauté poétique d'Alix: elle retrouvait en elle la ressemblance des reines fabuleuses de la légende armoricaine. Là-dessus, elle s'était appliquée avec une inquiète délicatesse à soulager des apparences mêmes de la servilité le caractère grave et un peu farouche de la jeune Bretonne. Celle-ci, de son côté, cœur peut-être plus brûlant encore parce qu'il était plus contenu, enivrée par la reconnaissance, subjuguée par l'empire d'une intelligente supérieure, avait senti s'accroître jusqu'au fanatisme son dévouement héréditaire pour la noble compagne de son enfance.
En voyant entrer mademoiselle de Kergant, Alix se souleva un peu sur son lit ; un sourire pénible passa sur son visage, dont la blancheur mate était sillonnée de traces bleuâtres. - Mon Dieu ! dit Bellah en prenant la main de la malheureuse jeune fille, tu souffres beaucoup?
Oui, mademoiselle, beaucoup, dit Alix.
- Peut-être en suis-je cause ?... Je n'ai pas encore parlé à ton père pour ton fiancé... Pardonne-moi... j'ai eu l'esprit si tourmenté... D'ailleurs, tu m'avais recommandé toi-même d'attendre quelques jours... mais je vais lui parler, et puis je tâcherai d'obtenir que Fleur-de-Genêt ne parte point, si c'est cette pensée qui te fait tant de mal.
- Non, non, je vous remercie, interrompit vivement la fille du garde-chasse; mon père ne lui pardonnerait pas de rester... D'ailleurs, ce n'est point cela... je suis malade. Et vous vous mariez, mademoiselle ?
- Cette nuit.
- Vous l'aimez ? reprit Alix après une pause.
- Oui,
Les grands yeux d'Alix, grandis encore par la fièvre, rayonnèrent tout à coup d'un feu sombre qui s'adoucit peu à peu en se reposant sur le regard attendri de Bellah. D'une étreinte subite, elle força mademoiselle de Kergant à se pencher vers elle, et elle l'attira avec une sorte de violence sur son sein demi-nu ; puis, l'enlaçant de ses deux bras, elle éclata en sanglots. Bellah n'essaya point de résister à cet élan de tendresse ; une sympathie inexpliquée de jeunesse et de douleur fit aussitôt déborder la source de ses larmes. Assise sur le bord de la couche, elle demeura longtemps sans parler ; les pleurs des deux jeunes filles se confondaient sur leurs visages rapprochés. Alix, d'une main distraite, essuyait avec les boucles dénouées de ses longs cheveux les joues humides de sa chère rivale.
Kado vint interrompre ce muet entretien de deux souffrances qui s'ignoraient en se consolant. Bellah serra encore une fois la main d'Alix, et sortit de la chambre en adressant au garde-chasse quelques paroles de bonté.
M. de Kergant, appelé par ses devoirs militaires, avait passé l'après-midi dans la forêt en conférence avec les autres chefs. Comme les premières ombres de la nuit s'étendaient sur la campagne, il rentra au château. Une vive satisfaction brillait sur ses traits. Tout favorisait le plan de Fleur-de-Lis. Les espions, qui entretenaient entre la forêt et la ligne républicaine une sorte de télégraphie continue, avaient vu les feux s'allumer dans les bivouacs ennemis ; ils venaient d'entendre le signal de la retraite. L'armée des bleus conservait son attitude défensive ; elle s'endormait sans soupçon, et laissait le champ libre à la manœuvre projetée pour la nuit. Les forces royalistes, sortant de la forêt par la lisière occidentale, allaient tourner l'ennemi sur sa droite, gagner Locminé, et de là, descendant jusqu'à la côte, se rallier aux régiments d'émigrés qu'y devait jeter le lendemain la flottille anglaise. Le succès de ce mouvement, qui se combinait avec les mesures des généraux vendéens, semblait devoir être décisif pour la cause du roi dans tout l'ouest de la France. Telle était du moins l'espérance de M. de Kergant.
Adossé à la balustrade d'une fenêtre ouverte, le vieux gentilhomme parlait avec enthousiasme de l'avenir plus heureux qu'il entrevoyait ; toute la famille, augmentée de quelques amis, était rassemblée dans le salon; on l'écoutait en silence. Bellah, accoudée près de son père sur l'appui de la fenêtre, regardait vaguement les ténèbres étoilées. Soudain elle se redressa, et, posant sa main sur le bras du marquis : - Écoutez ! dit-elle. - Tous se rapprochèrent avec hâte et prêtèrent l'oreille. Au milieu du calme de la nuit, on entendait dans la campagne un murmure imposant, pareil au bruit lointain d'une mer houleuse qui remonte une grève. C'était l'armée des chouans qui approchait. Peu d'instants après, Fleur-de-Lis, suivi d'un petit groupe d'officiers, entrait dans la cour au galop de son cheval.
Aux abords de Kergant, les bandes royalistes se partagèrent en deux colonnes, qui continuèrent de marcher sur deux lignes parallèles et peu distantes ; tandis qu'une division suivait un chemin qui tournait derrière le parc et les prairies, l'autre passa devant le château. L'autorité de Fleur-de-Lis était parvenue à discipliner cette marche dangereuse et à dompter, pour cette occasion suprême, les habitudes irrégulières de ses gars. Femmes, enfants, vieillards, tout ce qui ne combattait point était demeuré dans la forêt, ou s'était dispersé dans les villages voisins. Une masse sombre et compacte défila pendant près de deux heures dans la cour et dans l'avenue du château, sans désordre et sans autre bruit que le tumulte inséparable des mouvements d'une grande multitude. Par intervalles seulement les vitres frémissaient dans leurs châssis de plomb, quand les lourds chariots de guerre et les roues massives des caissons ébranlaient sourdement le pavé de la cour. De temps à autre, les gars, reconnaissant Fleur-de-Lis dans le cadre lumineux d'une des fenêtres du manoir, élevaient leurs armes et agitaient leurs chapeaux en l'air. Ces acclamations silencieuses avaient un caractère singulier et saisissant. Le jeune général, avec le petit corps d'officiers spécialement attaché à sa personne, devait rejoindre la tête des colonnes aussitôt après la célébration de son mariage.
Il était onze heures du soir. Mademoiselle de Kergant, qui depuis l'arrivée du jeune chef avait disparu du salon, y rentra appuyée sur le bras de son père. Elle était vêtue de blanc avec un goût simple et sévère qui n'était pas exempt de cette recherche qu'une femme apporte malgré elle jusque dans les apprêts de son supplice. On passa aussitôt dans la grande salle voisine, où la table du marquis réunit une dernière fois sa famille et ses hôtes. Le souper fut triste. Les parures des femmes, l'éclat des lumières, l'appareil de fête dont la vieille chanoinesse s'était efforcée d'entourer ce repas de fiançailles, rien ne pouvait dominer l'impression d'un danger solennel et la perspective d'une séparation prochaine. Andrée, pensive et muette, était agitée par instants de frissons convulsifs. Bellah conservait l'apparence de sa dignité habituelle ; mais son extrême pâleur, son regard incertain, le pli continuel qui brisait l'arc régulier de ses sourcils, trahissaient la lutte que soutenait son âme. Fleur-de-Lis seul paraissait étranger aux appréhensions de chacun, et tout entier à la tête, à son amour, à son triomphe. Son front radieux, sa parole animée dissipaient peu à peu la contrainte, réveillaient l'espoir, promettaient la fortune et rendaient l'essor aux esprits abattus. Tout à coup, cependant, un nuage s'étendit sur les beaux traits du jeune chef, et une phrase qu'il commençait resta inachevée : la porte venait de s'ouvrir ; Alix était entrée ; elle s'approchait de la table lentement et sans bruit. M. de Kergant courut à elle et lui reprocha avec bonté son imprudence. Alix répondit d'une voix à peine distincte qu'elle se trouvait mieux, et que, puisqu'elle en avait la force, elle voulait assister au mariage de sa jeune maîtresse. M. de Kergant, touché de cette marque d'attachement, n'insista pas, et la fille du garde-chasse prit place à côté d'Andrée; mais le visage décomposé de la jeune fille, son costume sombre, sa démarche chancelante, son apparition imprévue avaient refermé, comme un présage funeste, tous les cœurs et toutes les lèvres. Fleur-de-Lis lui-même parut soucieux ; son langage devint heurté et bizarre : voyant qu'on le regardait avec surprise, il rougit légèrement. Tout entretien cessa. Le souper s'achevait dans un silence glacial, quand la cloche de la chapelle sonna minuit, annonçant que le prêtre était à l'autel et attendait les fiancés.
La chapelle de Kergant, construction du style gothique le plus simple, s'élevait à gauche du château sur un monticule étroit qui dominait partout de quelques pieds le sol de la cour. Ce tertre, qui servait comme de base au petit édifice, était de forme à peu près circulaire : du côté qui regardait la campagne, il était terminé par une muraille de roches escarpées qui s'enfonçait dans un ravin, et que semblaient continuer les murs postérieurs de la chapelle. Du côté de la cour, il s'abaissait en croupes gazonneuses percées çà et là par des arêtes de maçonnerie. Un escalier d'une dizaine de degrés donnait accès de la cour sur la pelouse, qui s'étendait devant le porche comme un fragment d'un cimetière de village. Entre le monticule et les fossés du manoir s'ouvrait un espace libre communiquant axe la campagne, et qui avait servi de passage aux bandes royalistes. Une métairie se reliait sur la gauche au tertre de la chapelle. Tous les autres côtés du carré long formant la cour du château étaient fermés par des écuries et des bâtiments d'exploitation.
Le mouvement et le tumulte du défilé avaient cessé; trois cents hommes environ étaient demeurés pour la garde du chef. La moitié de cette troupe occupait l'avenue par petits postes espacés de distance en distance ; le reste enveloppait d'un demi-cercle immobile les abords de l'escalier qui conduisait à la chapelle.
A la clarté limpide et douce d'une nuit scintillante, on distinguait l'uniforme des chasseurs du Roi ; ils ouvrirent leurs rangs devant le cortège silencieux qui venait de sortir du château et le saluèrent militairement. Peu d'instants après, comme le tintement de la sonnette sacrée annonçait le commencement de la cérémonie, les soldats, découvrant leur tête, s'agenouillèrent, les mains jointes, à côté de leurs fusils allongés sur le sol.
Quelques cierges éclairaient l'intérieur de la chapelle d'une lumière incertaine, laissant dans l'ombre une partie des assistants : devant la petite balustrade qui entourait les degrés de l'autel, Fleur-de-Lis et Bellah étaient prosternés ; le prêtre, vieillard à cheveux blancs, étendait sur la tête des fiancés sa main, qui portait l'anneau épiscopal; le marquis de Kergant se tenait quelques pas derrière sa fille, à genoux sur une longue dalle chargée d'armoiries : sa sœur, la chanoinesse, était à ses côtés. Andrée froissait dans ses mains le poêle nuptial près de se déployer : une expression extraordinaire d'impatience et de courroux avait chassé de ses traits le caractère de grâce enfantine qui leur était familier. - Un peu plus loin, appuyée sur le bras de Kado, Alix était demeurée debout : son œil était fixe, ses traits tendus ; on eût dit qu'elle prêtait l'oreille à un bruit inconnu. Le groupe des officiers royalistes et des serviteurs du marquis remplissait la nef obscure de la petite église.
Le moment de l'union irrévocable des époux était arrivé : le prêtre avait fais les questions sacramentelles. Bellah releva son front plus pâle que ses voiles de vierge, elle adressa au ciel un dernier regard de merci, et tendit sa main tremblante à l'anneau qui allait enchaîner sa vie ; mais tout à coup le jeune général laissa échapper la bague symbolique sur les marches de l'autel : - son nom venait d'être crié au dehors par une voix d'un accent lamentable. Il se leva. Un même sentiment d'inquiétude et d'effroi s'était peint subitement sur tous les visages. Après un court intervalle, la même voix lointaine et plaintive répéta le nom de Fleur-de-Lis ; puis on distingua le son du galop d'un cheval. Le jeune homme s'élança hors de la chapelle, suivi par la foule des assistants ; il franchit à grands pas l'espace qui séparait le porche de l'escalier du monticule. Un cheval, baigné de sueur, haletait au bas des degrés ; les soldats aidaient à descendre le cavalier, qui paraissait se soutenir avec peine. Son front, sa poitrine étaient souillés de sang. On lui dit que Fleur-de-Lis était devant lui ; il le regarda un instant avec une fixité effrayante, murmura le mot : Trahi !... et tomba mort aux pieds du chef.
Au même moment, comme pour confirmer la dernière parole du malheureux blessé, un coup sourd et profond retentit au loin. Fleur-de-Lis agita le bras pour imposer silence ; quelques soldats se jetèrent à genoux et appliquèrent leur oreille contre le sol. Le même bruit, semblable à l'écho d'un orage souterrain, se fit entendre à plusieurs reprises. - C'est le canon dit Fleur-de-Lis... L'armée est attaquée !... Qu'on amène nos chevaux !
Pendant qu'on s'empressait d'exécuter cet ordre, le prêtre, penché sur le cavalier, lui cherchait en vain un reste de vie. Les soldats, plongés dans une stupeur sombre, entouraient ce groupe douloureux. Les habitants du château se pressaient en désordre sur l'escalier du tertre ; quelques femmes pleuraient. A chaque détonation nouvelle qu'apportait la brise de la nuit, un frémissement courait à travers la foule.
- Mes enfants, dit Fleur-de-Lis d'une voix forte, c'est le canon des bleus, mais c'est le nôtre aussi... Nos frères combattent ! ils nous appellent ! En moins d'une demi-heure, nous pouvons être dans leurs rangs... Au nom de Dieu et du roi, marchons ! Les chemins sont libres, suivez... - Fleur-de-Lis fut interrompu par une rumeur qui semblait se répandre dans toute la longueur de l'avenue ; les cris : Aux armes ! les bleus ! furent répétés coup sur coup par toutes les sentinelles ; puis le bruit rapproché d'une fusillade éclata soudain. Le jeune général avait déjà le pied à l'étrier ; il le retira brusquement, et, mettant l'épée à la main : - A moi, les gars ! s'écria-t-il, et il se précipita en courant vers l'avenue. Tous ceux qui pouvaient tenir une arme s'élancèrent derrière lui. Le prêtre demeura seul dans la vaste enceinte de la cour. - Nous, mes filles, dit-il en remontant vers la chapelle d'un pas chancelant, allons prier.
Mademoiselle de Kergant et Alix suivirent le vieillard jusqu'au pied de l'autel, et se prosternèrent à ses côtés ; les autres femmes, incapables de se recueillir dans un tel moment, restèrent sur la pelouse et sous la voûte du porche, échangeant à voix basse des paroles d'alarme... Quelques fenêtres du château étaient ouvertes et resplendissantes de lumière. Dans la cour, à demi éclairée par le reflet des fenêtres et par la sérénité du ciel, les chevaux abandonnés galopaient çà et là, hennissant à l'odeur de la poudre.
Cependant les sons de la fusillade, mêlés de clameurs confuses et de gémissements, arrivaient à chaque minute plus intenses et plus distincts. Par intervalles, la grande voix du canon grondait dans l'éloignement, dominant les bruits plus voisins... Tout à coup le feu parut se ralentir; des explosions rares et isolées semblèrent indiquer que le combat était interrompu ; puis on entendit le retentissement d'une course précipitée, et l'on vit l'entrée de l'avenue s'encombrer d'une bande de chouans en désordre... Des cris aigus partirent du groupe des femmes éparses sur la pelouse. Bellah accourut parmi elles... Une décharge, dont la flamme brilla à travers le feuillage, fit trembler les vitraux de la chapelle : l'ennemi arrivait.
La troupe de Fleur-de-Lis, déjà réduite de moitié, avait riposté et s'était répandue dans la cour en rechargeant les armes. Bellah, apercevant au milieu d'eux la grande taille et les cheveux blancs de son père, écarta avec un geste d'égarement la foule de ses compagnes et s'ouvrit un chemin jusqu'à l'escalier ; mais elle s'arrêta court sur les premiers degrés, frappée d'une impression nouvelle : la masse régulière et serrée des républicains débouchait de l'avenue ; un jeune homme à cheval, le front nu, le sabre haut, s'avançait sur le flanc de la colonne. Aux éclairs des coups de feu, Bellah reconnut Hervé. - Bas les armes ! criait le jeune commandant, bas les armes, au nom du ciel ! nous sommes maîtres du château ! - Comme il parlait, une pluie de mitraille, jaillissant par toutes les fenêtres du vieux manoir, jeta par terre une vingtaine de chouans. Ceux qui restaient debout parurent un moment incertains et hésitants.
- Bas les armes ! reprit l'officier républicain : le château est à vous !
- A la chapelle ! répondit la voix vibrante de Fleur-de-Lis, à la chapelle ! Dieu et le roi ! Dieu et le roi ! A moi, les gars !
Hervé sauta à bas de son cheval ; et, se retournant vers le front de ses hommes, il leur donna rapidement ses ordres en ajoutant quelques paroles émues pour recommander à leur humanité les créatures innocentes qui étaient réfugiées dans la chapelle.
- Soyez tranquille, commandant, dit une voix d'un accent grave et goguenard. On sait que votre bijou de sœur y est ; ça suffit : on mettra des gants.
- Ne vous amusez plus à faire feu ! reprit vivement Hervé... La baïonnette... et en avant !
A ces mots, traversant diagonalement la cour, il se jeta dans l'espace découvert qui s'étendait entre l'avenue et le tertre de la chapelle ; un peloton de grenadiers le suivit au pas de charge : le reste de la troupe continua d'avancer plus lentement en gardant les rangs.
Depuis quelques minutes, les chasseurs royalistes avaient escaladé le tertre : les uns étaient dans la chapelle, refoulant brusquement les femmes folles de terreur; ils se postèrent à chaque fenêtre, à chaque ouverture et jusque dans le petit clocher à jour qui surmontait le toit. Les autres occupaient la pelouse jusqu'au bord du talus. Fleur-de-Lis se tenait au milieu d'eux, entre le porche et l'escalier, son épée d'une main et de l'autre un pistolet. Le marquis de Kergant et Kado, tous deux le visage noir de poudre, étaient aux côtés du chef, le fusil prêt. La voix haletante et brève de Fleur-de-Lis rompait seule par instants le silence morne qui régnait sur la pelouse et dans la chapelle. Le détachement commandé par Hervé approchait rapidement du monticule ; Fleur-de-Lis leva son épée. Deux décharges successives, dirigées avec cette précision redoutable qui distinguait le tir des Bretons, jonchèrent le pavé de cadavres républicains ; mais déjà Hervé mettait le pied sur l'escalier : - A moi, les Mayençais ! s'écria-t-il. Au même instant, les grenadiers, gravissant le talus, envahissaient de toutes parts l'esplanade de la chapelle.
A l'impétuosité furieuse des assaillants les gars opposèrent l'énergie d'une résolution désespérée. Une mêlée terrible s'engagea : c'était un combat corps à corps; le feu était paralysé des deux côtés. On n'entendait plus que le fracas de l'acier heurtant l'acier, le bruit pesant des crosses qui retombaient comme des massues, et une confusion de plaintes étouffées et d'imprécations. Des groupes enlacés dans des étreintes mortelles roulaient pêle-mêle au bas du talus.
Au plus fort de cette lutte acharnée, une lueur rougeâtre se refléta tout à coup dans les ogives vitrées qui dominaient le porche. Cette clarté s'accrut démesurément en un instant, et illumina bientôt toute la cour d'un rayonnement sinistre. Des bourres fumantes tombées au pied des bâtiments qui faisaient face à la chapelle avaient enflammé des amas de paille sèche : le feu s'était communiqué à l'intérieur; de larges étincelles voltigeaient dans l'air au milieu d'énormes tourbillons de fumée ; des jets flamboyants sortaient déjà par les fenêtres des granges et crevaient les toitures de chaume.
Le combat, éclairé par les réverbérations de l'incendie naissant, continua avec plus de violence : les coups étaient portés d'une main plus sûre et plus prompte. Les blessés et les morts, entassés tout autour du talus, aidaient de nouveaux détachements républicains à escalader le monticule ; des chouans sortis de la chapelle venaient en même temps rétablir l'égalité des forces. Hervé, blessé au visage, deux fois rejeté au bas des degrés, était enfin parvenu au centre de la pelouse, en se frayant une route à coups de sabre : il se trouvait face à face avec Fleur-de-Lis, qui, toujours invulnérable, le pied appuyé sur un monceau de mourants, les cheveux épars, brandissait son épée sanglante. Les deux jeunes gens poussèrent un cri en se reconnaissant; leurs deux lames se choquèrent : à la première passe, l'épée de Fleur-de-Lis se brisa. En ce moment suprême, la forme blanche d'une femme apparut à l'une des fenêtres de la chapelle, et se pencha comme près de se précipiter. - Hervé ! cria-t-elle d'une voix perçante qui se fit entendre au-dessus du combat, Hervé ! on tue mon père !...
Le bras de Hervé resta suspendu ; ses yeux se détournèrent subitement de son ennemi désarmé. Il aperçut, à quelques pas, le marquis de Kergant adossé au mur et enveloppé d'un cercle menaçant de grenadiers. - Mes enfants ! Bruidoux ! s'écria Hervé en s'élançant vers le groupe, sauvez le vieillard !
Comme il disait ces mots, l'explosion d'un pistolet retentit derrière lui, et il tomba en poussant un faible gémissement. Fleur-de-Lis, après avoir accompli cet acte de haine plutôt que de courage, jeta son pistolet et ramassa le sabre d'un blessé ; mais le sergent Bruidoux avait vu le meurtre, il avait abaissé brusquement son fusil vers le jeune chef : - Lâche ! dit il. Le coup partit, en même temps et traversa la poitrine de Fleur-de-Lis.
Aucun des détails de cette scène, dont le récit ne peut retracer la rapidité, n'avait échappé aux soldats républicains qui étaient demeurés dans la cour. L'officier à qui appartenait désormais le commandement éleva la voix : - A bas du tertre ! cria-t-il, à bas du tertre, tous ! - Les grenadiers obéirent et sautèrent en désordre sur le pavé. Une décharge des républicains balaya tout ce qui restait vivant sur la pelouse. - A l'assaut ! vengeons le commandant ! reprit l'officier.
Toute la troupe gravit de nouveau l'esplanade à sa suite ; mais, après d'intrépides efforts, elle se replia sous la mitraille que vomissait l'ouverture barricadée du porche, et sous le feu plongeant des fenêtres et du clocher. Les soldats, à un nouveau commandement, s'éparpillèrent dans la cour, où l'ardeur de l'incendie devenait presque insoutenable ; quelques-uns se mirent à genoux au pied du monticule, couverts par la hauteur du talus et tirant dans le clocher; d'autres se logèrent çà et là derrière des meubles, des auges et des chariots qu'on arrachait des hangars incendiés : ainsi retranchés, ils purent entretenir la fusillade avec moins de danger et avec un succès que trahissait peu à peu le ralentissement du feu de la chapelle.
Tout à coup un gars d'une stature gigantesque sortit du porche et s'avança seul sur la pelouse. Bruidoux, qui était agenouillé au bas du talus, se leva subitement: - Camarades! cria-t-il de toute la force de ses poumons, ne tirez pas ! c'est le vieux garde-chasse... celui qui m'a sauvé la vie !... Rends-toi, mon brave, rends-toi ! - C'était Kado, en effet : il ne sembla pas entendre la voix du sergent; mais, profitant à la hâte du moment de trêve que lui laissaient les républicains étonnés, il dégagea de l'entassement de cadavres deux corps sanglants, ceux de Hervé et de Fleur-de-Lis, les chargea sur ses épaules et rentra dans la chapelle avec son double fardeau. - Rends-toi ! reprit Bruidoux avec éclat. Rendez-vous ! le feu est au clocher ! la chapelle brûle ! - Aucune voix ne répondit. Les chaises et les bancs qui barricadaient l'entrée du porche furent repoussés au dehors, et la porte massive de la petite église se ferma avec bruit.
L'avis effrayant que venait de donner Bruidoux au garde-chasse était véritable. Des fragments échappés de la fournaise qui dévorait les granges avaient volé sur le toit desséché de la métairie contiguë à la chapelle, et déjà des langues de feu s'allongeaient en tournoyant jusqu'au clocher. Deux ou trois chouans apparaissaient suspendus dans la charpente au milieu de la fumée et rechargeant leurs armes. Des fenêtres basse ; de la chapelle, des coups de feu partaient encore par intervalles.
Bruidoux s'approcha de l'officier qui remplaçait Hervé : - Capitaine, dit-il, ne vas-tu rien faire pour ces malheureux ? - L'officier, le front violemment contracté, les mains unies sur la poignée de son sabre, dont la pointe creusait le sol, contemplait d'un œil sombre les progrès de l'incendie. - Que veux-tu que je fasse ? dit-il. Tu vois qu'ils tirent toujours... mon devoir me défend de sacrifier un seul homme inutilement... Regarde la figure de ces gens là-haut : ils ne se rendront pas !
- Je vais leur parler, moi, reprit Bruidoux. Permets-moi seulement de leur promettre la vie.
- Promets tout, dit l'officier en détournant le visage, car c'est horrible.
Bruidoux revint au tertre en courant et sauta sur l'esplanade ; deux balles percèrent ses habits; il poursuivit sa course, gagna sain et sauf l'abri du porche ;
puis, ébranlant la porte à coups de crosse : - La vie à tous ! cria-t-il. Kado ! citoyennes ! voulez-vous la vie... la liberté... tout, on vous promet tout ! sortez !
- L'honnête sergent parlait en vain, soit que les bruyants ravages de l'incendie couvrissent sa voix, soit que les crimes dont cette guerre avait été souillée fissent douter de ses promesses. Il s'acharna pourtant dans la mission de dévouement qu'il s'était imposée, jusqu'au moment où les cris de ses camarades l'avertirent que le toit de la chapelle était près de s'écrouler et de lui couper la retraite.
Pendant ce temps, voici quel était l'aspect intérieur de la chapelle et ce qui s'y passait. Le pavé disparaissait sous les cadavres amoncelés ; à chaque instant, de nouvelles victimes tombaient de la hauteur des fenêtres, ou roulaient sur les marches du petit escalier tournant qui conduisait au clocher. La voûte se crevassait de fissures profondes, d'où filtrait une fumée dense et noire ; des épis de feu étoilaient par intervalles le dais sombre qui ondoyait autour des corniches. Le vieux prêtre gisait sans vie au pied de l'autel ; la chanoinesse et une des servantes du château étaient renversées mortes à ses côtés; d'autres femmes, vivantes et plus malheureuses, se lamentaient et se tordaient les bras. Bellah et Alix, les cheveux dénoués et flottants, affaissées sur leurs genoux, prodiguaient des soins inutiles à Andrée évanouie de frayeur; les deux jeunes filles reportaient par instants leurs yeux égarés sur Fleur-de-Lis et sur Hervé, étendus tous deux côte à côte contre le marbre de l'autel.
Au bas des marches, le garde-chasse, secondé par un jeune gars, le seul avec lui qui restât sans blessure, avait débarrassé des corps morts la dalle armoriée qui semblait marquer la place d'une sépulture de famille : au moyen de barreaux de fer détachés de la balustrade, ils firent sauter quelques pavés autour de la dalle; puis, soulevant avec effort la lourde plaque de granit, du côté qui regardait l'autel, et l'étayant à mesure avec des débris d'armes et de meubles, ils en exhaussèrent peu à peu une des extrémités à deux pieds au-dessus du sol ; l'ouverture laissait apercevoir les premières marches d'un escalier qui plongeait dans un caveau. Les deux barres de fer, assujetties solidement sur le premier degré de cet escalier, soutinrent aux deux angles la dalle inclinée, formant comme les ressorts tendus d'une trappe colossale. Le jeune gars qui avait aidé Kado à accomplir ce travail ressaisit alors son fusil, et reprit son poste à une des fenêtres. Presque aussitôt il retomba frappé au cœur.
Dès que l'issue de la crypte s'était montrée praticable, un groupe de femmes l'avait assiégée avec fureur. Kado leur représenta vivement qu'il ne serait pas capable tout seul de relever la dalle qu'elles menaçaient de renverser dans le désordre de leurs mouvements, et que toute voie de salut allait leur être fermée ; il les força à se courber l'une après l'autre, et elles disparurent en rampant dans l'obscurité du souterrain. Se retournant alors vers l'autel, le garde-chasse souleva d'une main le corps frêle et inanimé d'Andrée, entraîna de l'autre Bellah éperdue, et revint vers la dalle entr'ouverte.
- Non, non ! pas moi ! Hervé ! murmurait la jeune fille en essayant de résister à l'étreinte puissante du bras qui l'attirait.
- Soyez tranquille, Mademoiselle, répondit Kado. Je vous promets de le sauver ; mais entrez, entrez, ou je ne réponds de rien.
Mademoiselle de Kergant obéit. Kado descendit derrière elle portant la sœur de Hervé. Il reparut quelques minutes après. Une fumée plus épaisse remplissait la chapelle.
- Alix, mon enfant ! cria le garde-chasse. Mon Dieu ! cette clarté m'éblouit, cette fumée m'aveugle, où es-tu ?
- Ici, mon père, dit Alix, près de vous.
- Oui, ma fille, oui... Quelle nuit, grand Dieu !... mais tu y vois, toi... Où est le chef ?... il faut le sauver d'abord... Je sauverai notre jeune maître ensuite, si Dieu le permet... Où est-il? lequel est Fleur-de-Lis ?
- C'est celui-ci, mon père, répondit la jeune fille.
Le garde-chasse enleva le corps immobile que lui indiquait la main d'Alix, et se replongea avec précaution dans la crypte béante. - Viens, Alix, criait-il, viens ! N'attends pas une minute de plus... suis-moi... Tu me suis, n'est-ce pas?
- Oui, mon père, répondit Alix en se redressant ; mais elle ne le suivait point. Elle s'était approchée du blessé qui restait encore au pied de l'autel, et, se penchant vers lui : - Fleur-de-Lis, dit-elle, je vous ai dit que, si vous me trompiez jamais, vous me reconnaîtriez... Me reconnaissez-vous ?
Un gémissement s'échappa de la poitrine du blessé.
- Quelle lâcheté reprit la jeune fille, dont la parole sifflait entre ses dents ; quelle lâcheté et quelle barbarie ! par quels liens cruels vous me teniez ! Ah ! vous saviez bien que je souffrirais tout, tout, plutôt que de révéler à mon père la honte de son enfant, plutôt que de déchirer le cœur généreux de mon innocente rivale... Aussi ne l'ai-je pas fait. Pauvre Bellah ! je l'ai accablée de bien des douleurs ; mais la plus amère, je l'ai gardée pour moi ! Je n'ai point fait rougir son front de votre infamie... Elle peut vous pleurer, elle ne vous connaît pas !
Durant ces paroles, le visage de Fleur-de-Lis s'était empreint d'un sentiment de souffrance indéfinissable ; il parut rassembler péniblement ses forces expirantes. Ses lèvres s'entr'ouvrirent : - Écoute, murmura-t-il, écoute, je n'ai aimé que toi... L'orgueil... l'ambition l'ont emporté... mais, devant Dieu... je n'ai aimé que toi... Alix... prends ma main... tu es ma femme !...
- Malheureuse ! s'écria la jeune fille, il me trompe encore; mais je l'aime... je le sauverai ! - En même temps elle enlaçait de ses deux bras le corps du jeune chef, puis elle se précipita vers la dalle suspendue. Debout devant le caveau, son père la regardait d'un œil terrible. Alix recula, ses genoux fléchirent, et son fardeau roula à ses pieds. - Mon père, s'écria-t-elle en joignant ses mains avec angoisse, laissez-moi mourir, mais sauvez-le !
- Ni toi, ni lui, dit le garde-chasse d'une voix sourde : jamais la trahison n'est entrée là ! Il s'était retourné en prononçant ces mots ; d'un coup de pied il renversa les deux barreaux de fer qui soutenaient la dalle ; la pierre sépulcrale retomba lourdement. - Prions Dieu maintenant, reprit le vieillard d'un accent solennel. Priez, monsieur le duc, si vous m'entendez. Prie pour lui, toi, si tu l'aimes. - Un cri déchirant d'Alix lui répondit. Ce fut le dernier. Des torrents de flamme s'engouffraient dans la chapelle, un épouvantable craquement retentit ; de longues gerbes d'étincelles jaillirent des charpentes qui se rompaient de toutes parts, et la voûte s'abîma tout entière, ensevelissant sous sa masse embrasée les vivants et les morts.
Une heure avait suffi à contenir tant de désastres. Quand la lueur pâle de l'aube vint se mêler aux derniers reflets de l'incendie, elle n'éclaira, dans toute l'enceinte des ruines fumantes, qu'une solitude parsemée de débris humains.