II

SGANARELLE.
Ah! monsieur, c'est un spectre. Je le reconnais au marcher.
(Molière, Festin de Pierre.)

Sur l'ordre de leur commandant, les soldats eurent bientôt repris les armes et formé leurs rangs. Les femmes montèrent les chevaux préparés pour elles et prirent place au milieu du détachement, qui sortit du village, précédé par le garde-chasse Kado. Afin de prêter le moins possible aux conjectures, Hervé, suivant les prescriptions du général, devait éviter de traverser les lieux habités ; et la petite troupe se trouva bientôt engagée, sur les pas du guide gigantesque, dans des sentiers à peine frayés au milieu de landes marécageuses ou d'arides bruyères. Hervé, quittant avec regret sa sœur, à laquelle la chanoinesse venait d'adresser une question impérative, rapprocha son cheval de celui du jeune aide de camp, qui marchait en tête de la caravane.

- Eh bien, Francis, lui dit-il, avais-je tort de mal présumer de cette entrevue ?

- Mille fois tort, commandant, à moins que vous ne mettiez en balance dans votre cœur le cant d'une vieille tête à frimas et la tendresse expansive de cet ange qui est votre sœur.

- Non sans doute ; mais maintenant que vous avez vu de vos yeux mademoiselle de Kergant, Francis, qu'en pensez-vous ?

- Elle est agréable, commandant Hervé.

- Vraiment ! agréable, lieutenant Francis ? Vous êtes modéré dans vos expressions, monsieur. Et l'accueil qu'elle m'a fait, avez-vous la bonté de le trouver agréable aussi?

- Ni agréable ni autrement, ma foi, car elle ne vous en a pas fait du tout ; mais votre sœur, Pelven, votre charmante sœur...

- Ma charmante soeur, interrompit Hervé avec un peu d'humeur, n'a pas besoin d'être défendue, n'étant pas attaquée, que je sache.

Francis ne répondit point et regarda Hervé avec une expression de surprise et de chagrin qui calma aussitôt l'emportement du jeune homme. - Pourquoi diantre aussi, reprit-il en riant, me répondre Andrée quand je vous parle Bellah ? Mais là, véritablement, mon cher Francis, avouez que mademoiselle de Kergant est d'une beauté en quelque sorte effrayante. - Effrayante est le mot, dit Francis. Je lui avais, il y a un moment, ramassé sa cravache. Elle m'a remercié en fixant ses yeux sur les miens avec une telle précision de regard, que j'en ai frémi jusqu'à la plante des pieds. J'ai voulu riposter par une phrase de politesse; mais je n'ai pu émettre qu'une manière de grognement sourd, et je vous confesse que je lui en garde rancune. C'est une beauté extraordinaire sans doute, mais qui étonne plus qu'elle ne touche. Quelle différence, mon cher Pelven, avec...

- Avec la chanoinesse, dit vivement Hervé : assurément la différence est notable; je vous loue de l'avoir remarquée.

Tout en causant, les deux jeunes gens avaient pris un peu d'avance sur le reste de l'escorte, qui gravissait en ce moment la pente escarpée d'une colline ; le paysage était formé par une chaîne de croupes nues, entre lesquelles des ruisseaux couraient à travers des rochers. La ligne des uniformes qui ondulait en suivant les détours des sentiers, l'aspect gracieux de la cavalcade féminine, les voiles flottants, les plumes blanches que le vent agitait sur le léger feutre des amazones, cette vie, ce mouvement et ces couleurs dans ce site sauvage offraient une scène d'un intérêt pittoresque qui n'échappa point aux deux officiers. - Voyez donc, Pelven, s'écria Francis, ne vous faites-vous pas à vous-même l'effet d'un enchanteur qui emmène captives une nichée de princesses, avec la reine douairière, s'entend ?

- Je me ferais plutôt l'effet d'un enchanté que d'un enchanteur, répliqua Hervé. Je vous dirai de plus, Francis, que je n'aime pas ce pays perdu ; je n'ai qu'une confiance très-bornée dans notre guide ; c'est, à sa façon, un très-honnête homme, mais royaliste comme le tigre royal lui-même. Je vous prie de le surveiller. Tenez, par exemple, que fait-il là-bas? je vous le demande.

Le garde-chasse suivait alors la corniche d'une lande coupée à pic sur sa droite, et s'arrêtait de temps en temps pour pousser du pied des fragments de rocher dans l'abîme invisible de la vallée.

- Mais, dit Francis, à ce qu'il me paraît, le citoyen Kado se divertit de la plus innocente façon.

- L'innocence même du divertissement m'est suspecte, reprit Hervé. Un homme d'une physionomie et d'un caractère aussi graves ne se livre point sans raison à des jeux d'enfant. Tenez, il écoute à présent ; il vient de pencher la tête du côté du précipice.

- Bon ! il écoute le bruit de ses pierres qui ricochent de rocher en rocher. Je vous dis que ce digne sauvage a le goût des plaisirs simples...

- Silence ! interrompit Hervé, en touchant le bras du jeune lieutenant. N'avez-vous pas entendu?... - Entendu quoi ?

- On a sifflé, et j'ai vu le guide échanger un coup d'œil avec la chanoinesse.

- J'ai bien entendu, en effet, quelque chose comme un sifflement ou comme le souffle du vent dans les bruyères. Quant à l'œillade entre la chanoinesse et le sauvage, je l'ai perdue et je la regrette ; mais, en vérité, commandant, je ne comprends rien à vos appréhensions. Ne sommes-nous pas suffisamment protégés par la présence de votre sœur ? Pouvez-vous supposer qu'elle ait trempé dans un complot dont son frère serait la première victime?

- Elle pourrait n'en rien savoir.

- Et puis, j'ai beau considérer la tête poudrée de la chanoinesse, je vois bien qu'elle ressemble à une enseigne de marchand de cannes sur laquelle il a neigé, mais je ne saurais croire qu'il y puisse germer une idée sanguinaire.

- La vieille dame est madrée, lieutenant, quelle que puisse être sa tête, et je ne doute pas qu'elle n'ait fort politiqué en Angleterre. Peut-être, telle que vous la voyez, a-t-elle commercé directement avec Pitt.

- Je plains Pitt, dit Francis.

- Soit; mais, parmi les idées qui auraient pu éclore sous ce crâne de chanoinesse, que diriez-vous de celle-ci, je suppose? En attirant dans un guet-apens l'escorte du commandant, on ferait peser sur lui un soupçon de complicité qui le compromettrait sans ressource aux yeux de la république, et de la sorte il se trouverait rejeté, bon gré, mal gré, dans la sainte cause royaliste, hein ?

- Hum ! dit Francis, voilà qui est spécieux; mais, pour avoir une pareille pensée, il faudrait qu'ils ne connussent pas le commandant Hervé.

- La passion pourrait les aveugler au point de me faire cette injure. Au reste, ce sont là de folles idées; je voulais vous rappeler seulement qu'après tout nous sommes en pays ennemi, et qu'il est convenable d'avoir les yeux ouverts.

- Soyez tranquille, commandant, je veillerai sur le guide, sur la reine mère et même sur...

- Ma charmante sœur? demanda tout bas Hervé.

- Non, monsieur de Pelven, non; j'aimerais autant soupçonner la statue même de l'innocence ; je voulais parler de cette belle fleur sauvage, de la fille du garde-chasse.

Andrée, en se rapprochant de son frère, mit fin à entretien des deux jeunes gens. On était au milieu de la journée : la caravane suivait les courbes d'un sentier des deux côtés duquel s'étendait à perte de vue une plaine d'un aspect désolé : des touffes de grands genêts de la hauteur d'un homme prêtaient seules, par intervalles, une apparence de culture à ce désert breton ; çà et là sortaient du sol dépouillé des arêtes de granit recouvertes de noirs lichens. Cinq ou six chaumières étaient perdues au centre du plateau ; mais ces enseignes de la présence des hommes n'avaient rien de rassurant pour l'œil du voyageur ; elles portaient un caractère misérable et sombre, qui était fait pour ajouter un sentiment d'alarme aux ennuis de la solitude.

La caravane fit une halte d'une demi-heure dans cette triste oasis. Devant la porte de la cabane qui était la plus voisine du chemin, était assis sur un escabeau un jeune homme déguenillé, à l'œil hagard et aux traits flétris : il exposait alternativement chacune de ses mains aux rayons du soleil avec une mine de satisfaction stupide. « C'est mon pauvre gars que le bon Dieu a frappé, » dit une vieille femme qui était sortie de la cabane en voyant Hervé s'approcher d'un air d'intérêt. Hervé mit une pièce d'argent dans la main de la malheureuse mère et s'éloigna de cet affligeant spectacle; mais, s'étant brusquement retourné quelques minutes après, il fut surpris de voir le pauvre gars engagé dans une conversation animée avec le garde-chasse : il étendait les bras vers le nord, et lui parlait avec une extrême volubilité. S'apercevant que les regards de Hervé étaient fixés sur lui, il retomba soudain dans son attitude hébétée. - Quelle pitié n'est-ce pas, monsieur ? dit Kado en passant à coté du jeune commandant. Celui-ci ne répondit rien; mais, se défiant d'un idiot si intelligent, il veilla à ce qu'il ne pût renouer ses relations avec le guide.

On ne tarda pas à se remettre en marche, et les heures s'écoulèrent sans qu'aucun incident nouveau vînt confirmer les soupçons de Pelven. Le soleil touchait à son déclin; Francis, éprouvant le charme particulier à cet instant du jour, se livrait avec une gaieté expansive à la facile poésie de son âge. Il composait à haute voix, chemin faisant, une sorte de ballade en style de chevalerie, où chacun des personnages de l'expédition avait son rôle. Hervé ne pouvait s'empêcher de sourire à l'improvisation épique de son jeune ami et au caractère à la fois héroïque et burlesque qu'elle lui prêtait.

S'arrêtant tout à coup au nom de la fille des Mac Grégor, ainsi qu'il appelait la femme de chambre écossaise : - Savez-vous, dit Francis, qu'elle me paraît la femme de chambre la plus discrète et l'Écossaise la Plus voilée qu'on puisse voir ? J'ai le regret de vous dire, commandant, que je ne lui ai trouvé aucun air de ressemblance avec la caricature roussi que vous m'aviez donnée pour son portrait.

- Je vous ai dit, Francis, que je ne l'avais jamais vue, et j'ajoute que, si elle continue de voyager avec la même chasteté, je ne la verrai jamais.

- J'ai été plus heureux, dit Francis. Une trahison du vent m'a laissé entrevoir un ovale gracieux et une double batterie de perles de la plus belle eau. Quant à la cambrure de la taille et à la finesse des mains, vous pouvez en juger comme moi.

- Il me semble, sire chevalier, dit en riant Hervé, que ceci regarde nos écuyers.

A quelques pas de là, comme pour justifier les paroles de son commandant, le sergent Bruidoux, qui pouvait passer pour l'écuyer principal de l'aventure, charmait les ennuis de la marche en traitant à fond la question effleurée par ses supérieurs. - Il y a, disait Bruidoux, qui aimait à pérorer vaille que vaille sur toutes les matières, il y a des femmes de toutes sortes. Il y en a qui attirent le regard par leur embonpoint, et il y en a qui sont faites comme des sabres de cavalerie. Les unes sont brunes et les autres sont blondes. Il y en a qui ont de la pudeur et d'autres qui n'en ont pas, et je dois te dire, pour ton instruction, Colibri, que celles qui en ont le plus sont, la plupart du temps, celles qui en ont le moins.

- Comment cela, sergent ? dit Colibri, que cette révélation était faite pour surprendre.

- Comment ? le voici : tiens, Colibri, je suis curieux de savoir ce que tu penserais, toi, si tu voyais à l'improviste une femme nue dans un bois.

Cette image hypothétique couvrit d'une teinte écarlate le visage de Colibri. - Dame ! sergent, répondit-il en se dandinant avec une sorte de pruderie, je penserais... une femme nue dans un bois, sergent ?

- Oui, dans un bois : voyons, quelle opinion prendrais-tu d'elle ?

- Sergent, je crois que j'en prendrais une opinion un peu drôle.

- C'est cela, reprit Bruidoux. Eh bien, moi qui te parle, j'ai vu dans les bois du Canada des citoyennes qui étaient aussi peu vêtues que mon nez, et je puis t'assurer, Colibri, que ces créatures étaient mieux défendues par leur simple innocence que par une redoute de cent vingt canons du plus fort calibre. C'est ce qui te prouve, mon garçon, le peu de cas qu'il faut faire des aunes d'étoffe et des momeries, quand il s'agit de passer l'inspection d'un objet. Et, pour en revenir à la citoyenne écossaise en question, je te dirai que toutes ses cachotteries me font tout juste autant d'effet moral qu'une prune verte, et que, si je ne devais fidélité à une certaine payse dont le nom respectable est inscrit sur mon bras gauche, j'aurais déjà offert mon cœur et ma main, n'importe laquelle, à ladite citoyenne.

- Ainsi, dit Colibri, vous croyez, sergent, que malgré son voile et tous ses falbalas, elle ne s'offenserait pas d'une proposition qui lui serait faite avec civisme et politesse ?

- Il t'est loisible de t'en assurer, Colibri.

- Mais n'y voyez-vous réellement aucun danger, sergent ?

- Je n'y en vois réellement que deux, reprit Brui-doux : c'est, primo, que la princesse ne te coupe la figure avec sa cravache, et, secundo, que le commandant ne te passe son sabre au travers du corps ; mais que cela ne t'arrête pas, mon garçon. Tel que tu me vois en ce jour, sache que je serais moi-même une pauvre espèce d'individu, si je n'avais commencé, en amour comme en guerre, par être étrillé avec des circonstances dont le détail te ferait frémir. Je ne t'en citerai qu'une : c'était en 85; elle était brune comme le diable ; elle s'appelait Loïsa, et n'avait que le tort d'appartenir à une famille princière...

Dès le début de cet épisode intime, Bruidoux fut subitement interrompu par des exclamations qui partaient coup sur coup de tous les points de la colonne. La nuit était tout à fait tombée, mais très-claire : on était arrivé sur le revers d'une lande montueuse, et on commençait à en descendre le versant; le fond de l'étroite vallée qu'on avait sous les yeux disparaissait à moitié sous les ténèbres, à moitié sous un voile de blanches vapeurs qui s'élevaient des marécages. A une demi-lieue environ, on apercevait, sortant du sein de la brume, le sommet indécis d'une colline, et, plus haut, se dessinant nettement sur le ciel, la masse noire et déchirée d'une ruine féodale. Sur un pan de mur isolé s'ouvraient, avec une sorte de clairvoyance fantastique, deux fenêtres ogivales emplies des pâles clartés de la lune, dont le disque était invisible. Hervé et Francis avaient fait halte les premiers devant cette apparition. Les femmes, obéissant à un vague sentiment de terreur, avaient serré leurs rangs et s'étaient rapprochées des deux officiers.

- N'est-ce pas là, mademoiselle, dit le commandant Hervé en se tournant vers l'Écossaise, qui avait enfin soulevé son voile, n'est-ce pas là un paysage de votre patrie? - La jeune fille s'inclina sans répondre.

- Mon frère, demanda Andrée, devons-nous véritablement passer la nuit dans cette horreur qui nous regarde là-bas?

- Vous savez, ma chère, dit Hervé, que je n'ai trempé en rien dans votre itinéraire : il faudra vous en prendre à l'honnête Kado, si votre chambre à coucher vous déplaît.

- Je mourrai de frayeur là dedans, je vous assure, reprit Andrée.

- J'espère, dit la chanoinesse sur le mode pointu et solennel qui distinguait son élocution, j'espère que mademoiselle de Pelven sera vite réconciliée avec ce vieux château, quand elle saura qu'il a été construit par ses braves ancêtres, et que c'est le plus ancien patrimoine de sa famille.

- Bon ! s'écria Andrée, grand merci ! Il ne manquait plus que cela. Mes braves ancêtres, madame ? Eh bien, la petite-fille de mes braves ancêtres est une poltronne, voilà tout. Mon Dieu! et moi qui ai tous leurs portraits dans la tête? Je suis bien sûre de les-voir défiler toute la nuit à la queue leu leu, depuis Olivier aux grands pieds jusqu'à Geoffroy barbe forte.

- Et quand vous les verriez, ma chère, interrompit une voix dont le timbre singulièrement doux et grave accéléra tout à coup les mouvements du cœur de Hervé, qu'en pourriez-vous redouter? Vous êtes leur descendante loyale; vous avez conservé l'honneur de leur nom et la fidélité de leurs croyances... Ce n'est pas vous, Andrée, qui devez craindre de voir en face ceux qui ont su vivre et mourir pour leur Dieu et pour leur roi.

Le jeune commandant républicain avait senti le sang lui monter au visage.

- Si je connais l'histoire de ma famille, dit-il d'un ému, accent un peu plus d'un, parmi ceux dont parle mademoiselle de Kergant, est mort en combattant contre le roi pour sa patrie : la patrie d'un Breton, dans ce temps-là, c'était la Bretagne; aujourd'hui c'est la France.

En achevant ces mots, Hervé poussa son cheval dans le sentier raboteux qui descendait en serpentant sur le revers de la colline. Francis, après avoir donné au détachement l'ordre de reprendre la marche, rejoignit son ami. - Vous aviez raison, commandant, dit-il, ce n'est pas une femme ordinaire; sa voix a je ne sais quelle sonorité pénétrante qui surprend l'âme. J'admire que vous ayez pu lui répondre. Moi, j'aurais pris la fuite.

- Elle me hait, murmura Pelven, elle me hait, et, ce qui est pis, elle me méprise.

- Qu'elle ne vous aime pas, commandant Hervé, cela se peut, quoique le contraire soit possible aussi ; mais... Eh bien, qu'est-ce qui prend au guide ? Le voilà qui fait des signes de croix à tour de bras:

- Quelque superstition bretonne, dit Hervé. S'étant alors approché du guide, il crut l'entendre prier à voix basse, et il le vit porter avec ferveur à ses lèvres, les médailles d'un énorme chapelet. Étonné de cet accès subit de dévotion, le jeune homme posa doucement sa main sur l'épaule du guide, qui tressaillit. - Pardon; mon ami, dit Pelven; mais ce chemin est difficile, et nous avons besoin de tout votre zèle. Le moment est mal choisi pour vous absorber dans vos prières.

- Ce n'est pas au fils de ceux qui dorment là-bas, répondit gravement le Breton en étendant la main vers le château ruiné, de dire qu'il n'est pas bon de prier quand on descend dans la vallée de la Groac'h.

- Vous savez, Kado, que je n'ai jamais habité cette contrée : j'ignore absolument les mystères de cette vallée, dont j'entends le nom pour la première fois.

- C'est un mauvais temps, mon maître, dit le garde-chasse avec une sorte d'emphase solennelle, quand l'oiseau s'égare dans le buisson où son père et sa mère ont chanté sur son nid.

- Kado, interrompit Hervé avec sévérité, nous avons été amis autrefois; ne me le faites pas oublier. Je vous demande si cette vallée présente quelque danger particulier, pour que vous jugiez bon de le conjurer?

- Ce vallon est hanté, dit Kado en baissant la voix et en approchant le chapelet de sa bouche.

- Que ne preniez-vous une autre route? N'accusez que vous de vos ridicules frayeurs.

- Je n'éprouve point de frayeur, répondit le Breton... J ai traversé seul, la nuit, bien des vallons hantés, et je n'ai jamais eu peur. Ma conscience est entre eux et moi. Celui dont la conscience est tranquille, les pierres ne dansent pas devant lui. Laissez-moi prier, monsieur Hervé, car je ne prie pas pour moi.

- Et pour quel criminel priez-vous donc, maître Kado?

Cette question était adressée sur un ton de colère et de menace que le guide sembla dédaigner, car il répondit aussitôt sans aucun trouble, bien que sa voix parût adoucie par une nuance de tristesse :-Je priais, mon maître, pour ceux qui ont oublié leurs prières en apprenant à menacer ceux du pays qui les ont bercés tout petits sur leurs genoux.

Cet appel fait à de chers souvenirs par une voix autrefois amie amollit soudain jusqu'à l'attendrissement la fierté du jeune homme. Par un singulier caprice de son âme, il se trouva plus sensible à la réprobation naïve de ce paysan, dont il connaissait la rude probité d'intelligence, qu'à l'anathème tombé des lèvres de Bellah. Il ne put même résister au désir de combattre les préventions au nom desquelles cet homme simple l'avait condamné.

-Vous avez raison, mon pauvre Kado, reprit-il, c'est un temps malheureux que celui qui rend ennemis les enfants de la même terre et de la même maison ; mais à qui la faute ? Vous qui avez l'âme droite et qui me connaissez, pouvez-vous croire que j'aie renoncé toutes mes affections sans être entraîné par quelque devoir nouveau dont Dieu me faisait une loi?

- Il n'y a pas de devoirs nouveaux, dit Kado d'un ton sentencieux : ce qui était juste pour mon père est juste pour moi. La vérité ne change pas.

- Et pourtant, reprit Hervé, je vous ai entendu conter à vous-même que, dans un temps bien éloigné de nous, les gens du pays priaient devant des pierres comme des païens.

- Oui, mon maître.

- Eh bien, c'était la vérité pour eux ; puis, quand la religion de la croix fut connue, les premiers qui renoncèrent aux faux dieux pour suivre la loi nouvelle furent appelés infidèles et traîtres. On leur donna ces noms que vous me donnez, et on leur dit ce que vous me dites : que la vérité ne change pas. Elle avait changé cependant.

- C'est que la loi de l'Évangile était bonne, dit le Breton hochant la tête : celle-là n'ordonnait pas aux hommes de dépouiller et de tuer leurs frères.

- Elle leur ordonnait, répliqua Hervé avec force, de se traiter les uns les autres comme des enfants du même sang, des créatures de la même argile; et c'est parce qu'il y a des hommes orgueilleux qui ont oublié cette loi, qui se sont crus d'une nature supérieure à celle de leurs frères, et qui les ont méprisés et opprimés, c'est pour cela que la cause de la vérité et de la justice est avec ceux qui combattent ces hommes.

- Si je vous entends bien, mon maitre, dit le garde-chasse qui avait prêté une attention extraordinaire aux paroles du jeune officier, ces hommes sont ceux que nous appelons les seigneurs, les gentilshommes ; mais tous vos pères à vous ont été seigneurs. Vous dites donc que vos pères étaient criminels?

- Mes pères, mon vieil ami, se croyaient justes en agissant comme ils le faisaient. Mais Dieu a éclairé le temps où nous vivons d'une lumière qu'il avait refusée à leur temps. J'aurais été coupable, moi, de rester attaché par mon intérêt aux coutumes de mes pères, quand ma conscience me montrait l'iniquité de ces coutumes. Ils ont fait leur devoir, et je fais le mien.

- Ce sont, dit Kado, des idées qui ne m'étaient jamais venues. - Puis il réfléchit un moment avant de reprendre : - Je n'ai jamais étudié, monsieur Hervé, comme vous savez, et j'ai bien de la peine à signer mon nom ; mais j'ai l'habitude de penser souvent à ce que j'entends dire, excepté aux choses de la religion, qui n'appartiennent qu'au bon Dieu. Eh bien, mon maître, on dit que vous voulez qu'il n'y ait plus ni grands ni petits, ni riches ni pauvres, mais que tout le monde soit égal. Là-dessus, j'ai à vous dire que cela ne se peut pas : le bon Dieu a fait des forts et des faibles, des gens qui ont de l'esprit et d'autres qui n'en ont pas, des vaillants et des paresseux; vous aurez beau détruire des créatures, vous ne referez pas la volonté de Dieu.

- Vous pouvez ajouter, mon vieux Kado, que nous serions de misérables fous, si nous avions de pareilles idées. Loin de penser à changer ce que Dieu a fait, nous tâchons, autant qu'il est possible à des hommes, de régler notre justice sur la sienne. La religion vous dit-elle, Kado, que Dieu damne les enfants dans le ventre de leur mère? Non, n'est-ce pas? Il jette les hommes sur la terre avec la liberté de s'y conduire bien ou mal, et il attend, pour les juger, qu'ils aient vécu. Eh bien, notre république veut de même qu'aucun homme ne soit condamné au désespoir pour le seul fait de sa naissance, mais que chacun puisse librement exercer les dons qu'il a reçus de Dieu, afin de mériter par ses propres œuvres d'être heureux ou malheureux ; notre république prétend que tous ses enfants aient un droit égal à la servir et à l'honorer en s'honorant eux-mêmes, car sa première loi est que le travail profite à qui a la peine.

- Ce sont des choses qui paraissent justes, dit le Breton d'un air méditatif. Il y a sûrement du bon et du beau dans tout cela. Ce n'est pas ce qu'on nous avait dit. Je vous remercie d'en avoir causé avec moi. Je vous ai vu tout enfant, monsieur Hervé ; c'est moi qui vous ai fait tirer votre premier coup de fusil; vous étiez un brave brin de gentilhomme. Les hirondelles s'en vont quand la mauvaise saison arrive. Je suis bien content de savoir que vous avez eu une autre raison pour nous quitter. J'aurai le cœur moins gros en pensant à vous maintenant.

Kado fit quelques pas en silence et la tête baissée ; puis il ajouta avec mélancolie.

- Je suis trop vieux. Si j'étais plus jeune, j'aimerais à réfléchir là-dessus, car il y a du bon et du beau; mais à mon âge, voyez-vous, mon maître, si je voulais m'ôter du cœur tant de choses et de gens que j'y garde au fin fond depuis si longtemps, j'aurais beau avoir mieux pour les remplacer, je sens que j'en mourrais. N'en parlons donc plus, je vous prie.

- Donnez-moi votre main, Kado, dit Hervé. Et il serra d'une étreinte cordiale la main tremblante d'émotion que le vieux garde-chasse lui tendit avec une surprise empressée.

En se retournant, Hervé aperçut le petit aide de camp à ses côtés.

- Que me disiez-vous donc, Kado, reprit-il, de ce vallon de la Groac'h, comme vous l'appelez ?

- Je disais, mon maître, qu'il est hanté.

- Hanté ! Que signifie cela, commandant? dit Francis.

- Cela signifie, mon cher lieutenant, que le vieux Guillaume, autrement dit le diable, tient cour plénière dans cette vallée, et que vous allez probablement y voir se trémousser au clair de lune des groac'h, c'est-à-dire des fées et des korandons, qui sont des petits bouts de citoyens, sorciers de leur métier.

- Bon! reprit en riant Françis. Nous allons donc rire. Je me fais une véritable fête... Un geste et une exclamation du garde-chasse, qui s'était arrêté tout à coup, firent taire le jeune homme. La petite caravane était alors aux deux tiers environ de la descente, et continuait de suivre lentement le sentier tortueux et escarpé qui dégénérait en un véritable escalier de rochers. Malgré leur confiance dan leurs montures, qui, comme tous les chevaux de nos côtes montagneuses, avaient la même sûreté d'allure que les mules des sierras espagnoles, les femmes et les soldats eux-mêmes, donnant toute leur attention aux difficultés de la route, gardaient un profond silence. L'exclamation du guide et l'entretien qui suivit purent donc être entendus et commentés jusque dans tes derniers rangs de la colonne.

Kado s'était arrêté, le bras levé et le cou tendu, dans l'attitude d'un homme qui attend que ses oreilles lui confirment quelque grave événement.

- Qu'y a-t-il? dit Hervé avec précaution.

- Je m'étais trompé, répondit Kado, et j'en remercie le bon Dieu ; car, bien que je n'aie jamais rien vu de semblable de mes yeux... Le guide s'interrompit brusquement, et frissonnant de tous ses membres comme en proie à une puissante terreur : -Non, non! reprit-il, je ne me trompais pas; ce sont elles! Écoutez, mon maitre !

Pelven et tous ceux qui le suivaient prêtèrent l'oreille. Ils entendirent alors distinctement un bruit de coups sourds et réguliers, assez semblable au son que ferait un marteau frappant une enclume de bois. Les coups cessaient par intervalles, Puis reprenaient avec la même force. Des bruits pareils semblaient s'élever à la fois de plusieurs points du vallon

- Quel diantre de bruit est-ce là? dit Francis. On dirait des femmes qui battent du linge.

- Oui, répondit le garde-chasse sur un ton grave et triste, elles battent le linge des morts. - En même temps, il découvrit sa tête, leva les yeux vers le ciel, et commença une prière à voix basse.

Hervé se trouvait dans un embarras pénible : il sentait la nécessité de couper court à cette scène, qui pouvait être d'un effet contagieux sur l'esprit des femmes, et même sur l'intelligence de quelques-uns de ses soldats ; mais tout moyen violent lui répugnait vis-à-vis de l'homme avec lequel il venait de renouer si fortement une ancienne amitié. Au milieu de ses irrésolutions, il se sentit légèrement presser le bras. - Mon frère, murmura la voix caressante d'Andrée, vous allez me gronder; mais je vous dirai que j'ai des frissons terribles... Ce sont des lavandières de nuit, ne le croyez-vous pas ?

- Allons, folle ! répondit Hervé en riant; puis, se penchant à l'oreille du garde-chasse : - Mon bon Kado, lui dit-il tout bas, marchez, je vous en prie. N'effrayez pas ma sœur. - Kado regarda un moment le jeune homme avec indécision, et soupira longuement; après quoi il se remit en marche en roulant son chapelet entre ses doigts. Hervé se retourna alors vers les soldats : - Mes enfants, leur cria-t-il gaiement, il paraît qu'il y a en bas des ci-devant lavandières; mais vous savez que la république ne les reconnaît pas : ainsi, en avant !

- Mon commandant, répondit Bruidoux voici d'ailleurs Colibri qui va leur donner de l'ouvrage avec ses six douzaines de bas de soie. - Rassuré sur l'état moral de sa troupe par les rires qui saluèrent la plaisanterie du sergent, le commandant Hervé reprit avec plus de tranquillité sa place à côté de Francis.

Cependant, à mesure qu'on approchait du bas de la lande, les sons bizarres qui s'élevaient de la vallée déserte devenaient de plus en plus distincts, imitant, à s'y méprendre, le retentissement particulier d'un battoir sur du linge mouillé, et quelquefois aussi le bruit plus sec du bois heurtant la pierre.

- Puis-je vous demander, commandant, dit Francis, quelle espèce d'animal est au juste ce qu'on appelle une lavandière, en terme de grimoire ?

- Les lavandières, lieutenant, sont des femmes diaboliques qui, sur le minuit, font une lessive de linceuls. On ajoute qu'elles prient les passants de les aider à tordre leur linge, et qu'en ce cas le seul moyen de salut, c'est de tordre avec soin du même côté que ces dames ; si l'on tord à rebours, on est rompu.

- Ah ! dit Francis, merci de l'avis, commandant. Je voudrais savoir maintenant à quelle cause vous attribuez, dans votre for, la musique ridicule qui afflige nos oreilles, car voilà le brouillard qui se dissipe; la lune éclaire en plein la vallée, et je n'y vois réellement aucune apparence d'habitation.

- En effet, mais il y a un coin du vallon que nous ne pouvons apercevoir d'ici, à cause de ce rocher que nous tournons. Il suffit d'un petit berger frappant les pierres du chemin avec un bâton pour produire ce bruit.

- Ma foi, je ne crois pas commandant, à moins que vous ne supposiez une douzaine de petits bergers avec une douzaine de gros bâtons.

- Ne pourrait-il pas y avoir quelque cascade par là?

- Jamais cascade n'eut une sonorité de ce genre. Voilà qui est extrêmement bizarre, après tout. Cela sent diablement le soufre par ici, ne trouvez-vous pas, Pelven ?

- Nos oreilles nous servent mal la nuit, reprit Hervé répondant à ses propres pensées. Ces coups sont certainement extraordinaires. Croyez-vous aux esprits, Francis ?

- Mais je commence, mon commandant. Tenez, c'est absurde, mais je suis ému.

- Chut ! dites-le tout bas au moins, mon garçon. Eh bien, franchement j'allais m'émouvoir aussi quand j'ai découvert le mot de l'énigme. Cette vallée a un écho qui répète le bruit des sabots des chevaux sur le rocher; j'ai vingt fois entendu des échos aussi...

- Sur ma vie ! s'écria Francis, lavandières ou diables, les voilà !

Les deux officiers étaient alors arrivés de l'autre côté du rocher qui leur avait caché jusqu'à ce moment une partie de la vallée. Hervé jeta les yeux sur le point que Francis lui désignait, et aperçut avec stupéfaction, à une distance de quelques centaines de pas, un groupe de femmes vêtues de blanc, les unes agenouillées devant des flaques d'eau, les autres paraissant étendre du linge sur des touffes d'herbes marécageuses. - Quelques cris étouffés et des murmures confus apprirent en même temps à Hervé que les femmes et les soldats venaient de découvrir cet étrange spectacle.

- Ah çà Colibri, dit Bruidoux, voici le moment de tirer tes bas de soie de ta malle.

- Hervé, s'écria Andrée, enlaçant dans ses bras le corps de son frère, qu'est-ce que cela, au nom du ciel ?

- Ce sont des chouans, ma chère. On m'avait averti que je trouverais ces messieurs ici. Restez là et ne craignez rien.

Comme il achevait ce pieux mensonge, dont le but était de substituer l'émotion franche d'un danger connu aux hallucinations qui troublaient l'esprit de sa sœur, Hervé crut remarquer que la chanoinesse faisait un brusque mouvement de surprise, et fixait sur lui un regard pénétrant. Ce regard réveilla tous ses soupçons oubliés; il se pencha vers Francis, et lui dit avec vivacité : - Voyez, la chanoinesse ne montre aucune inquiétude ; c'est quelque piège.

- Tant mieux ! reprit le jeune garçon en respirant avec bruit. Chargeons-nous, commandant ?

Les deux jeunes gens, se retournant alors avec curiosité vers la vallée, virent que les lavandières continuaient leurs travaux, sans aucun souci apparent de la présence du détachement républicain. La contenance des soldats devenait inquiète.

- Ceci n'a que trop duré, murmura Hervé. Mes enfants, poursuivit-il à haute voix, nous allons leur faire plier leur linge. Chargez vos armes. -Mesdames, et vous aussi, Kado, demeurez derrière ce rocher, je vous prie. - On entendit le bruit des baguettes de fer dans les canons de fusil. Puis les deux officiers, ayant formé leur troupe en un peloton serré, commencèrent d'avancer sur le sol humide de la vallée.

A mesure qu'ils approchaient des nocturnes ouvrières, soit illusion produite par la lumière incertaine de la lune, soit disposition particulière de leur esprit, les soldats voyaient peu, à peu les formes et la stature de ces êtres inconnus croître jusqu'à des dimensions véritablement surnaturelles. Ils n'en étaient plus séparés que par un intervalle de quarante pas environ, quand tout à coup la troupe fantastique quitta son travail et forma une ronde bizarre accompagnée d'une sourde incantation, pareille au bourdonnement d'une ruche. Hervé ordonna de faire halte.

- Hé ! là-bas ! cria-t-il, qui vive ? - Puis, après un court silence : - Je vous avertis, qui que vous soyez, reprit-il, que je ne veux pas exposer un seul de mes hommes dans cette sotte rencontre. Rendez-vous, ou nous faisons feu. En joue, mes enfants.

- Gare l'eau! murmura Bruidoux.

Les lavandières cependant continuaient leur ronde et leur mystérieuse mélopée.

- Allons, feu ! dit Hervé.

Dès que la fumée se fut un peu dissipée et que les soldats purent constater l'effet de la décharge, une vive hilarité éclata dans les rangs : on apercevait toutes les actrices du ballet fantastique étendues de leur long et sans mouvement sur la terre, assez semblables à ces nappes de toile blanche qu'on expose à la rosée de la nuit.

- Ça leur apprendra, dit Bruidoux, à danser des danses malhonnêtes au clair de la lune !

Cependant Hervé, se défiant d'un résultat aussi complet, fit recharger les armes et ordonna aux grenadiers de conserver leur ordre de bataille, après quoi le détachement se remit en marche, précédé par les deux jeunes officiers. Ils n'avaient pas fait dix pas quand soudain les formes blanches, qui gisaient pêle-mêle sur le sol, se relevèrent toutes à la fois et prirent le trot à travers la plaine, en sautant et en cabriolant avec un air de grande vitalité. - A moi, Francis cria Hervé, au galop ! et vous, mes enfants, en chasse, à volonté ! - En même temps, il enfonçait rudement ses éperons dans les flancs de son cheval, et s'élançait, côte à côte avec le jeune lieutenant, sur les traces des fugitives. Malheureusement le sol de la vallée était marécageux, et les chevaux s'embourbaient à tout instant dans des fondrières que les fantômes blancs avaient assez d'instinct ou de connaissance des lieux pour éviter. Les grenadiers s'étaient précipités en désordre à la suite de leurs chefs et leur course, souvent interrompue, à laquelle se mêlait un concert de cris, d'appels, d'imprécations et d'éclats de rire, ajouta une nouvelle scène de sabbat à toutes celles dont le vallon hanté avait été le théâtre.

La troupe des lavandières, arrivée, moitié courant, moitié dansant, à l'extrémité de la vallée, commençait à gravir le coteau sur le haut duquel s'élevaient les grands débris féodaux. Hervé et Francis redoublèrent d'efforts, et eurent enfin la joie d'entendre sonner sous les pieds de leurs chevaux le terrain plus ferme de la colline. Pelven avait quelques pas d'avance sur son ami. - Commandant, cria Francis, attendez-moi ! - Et voyant que Hervé continuait, sans l'écouter, l'escalade de la lande : - Prenez garde, reprit-il, vous allez vous enferrer ! Il y a peut-être une centaine de chouans là-haut.

- Quand il y en aurait cent mille avec le grand chouan lui-même, répondit Hervé que le dépit mettait hors de lui, par le diable, j'en tuerai un !

Au même moment, le jeune commandant atteignit le sommet de la rampe, et, apercevant les lavandières à une portée de pistolet, il poussa un cri de triomphe ; car, sur le sol uni du plateau, la lutte devenait d'une inégalité qui paraissait décisive en faveur des cavaliers. Les fugitives, se sentant serrées de près, firent un détour sur la droite, et coururent de toute la vitesse de leurs jambes du côté des ruines ; mais Francis, prévoyant cette manœuvre, avait, tout en gravissant la colline, gagné du terrain dans la même direction, et Pelven le vit apparaître tout à coup à deux cents pas de lui, galopant de façon à couper la route aux lavandières, qui se trouvaient prises entre les deux officiers. Hervé les vit s'engager derrière un pan de muraille isolé qui sortait des décombres d'une poterne extérieure ; mais à sa vive surprise, bien qu'un large espace vide séparât ce pan de mur du château, il ne les vit point reparaître de l'autre côté. Francis éprouva le même étonnement. - Elles sont cachées derrière ce mur ! s'écria-t-il - Peu d'instants après, tous deux, faisant sauter leurs chevaux par-dessus les débris, vinrent tomber chacun d'un côté de la muraille isolée. Ils purent alors en voir les deux faces, et se convaincre que toute trace des lavandières avait disparu. Les deux jeunes gens descendirent aussitôt de cheval, s'agenouillèrent sur le sol, et se mirent à examiner la place, soulevant les décombres et frappant la terre de la poignée de leurs sabres ; mais, soit que la nuit, devenue plus obscure, déjouât leurs recherches, soit qu'ils eussent tort d'attribuer à l'ordre naturel des événements la cause de cette disparition, ils ne découvrirent rien qui pût leur expliquer humainement l'issue désagréable de leur poursuite.