Comment vous nommez-vous? -
J'ai nom Éliacin. (Racine.)
Au bruit de la détonation, tous les soldats, guidés par Francis, s'étaient précipités en désordre vers le lieu d'où paraissait être parti le signal d'alarme. Le jeune lieutenant poussa un douloureux gémissement en voyant étendu sur les débris le corps immobile de son ami ; mais son désespoir se calma quand, à la clarté d'une torche, il eut pu s'assurer que Hervé n'avait sur toute sa personne aucune apparence de blessure.
- La main qui a frappé ce coup-là, dit gravement Bruidoux en ramassant le chapeau du commandant, qui portait les marques d'une terrible pression ; le poing, dis-je, qui a confectionné cette omelette n'est certainement pas attaché au bras d'une demoiselle.
- Il faut encore dire merci au misérable, quel qu'il soit, répondit Francis, du moins il n'a pas voulu verser le sang.
- M'est avis, au contraire, mon lieutenant, qu'il en a versé une pleine cruelle. Je ne savais pas ce qui clapotait comme cela sous mes pieds, mais...
- Malheur à moi! s'écria Francis, en retombant à genoux près du corps de Hervé ; il faut que j'aie mal regardé; ceci annonce une horrible blessure !
- Horrible en effet, dit Bruidoux sur un ton sérieux et chagrin qui ne lui était pas habituel ; mais vous ne la cherchez pas où elle est, lieutenant. Voici le blessé, ou plutôt le défunt, car le garçon me paraît avoir passé l'arme à gauche... Oui, sa dernière garde est montée.
Tout en parlant, le sergent, avec l'aide des soldats, essayait de relever le corps de Robert, qu'un amas de décombres les avait empêchés de découvrir plus tôt.
- Mort ? Êtes-vous sûr qu'il soit mort, vieux Bruidoux ? N'y a-t-il vraiment rien à faire ?
- Rien, si ce n'est une ci-devant prière, citoyen lieutenant. La balle a choisi la meilleure place, comme une aristocrate qu'elle était ; elle est allée se loger dans le cœur. C'est une pitié, continua Bruidoux, s'adressant aux soldats qui l'entouraient, c'est une pitié que de voir une noisette de plomb, lancée par un lâche coquin, entrer si facilement dans la poitrine d'un brave homme. Je donnerais mon œil gauche pour tenir deux minutes en tête à tête la guenon de lavandière qui a mis son doigt de carogne sur la détente inutile de vous dire, citoyens, qu'il n'est pas question de laisser notre camarade étendu là comme une vieille guêtre. Il aura son lit de six pieds, tout comme s'il était né duc et pair sous l'ancien régime. Hem ! hem ! j'aimais ce garçon, mes enfants ; c'était un brave. Il n'avait pas plus que moi-même l'étoffe d'un général en chef; mais, autour de la marmite comme en face d'une ligne ennemie, il y avait du plaisir à lui serrer le coude : c'était un compagnon d'une tenue irréprochable... Hem! hem! citoyens, une larme peut tomber sur une moustache grise sans la déshonorer, quand il s'agit de dire adieu à un ami... Pauvre diable de Robert! Citoyens... le voilà flambé !
Ainsi conclut, en passant sa manche sur ses yeux, le peu académique Bruidoux. La solennité de l'heure et du lieu, la présence du cadavre, aux traits duquel le reflet vacillant des torches semblait prêter une vie fantastique, enfin le caractère respecté de l'orateur, avaient puissamment secondé l'effet moral de sa funèbre improvisation : les grenadiers qui formaient le naïf auditoire de Bruidoux se regardèrent en hochant la tête d'un air satisfait, comme pour se dire qu'un soldat ne pouvait souhaiter à sa mémoire un panégyriste plus disert que leur vieux sergent.
Pendant ce temps, Francis était parvenu à rappeler son ami à la vie; mais la faiblesse de Hervé ne lui permettait pas encore de répondre aux questions empressées du jeune lieutenant. Quelques soldats, sous la direction de Bruidoux, s'occupèrent de creuser, avec leurs sabres, une fosse, dans laquelle furent ensevelis les restes de leur malheureux camarade. D'autres, formant avec leurs fusils une sorte de brancard, se mirent en devoir de transporter leur commandant jusqu'au château. Ils étaient environ aux deux tiers du chemin, quand le bruit assez rapproché d'une nouvelle détonation les arrêta subitement. Hervé fit un mouvement pour se relever ; mais il retomba aussitôt, épuisé par cet inutile effort. Francis, laissant près de lui deux grenadiers, s'élança avec le reste de la troupe dans la direction du donjon, derrière lequel le coup de feu semblait être parti.
La sentinelle, placée à cet endroit des ruines, fut trouvée à son poste, rechargeant son fusil. Interrogée par Francis sur les motifs de cette alerte, elle répondit qu'elle avait vu sortir tout à coup du bas de l'escarpement sur lequel le donjon était assis de ce côté, une procession de fantômes blancs et noirs ; qu'après leur avoir crié : Qui vive ! sans recevoir de réponse, elle avait fait feu. Le soldat ajouta, avec une légère émotion dans la voix, qu'ils avaient disparu aussitôt, comme si la terre se fût refermée sur eux. Un épais brouillard, s'élevant d'une petite rivière qui coulait au pied du donjon, expliquait plus naturellement à Francis la nouvelle disparition de leur insaisissable ennemi. Il ne put retenir un mouvement d'amer dépit; puis, recommandant à la sentinelle une active vigilance, il courut retrouver Pelven, qui, tout à fait remis de son étourdissement, venait lui-même à sa rencontre. Les deux jeunes gens, après s'être mis réciproquement au courant des événements dont ils avaient été témoins, permirent aux grenadiers d'aller reprendre leur sommeil interrompu.
- Je ne doute pas, dit Hervé quand il fut seul avec son ami, que tout ceci ne soit arrivé à l'insu de ma sœur ; car elle m'assurait ce soir même qu'à sa connaissance nous ne courions aucun danger, et je la sais incapable d'un mensonge. Ce qu'il me paraît le plus raisonnable d'imaginer, c'est que nous avons troublé une bande de chouans dans sa retraite. Nous ne pouvons malheureusement songer à les poursuivre à travers cette brume.
- Et Robert vous a laissé entendre qu'il supposait une sorte de complicité entre nos voyageuses et les avocats du souterrain ?
- Le pauvre garçon semblait le croire, reprit Hervé, et le ménagement, un peu brutal toutefois, dont on a usé envers moi me le persuaderait. Il y a de la chanoinesse là dedans; mais il faut que ma sœur soit trompée elle-même.
- J'en jurerais, dit Francis.
- C'est inutile, reprit Hervé ; mais, en vérité, ma tête me fait plus de mal que je ne voudrais. J'ai grand besoin de repos et je m'étends là. Tâchez de dormir de votre côté.
Les deux jeunes gens se séparèrent après être convenus de laisser ignorer aux femmes, et surtout à Andrée, les événements de la nuit, afin d'épargner aux unes de l'inquiétude, et de ne pas donner aux autres le prétexte d'un triomphe secret.
Comme Francis, après avoir quitté le commandant, passait devant la façade du manoir, il ne put s'empêcher de remarquer avec surprise le calme absolu qui continuait de régner dans cette partie privilégiée du château. Que les coups de feu et le tumulte auquel ils avaient donné lieu eussent respecté le sommeil des jeunes filles, cela s'expliquait par l'opiniâtreté du sommeil qui est une des douces fortunes de leur âge mais ni la chanoinesse ni le garde-chasse ne pouvaient invoquer, pour absoudre leur surdité, une aussi agréable excuse : leur insensibilité équivoque, en redoublant les vagues soupçons du jeune lieutenant, lui inspira une idée vengeresse qu'il saisit aussitôt avec une joie enfantine. Il ramassa un fragment de moellon ; et, s'étant assuré qu'on ne l'observait pas, il prit la pose de David devant Goliath, et lança la pierre résolument dans la fenêtre de la chanoinesse, après quoi il courut se pelotonner derrière un mur, en riant tout bas de ce fou rire qui est plus familier aux écoliers qu'aux empereurs. Au bruit de vitraux brisés qui annonça le succès complet du divertissement de Francis, quelques soldats, couchés çà et là dans les ruines, levèrent la tète avec inquiétude ; mais le silence profond qui succédait à cette effraction leur fit croire qu'ils avaient été dupes d'une des mille plaisanteries que les démons de la nuit inventent pour torturer les mortels, et ils se rendormirent aussitôt. Au même instant, Francis voyait une ombre s'approcher avec précaution de la fenêtre endommagée, et il croyait reconnaître la silhouette effilée de celle qu'il avait eu principalement pour but de désobliger. L'ombre de la chanoinesse parut appliquer quelque chose comme un nez à l'une des vitres intactes. Francis se pencha vivement et ramassa une seconde pierre : cet âge est sans pitié. L'ombre alors, soit qu'elle eût terminé ses investigations, soit qu'elle fût guidée par un de ces pressentiments salutaires que le ciel, dans sa miséricorde infinie, envoie aux vieilles filles comme aux autres créatures, l'ombre se retira et l'affaire n'eut pas d'autres suites.
Environ trois heures après la conclusion innocente de cet épisode, tous les soldats étaient debout, étirant au soleil leurs bras engourdis. Le garde-chasse Kado s'occupait de seller les chevaux avec sa gravité habituelle, tandis que Hervé et Francis, retirés un peu à l'écart, semblaient engagés dans une vive discussion Le sergent Bruidoux ôta sa pipe de sa bouche, s'approcha avec modestie des deux officiers, et, portant la main à son chapeau : - Salut et fraternité, citoyens, dit-il. Vous voilà frais comme une pomme ce matin, commandant. Je vois avec charme que ce coup de poing numéro un n'a pas produit sur votre teint plus d'effet moral qu'une caresse physique de jeune fille... Et est-ce votre avis, citoyens, que nous quittions la baraque avant de savoir au juste comment est fait le ci-devant boudoir de ces dames lavandières ?
- C'est précisément, répliqua Hervé, ce que je disais au lieutenant. Bien que nous ayons tout lieu de croire que les drôles ont déguerpi, il est bon d'examiner leur gîte. Le plus léger indice peut nous révéler le but de leur réunion.
- Très-bien ! s'écria Francis. Qui vous dit le contraire ? Seulement allons-y tous. Il n'est pas juste que vous couriez seul la chance d'être pris au piège.
- Et où diable voyez-vous un piège ? reprit Hervé. Ne vous ai-je pas montré, au bas du dondon, la porte par laquelle ils sont sortis ? Ils l'ont laissée toute grande ouverte. Si c'est un piège, il est bien fin. Allumez-moi une torche, Bruidoux. Je ne veux pas, encore un coup, lieutenant, qu'un seul de nos hommes hasarde un cheveu dans cette affaire. C'est assez, c'est beaucoup trop, que j'aie à me reprocher déjà la mort de Robert.
- Permettez-moi, dit Bruidoux, qui revenait avec une torche allumée à la main et deux autres sous le bras, permettez-moi, citoyens, de vous mettre d'accord. Allons-y tous trois ; s'il y a des dames, eh bien! elles n'en auront que plus sujet de se réjouir.
Hervé, malgré le désir qu'il éprouvait de visiter seul le souterrain suspect, consentit à cet arrangement, dans la crainte d'éveiller par de plus longs refus la défiance du loyal sergent. Tous trois alors, ayant tourné le donjon, commencèrent à descendre laborieusement le mamelon abrupt qui lui servait de base, en s'aidant des arbustes rabougris qui croissaient entre les fentes du rocher ; ils se trouvèrent bientôt à quelques pieds au-dessus du fond d'un ravin, devant la petite porte que le commandant Hervé avait découverte d'en haut, et qui était ménagée de façon à ne pouvoir être aperçue facilement du coté de la plaine. Cette porte, adaptée au rocher, fermait l'entrée d'une espèce de caverne étroite et obscure. Hervé, sa torche à la main, y pénétra en se courbant, suivi de près par ses deux compagnons. Au bout de quelques pas, ce couloir les conduisit dans une vaste salle voûtée, à laquelle des arceaux parfaitement intacts prêtaient un caractère de sombre élégance architecturale. Des torches fumaient encore sur le sol humide : c'était du reste la seule trace qui pût faire deviner le séjour récent d'êtres vivants dans cette retraite. La cave principale communiquait par des portes cintrées avec des chambrés plus petites, dans lesquelles les deux jeunes gens et le sergent continuèrent leurs perquisitions ; Hervé s'engagea dans la partie des souterrains qui devait correspondre à l'aile du manoir occupée durant la nuit par la chanoinesse. Dans l'angle d'un caveau, la lumière rouge de sa torche éclaira tout à coup les degrés d'un escalier en vis qui s'enfonçait sous la voûte. Hervé s'élança précipitamment sur les degrés ; mais, à la hauteur de la voûte, l'escalier était rompu ; cinq ou six marches avaient été arrachées et gisaient sur les degrés inférieurs, laissant un intervalle qu'il était impossible de franchir. Après un examen minutieux de ces débris, Hervé demeura convaincu qu'ils dataient de la nuit, et ses soupçons contre la politique chanoinesse furent fortifiés par cette découverte. Une visite attentive dans l'appartement de la vieille dame n'eût pas manqué d'éclairer à cet égard les conjectures du jeune commandant; mais telle avait été son éducation, que la pensée de violer la chambre à coucher d'une femme, cette femme eût-elle cent ans, devait être écartée avec répugnance par les habitudes de son esprit.
Hervé rejoignit le petit aide de camp dans un caveau éloigné, au moment où celui-ci venait de mettre la main sur un énorme verrou qui fermait une sorte de trappe ou de porte basse et large, pratiquée dans le mur, et à laquelle on parvenait par une rampe en terre d'une pente rapide. En réunissant leurs efforts, les deux jeunes gens enlevèrent la barre du verrou; aussitôt la porte s'abaissa comme un pont-levis, et la clarté du jour pénétrant à flots dans le souterrain leur fit reconnaître que le hasard les avait amenés à l'ouverture mystérieuse qui la veille avait englouti les lavandières si à propos, et qui avait donné passage au meurtrier de Robert. La porte était formée de fortes planches de chêne, recouverte en dedans de plaques de fer, et revêtue à l'extérieur d'une légère maçonnerie qui cadrait hermétiquement avec celle du reste de la muraille. Les jeunes gens profitèrent de cette issue pour sortir du souterrain; mais, comme ils mettaient le pied sur la terre ferme, ils entendirent de grands cris dans les caveaux, et ils allaient s'y précipiter de nouveau, quand Bruidoux apparut triomphalement à l'ouverture, traînant par l'oreille un captif d'une espèce inattendue.
Aux cris du vieux sergent, les grenadiers, le garde-chasse et la brillante troupe des émigrées étaient accourus au pied de la muraille. Le prisonnier, au milieu du cercle curieux qui l'entourait, s'occupait tranquillement de se frotter les yeux, pour dissiper l'éblouissement que lui avait causé la lumière subite du soleil. C'était un enfant d'une dizaine d'années, aux yeux bleus et à la physionomie gracieuse; ses cheveux noirs étaient coupés carrément sur le front et flottaient par derrière sur ses épaules : il portait une veste longue de laine brune et des culottes bouffantes. Au premier coup d'œil que Hervé jeta sur l'enfant, il le reconnut, et regarda aussitôt Kado avec une expression mêlée de reproche et de pitié, à laquelle le guide répondit par un signe imperceptible de douleur. En même temps, les femmes avaient échangé à la dérobée des regards de confusion craintive.
- Imaginez-vous, commandant, dit Bruidoux, que ce double fils de lavandière dormait comme un loir sur un tas de paille. Sa maman l'aura oublié dans la bagarre. Je lui ai adressé, tant par gestes qu'autrement, deux ou trois questions de politesse ; mais le petit muscadin parait étranger aux usages des salons, et il est muet comme un poisson.
Pendant que le sergent parlait, l'enfant avait promené autour de lui des yeux ébahis; puis, croisant ses bras sur son dos, il dit avec une naïveté parfaitement jouée, si elle l'était : - Oh ! oh ! que voilà de beaux messieurs donc, et de belles dames aussi ! Bonjour, la société. Ah çà, qu'est-ce que vous venez faire dans le pays, vous autres?
- Mais qu'est-ce que tu y fais toi-même, galopin? s'écria Bruidoux. Ne va-t-il pas nous demander nos papiers, à présent?
Tous les doutes que Hervé pouvait conserver encore sur la duplicité dont on usait envers lui s'étaient à peu près évanouis devant les traits bien connus de l'enfant captif; mais le jeune officier, ému de l'angoisse qui se lisait sur les lèvres pâles et contractées de Kado, hésitait à profiter rigoureusement de ses avantages.
- Mon petit ami, dit-il à l'enfant, tu as la mine bien éveillée pour jouer un rôle de niais. Il faut nous dire la vérité, ou ton âge même ne pourra te garantir d'un châtiment sévère. Tu as passé la nuit avec des gens que nous avons plus d'une raison de tenir pour nos ennemis.
- Je crois bien ! murmura Bruidoux ; quand ce ne serait que le ci-devant coup de poing...
- Silence ! sergent, reprit Hervé. Voyons, petit, qui est-ce qui t'a conduit ici?
- C'est la Groac'h, dit l'enfant, la Groac'h de la vallée.
- La Groac'h! interrompit Bruidoux ; je m'en vais t'en donner, des Groac'h ! Est-ce aussi ta calotine de Groac'h qui a lâché la détente?...
- Citoyen sergent, dit vivement Hervé, finissons-en. Cette tâche n'est pas la nôtre; nous ne perdrons pas plus de temps à l'interroger : fouillez-le seulement. Cet enfant appartient à la loi ; elle a frappé des têtes plus jeunes, bien qu'il m'en coûte de le rappeler; mais c'est à quoi auraient dû songer les gens de peu de cœur qui ont sacrifié la pauvre créature.
- Oui ! oui ! dit en riant le petit garçon, allez votre train ! la fée me sauvera bien. - Entre nous, messieurs, je vous dirai que c'est ma femme.
- Et voilà probablement son cadeau de noces, reprit Bruidoux en tirant de la poche du jeûne prisonnier une toupie avec sa corde. Tu aurais mieux fait, mon bonhomme, de t'en tenir à ce jeu-ci, qui, comme vous savez, citoyens, n'est pas un divertissement de potentat, mais tout simplement une récréation honnête et démocratique. Quand j'avais l'âge de ce marmot, je passais le dimanche et le reste de la semaine avec une citoyenne de ce calibre sous le porche de l'église. C'est ce qui faisait dire à notre curé que je finirais par ou j'avais commencé, c'est à savoir par la corde ; tout ça parce qu'un jour je lui avais planté mon clou dans ses souliers à boucles, histoire de faire plaisir à mon père qui était cordonnier dans notre endroit.
Ce disant, le vieux sergent avait roulé industrieusement la corde autour de la toupie, après quoi il la lança sur le sol, observa un moment ses rapides évolutions avec un sourire paternel ; puis, se baissant soudain, il la cueillit, selon son expression, dans le creux de sa main droite, et continua d'applaudir par une douce hilarité aux rotations infinies de la citoyenne.
Cependant les femmes venaient de monter à cheval ; Kado s'étant approché pour tenir l'étrier au commandant Hervé, celui-ci se pencha à l'oreille du Breton, et lui dit à demi-voix : - Vous êtes sévèrement puni de m'avoir trompé, Kado, et je le suis, moi, d'avoir cru à votre bonne foi. - Le vieux garde-chasse tressaillit et répondit, les yeux baissés vers la terre : - Oui, oui, Monsieur, l'épreuve est dure ; elle pouvait être pire si vous l'aviez voulu, je le sais... Vous avez eu pitié de l'enfant... Est-ce que vous emmènerez le pauvre petit gars ?
- Si je taisais mon devoir, Kado, j'emmènerais le père avec le fils.
- L'enfant est bien faible, mon maître... J'aimais à le regarder, car sa défunte mère et lui c'est tout un... On dit qu'Alix me ressemble ; mais le petit, c'est sa mère toute vivante. Il est bien faible, Monsieur ; et s'il y a de la prison au bout de tout cela, de la prison, ou bien...
Le garde-chasse s'interrompit en portant la main à sa gorge, comme s'il eût été suffoqué par la violence de son émotion.
- Maître Kado, reprit Hervé, je n'ai que trop cédé à d'anciens sentiments dont vous autres paraissez faire si peu de cas. Pouvez-vous et voulez-vous m'avouer tout haut, devant ces hommes, ce qui se passe et ce que l'on médite?
Le Breton, après avoir regardé autour de lui avec un air d'indécision douloureuse, leva une main vers le ciel, et dit d'un ton ferme : - L'enfant est entre les mains de Dieu.
- Prenez vos rangs, et en marche ! cria Hervé.
- Commandant, dit Bruidoux, amenant par le collet le fils du garde-chasse, le petit singe ne voulait-il pas jouer des jambes pour aller retrouver son épouse?
- Je le mets sous votre garde, sergent; vous m'en répondez.
- En ce cas, approche, mon garçon, reprit Bruidoux en saisissant une longue et forte courroie qui avait servi à attacher des paquets. Il passa un bout de la courroie autour de sa ceinture, lia fortement l'autre bout au corps du jeune captif, et rejoignit, en cet équipage, le détachement, qui descendait la colline des urnes, au milieu des dernières vapeurs du matin.