V

Sire, ne chevauche plus avant ;
retourne, car tu es trahi.
( Ancienne chronique.)

Ce terrible fardeau de la vie ne semble-t-il pas léger à porter quand, au soleil du matin, sous un ciel profond et pur, on se met en marche, à pied ou à cheval, le long des haies fleuries, ou en vue d'horizons bleuâtres, la poitrine pleine d'un air frais comme la rosée ?

Dans ce premier instant de rajeunissement et de bien-être, avec toute la vivacité des organes reposés, on éprouve comme une révélation lumineuse du bienfait de l'existence; on s'étonne de l'avoir méconnu, en contemplant le cadre enchanteur dans lequel Dieu l'a placé; on se réjouit d'être né. Passe un homme qui vous parle du cours de la rente ou des élections, le charme est rompu; la création divine est gâtée.

La sérénité de ces sensations irréfléchies se peignait sur le visage de nos voyageurs. Hervé et le vieux garde-chasse avaient seuls le front soucieux. Herve marchait quelques pas en avant, cherchant à mettre un peu d'ordre dans sa conscience émue et dans son esprit tourmenté. Après ce qui s'était passé, il ne pouvait plus lui rester de doute que sur la nature de la perfidie dont il était le jouet. Son droit, son devoir même était de refuser une plus longue protection à celles qui abusaient si clairement de sa bonne foi; chaque pas qu'il faisait le rendait complice d'une trahison inconnue, mais certaine. D'un autre côté, interroger, avec la rigueur d'un juge et d'un ennemi, ces femmes envers qui le liaient des souvenirs si puissants, c'était une tâche pour laquelle il manquait de courage ; c'était d'ailleurs ouvrir les yeux aux soldats sur une duplicité dont un de leurs camarades avait péri victime ; c'était abandonner sans réserve les émigrées à des lois effrayantes : Andrée elle-même pouvait se trouver enveloppée dans des périls encourus à son insu ; c'était enfin livrer des femmes, livrer son propre sang; et Hervé, malgré la sévérité de ses principes, n'était pas assez stoïque pour charger sa mémoire d'un de ces traits que les exagérations passagères d'une politique peuvent vanter, mais que les lois éternelles gravées dans le cœur de l'homme réprouvent et jugent infâmes. Pour échapper à ces anxiétés, Hervé prit la résolution de continuer le voyage jusqu'à Kergant, espérant qu'une occasion se présenterait de réparer cet oubli momentané de son devoir absolu, et se promettant, en tout cas, de se mettre, aussitôt arrivé, à la disposition du général, en lui avouant franchement ses torts.

Plus libre alors, la pensée de Hervé se reporta sur un objet plus léger, mais à peine moins délicat, c'est-à-dire sur la plume blanche envolée de la fenêtre de mademoiselle de Kergant, et dont le sens précis était difficile à pénétrer. Et d'abord la plume était-elle bien celle de Bellah? Un prompt regard de Hervé l'assura que le feutre élégant de la jeune fille n'était plus orné de son panache. Cela semblait décisif; mais en même temps il put reconnaître, et ce fut avec ennui, que le chapeau de la petite Andrée avait également perdu sa flottante parure, ce qui remettait tout en question. Andrée, qui était aux aguets depuis le moment du départ, n'avait eu garde de laisser passer, sans le remarquer, le double regard de son frère. Elle donna aussitôt un coup de cravache à son cheval, qui vint toucher celui du jeune homme :

- Eh bien ! mon frère, dit-elle, voilà une matinée délicieuse... Vous avez là un singulier chapeau, commandant !

A ce mot de chapeau, Hervé qui se méfiait déjà passablement de sa petite sœur, sentit croître son trouble et se mit à siffloter, en gourmandant son cheval, pour avoir un prétexte de ne pas répondre ; mais Andrée n'était point femme à se laisser dépister si aisément :

- Commandant, reprit-elle, vous avez un singulier chapeau. Un singulier chapeau vous avez, commandant.

- Et en quoi singulier? dit enfin Hervé, voyant qu'on ne pouvait l'éviter.

- En quoi? mais il me parait plat, ce chapeau... Pourquoi n'y mettez-vous pas un panache ?

Panache était de tous les mots de la langue celui qui était le mieux fait en cet instant pour importuner Hervé.

- Panache ! répéta-t-il machinalement et à demi-voix.

- Panache, dit Andrée en dansant sur sa selle.

- Avez-vous bien dormi cette nuit? demanda Hervé.

- Mais pas mal, pas mal, commandant; si ce n'est que j'ai eu un panache, je veux dire un rêve, de toutes couleurs, autrement dit panaché.

- Sur quel panache avez-vous marché ce matin, petite sœur? Et, à propos, qu'avez-vous fait du vôtre ?

- Comment ! est-ce que je ne l'ai plus ? Ah ! mon Dieu! j'oubliais que le vent l'avait emporté cette nuit.

- Et le vent, à ce qu'il parait, n'a pas eu plus d'égards pour votre amie ?

- Ah ! ah ! s'écria en riant la jeune fille, nous y voilà! Non, le vent n'en a emporté qu'un ; mais lequel? C'est précisément, citoyen, ce que j'ai promis de ne pas vous dire, parce que, si je vous le disais, vous seriez trop heureux, et c'est pourquoi, bref, je ne vous le dis pas. - En achevant ces mots, Andrée fit faire une volte à son cheval, et retourna au petit galop vers ses compagnes.

Pendant que le commandant Hervé oubliait dans des méditations plus heureuses les chagrins de son équivoque situation, le lieutenant Francis étudiait du coin de l'œil, avec une complaisance peu dissimulée, les traits et les façons de la charmante sœur de son ami. Le jeune garçon semblait trouver dans cette étude un intérêt si particulier, et s'y livrait d'ailleurs avec une telle assiduité, que mademoiselle de Pelven n'eût pu manquer d'y prendre garde, quand elle n'eût pas été douée d'une merveilleuse vivacité de perception. Il est rare qu'une femme se sache mauvais gré d'attirer l'attention d'un homme d'un maintien convenable, et tout aussi rare qu'elle sache mauvais gré à l'homme qui la juge digne de cette attention. On peut ajouter que si l'observateur se trouve classé, pour quelque raison de politique ou de coterie, parmi les ennemis de la dame, cette circonstance a pour effet ordinaire de prêter au régal une saveur plus piquante. La svelte tournure de Francis, sa mine turbulente, la coquetterie d'adolescent qui retroussait sa moustache naissante et plantait son chapeau de côté sur sa tête bouclée, lui composaient une vraie physionomie de page à la fois naïve, impudente et gracieuse. Mademoiselle Andrée n'avait donc aucune bonne raison pour se formaliser outre mesure de ce qui lui arrivait. Seulement, comme toute jeune fille qui se sent observée avec une curiosité spéciale, tantôt elle demeurait plus silencieuse et plus calme que de coutume; tantôt, fort au contraire, elle paraissait possédée d'un démon loquace et mobile, qui communiquait à sa langue et à toute sa personne une activité prodigieuse. Francis, qui croyait déjà être amoureux depuis plusieurs siècles, jugea qu'il passerait pour un sot s'il ne se déclarait pas sans retard d'une manière significative. Il éperonna tout à coup son cheval, passa et repassa devant Hervé comme pour exercer sa monture, disparut une minute dans un fourré, et revint au galop, en cachant avec précaution un petit bouquet de primevères, de jonquilles et de fleurs de bruyères, sur lesquelles il avait entendu. Andrée s'extasier un instant auparavant. Par bonheur, Andrée précédait alors la chanoinesse de quelques pas; Francis s'arrêta brusquement devant elle : Mademoiselle, lui dit-il en lui présentant son bouquet, c'est de la part de votre frère.

Le mensonge était flagrant. Si Andrée eût seulement eu le temps de prévoir l'événement et d'y réfléchir, le jeune homme était perdu; mais l'ignorance du danger et la témérité admirable qu'elle donne aux amoureux de l'âge de Francis leur assurent le bénéfice souvent considérable de la surprise. Andrée, ne sachant trop ce qu'elle faisait, prit les fleurs et s'inclina en balbutiant un remercîment.

On pense bien qu'une telle scène n'était point de celles que la chanoinesse pouvait contempler d'un œil insoucieux. Elle prit aussitôt un trot saccadé qui sema l'air sur son passage d'un nuage de poudre parfumée, de sorte qu'on eût pu la suivre à la trace comme une déesse antique; et, fixant sur le visage ému d'Andrée des yeux où s'annonçait un orage : - Qu'est-ce ? dit-elle : que vous chantait ce troubadour patriote?

- Il me priait, Madame, reprit Andrée, de vous offrir ce bouquet, n'osant le faire lui-même à cause du respect que lui inspire votre physionomie... Comment disait-il ?... altière... oui, altière.., extraordinairement altière.

Pendant ce discours, les fleurs avaient passé de la main fine et rose d'Andrée dans la paume flétrie de la chanoinesse. Francis enfonça ses éperons avec force dans le ventre de son cheval, qui rua, se cabra et faillit le désarçonner.

- Hé ! m'sieu ! jeune homme! dit la vieille dame : comment appelle-t-on ces gens-là? mon ami! lieutenant!

- Citoyen, Madame, dit Andrée.

- M'sieu le citoyen! cria la chanoinesse; puis, voyant de plus près les traits agréables du jeune officier, qui s'était enfin rapproché : Mon enfant, reprit-elle, où avez-vous appris à avoir du respect pour les femmes?

- Chez ma mère, Madame, répondit sèchement Francis.

- C'est bien dit, répliqua la chanoinesse, et je garde votre bouquet. Vous vous êtes égaré de bonne heure dans une triste route, mon enfant.

- Triste, non, Madame, dit le jeune garçon en souriant, puisque j'ai l'honneur de vous y rencontrer.

- Voilà du singulier ! reprit madame de Kergant. Et comment se fait-il qu'un jeune homme bien né, comme vous paraissez l'être, se soit voué au service de ces malappris féroces, de ces rustauds sanguinaires

- De là Convention nationale ! interrompit Francis. Madame, j'aime naturellement la bataille, et naturellement aussi j'aime mieux batailler pour mon pays que pour l'étranger.

- Malheureux enfant ! s'écria la chanoinesse, on vous a faussé le jugement par de grands mots dont vous ne pouviez comprendre le sens ; mais comment votre mère, puisque vous en parliez...?

- J'en parlais ; mais n'en parlons plus, Madame, je vous prie, dit vivement Francis. En même temps ses paupières, frangées de longs cils comme celles d'une femme, s'abaissèrent avec hâte comme pour arrêter deux larmes qui avaient jailli sur ses joues.

Un instant de silence suivi cette expression involontaire d'une douleur mystérieuse. Puis Andrée, reprenant tout à coup la parole avec une insouciance apparente que démentait l'humidité de ses yeux : - Voyons, ma tante, dit-elle, est-ce que cela sent quelque chose, ces jonquilles ! Et tout en parlant, la petite fille enlevait des mains de la chanoinesse deux ou trois fleurs, qu'elle eut soin de garder après les avoir respirées. Francis répondit à ce procédé par un regard dont la tendre reconnaissance couvrit de rougeur le front de sa délicate consolatrice. En cet endroit, une nouvelle disposition du terrain força le jeune officier à se séparer des deux dames, et Andrée n'en fut pas fâchée.

Le pays que traversait le détachement avait peu à peu changé d'aspect. La vue n'était plus attristée par l'âpre nudité des cimes; l'horizon se rétrécissait : les chemins se régularisaient entre des haies vives, exhaussées comme des retranchements naturels et soutenues à des intervalles rapprochés par de gros arbres chargés de feuilles; ces haies servaient de clôture à des champs ou à des prairies plantés de pommiers aux fleurs blanches et roses. Au bruit des chevaux, de grands bœufs avançaient à travers les taillis leurs têtes méditatives et contemplaient les voyageurs d'un air abstrait. Çà et là apparaissaient parmi les arbres de basses chaumières, revêtues d'une enveloppe de lichens et de mousse. Les chênes des haies et les pommiers des champs, se rapprochant et se massant à une certaine distance, semblaient couvrir toute la campagne d'une épaisse forêt, au milieu de laquelle la pointe frêle des clochers indiquait de temps en temps la place d'un village.

Mais les sentiments de paix et de bonheur qu'éveillait ce paysage champêtre cédaient aux souvenirs récents et désastreux marqués presque à chaque pas par des ruines, des débris incendiés, ou de longs tertres tumulaires. La vivace nature de ce sol s'empressait en vain, comme par une pudeur maternelle, de recouvrir de fleurs et de douces images les traces des crimes et des malheurs des hommes: les champs étaient en friche ; ceux qui auraient dû les cultiver engraissaient de leurs dépouilles les sillons inutiles. De temps à autre, les voyageurs entendaient un sanglot ou le sourd murmure d'une voix derrière un buisson; ils apercevaient des femmes ou des enfants agenouillés et priant, effigies vivantes, sur des tombeaux ignorés. Des troncs d'arbres rompus, des branches hachées, des trouées sinistres dans les haies, les empreintes encore fraîches de piétinements désespérés, la couleur étrange de la boue des fossés, dénonçaient de place en place le théâtre d'un de ces combats où la gloire du vainqueur, quel qu'il fût, se perdait dans la faute du fratricide.

- Il faut avouer, commandant, dit tout à coup Francis, rompant le silence sous lequel il avait dissimulé jusque-là, comme tout le reste de la troupe, les pensées que soulevaient les tristes vestiges, il faut avouer que la guerre civile est une détestable horreur.

- Dites la guerre, Francis, civile ou non. Pensez-vous que ce qui est un malheur ici n'en soit pas un là ? Le crime, s'il y a crime, s'arrête-t il juste au poteau qui marque nos frontières ? Croyez-vous que les douleurs et les malédictions soient moins amères ou moins légitimes, parce qu'elles s'expriment dans une langue qui n'est pas la vôtre ? Il faut des siècles à l'esprit humain pour généraliser l'idée la plus simple; il ne conçoit les vérités que peu à peu, et il n'en saisit d'abord que les détails qui le touchent de plus près. On commence à appeler le duel d'homme à homme un absurde préjugé, et le duel de peuple à peuple, qui n'est qu'une application en grand du même principe, est regardé comme raisonnable. Qu'appelons-nous guerre civile, nous, fils de cette philosophie chrétienne aux yeux de qui l'humanité n'est qu'une famille? Si la terre n'est qu'une partie commune, dont tous les hommes sont citoyens, toute guerre est une guerre civile, toute guerre est une barbare extravagance.

- Et vous êtes soldat? dit Francis en regardant Hervé avec un peu de surprise.

- Le moment où une vérité se fait jour n'est pas celui où elle est applicable, répondit le jeune commandant. On peut penser autrement que son temps, mais il faut agir comme lui.

- Mais au moins, monsieur Hervé, cette épouvantable guerre intestine est finie ?

- Oui, pour quelques jours, pour quelques heures peut-être, répondit Hervé avec mélancolie.

Il n'est pas inutile de dire ici sur quelle apparence se fondait cette opinion du jeune commandant, qui était partagée secrètement par les chefs des deux partis, et que l'événement était si près de justifier. Les traités de la Jaunaye, de la Mabilaye et de Saint-Florent, signés successivement par Charette, par Cormatin et par Stofflet, semblaient, il est vrai, avoir embrassé dans la pacification tous les pays insurgés, l'Anjou, la Bretagne et la haute Vendée ; mais les représentants et les généraux républicains connaissaient trop bien les intrigues persévérantes des agences royalistes de Paris et de Londres, pour avoir eu, en proposant cet armistice, un autre but que d'augmenter les divisions dans les rangs des rebelles et de détacher les paysans de la guerre par l'habitude, reprise peu à peu, de leurs paisibles travaux. D'un autre côté, l'excès même des avantages faits aux royalistes dans les clauses patentes ou secrètes de ces traités aurait suffi à éveiller la méfiance des chefs de ce parti, quand même ils auraient apporté aux conférences une sincérité que les documents les moins cachés de l'histoire ne permettent pas de leur supposer. L'amnistie avait pu sans doute être proposée et acceptée avec une bonne foi réciproque ; mais il n'en pouvait être de même des articles qui, organisant en gardes territoriales, sous le commandement des généraux royalistes, les Vendéens et les chouans les mieux aguerris, laissaient subsister un État dans l'État, un foyer permanent de rébellion au sein de la république. Il n'en pouvait être de même surtout de ces concessions secrètes et inouïes, parmi lesquelles on comptait l'engagement de rendre le jeune Louis XVII aux chefs armés en son nom, et dont l'authenticité n'a pu être accréditée que par un témoignage impérial. La crédulité des diplomates vendéens en face de ces invraisemblances politiques ne se concevrait pas, si l'on ne savait que, tout en feignant de les prendre au mot, ils prouvaient par leurs menées qu'ils en appréciaient exactement la valeur. Cette paix enfin n'était, au moins dans la conviction de ceux qui l'avaient conclue, qu'une suspension d'armes dans laquelle chacun des deux partis avait cru également trouver son intérêt. Toutefois il est permis de penser que quelques chefs royalistes avaient pu regarder comme sérieuses les obligations les plus incroyables de ces traités volontairement suspects.

Il était nécessaire de rappeler ce détail de l'histoire du temps pour faire comprendre la suite de ce récit mais on ne voudra pas conclure de cette digression superficielle que ce roman ait la moindre prétention historique : c'est un titre qu'il ne peut soutenir d'aucune façon, et qui nous engagerait bien au delà de nos connaissances et de nos forces. Un conte doit s'efforcer sans doute de ne pas choquer d'une manière inconvenante les vraisemblances de l'époque et des mœurs dont il affiche les couleurs ; mais sa frivolité avouée nous paraît le dispenser d'un scrupule plus sérieux.

La caravane fit halte dans un village, et prit une heure de repos tout en dînant; puis le voyage continua jusqu'au soir, sans autre incident que la rencontre de quelques cantonnements républicains, avec lesquels on échangeait un mot d'ordre. Le crépuscule commençait à accuser plus nettement sur le ciel les contours des horizons, quand le timide Colibri adressa cette question au circonspect Bruidoux : - Suis-je dans mon tort., sergent, quand je me figure que l'Amérique est un pays où la plupart des hommes sont des singes?

Le sergent haussa les épaules par un brusque mouvement dont le contre-coup fit tressaillir le petit captif à cheveux longs qu'il traînait à sa remorque. - Marche donc, jeune houspin ! dit Bruidoux. - Je te dirai d'abord, Colibri, et par forme de préambule, que ce petit fédéraliste commence à me scier le dos d'une façon bizarre. Quant à l'idée que tu te formes de l'Amérique et de ses habitants, que tu prends pour des singes, elle te ferait prendre toi-même pour un âne dans toute société distinguée... Marcheras-tu, moitié de coquin? Avise-toi de tirer encore sur la corde, et tu vas connaître la configuration de mon pied... Il n'y a pas de singes, Colibri : c'est une bête inventée par les prêtres et par les tyrans pour humilier l'homme libre. L'Amérique, Colibri... - Tu tires sur la corde, gamin ! apprête tes flûtes- je vais en jouer !... L'Amérique, mon garçon, est précisément faite comme je te le disais... Hue ? dia ! petit Cobourg... Et tu pourras en causer maintenant avec aisance et... Très-bien, mon poulet ! tu ne pèses pas une plume à cette heure... Avec aisance et facilité, Colibri, mon ami... Hé !, vingt mille calottes ! où est le fils du chouan ? Mort, du diable ! il a coupé la corde I Arrêtez ! arrêtez le prisonnier !... Dans le champ, à droite !

L'enfant venait, en effet, de profiter des premières ombres du soir pour accomplir une évasion dont il avait sans doute trouvé les moyens à la halte du dîner. Il courait alors à perte d'haleine dans un champ labouré, que l'étroite douve d'un fossé séparait du chemin. Bruidoux enjamba la douve et s'élança sur les pas du fugitif: les soldats le suivirent en poussant de grands cris ; mais ils n'étaient pas au milieu du champ, que l'enfant avait escaladé la haie qui en barrait l'autre extrémité, et qui était contiguë à un bois épais. Il se retourna quand il se vit maître de cette position, et fit un signe de la main, comme s'il voulait parler. Une dizaine de fusils s'abaissèrent dans la direction du petit gars. - Qu'est-ce que c'est ? s'écria Bruidoux d'une voix haletante, le premier qui fait feu, je le crosse ! Est-ce que nous avons des tueurs d'enfants ici ? Parle, mon bijou.

- Ayez bien soin de ma toupie, cria le captif envolé. Puis il sauta dans le bois et disparut.

- Eh bien, dit Bruidoux en regagnant le chemin au milieu des rires mal contenus de ses camarades, ne vous gênez pas, mes enfants. Est-ce que personne ne viendra me chatouiller un peu le dessous du nez !... Ta toupie, petit clampin ! ajouta le vieux sergent entre ses dents. Que je vive assez pour te retrouver avec de la barbe au menton ; et si je ne te la fais pas avaler, ta toupie, avec la corde et le clou, et la chèvre et le chou...

- Eh bien, sergent, interrompit Hervé, dissimulant à peine la satisfaction qu'il éprouvait du résultat de l'aventure, vous voilà donc passé aux royalistes !

- Ma foi; citoyen commandant, répondit Bruidoux avec un peu d'humeur, si vous voulez dire qu'il fallait laisser fusiller le mioche, qu'on me loge cinq billes dans la tête et n'en parlons plus. Ce n'est pas ma manière de voir.

- Ni la mienne, vieux Bruidoux, dit Hervé. Je sais ce que vous valez en face d'un homme. Quant aux femmes et aux enfants, laissons-les aux geôliers et aux bourreaux qui déshonorent la république.

Le brave sergent, complètement réhabilité aux yeux de ses inférieurs par les paroles du jeune commandant, détacha la courroie inutile qui ceignait ses reins, et s'en servit pour informer les plus rieurs de la troupe qu'il n'avait pas oublié leurs indiscrètes gaietés. Il fut interrompu dans cette récréation par le garde-chasse Kado, qui lui tendit sa gourde avec cordialité en lui disant :

- Nous ne pensons peut-être pas de même sur bien des choses, camarade ; mais tout ce que je possède est au service de l'homme qui a de la pitié dans le cœur pour les créatures faibles.

Le sergent parut surpris plus que fâché de cette ouverture; il se recueillit un instant en accolant la gourde jusqu'à ce qu'il se sentît près d'être suffoqué. La rendant alors au Breton : - Tous les braves, dit-il gravement, ont les mêmes idées sur certains articles.

On avait repris la marche, et, sous l'influence de la fatigue et de la nuit, le silence se fut bientôt rétabli dans les rangs de la colonne. Hervé, ayant remarqué plus d'une fois qu'Andrée chancelait sur sa selle, comme si elle ne résistait qu'avec peine au sommeil, s'était placé à ses côtés et s'y maintenait avec sollicitude. La jeune fille, sous cette protection, s'abandonna avec une confiance naïve à un assoupissement que berçait l'allure tranquille de son cheval. Elle ne se réveilla qu'aux sons distincts, quoique éloignés encore, d'une petite cloche qui tintait onze heures. Andrée l'écouta attentivement, et, poussant soudain un cri de joie : - A moi ! Bellah ! dit-elle, c'est notre Kergant ! c'est la cloche de la chapelle! Pardon, mon frère... je vais devant; vous permettez ?... Et, sans attendre la réponse, la gracieuse enfant s'élança au galop dans une large et sombre avenue, au bout de laquelle étincelaient entre les arbres des lumières pareilles à des vers luisants dans l'herbe.

Le manoir seigneurial de Kergant était une construction d'un aspect austère et presque claustral. Il présentait la forme d'un triangle à peu près régulier, dont chaque côté était fermé par une haute tourelle à toit pointu. Les fondements plongeaient dans des fossés pleins d'eau ; mais un pont permanent remplaçait le pont-levis et donnait accès sous la porte principale. La petite chapelle dont la cloche venait de retentir s'élevait, à droite du château, sur un monticule dont les pentes étaient tapissées de gazon. Plusieurs bâtiments, servant de fermes et d'écuries, contribuaient avec la chapelle à encadrer l'espace qui s'étendait devant la façade du manoir et qui tenait lieu de cour. Au milieu de cet espace, des domestiques portant des flambeaux écoutaient avec respect les ordres que leur donnait un homme dont l'âge avait blanchi les cheveux sans pouvoir fléchir sa haute taille, sans détendre les muscles de son mâle et rigide visage. Le marquis de Kergant était vêtu uniformément de noir ; il avait le bras enveloppé d'un crêpe, et un pareil symbole de deuil était attaché à la poignée du couteau de chasse qui pendait à son côté. Andrée et Bellah descendirent de cheval en même temps, et le marquis lés serra toutes deux à la fois sur son cœur. La chanoinesse s'approcha ensuite et se jeta dans les bras de son frère, puis elle lui parla un instant à voix basse. Le vieux seigneur s'avança alors vers la soubrette écossaise et lui montra le château de la main en s'inclinant avec une politesse cérémonieuse. La fille des Mac-Grégor prit le bras de la chanoinesse et se dirigea vers l'entrée du château. - Suivez-les, mes filles, dit le marquis; vous devez être mortes de fatigues!

- Pardon, mon père, interrompit Andrée d'un ton suppliant, mais nous ne sommes pas venues seules ; il y a quelqu'un... mon Dieu !... quelqu'un...

- Allez, mon enfant, reprit le marquis. La chambre de votre frère est prête.

Andrée porta vivement à ses lèvres la main de son père adoptif, la mouilla de ses larmes et se retira avec son amie. M. de Kergant suivit les jeunes filles jusqu'au pont qui était jeté sur les fossés. Là il s'arrêta, fit ranger ses gens derrière lui et attendit.

En ce moment, le détachement républicain entrait dans la cour du château. Hervé mit pied à terre et s'avança vers le marquis avec une émotion dont il avait peine à se rendre maître. Francis et les soldats l'accompagnaient à une petite distance. Arrivé devant la porte, il se découvrit et salua profondément le vieillard.

- Monsieur, dit le marquis de Kergant en lui rendant son salut, recevez mes remercîments.

- Je souhaite, monsieur, répliqua Hervé, qu'ils me soient adressés d'aussi bon cœur que je voudrais les mériter.

- Soyez sûr, citoyen commandant, puisque c'est votre titre, reprit le marquis, que je ne suis pas de ceux dont la bouche dit oui quand le cœur dit non. Permettez-moi d'offrir au comte de Pelven l'hospitalité pour la nuit.

Hervé fut surpris et offensé de l'accent amer et hautain qui marquait ces paroles.

- Monsieur, dit-il, j'ai à vous demander la même faveur pour mon lieutenant et pour mes soldats.

- Et ces messieurs sauront la prendre, n'est-ce pas, en cas de refus?

- De grâce, monsieur...

- C'est au reste, interrompit le marquis en haussant le ton, ce que je suis curieux de voir. J'ai fait serment de ne jamais laisser pénétrer sous mon toit, moi vivant, aucun des égorgeurs de votre prétendue république, et c'est assez que je manque à mon serment pour le fils de votre père.

A cette déclaration provocante, un murmure de colère éclata dans les rangs des grenadiers. Hervé leur imposa silence de la main, et se retournant vers le marquis :

-Et puis-je vous demander, monsieur, dit-il, si vous avez fait ce serment le jour même où vous avez signé un traité avec nos représentants et accepté l'amnistie de notre prétendue république ?

- Non ! s'écria avec force M. de Kergant ; mais je l'ai fait le jour où vous avez teint vos drapeaux dans le sang de votre roi, et je l'ai renouvelé le jour où j'ai su l'état qu'on devait faire de votre parole, - hier même, en apprenant que vous aviez lâchement étouffé dans sa prison le fils du martyr ! Il n'y a plus de traité, il n'y a plus de paix. Assez. Entrez, citoyen Hervé, et ne craignez rien ; mais ne m'en demandez pas plus.

- Vous ne pouvez sérieusement me croire capable de subir une pareille hospitalité, dit Hervé avec un sourire dont la tranquille politesse fit monter la rougeur au front du vieux gentilhomme. Puisque je suis sur une terre ennemie, je sais comment un soldat y passe la nuit. Venez, mes enfants, nous bivouaquerons ensemble.

Les grenadiers répondirent par une acclamation et suivirent le jeune homme, qui s'éloignait du château à pas précipités. - Mon commandant, dit Bruidoux, il ne serait pas si fier s'il n'avait dans ses caves quelques douzaines de chouans. C'est égal, dites-un mot, et nous verrons qui couchera dehors cette nuit.

- Non, répondit Hervé ; ils diraient encore que nous violons les traités. Je ne suis pas fâché d'ailleurs de la réception; elle m'épargne... Mais qui donc nous suit là ? Ah ! c'est vous, Kado ? Eh bien, mon ami, faites-moi un plaisir : prenez soin de nos chevaux. Je suppose que les pauvres bêtes ne sont pas comprises dans le serment.

- Cela sera fait, monsieur. Ne voulez-vous rien de plus ?

- Ces braves gens ont le ventre creux, mon bon Kado. Allez jusqu'au village, apportez-leur à souper. Vous nous retrouverez sur la lande aux Pierres. Voici ma bourse.

- Mais, monsieur Hervé...

- Prenez ma bourse, vous dis-je, et, sur votre vie, payez tout, quand vous devriez mettre de l'argent dans la main de ce vieillard.