VII

La république madame, ne le peut perdre, quelque négligente qu'elle soit à le conserver.
(Lettres de Voitue.)

Le principal corps de l'armée républicaine avait alors ses quartiers à Vitré, sur la limite de l'Ile-et-Vilaine et de la Mayenne. Le général en chef occupait, entre Rennes et Vitré, une habitation de modeste apparence, tenant le milieu entre le manoir et la ferme, et qui n'avait d'autres titres à l'honneur d'un tel hôte que sa situation agreste et retirée. C'est dans la cour de cette résidence que nous prions le lecteur de se transporter, en le prévenant qu'il s'est écoulé quatre jours entre les dernières scènes de notre récit et celles qui vont suivre.

Il était une heure de l'après-midi : au milieu du terrain enclos de murs qui s'étendait devant le principal corps de logis, des soldats aux uniformes divers jouaient ou causaient avec une liberté mêlée d'une certaine réserve qui décelait la présence du maître; les plus actifs s'occupaient de fourbir au soleil des armes ou des mors de chevaux; les plus mélancoliques, couchés sur le sol dans des attitudes variées et souvent opposées, paraissaient les uns suivre les nuages dans leurs combinaisons mobiles, les autres se livrer à des études botaniques. Un coin caractéristique de ce tableau était formé par deux grenadiers à moustaches grisonnantes, qui, ayant posé une longue planche en équilibre sur un tronc d'arbre abattu, se balançaient avec une gravité silencieuse, comme si le salut de leur âme eût dépendu de cette affaire. Ce fut vers ce groupe que se dirigea un jeune officier qui traversait la cour en ce moment, des papiers à la main et une plume entre les dents : - Eh bien, Mayençais, dit-il, est-ce que le commandant Pelven n'est pas encore revenu? - Pas encore, répondit Mayençais, qui était alors au plus haut degré de son ascension. - N'en a-t-on aucune nouvelle ? - Aucune, dit Mayençais redescendant majestueusement vers l'abîme. - Prends garde de choir, vieux porc-épic, reprit le jeune homme, un peu offensé du laconisme de son interlocuteur et poussant du pied le fragile théâtre des jeux de Mayençais. La planche, cédant à cette impulsion, pivota d'abord sur elle-même, et finit par glisser sur le gazon avec ses adhérents, à la vive satisfaction du public.

Pendant que les deux vieux jouteurs appliquaient tous leurs soins et leur sérieux imperturbable à replacer leur marotte sur son point d'équilibre, la sentinelle, postée extérieurement près d'une grande porte cintrée qui ouvrait sur la campagne, fit entendre un Qui vive ! auquel répondit une voix rude et brève ; la sentinelle présenta les armes; l'instant d'après cinq cavaliers, les vêtements en désordre et souillés de taches d'écume, entraient bruyamment dans la cour. Quatre d'entre eux avaient l'uniforme des hussards de la république ; le cinquième, celui qui était entré le premier, paraissait étranger à l'armée : il ne portait d'autres signes distinctifs qu'une ceinture et un panache tricolores. Le silence soudain qui succéda dans la cour du manoir au tumulte d'une récréation militaire et l'espèce de timidité avec laquelle on se murmura le nom du nouveau venu témoignèrent qu'il était pour le plus grand nombre des assistants une ancienne connaissance, et une connaissance qu'on revoyait avec plus de respect que de plaisir. Celui qui venait de recevoir l'hommage équivoque de cet accueil le justifiait suffisamment, quelques droits qu'il pût y avoir d'ailleurs, par la sévérité ascétique de ses traits et l'expression de son regard, doué d'une fixité particulière et comme implacable. Laissant aux mains d'un soldat les rênes de son cheval, il franchit rapidement l'espace qui le séparait de l'entrée du manoir, monta l'escalier intérieur, et parvint bientôt dans une anti-chambre où veillaient deux sentinelles : écartant de la main, avec un geste d'extrême préoccupation, un des soldats qui, tout en lui faisant le salut militaire, semblait hésiter à lui livrer passage, il ouvrit une double porte, pénétra dans la pièce contiguë, et parut avoir trouvé enfin ce qu'il cherchait avec tant de hâte et si peu de cérémonie.

Deux personnes occupaient le salon où venait d'avoir lieu cette invasion discourtoise. Au bruit que fit la porte en s'ouvrant, l'une d'elles, une jeune fille blonde, svelte et mignonne comme un enfant, avait quitté brusquement le coin d'un canapé sur lequel elle était assise ou plutôt blottie à la turque ; en apercevant le visage austère qui se présentait, elle poussa un cri, glissa deux ou trois pas sur le parquet, et disparut derrière la tapisserie d'une portière. Cette fuite rapide laissait l'indiscret visiteur en tête-à-tête avec un homme d'une taille élevée et élégante, et dont les traits rayonnaient d'une mâle beauté unie à tout l'éclat de la jeunesse. Ce personnage portait l'habit militaire, brodé de feuilles de chêne d'or au collet et aux parements : devant lui, une écharpe tricolore et un sabre étaient posés sur l'angle d'une table, à quelques pas du canapé où une place venait de rester vide. En voyant le trouble singulier dont son arrivée était l'occasion, l'individu à mine peu prévenante, qui nous a fait pénétrer à sa suite dans cette scène intime, s'arrêta court, le sourcil froncé et la bouche plissée d'une ride dédaigneuse : une légère rougeur nuança les joues de celui à qui s'adressait ce reproche muet ; il se souleva à demi ; puis, se rasseyant avec une nonchalance un peu hautaine : - Citoyen représentant, dit-il sèchement, tu me traites en ami.

- C'est une fâcheuse habitude que j'ai, citoyen général, de négliger, vis-à-vis des autres, des précautions d'étiquette dont je n'ai jamais senti le besoin pour moi-même. S'il le faut cependant, je m'en excuse ; je m'en excuse, dis-je, ne voulant pas invoquer pour si peu les droits illimités dont nous arment le pouvoir de la Convention et l'intérêt de la république.

- Vos droits ! la république ! interrompit avec impétuosité le jeune général. Il n'y a qu'une république au monde, et c'est la république masquée de Venise, qui ait jamais conféré des droits pareils à ceux que vous vous arrogez ! Je dois te rappeler, citoyen commissaire, qu'il y a un point où la surveillance la plus légitime dépasse son but et change de nom.

- En sommes-nous déjà là ? dit le représentant d'une voix creuse et lente : explique-toi, citoyen ; tu n'as voulu que me faire une offense personnelle, je ne suis pas de ceux qu'elles peuvent détourner de Ieur devoir public ; mais si c'est au pouvoir de la Convention que tu prétends assigner des bornes, dis-le : si c'est à la Convention que s'adressent l'insulte et la menace, encore une fois, dis-le ; il est bon que je le sache, avant d'ajouter une parole.

Le front contracté du général, le frémissement passager qui agita ses lèvres indiquèrent qu'il ne subissait pas sans un effort pénible le joug qu'appesantissait sur sa tête victorieuse la lourde main du conventionnel. Il se leva enfin, et reprit avec un sourire contraint: - J'aimerais assez, je l'avoue, à être comme le charbonnier, maître dans ma maison. Au reste, si un premier mouvement, excusable peut-être, m'a fait oublier le respect que je dois à la Convention et à tous ceux qui sont marqués de son caractère souverain, je le regrette. - Tu sembles avoir fait une longue route, citoyen ; m'apportes-tu des ordres ?

- Non, mais des nouvelles.

- Et de quelle nature

- Je dirais qu'elles sont bonnes, si je les jugeais au point de vue étroit de mon orgueil, car elles confirment toutes mes prévisions, elles justifient tous mes avertissements mal écoutés. Tu as de grands talents, citoyen général ; mais tu es jeune. Les époques révolutionnaires ne sont pas celles des illusions chevaleresques. Les couronnes civiques ne sont point tressées par la main des femmes. Ton âme est grande, je le répète, mais elle est trop sensible aux flatteries d'une popularité trompeuse. Celui qui met la main à la besogne révolutionnaire doit se résigner à voir son nom maudit, pourvu que son œuvre soit bonne. Tu n'as pas voulu m'entendre ; tu as voulu traiter où il fallait combattre, guérir où il fallait couper; je t'ai dit alors que toutes tes paroles de conciliation, toutes tes concessions et toutes tes grâces n'étaient que des semences d'ingratitude et de trahison : aujourd'hui je t'annonce que la moisson est levée.

- C'est-à-dire, je suppose, répondit le jeune général, qui avait paru réprimer avec peine son impatience pendant la tirade du sombre républicain, c'est-à-dire que la pacification est rompue.

- Ouvertement et audacieusement.

- Et est-ce moi qu'on en accuse, citoyen représentant? Ose-t-on s'en prendre au système de modération et d'humanité que j'ai voulu introduire dans cette malheureuse guerre ? Ai-je été secondé ? ai-je été même obéi ? Est-ce moi qui ai fait assassiner, au mépris de mes traités, les ci-devant comtes de Geslin et de Tristan ? Est-ce moi qui ai fait promener la tête de Boishardy à travers les campagnes, pour leur montrer quels effets devaient suivre mes paroles de paix ? Ces crimes, malgré mes instances, sont encore impunis. Eh bien, les brigands, comme nous disons, ont du sang dans les veines, et ils le prouvent ! Ainsi nous avons des chouans en armes, disais-tu ?

- Le pays est en feu depuis le bas Maine jusqu'au fond de la Bretagne : Pluvigner est aux mains des brigands. Ils ont surpris et capturé dans les eaux de Vannes une de nos corvettes. Duhesme a été battu devant Plélan, Humbert à Camors. Nos magasins de Pont-de-Buis, dans le Finistère, sont pris ; nos cantonnements dans tout le Morbihan forcés et détruits.

- Est-ce tout ? dit le général, qui affectait d'écouter le récit de tous ces désastres avec autant d'indifférence que le représentant mettait de complaisance à les énumérer.

- Non, ce n'est pas tout : un Bourbon est à la tête des rebelles.

- Que dis-tu ? c'est impossible ! s'écria le jeune chef républicain, perdant tout à coup l'air d'insouciance dont il avait couvert jusque-là sa fierté blessée. Ce serait terrible !... ajouta-t-il d'une voix plus basse.

- Cela est certain. Duhesme et Humbert l'ont vu ; Humbert même lui a parlé pendant le Combat. C'est, dit-on, le ci-devant comte d'Artois, un frère de Capet.

- Le comte d'Artois? Impossible ! dit encore le général, dont les gestes animés trahissaient une profonde agitation d'esprit. Il n'y a qu'un instant, quand tu es entré justement, on m'apprenait l'arrivée de son aide de camp, le ci-devant marquis de Rivière, au quartier de Charette ; mais du prince, rien ; il n'avait pas quitté le sol anglais... Et par où ? - comment ? à quelle minute fatale aurait-il pu mettre le pied en Bretagne ?

- C'est sur cette question précisément, citoyen général, que je désire prendre ton avis. La surveillance active pratiquée sur tous les points de la côte donne à l'apparition du ci-devant prince un tel caractère, qu'on ne peut l'expliquer sans de fâcheuses conjectures. Le mot de trahison a été prononcé.

Le général, sortant de son attitude pensive, se redressa avec vivacité ; et croisant son regard de feu avec l'œil dur et froid du conventionnel, il répéta, d'une voix qui faisait trembler : - Le mot de trahison a été prononcé ? - Contre qui ?

- C'est te méprendre à plaisir sur la portée de mes paroles, citoyen général, personne ne songe à te soupçonner.

- Et pourquoi non ? répliqua le jeune homme avec amertume. N'ai-je pas dû m'y attendre du jour où j'ai voulu rendre cette guerre plus digne d'un siècle et d'une nation civilisés ? Il fallait, continua-t-il en faisant quelques pas précipités à travers la chambre, il fallait combattre, - couper, - détruire ! Est-ce donc une armée ou une ville que j'ai devant moi : C'est un peuple. Jetez-le dans l'Océan, si vous le pouvez, et passez la charrue sur la moitié de la France! Je ne tenterai pas, quant à moi, cette atroce folie. Si c'est là de la trahison, soit. Qu'on me soupçonne, qu'on me dénonce : peu m'importe. Je suis las aussi bien de cette guerre de sauvages où je dois périr ignominieusement un de ces matins, au coin de quelque hallier, comme un chef de bandits. Qu'on m'ôte cette épée, j'y consens; je le demande ! Qu'on m'envoie regagner un à un tous mes grades sur de vrais champs de bataille, où l'on n'achève pas les blessés, où l'on ne mutile pas les morts !

- Tu perds ton calme, citoyen général, et tu en auras besoin cependant pour écouter ce qu'il me reste à t'apprendre. Je t'ai dit qu'aucun soupçon ne s'élevait contre toi : cela est vrai ; mais on te reproche de placer ta confiance avec trop de facilité, de laisser ton amitié s'égarer sur des suspects. Je parle d'un de tes officiers, de celui à qui tu accordes la plus large part dans ton intimité, du ci-devant comte de Pelven.

- Le commandant Pelven, citoyen représentant, a fait à la république plus de sacrifices que toi et moi. En le laissant depuis deux ans dans l'humble grade qu'il, occupe, on a commis une injustice criante que je ne tarderai pas à réparer.

- Hâte-toi donc, si tu ne veux pas être prévenu ; car le Bourbon, s'il n'est pas un ingrat, doit une haute récompense au pur patriote qui est allé le recevoir à son débarquement, et qui lui a fait cortège jusqu'au milieu de l'armée des brigands.

- As-tu des preuves de ce que tu avances, citoyen, commissaire ?

- Voici, dit le conventionnel, tirant une lettre des plis de son portefeuille, voici ce que m'écrit un de nos agents d'Angleterre ; tu jugeras toi-même si ces renseignements, rapprochés des faits que tu connais déjà, constituent des preuves suffisantes. Cette lettre, par malheur, m'est arrivée deux jours après l'événement qu'elle était destinée à parer. Écoute : « La frégate anglaise Loyalty va jeter en Bretagne un Bourbon qu'on dit être le duc d'Enghien, fils de Condé, ou le comte d'Artois : ce dernier est plus probable. Il voyage sous un déguisement de femme, à la suite de la sœur et de la fille du ci-devant Kergant, qui ont obtenu un permis de séjour par l'entremise du ci-devant Pelven, officier républicain fort avant dans la faveur du général en chef. On compte sur la connivence de Pelven pour protéger le débarquement, qui s'effectuera un des jours de la prochaine décade sur la côte sud du Finistère; l'Ouest, y compris cette fois la Normandie, n'attend que ce chef tant de fois promis pour se soulever en masse. »

Le général, pendant cette lecture, était demeuré immobile, tous ses traits exprimant la stupeur. - Est-ce vrai ? est-ce clair ? ajouta le représentant en lui montrant la lettre. - Le jeune homme la parcourut rapidement; une sorte de gémissement s'échappa de sa poitrine ; il se laissa tomber sur le canapé et resta quelque temps le front dans sa main, absorbé dans de douloureuses pensées.

L'unique témoin de cette angoisse n'était pas d'un caractère qui pût faire espérer quelque sympathie pour une faiblesse humaine, si généreuse qu'en fût la source : on pouvait même soupçonner un secret sentiment de triomphe dans le regard douteux avec lequel il contemplait l'accablement du jeune général républicain.

- Ce qui te surprendra, reprit-il, c'est le degré d'audace où s'aventure ton ci-devant ami. Au lieu de rester sagement près de celui qu'il a si bien servi, on m'assure qu'il revient près de toi pour continuer par l'espionnage ce qu'il a commencé par la trahison.

- Espion ! Pelven ! murmura le général, comme si l'accouplement de ces deux mots eût présenté à son esprit une énigme indéchiffrable.

- Il faut avant tout, citoyen général, continua le conventionnel, que justice soit faite.

Le général fit attendre quelques instants sa réponse; puis enfin, relevant la tête, et comme sortant d'une profonde méditation, il dit : - C'est bien, citoyen représentant du peuple, elle le sera.

- Je vais attendre le retour de ce Pelven ; tu me donneras une escorte suffisante pour le conduire à Rennes, où je veux l'interroger devant mes collègues. - Après quoi, il sera jugé révolutionnairement.

- Je te dis, citoyen, que justice sera faite, tu m'entends ?

- Nullement, répondit le représentant avec l'air d'une vive surprise. Dois-je comprendre que tu refuses de livrer ce grand coupable à la vindicte de la nation ?

- Je tiens de la nation tout le pouvoir qu'il faut pour la servir et la venger ! je n'ai besoin d'en emprunter à personne.

Le général parlait avec un accent réfléchi et une décision tranquille qui réussirent à troubler le sang-froid du conventionnel.

- Jeune homme, s'écria-t-il avec violence, j'ai beaucoup souffert de toi, beaucoup plus que mon caractère et mon devoir ne pouvaient le faire attendre ; voilà qui dépasse toute mesure et toute patience I Oublies-tu qui je suis ? oublies-tu que si j'ouvre cette fenêtre, si je prononce deux paroles, je te fais arracher tes épaulettes par tes propres soldats ?

- Essaye, dit le général, qui, ayant pris une fois sa résolution, paraissait se complaire dans sa récente et dangereuse indépendance.

- C'est de la démence ! murmura le représentant, tout près de voir, en effet, un acte dénué de toute raison dans ce défi jeté à son terrible pouvoir.

- C'est simplement, reprit le général sur le même ton de calme extraordinaire, c'est simplement une épreuve que je tente. L'un de nous deux, citoyen, est de trop dans la confiance de la nation. Il s'agit de. savoir lequel. L'occasion s'en présente, et je la saisis. Puisque cette guerre immense, effrayante, s'allume de nouveau, ce n'est pas moi qui essayerai de l'éteindre, si l'on ne m'ôte du pied d'abord cette chaîne de fer que vous y attachez, si je dois voir encore tous mes mouvements contrôlés par une outrageante inquisition, mes intentions suspectées par le fanatisme, mes plans contrariés par l'ignorance.

- Est-ce ainsi ? reprit le conventionnel. Eh bien donc, malheur à toi, ou sinon, - sinon, malheur à la république !

- La république ! répondit le jeune homme, dont un éclair d'enthousiasme illumina le front superbe, elle est ma mère : je lui dois tout, je l'aime avec passion, je l'ai prouvé, et je le prouverais encore, s'il plaît à Dieu : mais cette république n'est pas la vôtre. L'image que j'en porte gravée dans le cœur n'est pas celle que vous avez intronisée face à face avec l'échafaud sur nos places terrifiées. Je voudrais, au prix de ma vie, arracher de l'histoire la page de deuil, la page de sang que vous y avez cousue sous ce titre sacré. Les générations futures ne vous pardonneront pas d'avoir rendu néfaste, dans la mémoire du monde, ce grand nom de république, le dernier mot de leurs espérances. Elles vous accuseront d'avoir légué, par vos fureurs, un éternel prétexte aux lâches, une excuse éternelle aux tyrans. - Laisse-moi achever. Aussi bien, tu n'as rien à m'apprendre ; je sais de quels arguments vous avez coutume de soutenir vos effrayants vertiges. Je ne prétends pas discuter avec toi, interroge seulement mes soldats ; demande-leur s'ils avaient besoin pour vaincre d'entendre derrière eux les bruits sinistres dont vous emplissiez la patrie. Et quant aux ennemis de l'intérieur, avant que vos cruautés en eussent centuplé le nombre, le contrecoup de nos victoires eût suffi à leur courber la tête. L'inhumanité n'est point la force, la haine n'est point la justice, la république n'est pas la terreur ! J'ai confessé ma foi sous la hache de tes amis tout-puissants ; j'ai été l'hôte de leurs cachots. Si je n'en suis sorti que pour subir la férule du dernier d'entre eux, il est temps de m'en rouvrir les portes. - Pars maintenant, va me dénoncer : le comité jugera entre nous ; mais, crois-moi, citoyen, pas d'épreuve imprudente de ton pouvoir; tu peux comprendre que ma patience est à bout comme la tienne, et personne, sous mes yeux, ne provoquera impunément mon armée à l'indiscipline. Adieu.

Pendant cette explosion impétueuse d'un orage longtemps amassé et péniblement contenu dans l'âme du jeune général en chef, le visage du conventionnel s'était soudainement couvert d'une teinte de pourpre presque aussitôt remplacée par une pâleur livide. Ses lèvres agitées parurent se refuser à l'expression de la colère qui soulevait sa poitrine. Il ne put répondre que par une sourde exclamation à l'adieu menaçant de son rival, et quitta brusquement la chambre, en faisant de la main un geste d'implacable ressentiment.

Mais déjà le temps n'était plus où le signe d'une telle main pouvait imprimer la mort au front de toute gloire et de toute puissance, comme de toute beauté : et, dans la balance du comité de salut public, les talents et les services du vainqueur de Wissembourg devaient avoir plus de poids que le puritanisme farouche et les vertus barbares du survivant de thermidor.

Plus d'une fois, même avant cette période de l'époque révolutionnaire, la tente des généraux de la république avait été le théâtre de scènes analogues à celle que nous avons essayé de mettre sous les yeux du lecteur; mais c'était plus fréquemment clans l'intimité de leur état-major que les chefs militaires donnaient un libre cours aux sentiments d'amer découragement qu'engendrait au fond de leur cœur la présence ombrageuse des représentants en mission. L'unité et la dignité du commandement compromises, la science de la guerre ou l'inspiration du champ de bataille discutées et entravées par les froides objections d'hommes étrangers au métier des armes : tels étaient les textes avoués de ces plaintes et de ces discordes souvent fatales, souvent mortelles. Il y fallait joindre la jalousie du pouvoir partagé, l'orgueil toujours exclusif de l'uniforme, et les effets sans nombre des passions mesquines qui trouvent à se loger même dans les âmes héroïques. L'histoire a enregistré quelques-uns des faits d'ignorance et de présomption dont les généraux républicains s'armaient à bon droit contre leurs collègues civils ; mais, pour être juste, elle n'a pas dû oublier que, parmi ces avocats et ces législateurs à cheval, plus d'un releva fièrement notre drapeau sous les balles et ramena des vétérans à l'ennemi.

Après la réaction thermidorienne, la plupart des représentants en mission aux frontières ou dans l'Ouest, ne se sentant plus soutenus au même degré par l'autorité centrale, avaient assoupli leur rôle aux circonstances, et laissé se détendre entre leurs mains les liens affaiblis de leur souveraineté. Quelques-uns seulement, soit par défaut de sagacité, soit par une résistance calculée au nouveau cours des choses, continuaient obstinément l'anachronisme de leurs allures proconsulaires. Parmi ces derniers figurait au premier rang l'homme que nous avons introduit dans cet épisode : il avait dû à sa réputation de courage et à sa moralité privée d'être respecté par les mesures d'épuration qui suivirent le triomphe du parti modéré ; mais l'aigreur de ses relations avec le jeune général en chef, que gênaient les traditions impérieuses, les préjugés impitoyables, et parfois même les vertus du sectaire, s'était envenimée de jour en, jour jusqu'à la haine. Nous venons de voir dans quelle occasion et par quel éclat décisif le jeune général avait cru pouvoir enfin payer à son redoutable adversaire toute sa dette arriérée.