Bois ton sang, Beaumanoir : la soif te passera
( Ancienne Ballade.)
Le lendemain, à la même heure avancée du jour, le commandant Pelven, en petite tenue militaire, parcourait la route de Plélan à Ploërmel, et il essayait, en pressant le pas de son cheval, de gagner cette dernière ville avant que l'orage qui menaçait dans le ciel eût éclaté. Une nuée sombre, s'étendant jusqu'à l'horizon, s'abaissait peu à peu vers la cime des grands arbres au feuillage immobile. Par intervalles, la poussière du chemin se mouchetait de larges gouttes d'eau. Aux alentours, dans la campagne, régnait ce silence inquiet, ce calme solennel où la nature tout entière semble se recueillir à l'approche du danger. Soudain un éclair déchira profondément les flancs du nuage; une double détonation éclatante fit trembler le sol; en même temps, un déluge de grêle et de pluie se précipitait du ciel entr'ouvert, obscurcissant le jour d'une brume épaisse. Le cheval du voyageur, ébloui par la foudre, aveuglé par la pluie, fit un bond de côté, s'arrêta court, puis repartit tout à coup au galop avec un emportement impétueux que son maître ne put réussir à dompter.
Pelven avait fini par s'abandonner sans résistance, et non sans une sorte de sensation agréable, à cette course furieuse à travers les éléments déchaînés, quand, à un détour de la route, il faillit être renversé par le choc d'une dizaine de cavaliers qui venaient à sa rencontre, et qui passèrent, comme un tourbillon, à ses côtés. Hervé n'eut que le temps de reconnaître des dragons de la république et de leur demander ce qui les pressait si fort; mais la rapidité avec laquelle il continuait d'être entraîné et les bruits formidables de la tempête ne lui permirent pas d'entendre la réponse. Il vit seulement un des soldats se retourner en lui faisant un geste de la main comme pour l'engager à ne pas poursuivre son chemin. A une demi-lieue de là, Pelven aperçut une nouvelle troupe de cavaliers qui accourait sur lui avec la même apparence de hâte et de désordre. Le jeune commandant, qui s'était enfin rendu maître de son cheval, se plaça au travers de la route et fit signe aux fuyards, - car ces gens n'avaient guère la mine de marcher à l'ennemi, - qu'ils eussent à s'arrêter. Le torrent d'hommes et de chevaux n'essaya pas de lutter contre la faible digue qui lui était opposée; il se divisa humblement en deux courants qui, laissant Hervé maître absolu de sa position, se furent bientôt rejoints derrière lui : - Bandits ! cria le jeune homme indigné. En même temps, il lançait son cheval sur les traces de la colonne; et, saisissant un dragon par le ceinturon, il lui dit avec une colère que la figure éplorée du captif changea aussitôt en une forte envie de rire : - Où vas-tu si vite, drôle ?
- A Plélan, mon officier, au premier cantonnement républicain.
- Est-ce que vous êtes poursuivis?
- Je n'en sais rien, mon officier. On disait à Ploërmel que les chouans arrivaient. Je ne le crois pas; mais j'ai suivi les camarades.
- Et d'où diable venez-vous?
- Nous sommes de la division Humbert, qui doit être à Quimper maintenant; mais nous avons été coupés de notre brigade dans la déroute...
- Comment ! la déroute, coquin !
- Ah! dame, mon officier, çà y est ! Je ne vous conseille pas d'aller vous promener, pour votre agrément, passé Ploërmel. Il y a là un bout de pays que c'est comme dans le tropique, qui s'y frotte s'y pique.
- Et qui est-ce qui commande les chouans?
- Ah! c'est un solide, et qui n'a pas peur de se démancher le poignet. Joli comme un amour avec ça!
- Mais qui est-il, animal ?
- Eh ! c'est le ci-devant prince, leur dieu, leur idole, quoi! On dit que c'est un officier des nôtres qui l'a aidé à se débarquer. Mon compliment à celui-là!
- Et dis-moi, interrompit Hervé avec une certaine vivacité, où avons-nous été battus ?
- A Pluvigner, et puis plus haut, à Camors, mais sans faire honte au drapeau, mon officier ; il leur venait des recrues de partout... Camors, où c'est une enfilade de bois, le général nous avait démontés pour faire le coup de feu ; nous avons tenu douze heures d'arbre en arbre... même que leur prince était là... j'ai eu la chance de le dévisager tout à mon aise... - Eh ! général, a-t-il dit au citoyen Humbert de derrière son arbre, où il mangeait tranquillement un morceau sur le pouce, en attendant qu'on reprît la danse... Eh général, dit-il... vu qu'on était convenu de cesser le feu pendant une demi-heure pour faire visite à la cantine...
- Et finalement, qu'est-ce qu'il lui dit ? demanda Hervé, secouant son manteau, qui ruisselait de pluie.
- Eh ! général, dit-il, sans compliment, vous avez là les plus braves grenadiers, dragons et autres que j'aie jamais vus en ligne. - J'en ai autant à vous offrir, monsieur que je ne connais pas, a répondu le citoyen Humbert; vous avez vous-même des gars soignés, et vous n'en êtes pas le plus dédaigneux.
- C'était bien parler de part et d'autre, dit gravement Hervé ; mais où est l'armée des bleus dans ce moment-ci ?
- Ah ! où elle est ? voilà ! reprit le dragon. Imaginez-vous, mon officier, que tout a disparu : infanterie, cavalerie, les canons qu'ils nous ont pris, les munitions, tout est rentré sous terre. Ni vu ni connu. On n'en a pas de nouvelles. Le pays a l'air tranquille comme Baptiste, d'autant qu'il n'y a plus personne ; mais ça sonne creux sous le pied, comme si on marchait sur un caveau. Est-ce que vous ne revenez pas avec nous, mon officier?
- Non, dit Hervé. Va, mon ami, va te sécher.
Le dragon, portant une main à son casque, prit de l'autre la rareté que lui offrait Pelven sous la forme d'une pièce d'argent, et repartit au galop.
Une demi-heure après, le jeune commandant descendait de cheval devant le seuil d'une auberge qui présentait sur le bord du chemin, à une portée de fusil de Ploërmel, sa façade modeste, embellie toutefois par le bouchon traditionnel de gui de pommier. Confiant sa monture à un petit gars en sabots qui le contemplait avec un air de timidité défiante, Pelven entra dans la cuisine de l'auberge, où trois paysans, assis dans l'intérieur d'une vaste cheminée, causaient à de-mi-voix avec l'apparence d'une vive animation. Ils se levèrent aussitôt comme par respect, et cessèrent de parler ; puis, se rapprochant de la porte par une série d'évolutions savantes, tandis que Hervé adressait quelques questions indifférentes à l'hôtesse, ils disparurent l'un après l'autre en jetant sur l'uniforme du républicain un regard qui n'avait rien d'amical. L'hôtesse, femme d'une quarantaine d'années, fortement bâtie et haute en couleur, n'avait pas semblé au premier abord voir d'un œil beaucoup plus bienveillant l'honorable pratique que le ciel et l'orage lui envoyaient; mais, frappée de la bonne mine du jeune homme et de la politesse avec laquelle il s'exprimait, elle laissa peu à peu les lignes de son visage circonspect se détendre jusqu'au sourire, et répondit qu'assurément elle ferait son possible pour que le jeune gentilhomme, - elle voulait dire le digne citoyen, ne regrettât point d'être entré chez elle.
Pendant que cette femme lui préparait à souper, Hervé prit place sur un des bancs qui meublaient le réduit de la cheminée, et, tout en faisant sécher ses bottes et son manteau à la chaleur d'une attisée d'ajonc, il s'informa de ce qui se disait dans le pays; à quoi la discrète matrone répondit qu'il ne s'y disait rien de bien neuf ni qui valût la peine d'être répété, que chacun savait d'ailleurs ce qu'il avait à dire ou à faire, que trop gratter cuit et trop parler nuit ; que, quant à elle, le bon Dieu aidant, on n'ignorait pas qu'elle avait toujours eu plus de propension à se coudre la bouche qu'à se dépendre la langue. - Se gardant bien de lui contester ce point, contestable pourtant, Hervé répliqua qu'il la priait de voir en lui un simple voyageur qui était loin de prétendre lui arracher ses secrets, qu'il désirait seulement savoir s'il était question de l'arrivée des bandes royalistes à Ploërmel. A en croire l'hôtesse, il n'y avait rien de semblable dans l'air, et les cavaliers républicains, qu'il avait sans doute rencontrés, s'étaient alarmés de leur ombre ; ce que le jeune commandant n'eut pas de peine à se persuader, ayant vu souvent les meilleurs soldats céder à ces paniques inexplicables.
Pendant qu'il soupait, Hervé essaya de renouer l'entretien avec sa prudente hôtesse; il commença par la complimenter sur son mérite culinaire et sur la propreté du service, après quoi il se jugea en assez bonne posture auprès d'elle pour lui demander des détails plus explicites sur l'état du pays et les chances qu'il pouvait avoir d'y voyager avec sécurité. L'hôtesse lui riposta que Dieu merci, elle n'avait point coutume d'empoisonner les gens qui mangeaient chez elle; et que si le jeune gentilhomme, - elle voulait dire le citoyen officier, -restait à coucher dans son auberge, il verrait que les draps étaient aussi propres que la nappe et la vaisselle, en quoi elle ne disait que la stricte vérité, comme Hervé eut l'ennui de s'en convaincre un peu plus tard. La bonne femme ajouta que pour ce qui était de l'état du pays au delà de Ploërmel, n'y ayant point mis les pieds depuis une dizaine d'années, elle n'en pouvait rien dire avec certitude, sinon qu'il avait pu s'y passer bien des choses qu'elle ignorait : que, du reste, le jeune gentilhomme, - elle entendait dire le noble officier, - ne pourrait manquer de savoir pertinemment à quoi s'en tenir, s'il continuait son voyage, ce qu'elle ne lui conseillait pas, bien qu'elle n'eût aucune raison de l'en détourner.
Hervé dut se contenter de ces renseignements, dont nous n'avons donné au lecteur que la substance ; il se leva de table, et, voyant que la nuit était tout à fait tombée, il dit à l'hôtesse qu'il allait faire un tour à la ville et qu'il désirait trouver sa chambre prête à son retour. Une heure après, il rentra, portant sous son bras un assez gros paquet enveloppé de serge ; il paya sa dépense en annonçant qu'il comptait partir le lendemain de bonne heure, et se retira dans sa chambre, dont l'hôtesse lui détailla minutieusement tous les agréments, laissant à l'expérience le soin de l'édifier sur le reste.
Le lendemain, comme le riant soleil d'une matinée de juin faisait étinceler à l'extrémité des feuilles les diamants liquides qu'avait semés l'orage de la veille, un voyageur solitaire suivait au petit trot de son cheval la route qui s'étend à l'ouest de Ploërmel. C'était un homme au printemps de la vie : un chapeau à larges bords voilait en partie des traits d'une distinction peu commune, qui formaient un contraste peut-être trop frappant avec la rude étoffe de laine, la chemise de toile grossière et les lourdes guêtres dont se composait le reste de son costume. Sa main était armée, en guise de cravache, d'un bâton de houx à cordon de cuir. En somme, l'extérieur du cavalier, sauf quelques détails dont un observateur particulièrement méfiant se fût seul préoccupé, était celui d'un maquignon campagnard en tournée.
A la sortie de Ploërmel, le maquignon avait fait la rencontre de quelques paysannes qui allaient porter du lait à la ville et qui s'étaient retournées après lui avoir rendu son bonjour, pour le considérer avec un air d'étonnement naïf; mais, depuis qu'il avait dépassé une lande plate, célèbre dans les souvenirs héroïques du pays, aucun être vivant ne s'était trouvé sur son chemin : le petit nombre d'habitations qu'il apercevait étaient closes et muettes, comme si la peste en eût muré les portes. Dans cette solitude étrange, au milieu d'une nature qui montrait partout l'empreinte de la main des hommes, le voyageur éprouvait quelque chose de l'impression triste et solennelle que l'on ressent en parcourant un cimetière. A ce sentiment se mêlait un peu d'alarme ; car de temps à autre le jeune homme se soulevait sur ses étriers pour plonger un regard dans les champs, au-dessus des bouquets d'ajoncs aux fleurs jaunes qui hérissaient le revers des fossés. Cependant, bien qu'une ou deux fois il eût cru voir des formes humaines se glisser entre des buissons éloignés, il avait toujours reconnu que son œil était dupe des illusions de l'habitude.
Sa surprise s'accrut et lui serra le cœur d'une étreinte plus glaciale lorsqu'en entrant dans une petite ville, assise sur les bords d'une rivière, il la trouva déserte. Les maisons étaient debout et intactes; mais aucune trace de fumée au-dessus des toits, aucun visage aux fenêtres, aucun bruit dans l'intérieur des habitations. Le voyageur n'entendait que le retentissement sonore du fer de son cheval sur le mauvais pavé des rues. Il se demandait où étaient les malades, les vieillards, les enfants, et il songeait en frémissant à la terrible énergie des convictions ou des sentiments lui avaient commandé et obtenu un sacrifice si violent et si unanime ; ses yeux interrogeaient avec une curiosité douloureuse, à travers les portes béantes, tous ces foyers désolés, ces magasins et ces ateliers silencieux, le berceau de l'enfant vide à côté du siège de l'aïeule et du rouet abandonné, tous les doux symboles de la paix du ménage détruite, toutes les traces du bonheur domestique anéanti. Il lui semblait qu'il était le jouet d'un rêve sinistre, ou qu'il traversait une de ces cités prises toutes vivantes par la mort, et dont, après des siècles, le linceul de cendres vient d'être soulevé.
Le cavalier s'empressa de quitter la ville veuve ; il franchit le pont, dont un des parapets portait une croix de pierre, dernier signe d'espérance qui console toutes les ruines. Il ne mit pied à terre que lorsqu'il eut perdu de vue les tours antiques d'un château dont le charme pittoresque l'eût sans doute arrêté en des temps meilleurs. Débarrassant son cheval de la bride, il le laissa paître en liberté le gazon humide et frais qui tapissait le bord du chemin, sous un bouquet de chênes touffus; puis, s'asseyant près d'une source vive qui courait sur la lisière du petit bois, le jeune maquignon tira de son portemanteau quelques provisions, et commença un repas d'écolier, qu'il interrompit souvent pour prêter l'oreille aux confuses rumeurs de la solitude. Une demi-heure après, il se remit en selle, et, jetant tour à tour ses regards sur deux chemins qui se croisaient en face du petit bois, il demeura quelques instants comme incertain de la direction qu'il devait prendre. Enfin, il poussa son cheval dans le chemin qui conduisait vers le sud.
Environ deux lieues plus loin, le voyageur aperçut sur sa droite les ruines d'un village incendié : remarquant un nuage épais de fumée qui s'élevait d'un champ voisin, il s'en approcha, malgré la résistance opiniâtre de son cheval ; et, écartant du bout de son bâton les branches d'une haie d'épines chargées de fleurs, il vit, sous un amas de paille à demi consumée, un hideux entassement de cadavres d'hommes et de chevaux. Ce spectacle lui arracha une exclamation d'horreur et de dégoût et il s'éloigna avec hâte de ce lieu funeste.
Cependant les heures s'écoulaient ; le soleil était déjà haut dans le ciel et la chaleur devenait accablante. En quittant les odieux vestiges qui attestaient le voisinage de l'homme, le voyageur avait d'abord marché avec plus de précaution, s'arrêtant même par intervalles pour écouter ; mais; autour de lui, le silence n'était troublé que par les vagues bruissements des plantes et des insectes sur les landes desséchées, ou quelquefois par les tristes coassements qui s'élevaient d'un marécage. S'habituant par degrés à la singularité presque fantastique de cet isolement prolongé au milieu d'une contrée civilisée, il cessa de s'en préoccuper et tomba peu à peu dans une profonde rêverie. Comme il achevait de gravir une côte longue et rapide, un bruit pareil au craquement d'une branche le tira brusquement de sa distraction et attira ses yeux du côté d'un groupe de grands hêtres qui dominait la hauteur et qu'il venait de dépasser. Ne voyant rien de suspect sous ces arbres ni dans la masse de verdure que formaient leurs branches rapprochées, il reprit tranquillement sa marche ; mais , au bout d'une dizaine de pas, un mouvement à peine réfléchi lui ayant fait de nouveau retourner la tête, il aperçut quelque chose de surprenant : c'était, dans un encadrement de feuillage, le visage d'un homme, un œil fermé et l'autre luisant d'un éclat farouche ; puis, au-dessous, le canon d'un fusil braqué entre deux branches, avec une précision effrayante. - Eh! le gars ! cria vivement le cavalier, est-ce qu'on fusille les Vendéens par ici?
- Ah ! ah ! c'est différent, dit l'homme du hêtre, relevant un peu son fusil et rouvrant à demi son œil; et, s'il vous plaît, quelle heure est-il?
Cette question, toute simple qu'elle était, ne parut pas embarrasser médiocrement l'aventureux maquignon : il croyait comprendre, en effet, qu'on lui demandait un mot d'ordre qu'il n'avait point; et ce soupçon se changea en une affligeante certitude, quand il vit, après ce moment d'hésitation, l'œil du questionneur se refermer et le fusil reprendre sa position horizontale.
- Tu vas faire un malheur, mon gars, dit-il alors avec cette froide intrépidité que l'extrême péril donne aux âmes généreuses, et un malheur dont tu te repentiras dans cette vie et dans l'autre. Je viens de l'Anjou: comment veux-tu que j'aie votre passe ? Allons ! poursuivit-il d'un ton d'autorité, descends, et je te vais montrer une passe qui vaut bien la tienne. - En achevant ces mots, il tirait d'une poche de sa veste un morceau de papier qu'il agita d'un geste impérieux.
Le mystérieux habitant du hêtre se rendit à cette invitation avec un empressement tempéré par la prudence. Il se dégagea du fourré de verdure où il était tapi, et, montrant au voyageur le costume d'un paysan breton en tenue de guerre, il se laissa glisser en bas de l'arbre; puis, après avoir de nouveau armé son fusil, qu'il avait mis en bandoulière pour opérer sa descente, il s'approcha du cavalier et prit à distance le papier que celui-ci lui présentait. Il lut avec attention, et non sans quelque difficulté apparente, les deux lignes qui y étaient tracées. L'expression de sauvage défiance qui n'avait pas cessé d'assombrir ses traits fit place aussitôt à une sorte de joyeuse grimace ; il cligna de l'œil d'un air d'intelligence en rendant le papier au maquignon, ôta son chapeau, et dit en pliant les genoux plusieurs fois coup sur coup : - Et il va bien, M. Charette, mon maître ?
- Le mieux du monde, mon enfant. Tu me prenais pour un espion des bleus, pas vrai ?
- En bonne foi de Dieu, oui.
- Et qu'est-ce que tu fais sur ton arbre, toi ?
Le paysan branla la tête; un sourire d'astuce dilata sa bouche jusqu'aux oreilles, et il répondit à demi-voix : - Hé! je les guette venir.
- Mais les bleus sont bien loin, mon garçon : je les ai laissés à Vitré avant-hier.
- Ils en sont partis, mon maître, et ils arrivent grand train. Ceux de là-bas, - le paysan étendit la main vers le nord, - ont appris ça hier, et ils ont déménagé dans la nuit. Et où va le gentilhomme, sans lui commander ? à Vannes?
- Non, à Pluvigner ; je compte y trouver les chefs à qui j'apporte un message du général.
- Quels chefs donc ?
- Mais... lui..., répondit le maquignon en posant affectueusement une main sur l'épaule du chouan.
- Fleur-de-Lis?
- Sans doute.
- Ah ben, joliment ! Vous lui tournez le dos.
- Est-ce qu'il est à Kergant, Fleur-de-Lis reprit le voyageur en retirant sa main avec vivacité.
- Eh oui, et M. George aussi, et tous nos messieurs, tantôt l'un, tantôt l'autre.
- Il faut alors que je retourne sur mes pas. On m'avait dit que vous aviez occupé Pluvigner.
- Oui, d'abord ; mais c'est changé, et ça vaut mieux comme ça est, répliqua le paysan en plissant son front d'un air entendu. On vous contera tout ça là-bas.
- Et vous en êtes contents, de Fleur-de-Lis, hé ! les gars ?
- Sainte Vierge ! dit le Breton, qui éleva son chapeau au-dessus de sa tête par un élan d'enthousiasme naïf, si nous en sommes contents ! C'est un ange du ciel ! Vous le verrez, mon maître : il ressemble au saint George qui est au-dessus du maître-autel de notre paroisse. Mon Dieu ! qu'il est donc brave ! Les balles des bleus n'y peuvent rien. Il les cueille avec sa main comme des fleurs de haie. Il y a aussi son grand cheval noir qui mange de la poudre comme les autres de l'avoine. Quand les bleus le voient venir, blanc sur noir comme ils disent, ils crient : Voilà le diable qui arrive ! parce que c'est comme ça qu'ils appellent le bon Dieu. Et puis il faut tes voir courir : il en est encore passé une cinquantaine par ici hier matin ; et même, ajouta le paysan avec un sourire d'une expression sinistre, il y en a sept ou huit qui se reposent dans le champ de Marie Brech, à une lieue d'ici. Le gentilhomme a peut-être senti le rôti en passant?
A cette question, le voyageur tressaillit ; un éclair jaillit de ses yeux, et ses doigts serrèrent convulsivement la poignée de son bâton. Ces signes équivoques n'échappèrent pas au chouan, qui, reculant aussitôt de deux pas, attacha un regard de soupçon sur le visage ému du cavalier.
- Tu me donnes des regrets, mon garçon, reprit aussitôt celui-ci. J'aurais voulu être là pour dire deux mots de plus à ces vauriens. Tu ne peux croire combien j'aurais eu de plaisir à jouer du sabre pour la bonne cause.
- Ah ! mon maître, là où vous allez, vous le trouverez sous peu, le plaisir, répliqua le paysan en riant.
- C'est sur quoi je compte, mon enfant, et j'espère que nous nous reverrons. Allons, bonsoir, car je ne peux marcher vite avec un cheval éreinté, et je ne veux pas arriver trop tard à Kergant.
- Ah ! dame, vous n'y serez guère avant la nuit, et il faudra prendre à travers le pays. Apres le champ de Marie Brech, vous trouverez un petit chemin sur votre gauche, et puis vous n'aurez plus qu'à suivre tout droit.
- Merci, mon garçon. Je me souviendrai de ta figure, va.
- Et tenez, reprit le chouan en cassant le bout d'une branche de hêtre ; mettez ce brin de verdure-là à votre chapeau, car il y a dehors plus de fusils qu'on n'en voit.
Le maquignon obéit à cette prudente recommandation, remercia encore une fois son dangereux ami, et commença à redescendre la côte au haut de laquelle il avait fait cette rencontre, qui heureusement n'avait pas tenu tout ce qu'elle promettait. A l'angle du champ qui servait de tombeau aux malheureux dragons, il trouva en effet un chemin étroit, profondément encaissé entre deux fossés, et tellement propre aux embuscades qu'il eût fort hésité à s'y engager, si la branche de hêtre ne lui eût paru une sauvegarde suffisante contre les surprises de cette nature. Le reste de son voyage ne fut marqué par aucun incident particulier; il traversa deux ou trois villages ruinés et abandonnés; il entendit souvent, dans les buissons qui bornaient le chemin, des mouvements et des murmures de voix qui ne laissaient pas de lui causer un peu d'inquiétude, malgré le signe protecteur qui ombrageait son chapeau ; enfin, deux fois il eut l'occasion d'adresser un salut amical à des paysans qui paraissaient s'occuper de travaux agricoles avec un intérêt auquel l'état de la terre ne répondait point; mais, à part les difficultés d'une route à peine tracée, aucun obstacle n'entrava sa marche. Toutefois, le crépuscule faisait déjà place aux ténèbres lorsque le cavalier entra dans la longue avenue d'arbres séculaires qui servait d'accès au manoir de Kergant.
Vers le milieu de l'avenue, il mit pied à terre et attacha son cheval au poteau d'une barrière qui s'ouvrait sur une prairie. Il franchit ensuite la barrière, traversa la prairie dans une direction diagonale; et, après avoir escaladé un fossé dont il paraissait parfaitement connaître le côté faible, il se trouva dans un vaste jardin qui s'étendait parallèlement à l'aile gauche du château. Plusieurs fenêtres éclairées projetaient une lueur assez vive sur les allées étroites que des bordures de buis dessinaient entre les plates-bandes. Le jeune homme s'arrêta et parut hésiter; bientôt cependant il reprit sa marche, en ayant soin de se tenir en dehors de la zone lumineuse, mais son allure était plus lente : elle avait pris l'incertitude d'une promenade sans but. Ses regards semblaient percer l'obscurité et découvrir presque à chaque pas des objets dont ils avaient peine ensuite à se détacher : c'était un arbre, un banc, le piédestal d'une statue, ou le socle d'un vase gigantesque ; il s'en approchait, il les touchait, et n'en retirait sa main que pour la porter à ses yeux. Il semblait que chaque coin lui fût un souvenir, et chaque souvenir un ami.
Une pente rapide le mena, à travers un dédale de charmilles, dans une partie du jardin qu'on appelait le bois, et où la nature avait été à peu près abandonnée à elle-même. De place en place cependant, des clairières ménagées entre les masses noires des salins laissaient pénétrer sur des pelouses la douteuse lumière d'une nuit étoilée. Cette retraite était animée par le murmure d'une eau courante, qui, tombant de cascade en cascade, s'allait perdre au pied du bois dans les grandes herbes d'un marais. Le jeune homme suivait depuis quelques instants un des sentiers qui serpentaient sous les voûtes de feuillage, et il venait de traverser un petit pont jeté sur le ruisseau, quand un bruit de voix arriva à son oreille, si distinct, si rapproché, que ceux qui parlaient ne devaient pas être à dix pas du promeneur. Il s'arrêta soudain; puis, se courbant vers le taillis, il put apercevoir, sur un banc de gazon circulaire auquel le sentier aboutissait après un brusque détour, la silhouette élégante d'une femme enveloppée d'une mante à capuchon. Près d'elle, appuyé contre un arbre, se tenait un homme de petite taille qui se penchait un peu en avant pour parler : - C'est de la déraison et de l'ingratitude, disait l'inconnu avec un accent d'une douceur caressante; vous savez combien ma vie est occupée, et de quelle façon; j'ai de grands, de terribles devoirs : si je les négligeais, vous seriez la première à me le reprocher, ou vous êtes bien changée... Et comment voulez-vous que je ne sois pas par instants distrait, avec de pareilles choses dans la tête?...
- Oui, interrompit la jeune femme d'une voix étouffée par l'émotion ou par la prudence ; oui, mais il ne faut pas me tromper, n'est-ce pas? Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que je souffre quand cette pensée me vient, et tout ce qui me passe alors par l'esprit...
- Voyons, reprit l'inconnu, ce sont là, des misères, vraiment. Cela est sans motif... Je ne vous reconnais pas; vous le cœur intrépide, l'âme vaillante, vous vous laissez abattre ainsi par des pressentiments puérils !
- Vous me reconnaîtriez, si vous me trompiez jamais, Fleur-de-Lis !
- A la bonne heure. C'est pour cela que je vous aime, ma fière enfant, que je vous aime tendrement.
Ces mots et le ton dont ils furent prononcés semblèrent avoir rendu un peu de confiance à la jeune femme; elle abandonna sa main à celui qu'elle avait appelé Fleur-de-Lis, et commença de lui parler avec une vivacité passionnée, mais d'un ton si bas, qu'elle ne pouvait être entendue que de lui. A un mouvement qui se fit dans le taillis, elle se leva brusquement, et, saisissant le bras de son compagnon, elle murmura d'une voix que la terreur rendait sifflante : - Mon père! - Au même instant, un nouveau son frappa leurs oreilles attentives, c'était comme le bruit sec que fait le ressort d'une arme à feu. La jeune femme ne put retenir un nouveau geste d'alarme : elle éleva ses mains jointes devant son visage et ne respira plus.
Après quelques secondes de cette anxiété : - Venez, chère enfant, dit Fleur-de-Lis; ce n'est rien. La nuit et les bois sont pleins de ces bruits inexplicables, - et, tout en parlant, il remontait avec la jeune femme les détours du sentier. -Dès qu'ils eurent passé le petit pont du ruisseau, l'étranger que le hasard avait fait assister à cette scène mystérieuse quitta le refuge qu'il avait cherché derrière le tronc colossal d'un sapin, et, remettant au repos la batterie d'un pistolet qu'il tenait à la main : - Ce n'est pas ma sœur! dit-il. C'est elle! - Il faut attendre.