CHARYBDE ET SCYLLA

PROVERBE

PERSONNAGES.

Henri LATOURNELLE, jeune maître des requêtes. (Joli garçon, mais un peu raide et gourmé.)

Madame DU VERNAGE, sa belle-mère.

ODETTE, sa femme.

BAPTISTE, domestique.

JULIE, femme de chambre.

(La scène se passe à Paris.)

CHARYBDE ET SCYLLA

Un boudoir élégant. - Lampes allumées. - Du feu dans la cheminée.

LATOURNELLE , seul. Il marche à travers le boudoir d'un air préoccupé, s'arrêtant par intervalles, pour regarder l'heure à sa montre. - BAPTISTE entre et dépose les journaux sur un guéridon.

LATOURNELLE.

Ces dames sont-elles rentrées ?

BAPTISTE.

Madame du Vernage rentre a l'instant, monsieur; mais madame n'est pas encore rentrée.

Baptiste sort. - Latournelle recommence sa promenade. Au bout de quelques minutes, madame du Vernage entre.

Madame DU VERNAGE.

Bonjour, mon ami. (Latournelle salue froidement.)Est-ce qu'Odette n'est pas encore rentrée ?

LATOURNELLE.

Non, madame.

Madame DU VERNAGE, s'étendant sur une chaise longue.

Pauvre enfant! Du reste, mon ami, il n'est encore que sept heures.

LATOURNELLE

Oui... et comme elle n'est dehors que depuis midi !...

Madame DU VERNAGE, sans répondre, prend un ouvrage de crochet dans un paner et se met à travailler.

LATOURNELLE fait encore quelques pas dans le salon, et s'arrêtant tout à coup devant sa belle-mère.

Ah ça! chère madame, quelle vie mène-t-elle décidément, votre fille?

MADAME DU VERNAGE, avec calme.

Mais elle mène une vie fort agréable, mon cher monsieur ; elle fait des visites à ses amies ; elle va au Louvre, au Bon-Marché, au Printemps... et puis nous allons voir ensemble tout ce qui est à voir, les musées, les expositions, car, Dieu merci,  je l'accompagne un peu partout depuis que vous avez cessé de lui faire cet honneur-là,... du moins dans la journée,... depuis que vous vous êtes mis en tête de la bouder, je ne sais pas pourquoi !

LATOURNELLE.

Oh! mon Dieu si, vous savez pourquoi, chère madame... Pendant les premiers temps de notre mariage, j'ai été parfait pour Odette, et je dois dire que sa conduite à elle-même était alors convenable... Puis, - il y a sept ou huit mois, - elle prend tout à coup les allures d'un cheval échappé... Elle court dans Paris, comme une aliénée, du matin au soir;... elle sort dès l'aurore, elle rentre à peine pour dîner... et quand j'essaye de l'interroger sur l'emploi de son temps, elle me fait des réponses vagues, embarrassées... qui, certainement, ne m'inquiètent pas, mais qui, pourtant, me paraissent fort extraordinaires.

Madame DU VERNAGE, travaillant toujours tranquillement

Rappelez vos souvenirs, mon ami... Votre femme n'a commencé à mener cette vie en l'air dont vous vous offusquez que le jour on vous l'avez abandonnée à elle-même, en lui laissant voir clairement le mépris que vous professiez pour sa pauvre petite personne... Vous affectiez de fuir sa compagnie, de vous dérober au tête-à-tête... et je vous ai même vu plus d'une fois sommeiller devant elle ou faire semblant ce qui n'était pas agréable pour cette jeune femme.

LATOURNELLE.

Et à qui la faute, madame, je vous prie, si nos entretiens étaient impossibles... si votre fille ne trouvait pas quatre mots a me répondre quand je lui parlais?...

Madame DU VERNAGE.

Vous lui parliez politique !

LATOURNELLE.

Je ne lui parlais pas politique, je lui parlais littérature... beaux-arts, histoire, sciences naturelles... bref, je frappais à toutes les portes et je les trouvais toutes fermées. Eh bien! je vous le demande encore, madame, à qui la faute?... Je ne connaissais pas votre fille, moi, quand je l'ai épousée... car on ne connaît jamais que très superficiellement la jeune fille qu'on épouse... mais vous, madame, vous la connaissiez parfaitement, et vous me connaissiez aussi... vous saviez que, sans être ennemi des distractions mondaines, j'étais un homme de goûts sérieux, un homme occupé... un esprit, si j'ose le dire, un esprit cultivé... Vous saviez, d'un autre côté, que votre fille, bien douée sans doute sous le rapport physique, était une personne de goûts purement frivoles, dépourvue de toute culture intellectuelle, sans aucune lecture, dénuée enfin de tout ce qui peut alimenter une conversation intéressante... Eh bien! comment avez-vous pu croire que l'association de deux êtres aussi mal assortis pût jamais être heureuse?

MADAME DU VERNAGE, froidement.

Ayant élevé ma fille moi-même, je n'ai pu lui apprendre que ce que je savais.

LATOURNELLE.

Mais, c'est ce que je vous reproche, chère madame!... Vous ne pouviez ignorer qu'on demande aujourd'hui aux jeunes personnes une instruction, des connaissances, des lumières, qu'on n'exigeait pas de la génération à laquelle vous appartenez... Sentant votre insuffisance, vous auriez du vous adjoindre quelques maîtres supplémentaires, car, enfin, je suis vraiment curieux de savoir ce que vous lui avez appris, à votre fille?

MADAME DU VERNAGE.

La politesse, mon ami !...

LATOURNELLE.

Elle ne savait même pas son histoire sainte !... Je me rappelle qu'un jour, au Salon, elle me demanda le sujet d'un tableau... Je répondis que c'était une Salomé... « Salomé? qui est-ce ça? » me dit votre fille... Cela fit rire autour de nous... Croyez-vous que ces choses-la ne mortifient pas un mari et qu'elles ne le découragent pas de promener sa femme dans les musées ou n'importe où?

MADAME DU VERNAGE.

Je vous avoue qu'en apprenant l'histoire sainte à ma fille, je n'avais pas cru devoir insister sur Salomé.

LATOURNELLE.

La vérité est qu'avec votre vieux fonds aristocratique et votre fanatisme réactionnaire, vous nourrissez une sainte horreur pour tous les progrès modernes, et en particulier pour les lycées de jeunes filles... Si vous aviez eu le bon esprit de mettre votre fille dans un de ces admirables établissements...

MADAME DU VERNAGE, Déposant brusquement son ouvrage.

Si j'avais mis ma fille dans un de ces admirables établissements, j'aurais cru commettre un crime envers son futur mari.

LATOURNELLE, amer.

Vous comptiez donc, madame, lui faire épouser un ignorant et un sot?

MADAME DU VERNAGE.

Je comptais, au contraire, lui faire épouser un homme instruit et même un homme d'esprit, -et je voulais réserver à cet homme d'esprit le très précieux privilège de cultiver lui-même, ou du moins de perfectionner à son gré, l'intelligence de sa femme. J'espérais qu'il comprendrait toute la douceur et aussi toute la force que ces relations, de maître à disciple, peuvent ajouter aux liens d'un jeune ménage. Je me serais crue très coupable d'enlever d'avance à mon gendre le prestige de sa supériorité aux yeux de sa jeune femme;... car, si une jeune femme n'admire pas son mari, elle ne l'aime pas assez... entendez-vous cela ? Il faut, par conséquent, qu'elle reconnaisse en lui un être supérieur, une sorte d'archange qui daigne la prendre sur ses ailes pour l'élever peu à peu dans la lumière,... et vous n'avez pas idée combien un tel enseignement, à peine sensible, et qui semble n'être qu'une forme un peu plus sérieuse de l'amour, touche, attendrit, attache un cœur de femme!... Mais non vous auriez voulu que votre femme sortît d'un lycée, armée de toutes pièces, comme Minerve du cerveau de Jupiter!... Mon Dieu! je sais que c'est un système très glorifié aujourd'hui que de pousser à fond l'éducation des femmes avant le mariage... Mais, pardon! quand vous formez ainsi dans une sorte de moule officiel l'intelligence d'une jeune fille, êtes-vous bien sûr que vous ne la mettez pas d'avance en contradiction, en hostilité même, sur plus d'un point, avec le monsieur qui l'épousera? Ses idées sur toutes choses, que vous fixez ainsi d'une manière définitive, ne risquent-elles pas de heurter celles de son mari?... ses connaissances acquises de lui déplaire?... Ne peut-il arriver, d'ailleurs, par hasard, que l'inégalité d'instruction se trouve alors du côté du mari, qui en souffrira dans sa dignité, tandis que la femme ne pourra se défendre d'un secret mépris pour son seigneur et maître?... Bref, en vertu de toutes ces considérations et de quelques autres que je vous épargne, je suis pour qu'une mère achève jusqu'à la perfection l'éducation morale de sa fille, mais qu'elle se contente d'ébaucher son éducation intellectuelle, et de préparer enfin le terrain à son mari... C'est ainsi que j'ai compris ma tâche, et je l'ai remplie... Permettez-moi de vous demander si vous avez rempli la vôtre?

LATOURNELLE.

Et je vous demande, moi, madame, quelle mine votre fille aurait faite, si j'avais prétendu lui imposer deux ou trois heures de classe tous les matins? car il n'en aurait pas fallu moins !

MADAME DU VERNAGE.

Il ne s'agissait pas de lui faire la classe... Il s'agissait de saisir, au jour le jour, dans le cours ordinaire de la vie, les occasions d'étendre son esprit, de rectifier ses jugements, d'éclairer son goût, d'élever sa pensée... et certes, ce n'est pas à Paris que ces occasions-là manquent.

LATOURNELLE.

Mon Dieu! madame, je vais toucher un point très délicat... Je voudrais respecter vos illusions maternelles... mais je crains que vous ne vous abusiez un peu, et même beaucoup, sur les aptitudes de votre fille... C'est un esprit d'une telle frivolité, que je le regarde, quant à moi, comme incapable de la plus légère application.

MADAME DU VERNAGE.

Ah mon ami, si vous saviez comme j'ai envie de rire !

LATOURNELLE.

Je n'en ai pas envie, moi, madame... car la frivolité poussée au point où je la vois chez votre fille n'est pas seulement un ridicule... elle est un danger... un désordre moral, qui conduit fatalement une femme à l'oubli de tous ses devoirs... Parmi toutes ces agitées à petite cervelle, qui passent leur existence à courir les magasins, à flirter autour du lac et à se gorger ensuite de sandwichs, de foies gras et de malaga jusqu'au dîner, en connaissez-vous beaucoup qui soient d'honnêtes femmes? Moi j'en connais fort peu... Enfin, madame, pour tout vous dire... votre fille est en train de perdre ma confiance... elle l'a même perdue !

MADAME DU VERNAGE.

Ah! permettez, mon ami...

LATOURNELLE.

Car il n'y a pas seulement de l'insanité dans la vie qu'elle mène, il y a aussi du mystère... de l'équivoque... Odette manque de franchise avec moi;... plus d'une fois, j'ai su qu'elle m'avait trompé sur l'emploi de ses journées... De plus, elle s'enferme souvent dans sa chambre... elle a des tiroirs secrets... où elle cache quelque chose... apparemment les lettres qu'elle écrit ou celles qu'elle reçoit... Il y a trois jours, comme j'étais entré chez elle un peu à l'improviste, je l'ai vue serrer précipitamment des paperasses dans un de ses meubles à secrets... et elle est devenue rouge jusqu'aux cheveux...

MADAME DU VERNAGE.

Ah! ma foi!... c'est trop fort!... Je n'y tiens plus !... C'est vous, mon cher monsieur, qui allez rougir jusqu'aux cheveux... Savez-vous ce qu'elle cache dans ses tiroirs, cette petite femme frivole, puérile, incapable?... C'est d'abord son brevet de capacité de premier degré... qu'elle a obtenu aux derniers examens de l'Hôtel.de-Ville...

LATOURNELLE, stupéfait et un peu incrédule.

Non... chère madame!...

MADAME DU VERNAGE.

Si, cher monsieur,... et ce n'est pas tout. Elle se prépare maintenant à l'examen de juillet pour le brevet supérieur... Vous savez, à présent, où elle passe ses journées depuis six ou sept mois;... elle les passe à suivre des cours, et quand elle s'enferme dans sa chambre, c'est pour rédiger ses notes ou pour faire ses études de dessin... Non, non, je vous en prie, ne me cachez pas cette petite larme qui glisse au coin de votre œil... elle me fait plaisir... elle me fait oublier vos impertinences... (Elle lui prend tes mains.)Ah Ça! vous étiez donc très malheureux, mon pauvre garçon ?...

LATOURNELLE, avec émotion.

Très malheureux.

MADAME DU VERNAGE.

Vous l'aimez donc un peu malgré tout, mon horrible fille ?

LATOURNELLE.

Beaucoup!

II lui baise la main.

MADAME DU VERNAGE, retirântdoucement sa main

Non !... pas moi... pas moi... ce n'est pas moi qu'il faut remercier, c'est elle seule. Car moi, ce n'était pas trop mon avis. Je voyais des inconvénients,... mais elle l'a voulu... « Comme cela, maman, me disait cette fillette, je ne lui laisserai pas d'excuse... » ( Elle prête l'oreille.) La voilà!... Elle va être désespérée que je l'aie trahie... Elle voulait vous réserver la surprise jusqu'au brevet supérieur...

ODETTE, entre vivement.

Me voilà !... Un peu en retard peut-être, mais... (Elle s'interrompt en remarquant l'attitude embarrassée de sa mère et de son mari, et elle ajoute à demi voix.)Qu'est-ce qu'il y a?

MADAME DU VERNAGE.

Ma fille, tu vas me gronder... mais ton mari avait la tête aux champs... il sentait du mystère... il souffrait... Je lui ai tout dit...

ODETTE.

Oh! maman!

HENRI, lui tendant les bras.

Embrasse-moi ( Elle se jette à lui tout émue.) Ma chère petite!.. comme c'est gentil!... comme c'est bien !

ODETTE.

Tu es content?

BAPTISTE, paraissant au fond.

Madame est servie !

DANS LA SALLE A MANGER.

Une table servie.- Latournelle, Madame du Vernage et Odette entrent dans la salle en causant gaiement. - Puis ils se mettent à table. - Baptiste va et vient pour le service.

LATOURNELLE, riant.

Ce qui m'étonne le plus, c'est qu'aucune de tes amies ne m'ait révélé ton secret...

ODETTE.

C'est qu'elles ne le savaient pas.

LATOURNELLE.

A la bonne heure !

ODETTE.

Mais tout ce que j'ai dépensé de ruses et de mensonges, hélas !

Ils commencent a diner.

LATOURNELLE.

Tu me montreras tes cahiers... tes notes... cela m'amusera extrêmement!

ODETTE.

Tout ce que tu voudras.

LATOURNELLE.

Et, vraiment, tu penses au brevet supérieur ?

ODETTE, trèS animée et un peu grisée par la circonstance.

Certainement!... Et je l'aurai !...

LATOURNELLE.

C'est qu'il n'est pas facile du tout, l'examen pour le brevet supérieur!...

ODETTE.

Je sais bien... mais j'y mettrai le temps nécessaire... Et puis, j'ai d'excellents professeurs... M. Chevreau-Lambert, pour le français et la littérature...

LATOURNELLE.

Ah! Chevreau-Lambert... Diable!

ODETTE.

Lui-même... M. Renaudot, pour l'histoire et la géographie... M. Tellier, pour les sciences... Hamel-Druot, pour le dessin... Enfin, la fleur des pois.

LATOURNELLE.

Ils ne doivent pas s'ennuyer, ces messieurs !... ( A madame du Vernage.) Et dites-moi, chère madame, est-ce que vous accompagnez Odette à ses cours?

MADAME DU VERNAGE.

Je l'accompagne à certains cours, mon ami, et pas à d'autres... ça dépend des professeurs...

ODETTE.

Tu as joliment bien fait, maman, de ne pas venir ce soir chez Renaudot... Nous étions au moins une quinzaine d'élèves dans son petit salon... un poêle et le gaz avec cela... J'ai failli étouffer... ça manquait trop d'oxygène... rien que de l'azote et de l'acide carbonique...

LATOURNELLE.

Ah! ah! bravo!... Tu sais la chimie, maintenant!...

ODETTE.

Oh les éléments... Voyons! fais-moi seulement quelques questions... pas trop difficiles...

LATOURNELLE, se troublant un peu.

Quelques questions?... sur la chimie?...

ODETTE.

Oui.

LATOURNELLE.

Pourquoi?... Ce n'est pas la peine... Je m'en fie à toi...

MADAME DU VERNAGE.

Puisque ça lui fait plaisir, mon ami...

LATOURNELLE, embarrassé

Eh bien! voyons... attends... Sur la chimie?... voyons! Qu'est-ce que c'est que le gaz ?

ODETTE.

Quel gaz?

LATOURNELLE.

Le gaz d'éclairage... le gaz de la suspension, par exemple?

ODETTE.

C'est de l'hydrogène.

LATOURNELLE.

Parfaitement!... Ça suffit! ( A madame du Vernage.) Elle sait!... Elle sait!...

ODETTE, gaiement.

Veux-tu me donner un peu de chlorure de sodium, mon ami?...

Latournelle, après un moment d'hésitation, passe à sa femme une bouteille d'eau minérale qui est près de lui.

ODETTE.

Mais non, Henri... Je te dis du chlorure de sodium, et tu me donnes de l'eau de Saint-Galmier!... Du chlorure de sodium... du sel, enfin !

LATOURNELLE.

Ah du chlorure de sodium !... parbleu !... voilà... ( Il lui passe la salière.) Et en histoire, ma chère, es-tu aussi forte qu'en chimie?... Mais on ne vous demande que l'histoire de France, je crois, à ces examens?...

ODETTTE.

Pour le premier degré, oui;... mais pour le deuxième, on demande l'histoire générale... et j'en ai déjà appris ou repassé une grande partie.

LATOURNELLE, riant.

Alors tu sais ce que c'était que Salomé, maintenant?

ODETTE.

Je crois bien !... Salomé, fille d'Hérodiade, -laquelle avait épousé Hérode en secondes noces. Hérodiade était la belle-sœur d'Hérode, et ce fut ce mariage, regardé comme incestueux chez les Juifs, qui provoqua les reproches et les anathèmes de saint Jean-Baptiste! Pour s'en venger, Hérodiade jura la mort de l'apôtre... Elle fît demander sa tête à Hérode par sa fille Salomé, qui l'obtint en fascinant Hérode par le charme de sa danse... Il y a même tout lieu de supposer qu'elle ne s'en était pas tenue à la danse, et qu'il y eut quelque chose de plus marqué entre elle et son beau-père... ce qui n'était pas très joli, mais dans cette famille-là...

LATOURNELLE, qui est devenu soucieux peu à peu, l'interrompant.

Comment! Qu'est-ce que tu dis donc là, Odette?... je n'ai jamais entendu parier de ça, moi !...

ODETTE.

M. Renaudot dit que c'est une hypothèse très vraisemblable, parce qu'il est impossible d'expliquer autrement que par la violence de la passion et du désir l'acte sanguinaire auquel Hérode se laissa entraîner, attendu que ce prince n'était pas naturellement cruel.

LATOURNELLE, qui l'a écoutér avec une impatience croisante.

Comment! pas cruel... Hérode?... Et le massacre des Innocents, ma chère!...

ODETTE.

Pardon, mon ami, mais je crois que tu confonds les deux Hérode... Celui du massacre des Innocents, le tien, était Hérode le Grand, quarante ans avant Jésus-Christ, et le mien, celui de Salomé, était Hérode Antipas, fils de l'autre, un an après Jésus-Christ.

LATOURNELLE.

Es-tu sûre?

ODETTE.

Oui, mon ami.

LATOURNELLE.

Du reste, tous ces temps-là sont tellement confus.

MADAME DU VERNAGE, toussant.

Hem! hem!

LATOURNELLE.

Vous dites, chère madame?

MADAME DU VERNAGE.

Rien du tout, mon ami.

LATOURNELLE, mangeant.

Délicieuses, ces petites timbales aux crevettes... Ma pauvre Odette, tu as du t'ennuyer cruellement depuis sept grands mois, au milieu d'un travail si sérieux, si creusé...

ODETTE.

Non, pas trop. Tu sais, comme a dit le poète :

Le travail est souvent le père du plaisir.

LATOURNELLE.

Ah! du Boileau! Très bien! très bien !... Mais il faut convenir que ce vers n'est pas un de ses meilleurs...

ODETTE, simplement.

Mais il n'est pas de Boileau, mon ami, il est de Voltaire...

LATOURNELLE, Un peu troublé, puiS SE reMETTANt et Affectant de rire.

Ah bravo tu n'es pas tombée dans le piège!...

ODETTE.

C'était un piège?

LATOURNELLE.

Naturellement... Je voulais savoir si tu étais bien sûre de tes auteurs. Tu comprends que je ne pouvais m'y tromper... Boileau n'a jamais écrit un vers aussi plat que celui-là... Voltaire lui-même, du reste, est habituellement mieux inspiré... surtout dans ses poésies légères... Ainsi, par exemple, son quatrain :

Glissez, mortels, n'appuyez pas!

C'est charmant!

ODETTE, le regardant.

Est-ce encore un piège, mon ami?

LATOURNELLE, inquiet.

Comment?... Non... pourquoi?

ODETTE.

C'est que ce quatrain... n'est pas... de Voltaire.

LATOURNELLE.

Tu crois?...

ODETTE.

Il est du poète Roy;... ce sont des vers écrits au-dessous d'une gravure représentant des patineurs :

Sur un mince cristal, l'hiver conduit Ieurs pas ;
Le précipice est sous la glace ;
Telle est, de vos plaisirs, la légère surface ;
Glissez, mortels, n'appuyez pas !

LATOURNELLE.

Enfin, quoi qu'il en soit, ils sont charmants !... C'est ce que je disais!

MADAME DU VERNAGE, toussant.

Hem!

LATOURNELLE.

Vous dites, chère madame?

MADAME DU VERNAGE.

Je ne parle pas, mon ami, je mange tranquillement.

Baptiste présente le plat de rôti.

LATOURNELLE, un peu aigre.

Qu'est-ce que c'est que ce rôti-là ?... Encore du bœuf?... Voyons, ma chère Odette, .ce n'est pas un jour comme aujourd'hui que je voudrais te gronder !... Mais, je t'en prie, au nom du ciel et de la terre, donne-moi quelquefois du veau et de l'agneau, au lieu de ce gros mouton et de ce gros bœuf qui finissent par m'écœurer!...

ODETTE.

Mon ami, c'est que la chair de veau et d'agneau est, comme tu sais, presque entièrement composée de fibrine et d'albumine, ce qui n'est guère sain, surtout pour toi qui es un lymphatique...

LATOURNELLE, répétant à part, avec ennui.

Lymphatique !

Haut.

Est-ce que tu apprends aussi la médecine ?

ODETTE.

Quelques notions... dans ce qui touche à la chimie, à l'hygiène...

LATOURNELLE, à madame du Vernage.

Ne pensez-vous pas, chère madame, qu'on en demande vraiment trop à ces jeunes femmes... qu'on les surmène, qu'on leur surcharge le cerveau ?

MADAME DU VERNAGE.

Mais non, mon ami.

Une pause de silence.

LATOURNELLE, reprenant d'un air assez sombre.

Et ces professeurs qui vous examinent, ils sont convenables au moins, j'espère ?

ODETTE.

Oh! très convenables;... cependant, quelquefois, il y en a qui manquent un peu de goût. Ainsi, pendant un examen pour le supérieur, auquel nous assistions maman et moi... tu te rappelles, maman? -Un ces messieurs posa cette question à la jeune aspirante qui passait... -C'était à propos de l'anneau de Gygès :...-« Pouvez-vous me dire, mademoiselle, ce que c'était que le roi Candaule ? -Le roi Candaule, monsieur?... Oui, mademoiselle ;... il arrive tous les jours qu'on fait allusion à son histoire... il y a même des tableaux qui représentent la scène principale de sa vie... Il n'est donc pas inutile d'en savoir quelque chose... » Et comme la pauvre fille rougissait et se taisait « Alors, mademoiselle, reprit-il, décidément, vous ne savez pas ce que c'était que le roi Candaule ? -Pardon, monsieur, - dit-elle alors brusquement, - c'était un imbécile ! » Ces messieurs se mirent à rire... Moi, je l'ignorais absolument, l'histoire du roi Candaule; mais, en sortant de l'examen, j'ai consulté ta Biographie Michaud...et j'ai trouvé.

LATOURNELLE, inquiet.

Qu'est-ce que tu as trouvé ?

ODETTE.

Eh bien!... comme cette demoiselle... j'ai trouvé que c'était un imbécile !

LATOURNELLE.

Et l'examinateur donc !

MADAME DU VERNAGE.

Un dilettante !

ODETTE.

Tu ne manges pas de chaud-froid, mon ami ?

LATOURNELLE, qui s'assombrit de plus en plus.

Non... je te remercie... pas très faim... J'ai pourtant pris beaucoup d'exercice, aujourd'hui... Je suis allé de mon pied, rue de Presbourg, dire adieu à Dussailly...

ODETTE.

Ah! il fait son voyage, décidément, Dussailly ?...

LATOURNELLE.

Oui,... il part en Amérique ; il part même dès ce soir, au Havre.

ODETTE.

Oh! Henri, qu'est-ce que tu dis là ?... Si M. Chevreau-Lambert t'entendait, il tomberait en convulsions !

LATOURNELLE.

Pourquoi ça ?

ODETTE.

Parce qu'il n'y a pas de faute de langue qui l'exaspère comme celle que tu viens de commettre... par mégarde, bien certainement.

LATOURNELLE.

Quelle faute de langue?

ODETTE.

Il part en Amérique... Il part au Havre...

au lieu de : - Il part pour l'Amérique. Il part pour Le Havre!...

LATOURNELLE.

Mais, je lis cela tous les jours... partout, moi!

ODETTE.

Justement... Chevreau-Lambert nous disait encore ce matin qu'il n'y a pas de faute de français plus commune aujourd'hui, ni plus grossière,... et qu'il faut renvoyer cette expression vicieuse aux loges de concierge d'où elle est sortie...

LATOURNELLE, décontenancé.

Mais enfin... vraiment... je ne vois pas la raison...

ODETTE.

La raison, mon ami, c'est que la préposition en, qui indique l'arrivée, le séjour dans un lieu, l'intériorité, comme on dit, est contradictoire et inconciliable avec le mot partir, qui indique l'idée de départ, de direction d'un lieu vers un autre, et il en est de même de la préposition à...Le seul cas où il soit permis d'employer le verbe partir avec les prépositions enet à, c'est lorsque le sujet du verbe est censé être arrivé à destination... Par exemple : Un tel est parti à Rome, est parti en Amérique depuis longtemps...mais il part à Rome., il part en Amérique...Jamais!... jamais!... jamais!...

LATOURNELLE, s'épongeant le front.

(A part)Il fait chaud! - ( A haute voix, avec humeur.) Oui, c'est possible... mais avant de te livrer à ces études de grammaire transcendante, ma chère petite, tu n'aurais peut-être pas mal fait de perfectionner un peu ton écriture, tout bonnement !

ODETTE.

Mais j'y ai bien été forcée pour mon examen... - J'ai aussi un maître d écriture, et tu verras avec une douce surprise que je suis devenue une véritable artiste...

...Dans l'art ingénieux
de peindre la parole et de parler aux yeux !

Ils se lèvent de table.

LATOURNELLE.

Ah ! du bon Boileau, cette fois!

ODETTE, le regardant gaiement.

Non... dis... tu le fais exprès?

LATOURNELLE.

Comment ça ?... ce n'est pas de Boileau ?

ODETTE.

Tu le sais bien, voyons! c'est de Brébeuf... dans la Pharsale!

LATOURNELLE, sé levant.

Ah! Brébeuf... dame! Brébeuf... Je l'ai un peu perdu de vue, moi, Brébeuf, je l'avoue.

MADAME DU VERNAGE, à qui il donne le bras.

Elle est ferrée, n'est-ce pas?

LATOURNELLE, accablé.

Très ferrée !

MADAME DU VERNAGE.

Et jugez quand elle aura le brevet supérieur !

Ils passent dans le boudoir.

BAPTISTE et JULIE.

Julie vient l'aider à desservir.

JULIE.

Qu'est-ce qu'ils avaient donc à bavarder comme ça aujourd'hui ? On les entendait de l'office !

En ce moment, Latournelle revient du boudoir dans la salle et soulève la portière.

BAPTISTE, sans voir, répondant à Julie.

Ah ! tu as perdu, ma fille, va !... Madame a collé monsieur tout le temps!... Ce que j'ai ri !...

Il se retourne et aperçoit Latournelle.

LATOURNELLE, sévère.

Allez, je vous prie, me chercher mon étui a cigarettes dans mon paletot.

BAPTISTE.

Bien, monsieur!

DANS LE BOUDOIR

MADAME DU VERNAGE, ODETTE, seules un instant.

ODETTE.

Est-ce possible, maman?... Comment !... vraiment, il me soupçonnait !

MADAME du VERNAGE.

Il ne te soupçonnait pas précisément, mais il était inquiet... un peu jaloux... Il ne faut pas te plaindre de ça, mon enfant !

Latournelle rentre.

ODETTE, lui prenant les mains.

Comment! vilain ! vous étiez jaloux?... Vous aviez de mauvaises idées sur moi?...

LATOURNELLE.

Pas du tout !... Seulement, je ne comprenais pas tous ces mystères !

ODETTE.

Rassure-toi, malheureux !

Mon âme vierge encore, dans le sommeil des sens,
Des folles passions ignore les tourments !

LATOURNELLE.

Mais c'est rassurant tout juste ce que tu me dis là !

ODETTE.

C'était pour placer ma citation... Tu sais de qui ils sont, ces vers-la?

LATOURNELLE.

Ma foi, non !... - Attends! Ça doit être de Racine, pourtant, dans Phèdre... rôle d'Hippolyte?

ODETTE.

Encore un gage !... Ils sont de Legouvé !... Maintenant, mon petit Henri, je vais te chercher mon brevet, mes cahiers de notes et mes dessins d'après le relief, et tu verras si je me donne de la peine pour te plaire :

Et si de t'agréer, je n'emporte le prix,
J'aurai, du moins, l'honneur de l'avoir entrepris!

Elle sort en courant, puis reparaissant aussitôt en soulevant la portière :

De qui sont-ils, ceux-là?

LATOURNELLE.

Dame !... Ça doit être de Corneille,... dans le Cid?

ODETTE.

Enfant !... c'est de La Fontaine!

Elle part

LATOURNELLE, MADAME DU VERNAGE.

Latournelle fait quelques pas en fumant une cigarette, puis il jette sa cigarette au feu et s'assoit dans une attitude d'accablement.

MADAME DU VERNAGE

Eh bien? cher ami, pourquoi avez-vous l'air hébété ?

LATOURNELLE.

Hébété, c'est beaucoup dire... ennuyé, c'est possible.

MADAME DU VERNAGE.

Pourquoi ennuyé ?... Vous vouliez une femme instruite... vous l'avez !... Qu'est-ce qu'il vous faut encore ?

LATOURNELLE.

Je voulais une femme instruite, assurément... mais je ne voulais pas une espèce de femme savante à la façon de Molière, une pédante toujours prête à faire étalage d'une insupportable érudition... Comment! on ne peut pas dire un mot maintenant sans qu'elle y ajoute un commentaire scientifique, une remarque grammaticale... ou une citation littéraire;... c'est agaçant.

MADAME DU VERNAGE.

Du moins, vous ne pouvez plus dire qu'elle n'a pas de conversation.

LATOURNELLE.

Mais sa conversation n'est pas une conversation, chère madame, c'est une conférence !

MADAME DU VERNAGE.

Vous devez comprendre, mon ami, que cette jeune femme éprouve un empressement naturel de déballer son petit savoir. surtout devant vous qui lui reprochiez si amèrement son ignorance. Mais c'est un premier moment à passer... cela se calmera... cela se régularisera... soyez-en sûr...

LATOURNELLE. bourru.

Soit! mais en attendant, il y a un point, chère madame, sur lequel je vous prierai d'appeler son attention... Elle ne devrait pas affecter, comme elle le fait, de me reprendre, de me rectifier, quand il m'arrive d'avoir par hasard quelque légère défaillance de mémoire... Cela me ferait jouer devant le monde et même devant mes domestiques un personnage pénible... De plus, je vous dirai, chère madame, que ses études me paraissent dirigées d'une manière déplorable ;... on lui apprend mille choses inutiles... et même plus qu'inutiles... des choses qui lui altèrent le goût et qui la font sortir du ton qui convient à une femme distinguée.

MADAME DU VERNAGE.

Tout à fait mon avis! Mais je vous répéterai, mon ami, ce que j'avais l'honneur de vous dire il n'y a qu'un instant : si vous aviez daigné faire son éducation vous-même, vous ne lui auriez appris que ce que vous désirez qu'elle sache, et vous ne lui auriez pas appris ce que vous désirez qu'elle ne sache pas... et tout serait pour le mieux... Et si je ne craignais de manquer à la déférence que je vous dois, j'ajouterais que vous m'ennuyez... Quand votre femme se montre ignorante et frivole, vous poussez des cris de paon;... elle étudie, elle s'instruit, elle se donne des peines infinies, et vous criez plus fort !... Si vous voulez lui faire perdre la tête, c'est le vrai moyen, je vous en avertis... Vous n'êtes pas un imbécile comme le roi Candaule... par conséquent, j'espère que vous me comprendrez... Bonsoir!...

Elle se lève pour se retirer.

LATOURNELLE.

Non... je vous en prie, chère madame, ne m'abandonnez pas dans une circonstance aussi critique... Je reconnais que vous êtes une femme de bon conseil... Eh bien ! veuillez me conseiller... Je désirerais véritablement qu'Odette renonçât à poursuivre des études qui me paraissent, - je le répète, - déplorablement dirigées... Comment pourrais-je m'y prendre pour cela, sans la froisser et sans la décourager ?

MADAME DU VERNAGE.

D'abord descendez du haut de votre cravate... ensuite parlez à son cœur et parlez-lui avec le vôtre... C'est encore ce qu'il y a de plus habile et de plus sûr avec nous autres... Je l'entends... dois-je sortir ou rester ?

LATOURNELLE.

Restez !

MADAME DU VERNAGE.

Comme Arnold!

Elle se rassoit.
Odette rentre, apportant des cahiers et des rouleaux de papier.

ODETTE, gaiement.

Elle dépose son paquet sur une table.

Voilà !... Mon brevet d'abord !...

Elle lui remet le brevet.

LATOURNELLE, apres l'avoir contemplé.

Tu me le donnes, n'est-ce pas?... Je tiens à le garder parmi mes souvenirs les plus précieux.

ODETTE.

Tu es gentil ! - Et puis mes notes !

LATOURNELLE, parcourant les cahiers.

Ah! chère petite, comme tu as travaillé ! C'est effrayant... c'est merveilleux!... Et ce gros rouleau?...

ODETTE.

Mes études de dessin d'après le relief.

Elle déroule un dessin sous les yeux de son mari.

LATOURNELLE, en admiration.

Qu'est-ce que c'est que ça?

ODETTE.

Ça?... c'est une feuille d'acanthe du temple de Mars Vengeur, et ça! ce sont les oves du caisson du temple du même Mars Vengeur.

LATOURNELLE.

Mais, c'est très bien, cette ronde-bosse... ça tourne... C'est vraiment très bien... ( A madame du Vernage.) N'est-ce pas, madame? Voyez donc !

Il passe le dessin à madame du Vernage.

MADAME DU VERNAGE.

Oui, mon ami; c'est très bien.

LATOURNELLE.

Et, dis-moi, ma chère mignonne, est-ce que tu ne trouves pas que tu en sais assez?

ODETTE.

Oh! non... Je veux absolument avoir le brevet supérieur !

LATOURNELLE.

C'est pour m'être agréable, n'est-ce pas?

ODETTE.

Certainement... d'abord...

LATOURNELLE.

Comment... d'abord?... et ensuite?

ODETTE, câline.

Ensuite... c'est pour m'être agréable à moi-même, parce que j'espère... je m'étais toujours dit que le jour où je t'apporterai le brevet supérieur, tu me donneras... un cheval... un petit cheval...

LATOURNELLE.

Et si je te donnais le petit cheval demain et un gros baiser tout de suite, renoncerais-tu sans trop de peine au brevet supérieur?

ODETTE, lui tendant la joue.

Je te crois!

LATOURNELLE.

Marché conclu!

Il l'embrasse.

MADAME DU VERNAGE.

Vous n'êtes pas encore si bête que je croyais, vous! - Embrassez-moi aussi, mon ami !

Il l'embrasse. - La toile tombe.