Sur la route de Pouzzoles à Naples.

ROSWEIN, LE CHEVALIER CARNIOLI. (Ils sont dans une voiture légère que Carnioli conduit lui-même à toute bride.)

CARNIOLI.

Bref, pour appeler la chose par son nom mortel, tu veux te marier ?

ROSWEIN.

Je veux me marier.

CARNIOLI.

Bien. Tu prétends épouser la blonde fille de ce vieux fou de génie, de meinherr Sertorius ?

ROSWEIN.

Précisément, Excellence.

CARNIOLI.

Très-bien. Et tu t'imagines que je le souffrirai ?

ROSWEIN.

Mais que vous importe ?

CARNIOLI.

Ce qu'il m'importe, misérable ? J'aimerais mieux te verser, la tête la première, sur ce tas de pavés ! (A un passant.) Gare donc, imbécile !... hop là !

ROSWEIN.

Est-ce que vous aimez cette jeune fille, par hasard ?

CARNIOLI.

Je me soucie bien de ta jeune fille, nigaud ! Je me soucie de ton talent, qui est mon œuvre, qui est mon bonheur et ma gloire, et que tu n'étoufferas pas, moi vivant, sous le couvercle d'un pot-au-feu de ménage. Te marier, triple idiot ! Ignores-tu donc que le mariage est une de ces lois féroces de la nature qui absorbent l'individu pour conserver l'espèce ?

ROSWEIN.

Votre Excellence me donne-t-elle cette plaisanterie pour un argument ?

CARNIOLI.

Ne m'appelle pas Excellence et obéis-moi, drôle ! Je te dis que ton génie est mon bien et que je te défends de le placer sous cet ignoble éteignoir du mariage.

ROSWEIN.

Pouvez-vous me faire la grâce de me dire pourquoi le mariage est un éteignoir, chevalier ?

CARNIOLI.

Pourquoi ?... Parce que l'opium fait dormir... parce que l'eau éteint le feu... parce que cela est fatal, entends-tu ? Parce qu'il y a dans cet état de torpeur végétative et d'engourdissement béat qu'on appelle le bonheur d'être époux et le bonheur d'être père... il y a, dis-je, une vertu pétrifiante qui vous enduit peu à peu les lobes intellectuels et qui vous cristallise le cerveau comme l'intérieur d'une ruche à miel... Un artiste marié est un artiste fini. Il est époux, il est père, il est citoyen... tout ce que tu voudras ;... mais le poète est mort !... Tiens, regarde Rossini, ce grand Rossini !... Il s'est marié... qu'est-ce qu'il fait maintenant ? Il pêche à la ligne... C'est pourquoi je te dis ceci : Puisque tu aimes cette fille, fais-en ta maîtresse, si tu veux ;... mais ta femme... je te le défends

ROSWEIN.

C'est votre morale ? Ce n'est pas la mienne.

CARNIOLI.

Qu'est-ce que tu me chantes avec ta morale ? Depuis quand la morale est-elle une muse ?... Que je déteste, ô ciel ! cette mode nauséabonde qu'ils ont maintenant de mettre l'honnêteté, le mariage, le bon Dieu et le Code civil en vers, en prose et en musique ! Qu'ils m'agacent, Seigneur, avec leurs cantiques dialogués et leur lyrisme matrimonial ! Est-ce qu'on ne fera pas taire une bonne fois tous ces petits rhapsodes de sacristie ?... Ah çà ! voyons, qu'est-ce que tu as de commun avec la morale, toi ? Es-tu marguillier ? es-tu quaker ? es-tu de la société biblique ? Bah !... Es-tu chrétien seulement ? Non, tu ne l'es pas. Tu doutes de Dieu, de la madone et des saints, infâme mécréant ! Tu es un artiste, tu es un poète, tu es un païen... Ta morale, c'est l'art ; ton Dieu, c'est l'art ; et l'art, c'est le diable ! Ton élément, c'est le feu... Tant pis si cela te gène, mais tu péris si tu en sors !

ROSWEIN.

J'en sortirai, je vous l'ai dit, chevalier. Que j'aie l'aine trop faible ou trop délicate... peu importe !... mais je ne suis pas fait pour la vie d'artiste. Vous seriez le premier à me donner la main pour me retirer de ce tourbillon, si vous saviez ce que j'y souffre.

CARNIOLI.

Mais, sang du Christ ! tu te plains de ce que la fiancée est trop belle, mon garçon ! C'est l'excès même de ta sensibilité qui te monte au-dessus du vulgaire. Tu as la fièvre, dis-tu ? tant mieux ! tu as les nerfs à fleur de peau... Tu es écorché vif, tant mieux ! tu pleures la nuit ta foi perdue et tes amours trahis, tant mieux encore !... Les ténèbres dans la tête et l'incendie dans le cœur, la tentation effrénée, l'entraînement et le remords, des transports et des désespoirs inconnus de la foule... voilà votre lot ! voilà Notre talent ! voilà votre pain de vie !... Chacune de tes larmes est un poème, est-ce que tu ne sens pas cela ?... chacun de tes cris est un opéra en germe. Quand tu souffres, dis-toi : Bravo ! c'est de la gloire qui me pousse... Tiens, si l'art est en décadence aujourd'hui, sais-tu pourquoi ? C'est parce que vous n'êtes plus assez malheureux, faquins sublimes que vous êtes ! parce que vous ne mourez plus de faim dans un grenier comme autrefois, dans les beaux temps des arts, parce qu'on vous paye trop cher et qu'on vous nourrit trop bien...

ROSWEIN.

Il faut nous crever les yeux et nous mettre en cage, ce sera plus simple.

CARNIOLI.

La, la ! voyons, mon André ; voyons, mon cher cœur- j'ai été un peu vif, j'en conviens... car cette épouvantable idée de mariage m'a mis hors de moi ; mais tu sais que je t'aime comme mon enfant, comme la prunelle même de mes yeux...

ROSWEIN.

Si vous m'aimez, chevalier, pour Dieu, laissez-moi être heureux à ma façon !

CARNIOLI, exaspéré de plus belle.

A ta façon !... à la façon d'un bonnet de nuit ! à la façon d'une courge ! à la façon de cet âne de bourgeois qui passe... en redingote bleu clair ! (Le bourgeois, qui est accompagné de sa famille, se retourne surpris. Carnioli l'interpelle directement.) Oui , monsieur, vous êtes un âne, vous, votre femme et vos quatre enfants !... Il rit, cette bête-là ! Tiens, regarde-le ; voilà comme tu seras !

ROSWEIN, riant.

C'est ce que je demande.

CARNIOLI.

Plat coquin que tu es !... Je m'emporte, c'est vrai ;... j'ai tort... Ne t'offense pas de mes injures ;... elles partent d'un cœur qui t'adore, tu le sais... Raisonnons de sang-froid, mon fils, je ne demande pas mieux... Tu veux être heureux, dis-tu ? Si tu devais l'être dans cette vie que tu rêves, je t'aime assez, oui, je t'aime assez, le diable m'enlève ! pour sacrifier mon bonheur au tien ;... mais quelle créature au monde peut être heureuse hors de sa voie, hors de sa destinée ?... Regarde là-bas ce noble vaisseau... tu peux l'apercevoir encore... à la pointe d'Ischia... Il s'en va, les ailes déployées, gagner le libre Océan pour y courir sa carrière magnifique, tantôt sous le soleil, tantôt sous la foudre ; un jour déchiré par l'écueil, le lendemain abordant des rives fortunées... Eh bien ! suppose qu'une force quelconque le précipite tout à coup dans un étang à canards, dans un vil marécage communal, et l'y condamne à croupir éternellement comme une épave fossile ;... suppose cela et suppose-lui une âme, à ce vaisseau... Sera-t-il heureux ? Le crois-tu ?

ROSWEIN.

Qu'est-ce que cela me fait ? Moi, je le serai.

CARNIOLI.

Tu ne le seras pas, traitre, je t'en défie ! Tu auras tout juste le bonheur de ces mauvais moines qu'une fausse vocation a jetés dans le cloître et qui meurent de consomption en mordant les barreaux de leur cellule.

ROSWEIN.

Bah ! des phrases !

CARNIOLI.

Des phrases, maraud impertinent !... Mais c'est dit, je ne veux point me ficher contre toi dans cette glorieuse soirée, quand même tu m'insulterais avec une grossièreté inouïe... Non, mon ami, ce ne sont point des phrases... Ta prétendue vocation pour le calme de la vie de famille n'est qu'une bluette de circonstance... Tu es en ce moment épuisé de travail, d'émotions et d'inquiétudes ; tu éprouves un de ces dégoûts passagers qui vous font rêver la campagne le lendemain d'une orgie ou la veille d'une bataille... Pas autre chose, crois-moi... Ne te prépare point d'amers regrets... Ne te plonge pas, à la fleur de ton âge, dans ces froids limbes de l'hymen... Comment, diable ! y as-tu réfléchi ?...Tu prétends ployer dans une boîte à marmotte l'imagination d'un poète... cloîtrer dans la prison d'un nain les passions d'un géant... et tu te flattes de goûter le repos d'un bourgeois, parce que tu en habiteras la carapace !... Crois-tu donc, en comprimant les forces expansives de ton sang et de ton esprit, crois-tu les anéantir ? Non ! elles te dévoreront sur place !... Tu seras, passe-moi la comparaison, comme une locomotive déraillée que sa propre vapeur consume stérilement au fond d'un tunnel... tu sentiras tes ailes coupées s'étendre douloureusement vers l'espace, comme ces mutilés qui souffrent encore aux membres qu'ils n'ont plus !... Tu parles des misères de la vie d'artiste : elles sont fécondes du moins ! Oses-tu les comparer à ces tortures d'autant plus poignantes qu'on les sent inutiles ?... Et d'ailleurs la connais-tu, la vie d'artiste ?... Tu prends à peine ton essor ;... tu n'en as éprouvé jusqu'ici que les ennuis ... Attends donc, avant de la juger, qu'elle t'ait donné tout ce qu'elle promet à un génie comme le tien, et alors, quand tu auras de l'or comme un juif, des femmes.., comme un Turc, de la gloire comme un dieu... alors je te permettrai d'épouser les onze mille vierges, si le cœur t'en dit... Ah ! malheureux ! si tu savais en quels termes me parlait de toi, il n'y a pas vingt minutes, la plus belle femme de l'Italie !

ROSWEIN.

Qui cela ? votre princesse ?

CAIINIOLI.

Ce n'est pas ma princesse, singe irrespectueux ! C'est la veuve la plus noble et la plus vertueuse comme la mieux tournée de ce globe. La princesse Leonora Falconieri... qui est alliée aux Colonna de Rome, aux Doria de Gènes, aux Zustiniani de Venise, et à la maison d'Este pardessus le marché... Entends-tu, rapin ?... Mais, au reste, tu l'as vue à ce bal où je t'ai conduit, lundi dernier, chez l'ambassadeur d'Espagne.

ROSWEIN.

Est-ce cette dame avec qui vous avez valsé ?... Une trentaine d'années... un peu grande... des cheveux noirs comme les ailes du corbeau... un teint d'orage... et des épaules antiques qui ondoient comme un marbre liquide quand elle les replace dans sa robe ?

CARNIOLI.

Ah ! parfait ! Tu as remarqué cela, et tu veux te marier, mon petit ami ? Pardieu ! tu les verras plus d'une fois entre ta femme et toi, ces épaules-là, je t'en réponds !... Eh bien ! cette magnifique personne me parlait de toi tout à l'heure.

ROSWEIN.

Et elle vous disait ?

CARNIOLI.

Elle me disait, écoute bien ceci... une femme hautaine dont on n'approche qu'à genoux !... elle me disait : Mon cher ambassadeur, est-ce que vous ne me présenterez pas un jour cet éminent jeune homme ?

ROSWEIN, riant.

C'est tout ?

CARNIOLI.

Et qu'est-ce qu'il te faut de plus, bandit sans vergogne ? Ne voudrais-tu pas qu'elle débutât par venir loger dans ton garni ?

ROSWEIN.

Parlons de choses sérieuses, chevalier, car nous arrivons. Ce serait une vive contrariété pour moi que de ne pas vous avoir à mon mariage... Est-ce que vous partez toujours demain pour Madrid ?

CARNIOLI.

Je te brûlerai la cervelle avant de partir !... Non, ma parole, tu es fou !... Si encore je te voyais épouser quelque torche italienne !... ce serait de la vie au moins... Mais non, la fille de Sertorius... une fille rose ! une espèce de Hollandaise qui cultivera des tulipes dans ton cœur et qui te fera flegmatiquement des légions d'enfants, comme on fait des bulles de savon !

ROSWEIN.

Je l'espère bien. Quand vous reviendrez d'Espagne, chevalier, ils vous tireront les moustaches. Cela vous réjouira. Bah ! vous les aimerez !

CARNIOLI.

Je leur tordrai le cou ! (Ils arrivent devant le péristyle du théâtre Saint-Charles ; deux laquais en livrée prennent les rênes. Carnioli saute à terre.) Ah cà ! Roswein, jure-moi de ne pas donner de suites à cette fantaisie de goitreux, ou je vais de ce pas te préparer une cabale effroyable, quand cela devrait me coûter cent mille écus !

ROSWEIN.

A votre aise, Excellence.

CARNIOLI.

Ingrat ! va-nu-pieds !... Eh bien ! est-ce que tu n'entres pas ?

ROSWEIN.

Ma foi ! non. Je n'ai que faire là dedans, moi... je vais me promener sur la place et fumer des cigares jusqu'à ce que mort s'ensuive.

CARNIOLI, tirant son porte-cigares.

Tiens, en voilà, des cigares... comme tu n'en as jamais fumé, truand ! Mais c'est égal, va... ton opéra est flambé, tu peux être tranquille !

(Il entre au théâtre.)

La salle du théâtre Saint-Charles. Mouvement, animation, éclat d'une première représentation. La toile se baisse sur la fin du deuxième acte, au milieu d'acclamations enthousiastes.

Dans la loge de la princesse Falconieri : la loge s'encombre de visites pendant l'entr'acte.

LEONORA PRINCESSE FALCONIERI , GIULIA MARQUISE NARNI, boutes deux assises sur le devant - LADY WILSON• - LE PRINCE KALISCH. - LE MARQUIS DE SORA. - FEMMES ET JEUNES GENS.

LEONORA.

Mais c'est un rêve du ciel que cette musique !

LE MARQUIS DE SORA.

Vous savez que le poème est également l'œuvre du jeune maestro ?

VOIX DIVERSES.

Le Tasse... Mercadante... Métastase... Rossini ! Début de géant !

LA MARQUISE NARNI.

Très-beau, si l'on veut, mais trop savant pour moi.

LE PRINCE KALISCH.

Et pour moi. Poûh !

LEONORA.

Vous, prince Kalisch, je vous soupçonne d'apprécier principalement, en fait de musique, le son martial du tambour. Ciel ! vous voilà plus rouge qu'une fraise des Alpes, chère marquise... vous n'êtes pas indisposée ?

LA MARQUISE, sèchement.

Non. Vous connaissez sans doute particulièrement l'auteur de ce charivari flamand, ma belle ?

LEONORA.

Je le connais si peu particulièrement, ma belle, que j'ai entendu ce soir son nom pour la première fois, et c'est de votre bouche... Il est même bizarre, quand j'y songe, que le chevalier Carnioli ne m'ait jamais parlé de ce Roswein, puisque c'est lui qui l'a inventé, à ce qu'on dit.

LA MARQUISE.

Le chevalier avait à vous entretenir apparemment de quelque objet plus intéressant, ma toute belle.

LEONORA.

Apparemment, ma mignonne. Prince Kalisch, est-il vrai que vous ayez eu, dans le Caucase, les deux oreilles emportées par un boulet de canon ?... Cela m'expliquerait, jusqu'à un certain point, votre goût musical.

LE PRINCE KALISCH.

Ce sont des histoires composées à plaisir, princesse. Il ne m'est jamais rien arrivé de pareil, je vous le jure.

LEONORA.

Ah ! si vous me le jurez !... Comment, Giulia, est-ce que vous nous quittez ?

LA MARQUISE.

Oui, cette musique batave m'est insupportable. Un acte de plus me tuerait... Prince Kalisch, pouvez-vous m'offrir votre bras jusqu'à ma voiture ?

LEONORA.

Certainement, et même jusqu'en Sibérie, n'est-ce pas, prince Charmant ?... Adieu, chère enfant bien-aimée.

LA MARQUISE.

Adieu, ma belle chérie. (La marquise se drape et sort, suivie du prince Kalisch.)

LEONORA.

On ne saurait jouir d'une plus belle paire de favoris que ce prince Kalisch.

LE MARQUIS DE SORA.

Vous l'avez, ce soir, fortement endommagé, madame.

LEONORA.

Mon Dieu, c'est uniquement par amitié pour ma petite Narni !... mais il paraît qu'il n'y a pas moyen...

CARNIOLI, paraissant à l'entrée de la loge.

Eh bien ! mon cygne dalmate, qu'en pense-t-on par ici ? (Tous battent des mains et crient : Bravo ! bravo !)

LE MARQUIS DE SORA.

C'est un succès de rage... Vous êtes heureux, j'espère ?

CARNIOLI.

Heureux, mon ami ? Je suis exaspéré !... Mon cygne est une poule mouillée, un oison !... Mais quel génie, hein ?... Le fat ! j'ai failli l'étrangler de mes mains tout à l'heure.

LEONORA.

Bah !... Et à quel propos ?

CARNIOLI.

Ne m'en parlez pas, je vous en prie... Un poète !... un niais ! mais quel génie, hein ?... Est-ce du génie cela, voyons, princesse ?

LEONORA.

Mais cela y ressemble beaucoup... Et où est-il donc, votre astre ? On l'appelle à tout rompre... pourquoi ne paraît-il pas ?

CARNIOLI.

Peuh ! est-ce que je sais ? II vague par les rues comme un insensé. Tous les machinistes courent après lui ; c'est comique. Petit misérable, va !... Ah çà ! qu'est devenue la marquise Giulia ? Je croyais l'avoir aperçue à côté de vous ?

LEONORA.

Elle vient de s'en aller.

CARNIOLI.

Ah ! barbara ! elle est donc malade ?

LEONORA.

Non. Elle trouve cela trop savant, et elle est partie avec le prince Kalisch, qui ne lui offre pas le même inconvénient... Mais dites-moi, chevalier, où avez-vous déniché votre prodige ? Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans tout ce qu'on raconte ?

CARNIOLI, exalté.

Je ne sais ce qu'on raconte, mais voici la vérité. J'avais été chargé d'une mission en Turquie, il y a une douzaine d'années, pour les lieux saints... J'eus la fantaisie de revenir par terre en côtoyant l'Adriatique... une inspiration ! Je traversai la Dalmatie de part en part... un pays superbe, plus beau que celui-ci, le climat de l'île de Calypso, et un peuple taillé comme les bas-reliefs de Ninive ; mais, par malheur, une musique de Hottentots... Ils n'ont qu'un instrument par là, figurez-vous, et cet instrument n'a qu'une corde, notez bien... Ils appellent cela une guzla. Quand on en joue, c'est comme si on éternuait dans un chaudron... Voilà où ils en sont... La serinette est de la civilisation auprès de ça. D'abord j'essayai d'en rire ; je suis un voyageur assez accommodant... j'ai mangé du fromage en Suisse... Mais, ma foi ! entendre la même note... sur la même corde... du même instrument, pendant cent quatre-vingts lieues de poste, c'était trop fort ! Je tombai, dès le second jour de ce régime, dans une mélancolie qui dégénéra bientôt en marasme... et le moment arriva où la plus lointaine vibration de cette guimbarde nationale m'arrachait des sanglots plaintifs... Les postillons me prenaient pour un orphelin... d'un certain âge...

LEONORA.

Il est bête, ce Carnioli !

CARNIOLI.

J'en étais là, princesse, quand un soir, c'était quelques lieues avant Fiume, dans un petit village frais et coquet, assis sous l'ombrage des tilleuls, entre les montagnes et la mer, comme une jeune nymphe qui se baigne les pieds... je relayais en me bouchant les oreilles... Tout à coup je crois saisir dans l'air les échos d'une harpe, d'un piano.., je ne sais quoi... des sons humains au moins... Je me précipite hors de ma voiture... c'était un violon... un simple violon tourmenté par une main ignorante, mais inspirée... une harmonie sauvage, fantasque, admirable... des traits inouïs courant comme des farfadets sur un océan de tierces, de quintes, d'accords éoliens... Je me demande si l'âme de Paganini revient dans cette bourgade... J'interroge un vieillard biblique, à longue barbe blanche, qui prenait le frais sur le seuil de sa porte... Il me montre du doigt une espèce d'œil-de-bœuf... un trou pratiqué dans l'argile de sa grange, et là j'aperçois un petit bonhomme en haillons, attelé à un violon de quatre sous, dont il s'escrimait avec l'ardeur frénétique d'un écureuil qui fait tourner sa roue...

LEONORA.

Pauvre innocent !

CARNIOLI.

Le curé du hameau passait par là... Je le presse de questions... L'enfant n'avait plus ni père ni mère... On le nourrissait par charité dans cette ferme, où il était employé à garder des chèvres.

LEONORA.

Apollon parmi les bergers.

CARNIOLI.

Tout juste ; ce brave curé lui avait appris tout ce qu'il savait lui-même : un peu de latin et de musique. Il me parla des progrès surprenants de son élève avec une sorte d'épouvante : il n'était pas loin de le croire possédé. Sur ces entrefaites, Apollon était descendu de son grenier, et pour m'achever, il me chanta, en s'accompagnant de sa pochette, devinez quoi ? La cinquième églogue de Virgile, la mort de Daphnis... Cur non, Mopse, boni... Un opéra en latin !... Je n'y tins pas... je lui sautai au cou. « Mais tu as du génie, galopin ! lui dis-je... Viens avec moi, et dans quinze ans tu seras un grand homme, je t'en donne ma parole d'honneur !... »

LEONORA.

Et il vous suivit, comme cela ?

CARNIOLI.

Il hésitait, s'il vous plaît... Tantôt il me saluait jusqu'à terre en riant aux éclats, tantôt il secouait la tête d'un air pensif, en répétant à demi-voix : « Non, non... Sylvia... Sylvia !... »

Au nom de Sylvia, je supposai naturellement une amourette arcadienne éclose avant le temps dans ce cœur de poète... » Eh bien ! qu'est-ce que ta Sylvia ? lui dis-je ; je l'adopte... je l'emmène ;... je l'élèverai avec toi, et tu l'épouseras... Va me la chercher. « Là-dessus, il disparut d'un bond, et revint la minute d'après portant dans ses bras une petite chèvre blanche et noire : c'était Sylvia.

LADY WILSON.

Oh ! très-gracieux.

CARNIOLI.

Je la marchandai aussitôt. Le vieillard biblique, son maitre, qui par parenthèse manquait tout à fait de délicatesse, en demandait le poids en or... Pendant mes négociations avec ce vénérable escroc, je voyais se former peu à peu autour de ma voiture des groupes menaçants, ameutés, je crois, par ce brave curé, qui, au fond, n'était pas non plus une fameuse pièce... Furieux de perdre son phénomène, d'autant plus qu'il lui servait la messe tous les matins...

LEONORA.

Pauvre bonhomme ! il aimait cet enfant, tout bêtement !

CARMOLI.

Si vous voulez... En tout cas, ce n'était pas une raison pour déchaîner contre moi les superstitions les moins orthodoxes du pays... Grâce à ses bons soins, en effet, le mot de vampire commençait à circuler dans la foule... Bref, voyant l'état des choses, je me hâtai de conclure mon marché avec la barbe blanche, qui définitivement reçut de sa chèvre le prix d'un bœuf, et je me sauvai au galop avec ma proie, non pas sans avoir recueilli préalablement, sous la forme d'une grêle de pierres, les bénédictions de ce peuple pasteur... Princesse, voilà l'histoire.

LEONORA.

C'est un roman. Eh bien ! vous avez tenu parole à l'enfant : le voilà un grand homme.

CARNIOLI.

Je m'en flatte.

LEONORA.

Comment est-il fait de sa personne, ce ci-devant sauvage ?

CARNIOLI.

Il est fait d'un habit noir et d'une paire de gants paille, comme vous et moi.

LADY WILSON.

Et Sylvia, chevalier ? Je m'intéresse à cette bête. Croyez-vous que le maestro voulût la vendre ?

CARNIOLI.

Sylvia, milady, mourut de nostalgie pendant la route... et ce qu'il y eut de plaisant, c'est que j'arrosai sa tombe de mes larmes... Imaginez-vous que, pour plaire à mon jeune Dalmate, j'eus l'attention de faire inhumer sa favorite sous les bosquets d'un joli parc que j'ai aux environs de Mantoue. J'avais mené le deuil moi-même avec toute la componction désirable. Toutefois j'eus peine à tenir ma gravité, quand, l'opération terminée, je vis mon drôle se placer solennellement, son violon à la main, sur le tertre tumulaire ; mais là, ma foi ! il exécuta une élégie en la mineur d'une expression si déchirante, que, bon gré mal gré, mon envie de rire se fondit en eau... Et mon grand flandrin de Joseph, qui avait fait l'office de fossoyeur, pleurait comme une vigne de son côté... J'augmentai ses gages de cinquante écus à cette occasion... C'est ce même Joseph, le croiriez-vous, mesdames ? ce sensible Joseph qui a été depuis condamné aux galères pour avoir assommé son père... en combat singulier : ce qui prouve une fois de plus que l'art et la nature, cela fait deux...

LEONORA.

Que vous êtes bavard ce soir, Carnioli ! Est-ce que vous êtes gris ?

CARNIOLI.

Non, princesse, je suis ivre. (On entend frapper trois coups sur le théâtre.)Ali ! on va commencer le troisième acte... Mesdames, en rentrant dans vos loges, fermez vos portes tout doucement, et ne remuez pas vos tabourets, je vous en conjure par tout ce que vous avez de sacré... tant sur la terre que dans le ciel... Vous allez entendre au lever du rideau le chœur des jeunes Grenadines... (Chantant plaintivement ) La, la, la la la... Des adieux à l'Alhambra, vous comprenez ?... Et ensuite le ballet triomphal des jeunes Espagnoles. (vivement.) Tradéri, tradéri, tradéri... Mais ce que je vous recommande surtout, c'est le chant de Boabdil à la fin tout à fait... O patria, dolc' e crudel mio tesoro !... Là, il faut se prosterner et adorer en silence... ou l'on est classé pour le reste de ses jours parmi les madrépores.... (Tout en parlant, il salue les femmes, et serre la main aux jeunes gens qui sortent de la loge.) Au reste, le public se comporte très-bien... Je suis content de lui... S'il avait sifflé, j'incendiais la salle... j'y étais décidé... Vous n'avez pas de commissions pour Madrid, mesdames ?... Hélas ! oui, je pars demain... cette nuit même !... (Il chantonne.)O patria, dolc' e crudel mio tesoro !... Je vous recommande cela, milady. (La loge se vide peu à peu ; Carnioli reste seul avec Leonora.)

LEONORA, CARNIOLI.

LEONORA, promenant sa lorgnette dans la salle.

Pourquoi, Carnioli, ne m'aviez-vous jamais soufflé mot de ce jeune homme ?

CARNIOLI, lorgnant de son côté.

Je voulais vous en faire la surprise complète, ma princesse.

LEONORA.

Vous êtes singulier. Il a bien du talent !

CARNIOLI.

Il en est injecté des pieds à la tête, le lâche ingrat !

LEONORA.

Est-ce qu'il est ingrat ?

CARNIOLI.

Parbleu !... Chut ! de grâce, écoutez moi cela ! (Le rideau se lève, l'orchestre joue ; Carnioli bat la mesure du pouce et de l'index ; le chœur des jeunes Grenadines est couvert d'applaudissements.) Suave mélancolie !... Et vous, vous ne dites rien ?... Une larme ! vous pleurez ! Merci du ciel ! vous avez une belle âme, princesse ! Je vais décidément vous confier mes douleurs... Nous perdrons le ballet, mais peu importe... Cette soirée triomphale a été cruellement empoisonnée pour moi, ma chère princesse... Le glorieux édifice de ma vie s'écroule, si vous ne venez à mon aide... C'est en sortant de chez vous que j'ai appris cette effroyable nouvelle, qui a changé subitement mon allégresse en deuil, mes lauriers en cyprès... Mon poète me porte un coup d'une perversité atroce... le traître veut se marier !

LEONORA.

Et où est le mal ?

CARNIOLI.

Où est le mal, princesse ?... Cela n'est pas sérieux ! vous vous riez de votre serviteur... Ah ! ah !... où est le mal est délicieux !

LEONORA.

Non, vraiment, je ne comprends pas.

CARMOLI, riant.

Allons donc ! Et qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse quand il sera marié ?... du jardinage ?... Ce qu'il faut au poète, c'est l'air libre et le désordre des éléments ! Si nous laissons cette organisation fougueuse s'ensevelir dans la léthargie du bonheur domestique, ne voyez-vous pas qu'elle tombe fatalement au rang de ces génies privés, de ces talents- bourgeois qui dévident entre leurs repas des opéras de famille et des romans d'éducation ?... Vous allez me citer Byron, qui se maria et qui n'en devint que plus enragé ? Sans doute, parce qu'il eut la chance énorme d'être très-malheureux en ménage. S'il ne l'eût pas été, si sa femme avait su le prendre, je vous déclare qu'il aurait passé sa vie à chasser le renard et à drainer ses terres ! Le monde ignorerait son nom !

LEONORA.

Et qui vous dit que votre jeune homme sera heureux ?

CARNIOLI.

Qui me le dit ? Il épouse une sainte, ma pauvre princesse ! Il n'y en a qu'une sur la terre pour le quart d'heure, et il faut que cet animal-là l'épouse ! C'est à se briser la tête contre les murailles, vous m'avouerez !

LEONORA.

Quelle est donc cette rare personne ?

CARNIOLI.

Marthe Sertorius, la fille de ce vieux musicien allemand qui est votre voisin de campagne... Tenez, vous pouvez la voir là-bas, dans la Loge en face : une fille blonde, diaphane, des yeux bleus... On la regarde beaucoup.

LEONORA, lorgnant.

Elle est drôlement fagotée, pauvre fille !

CARNIOLI.

Possible... mais le physique est bien.

LEONORA.

Et il l'aime fort ?

CARNIOLI.

A deux genoux !

LEONORA.

Eh bien ! que voulez-vous que j'y fasse ?

CARNIOLI, riant.

Princesse, ce lien funeste que je n'ai pu briser, ni par menaces ni par prières, un seul de vos regards suffirait à le réduire en cendres.

LEONORA.

Vous perdez la tête, Carnioli ?

CARNIOLI.

Pourquoi ? parce que j'ose vous supplier de rendre à l'univers civilisé en général, et à moi en particulier, un service immense qui vous coûterait à peine un sourire... un sourire, princesse, l'ombre d'une apparence, une fanfreluche de coquetterie, un rien... Vous voyez la position : c'est un grand homme qui se noie ; pour le conserver à lui-même, à son art, à son siècle, je sacrifierais sans marchander un de mes bras tout à l'heure... Ne pouvez-vous sacrifier un sourire ? Voilà la question.

LEONORA.

Vous êtes absurde. Voilà la réponse.

CARMOLI.

Eh bien ! je suis fâché de vous le dire, mais vous n'aimez pas la musique !

LEONORA.

Pas à ce point-là, j'en conviens.

CARNIOLI.

Vous ne l'aimez pas ! On aime comme un criminel ou l'on n'aime point... Silence ! écoutez bien cela... la cavatine d'Isabelle... La croce trionfa... (Battant vivement une marche.) Ratapanta-pan... pam... pam... (Bravos dans la salle : Roswein ! Roswein !) Vous avez entendu ? Et penser que cette aurore superbe n'aura point de midi ! Quoi ! divine princesse, cette idée ne vous fend pas le cœur ?... Voyons, vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à souper chez vous ce soir... permettez-moi de vous amener mon jeune lauréat, c'est tout ce que je vous demande... Vous lui direz deux mots de politesse, et la petite Sertorius ne sera plus de ce monde !... Je ne vois pas en vertu de quoi vous me refuseriez une chose si parfaitement simple et convenable.

LEONORA, riant.

Comment ! vous venez me conter que ce garçon est éperdument amoureux de cette fille, et sur deux mots de politesse que je lui dirais, vous vous figurez qu'il la planterait là ?

CARNIOLI.

Mais c'est un artiste, ma chère princesse ! Vous ne connaissez pas cette race puissante et débile, séduisante et perfide !... Des imaginations plus ardentes et plus mobiles que la flamme !... Des cœurs vaniteux, faibles, passionnés et sensuels !... Un attrait irrésistible vers tout ce qui brille, vers tout ce qui caresse l'orgueil, vers tout ce qui flatte l'aristocratie naturelle et voluptueuse de leurs instincts !... L'or, le luxe, la soie, le velours, les fleurs, les mains blanches et l'hermine parfumée des duchesses ! voilà ce qui les fascine, voilà ce qui les damne, ces pauvres enfants !... Que le mien ait une fois l'œil ouvert sur ces horizons-là, je le tiens. Ah çà, je vais vous le présenter, eh ? (Il se lève.)

LEONORA.

Est-ce que je veux tremper dans vos manigances diaboliques ?....Vous êtes ridicule.

CARNIOLI.

Allons ! soit, j'y renonce. (Il se rassoit, et lorgne en parlant avec distraction.) Aussi bien, je crois que vous avez raison, ce serait peine perdue... J'ai déjà essayé, chemin faisant, de vous mettre en avant, - discrètement, comme cela,- et pour dire la vérité, cela ne m'a pas réussi.

LEONORA.

J'aime à croire que vous plaisantez ?

CARNIOLI.

Non, princesse. Je vous en adresse toutes mes excuses ; mais, nie trouvant à bout d'arguments et ne sachant plus à quel saint nie vouer pour détourner ce malheureux de sa ruine, j'ai tenté de l'éblouir en lui présentant, vaguement, bien entendu, dans un chaste nuage, le prestige de votre haute sympathie.

LEONORA.

Mais cela n'a pas de nom !

CARNIOLI.

C'est abominable !... Je vous en demande pardon à mains jointes. Mais vous me connaissez, dès que l'art est en jeu, je n'ai plus rien de sacré... Cela m'est échappé au vol de la conversation. Au surplus, je n'ai pas insisté...

LEONORA.

C'est heureux.

CARNIOLI.

Surtout quand j'ai vu le peu de cas qu'il faisait de mon insinuation. J'en ai été mortifié... L'enfant a le cœur plus engagé et la tête plus solide que je ne l'aurais cru.

LEONORA.

Enfin que lui avez-vous dit ? Jusqu'où m'avez-vous compromise vis-à-vis de ce monsieur ? Je veux le savoir.

CARNIOLI.

Bon ! compromise ! voilà de l'exagération, princesse ! Je lui ai laissé entendre tout uniment que vous m'aviez parlé de lui avec une nuance d'intérêt, que vous aviez daigné m'exprimer le désir de le voir un instant... de l'entendre sur le piano, et deux ou trois babioles dans le même genre.

LEONORA.

Bien obligée, en vérité... Et il a répondu comme autrefois : Sylvia ! Sylvia !

CARNIOLI.

Sylvia for ever ! mon Dieu oui.

LEONORA.

Bref, vous m'avez exposée en effigie aux dédains de ce petit jeune homme ?

CARNIOLI.

Ah ! n'allez-vous pas vous piquer d'une misère pareille ? (Leonora hausse les épaules et se retourne vers la salle.) Ah ! diantre ! Boabdil va chanter son grand air... Attention, je vous en supplie, c'est le diamant de l'ouvrage. (Boabdil chante son air, qui est accueilli par des transports frénétiques ; toute la salle se lève et trépigne d'enthousiasme.) Si vous voulez, princesse, contempler une expression de visage véritablement surhumaine, regardez la fiancée du pate : elle est admirablement belle et heureuse, elle nage dans sa gloire et dans son amour ; c'est un archange en extase devant le Seigneur !

LEONORA, lorgnant.

Elle doit être poitrinaire, cette fille-là. (L'opéra s'achève : on appelle le maestro avec fureur.) Ah çà ! est-ce qu'il ne va pas paraître, à la fin ?

CARNIOLI, se levant et se penchant hors de la loge.

Le voilà. Bravo ! bravo, mon fils ! (Roswein s'avance sur le théâtre en saluant. Les bravos éclatent avec plus de force ; une pluie de bouquets tombe sur la scène ; les femmes, debout dans leurs loges, applaudissent en agitant leurs mouchoirs. On rappelle Roswein à plusieurs reprises.)

Voyez, princesse, je vous en prie, quels regards il échange avec la Sertoria... Le ciel va les foudroyer bien certainement... c'est plus de bonheur que la terre n'en comporte !... C'est égal, il faut avouer qu'ils sont gentils tous deux... Ma foi ! après tout, qu'ils s'aiment, qu'ils s'épousent... Il y aurait effectivement quelque chose de monstrueux à troubler la pure félicité de ces deux âmes charmantes ! Vous ne lui jetez pas votre bouquet ?

LEONORA.

Si ça peut vous être agréable. (Elle lance son bouquet sur le théâtre ; sensation dans la salle ; murmures d'étonnement ; tous les regards se dirigent vers Leonora, qui se renverse brusquement dans son fauteuil en éclatant de rire.)

CARNIOLI.

Qu'est-ce qui arrive donc ?

LEONORA, riant.

Oh ! Dieu ! mon Dieu ! Carnioli ! mon mouchoir qui est parti avec le bouquet !

CARNIOLI.

C'est une inadvertance.

LEONORA.

J'avais enveloppé la queue de mon bouquet dans mon mouchoir... vous comprenez ?

CARNIOLI.

Je comprends très-bien. (La toile se baisse.)

LEONORA, se levant.

Oh ! sauvons-nous. (Elle rit.) Oh ! mon Dieu ! quelle aventure ! un mouchoir magnifique, s'il vous plaît. (Prenant le bras de Carnioli , elle sort.) Est-ce qu'il rapporte, votre poète ? (Elle rit aux éclats.)