La même nuit. Clair de lune.
ROSWEIN , marchant lentement.
... Étrange regard !... Je l'avais déjà remarqué à ce bal... un incendie clans la nuit ! sa noire prunelle roule dans ses profondeurs de chauds effluves et des parcelles d'or, comme une mer sombre incrustée d'étoiles... Quelles pensées mystérieuses s'agitent dans cette tête hautaine, sous ce front pâle et ennuyé ?... Bah ! qui plongerait dans l'abîme de cette poétique mélancolie n'y trouverait que le vide et le néant ! Les préoccupations banales d'une femme, la routine mondaine ! le souvenir d'une valse ou la conception d'une coiffure !... Notre imagination, avide d'idéal, édifie tous les jours sur de vaines apparences ces prétendus types romanesques, qui se dissipent, dès qu'on les touche, en éléments vulgaires ! Rien de plus semblable sous le soleil qu'une femme et une femme ! Elles sont rares celles dont l'âme ne dément pas les rêves doux ou profonds qu'a fait naître leur beauté... (Avec émotion.)Chère Marthe !... chère vérité !... (Il marche quelque temps en silence.) Une distraction... c'est évident... elle a été la première à en rire... Et cependant, au moment où son bouquet quittait sa main, je la regardais : son œil s'est ouvert soudain comme un nuage qui lance la foudre... elle m'a couvert de flammes !... ( Avec colère.) Ah ! que m'importe !... (Il fait quelques pas.) Ce misérable chiffon de dentelle me brûle la poitrine !... (Il tire de son sein le mouchoir de Leonora et le jette.) Va-t-en ! (Un souffle de vent le ramène à ses pieds ; il le relève et s'arrête appuyé contre un arbre du chemin.) Ce sont les parfums mortels de l'Orient... elle l'a trempé dans le poison comme un poignard indien ! Que me veut cette femme ? Elle a su ce qu'elle faisait, j'en suis certain !... Que me veut-elle ? quel divertissement barbare s'est-elle proposé ? jusqu'où l'eût-elle conduit ?... Ah ! pourquoi supposer le mal ?... Une rêveuse enthousiaste peut-être, toute grande dame qu'elle est ! une pauvre âme éprise de chimères, qui berce dans des songes d'enfant ses loisirs éternels !... Ce monde m'est étranger... que de fois j'ai souhaité de pénétrer dans le sanctuaire d'une de ces oisivetés olympiennes... d'étudier sur un de ces cœurs blasonnés un idiome inconnu de la langue des passions !... Prestige invincible dont nous éblouissent ces fières patriciennes ! Il semble que leur beauté, plus pure et plus exquise, se soit peu à peu divinisée dans les raffinements de leur luxe héréditaire... Il semble que leurs corps superbes soient pétris d'une substance immortelle... et que le seul contact de leur main vous doive saisir de cette volupté terrible qui pétrifiait les bergers antiques visités par les déesses amoureuses !... Illusion ridicule !... une heure... un instant me suffirait pour éteindre cette dernière curiosité de ma jeunesse... Je serais plus tranquille ensuite, ne laissant derrière moi aucune séduction vivante, aucune sensation debout... Cet idéal, vu de près, tomberait en poussière comme tous les autres... Elle demeure près d'ici... Oui, un instant me suffirait... je pourrais, sans trahir ma parole... Ah ! honte sur moi ! lâche cœur, je te briserais plutôt de ma main ! sang maudit, je te répandrais plutôt hors de mes veines ! (Il s'éloigne à pas précipités.)