II
Deux ans plus tard.

Villa Falconieri. Un riche boudoir d'artiste. Piano, étagères, bibliothèque, divan. - Porte au fond, porte à gauche. - Deux fenêtres s'ouvrant sur un balcon.

Il est huit heures du soir en automne ; Marietta entre dans le boudoir et va prendre sur une console deux vases antiques qu'elle emporte. Au moment de sortir, elle s'arrête, effrayée, entendant du bruit sur le balcon. - Un homme pousse du dehors une des fenêtres entr'ouvertes.

MARIETTA, jetant un cri.

Ah !.., au voleur !

CARNIOLI, entrant.

Paix ! Marietta. C'est moi.

MARIETTA.

Son Excellence !

CARNIOLI, tranquillement.

Mon Excellence. (Il brosse de la main les pans de son habit.)

MARIETTA.

Par la fenêtre !

CARNIOLI.

Par la fenêtre. Ta maîtresse, à ce qu'il paraît, m'a consigné à sa porte. Précaution fantasque vis-à-vis d'un homme qui revient d'Espagne ! Je ne fais autre chose depuis deux ans, Marietta, que d'escalader des balcons - comme un lierre. Tu dois me trouver maigri. Approche, mon enfant. (Il la regarde fixement.) Ah çà ! en deux mots, comment cela va-t-il ?

MARIETTA.

Votre Excellence a trop de bonté. Comme vous voyez.

CARNIOLI.

T'imagines-tu que je reviens d'Espagne pour m'informer de ta santé, toi ? Je te demande comment cela va clans la maison. Tu sais ou je t'apprends que je porte un intérêt particulier au jeune et célèbre maestro qui est depuis deux ans l'hôte et le commensal de ta belle maîtresse.

MARIETTA.

C'est un bon jeune homme, Excellence.

CARNIOLI.

Soit. Mais ce bon jeune homme, qui me doit tout, sans aucune exception, a cessé de m'écrire depuis plus d'un an. Peu m'importerait sa négligence, si je pouvais l'attribuer à ses occupations artistiques ; mais on n'annonce de lui aucune œuvre nouvelle. J'ai su par Donati, l'impresario de Saint-Charles, qu'il n'avait pas encore livré une seule scène de son second opéra, Torquato Tasso, bien qu'il en ait reçu le prix à l'avance. Cela m'étonne et m'inquiète. Je viens expressément pour connaître la raison de cette déraison. - Te voilà au courant. Maintenant, Marietta, admire ceci. (Il tire de sa poche une poignée de pièces d'or qu'il empile sur le coin de la table.) Ces vingt-cinq pistoles que je te prie d'accepter ne sont nullement un moyen détourné de capter ta confiance et de t'éloigner de ton devoir : je sais que tu es fidèle à ta maitresse. Ce sont quelques curiosités espagnoles que je t'ai collectionnées, connaissant ton goût. Voilà tout. - Tu ris ? allons, tant mieux ! - A propos, tu es toujours bien ici ?... Je suis un peu commère, tu sais.

MARIETTA.

Très-bien, monseigneur. Cependant il y a une place que je rêve, et si monseigneur voulait m'aider à l'obtenir...

CARNIOLI.

Quelle place, Marietta ?

MARIETTA.

Une place d'institutrice dans quelque famille anglaise.

CARNIOLI.

Bon ! et à quoi cela te mènerait-il ?

MARIETTA.

Monseigneur, j'épouserais le fils.

CARNIOLI.

Tu as emprunté à ta maîtresse, Marietta, une manière de plaisanter qui donne le frisson. Au reste, j'y songerai, je te le promets : je n'aime pas les Anglais ; je ne serai pas fâché que tu en épouses un... Venons à mes affaires... et d'abord où sont-ils en ce moment ?

MARIETTA.

Ils achèvent de diner.

CARNIOLI.

Bien. Et ceci est l'appartement du maestro, n'est-ce pas ?

MARIETTA.

Oui, monseigneur.

CARNIOLI.

Et d'où vient que je t'y trouve, toi, entre chien et loup ? Cela n'est pas dans l'ordre. Il n'y a point de détail insignifiant, quand on étudie une situation. Chasserais-tu par hasard sur les terres de ta maîtresse, fine mouche ?

MARIETTA.

Ah ! fi ! monseigneur connaît mes principes.

CARNIOLI.

Oui, Marietta, je les connais : tu n'en as pas.

MARIETTA.

Je suis une honnête fille, Dieu merci, Excellence.

CARNIOLI.

Et moi, je suis un honnête homme, Marietta : ainsi embrassons-nous. (Il l'embrasse légèrement, et poursuit.) Réponds-moi... que venais-tu faire ici ?

MARIETTA.

Je venais par ordre de madame, pendant que le maestro n'y est pas, chercher ces deux vases qui seront d'un bon effet, dit-elle, dans la niche du grand escalier. Hier je suis venue enlever un guéridon que madame a eu la fantaisie de mettre dans son salon d'été. Avant-hier je décrochais un tableau...

CARNIOLI.

C'est un déménagement donc ?

MARIETTA.

Ma foi ! Excellence, je ne sais pas ce que c'est.

CARNIOLI.

Tu mens, Marietta, suivant ta funeste habitude. Tu sais ce que c'est. C'est la fin. Ta maîtresse démolit aujourd'hui d'une pantoufle distraite l'édifice qu'élevaient hier ses mains amoureuses... Le temple est inutile où l'idole n'est plus... Et que dit le maestro de ce procédé ?

MARIETTA.

Je doute qu'il s'en aperçoive, Excellence. Son esprit est ailleurs.

CARNIOLI, vivement.

Ah ! ah ! bravo ! II travaille, Marietta ?

MARIETTA.

Il fume, Excellence. Il passe des jours entiers, la tête en bas et les jambes en l'air, à fumer en regardant le ciel.

CARNIOLI.

Le lâche paresseux !... Oui, c'est là ce que j'avais présumé... Il est à Capoue ! il se prélasse dans la mollesse ! il s'assoupit dans la volupté ! il engraisse !...

MARIETTA.

Quant à cela, non, Excellence.

CARNIOLI.

Il n'engraisse pas, Marietta ? c'est déjà quelque chose. Mais comment ta maîtresse ne le pousse-t-elle pas au travail ? Y a-t-il du bon sens à laisser en jachères, pendant deux siècles de jeunesse, une intelligence de cette force ?... Elle aimait pourtant la musique autrefois !...

MARIETTA.

Elle l'aime toujours, Excellence ; elle en fait même assez souvent, depuis quelque temps, avec le signor Paolo Maria, un jeune ténor beau comme le jour, qui vient de débuter avec beaucoup d'éclat dans l'opéra du maestro.

CARNIOLI.

Ah ! et le maestro les accompagne au piano, cela va sans dire ? Il a la confiance enfantine et l'orgueil naïf du génie... Il ne supposera jamais qu'on le trompe, encore moins qu'on lui préfère un histrion. Et cependant le vent souffle de là, eh ?

MARIETTA.

Je ne sais, Excellence : on ne sait jamais ce que pense madame.

CARNIOLI.

Le sot ! L'occasion est belle pourtant de se mettre martel en tête ! Si la jalousie lui mordait le cœur, cela lui donnerait du ton, il travaillerait !... (Il feuillette rapidement quelques cahiers de papier à musique répandus sur le piano et sur la table.)Rien !... Comment, pas une ligne, pas une note en vingt mois !... N'y a-t-il pas vingt mois qu'ils sont revenus de leur voyage ?

MARIETTA.

Oui, monseigneur ; mais sur ces vingt mois vous devez d'abord en rabattre six, car il n'en a pas fallu moins au maestro pour se rétablir de son coup d'épée.

CARNIOLI, tremblant de colère.

Son coup d'épée ! quel coup d'épée ? Enfer ! qui a osé le frapper ? Je jure par mon Dieu que j'aurai le sang et la vie de celui qui a fait cela ! Dis-moi son nom.

MARIETTA.

Pas si haut, monseigneur ! C'est le marquis de Sora.

CARNIOLI.

Eh bien ! Sora est un homme mort, aussi vrai que j'existe. Vite, conte-moi tout, Marietta.

MARIETTA.

Comment Votre Excellence a-t-elle ignoré cette aventure ?... L'installation du signor Roswein chez madame fit beaucoup de jaloux à Naples... Le marquis de Sora en particulier tint de méchants propos, et fort injustes, Excellence, car le maestro n'avait consenti à venir loger au palais qu'à la condition, monseigneur va rire, de payer tous les ans à madame la princesse une grosse somme que madame donne aux pauvres.

CARNIOLI.

Ne voulait-il pas me payer pension à moi-même dès qu'il a pu gagner un sou, l'absurde imbécile !... (Changeant de ton.)Mon pauvre André !... Continue. La vérité devait être connue à Naples ; pourquoi l'enfant n'a-t-il pas méprisé ces calomnies ?

MARIETTA.

Il s'y serait décidé, je crois, si madame... (Elle hésite.)

CARNIOLI.

Si madame ?... Tempêtes du ciel ! achève.

MARIETTA.

Mon Dieu ! Excellence, madame lui conseillait de ne pas se battre ; mais peut-être s'y prit-elle mal. « Si vous étiez militaire de votre métier, lui dit-elle, à la bonne heure... mais vous êtes un poète... Naturellement les poètes n'ont pas grand goût pour la bataille... Ainsi, dès qu'il n'y a pas nécessité absolue, tenez-vous tranquille. »

CARNIOLI, à demi-voix.

Vipère !

MARIETTA.

Là-dessus, le maestro prit son chapeau et s'en alla brusquement. Deux heures après, on nous le rapportait avec une lame d'épée rompue dans la poitrine.

CARNIOLI, sombre.

Et ta maîtresse, que fit-elle ?

MARIETTA.

Pour être juste, madame la princesse fut admirable, monseigneur. Elle passa dix nuits debout au chevet du blessé, les mains dans le sang et dans les drogues, comme une vraie religieuse d'hôpital.

CARNIOLI.

Parbleu ! du roman... du drame... du sang ! la bonne aubaine !... Et combien y a-t-il que ce malheur est arrivé ?

MARIETTA.

Dix-huit mois, Excellence.

CARNIOLI.

Mais il est bien remis, n'est-ce pas ?

MARIETTA.

Depuis un an, monseigneur, il mange et il boit comme tout le monde.

CARNIOLI.

Eh ! s'il mange et boit, il peut travailler, quand le diable y serait ! Ah ! j'en reviens à ce que je disais : son bonheur l'engourdit... Tu hoches la tête... Est-ce qu'il a des chagrins, Marietta ? Parle !

MARIETTA.

Il aime madame.

CARNIOLI, soucieux.

Tu n'y entends rien : s'il avait des chagrins, il travaillerait. J'ai mon système là-dessus. Je te dis qu'il est trop heureux.

MACIETTA,

Il n'en a pas la mine.

CARNIOLI.

Quelle mine a-t-il donc ? Parle net. Tu me fais griller à petit feu, méchante bestiole ! Tu m'as donc trompé ? Il souffre encore de sa blessure ?

MARIETTA.

Il n'est plus question de sa blessure. Et cependant il a la mine d'un homme qui se meurt.

CARNIOLI.

Sang du diable ! et de quel mal ?

MARIETTA,

C'est un jeune homme à qui il faudrait une vie tranquille.

CARNIOLI.

Idiote ! une vie tranquille convient aux bergers et non aux artistes. Qui se meurt ! Bon ! pour quelques soucis d'amour, n'est-ce pas ? Voilà mes pécores qui s'imaginent qu'elles tiennent la vie d'un homme au bout de leurs caprices ! Quand on ne meurt que de ce mal-là, on meurt de vieillesse, entends-tu ? Je suis mort dix fois d'amour, moi, et je me porte bien.

MARIETTA.

Le jeune homme n'est pas fait de la même pâte que Votre Excellence.

CARNIOLI.

Tu es une créature stupide ! tais-toi !...

IIIARIETTA, prêtant l'oreille.

Excellence, ils viennent, sauvez-vous. (on entend des éclats de rire dans l'escalier.)

CARNIOLI.

C'est sa voix ! Ah ! il paraît qu'il se meurt assez gaiement, dis-moi ?

MARIETTA.

Cela ne va pas durer.

CARNIOLI.

Pas un mot, toi, tu entends ? (Il se retire sur le balcon. Marietta sort par la gauche.)

ROSWEIN, LEONORA. (Ils entrent par le fond. Un laquais apporte des bougies et sort aussitôt.)

LEONORA, riant.

Comment ! dans un couvent de moines, Carnioli !

ROSWEIN, riant.

De capucins, s'il vous plaît !

LEONORA.

Bah ! contez-moi donc cela. (Elle se jette sur un

fauteuil.) Ce bon chevalier !

ROSWEIN, riant toujours.

S'il m'avait soupçonné, il me tuait. Au reste, c'était un tour infâme ; mais j'étais très-jeune, et je ne réfléchissais guère aux conséquences des choses... Nous étions alors à Rome, où je l'avais précédé de quelques semaines. Il me traita un jour si brutalement, que je jurai de me venger... Je lui écrivis, avec l'assistance d'un ami, une lettre datée d'un prétendu couvent de Santa-Eufrasia, mont Esquilin , rue Saint-Onufre, lequel n'était autre que ce fameux couvent de capucins. Cette lettre lui assignait un rendez-vous pour la nuit dans le jardin de l'établissement : on lui indiquait, avec des détails minutieux, les moyens d'escalader les murs avec sécurité, et une fois dans la place, il devait recevoir d'une jeune novice, qui passait pour n'être point sans beauté, la confidence d'un secret important. Cette vive épître était signée de deux initiales, et suivie d'un post-scriptum où l'on se recommandait à la discrétion et à l'honneur d'un gentilhomme.

LEONORA.

Et il y fut pris ? Carnioli !

ROSWEIN.

D'autant plus aisément qu'il se reprochait, comme une tache dans sa vie, de n'avoir jamais eu de ces aventures de couvent, qui, disait-il, sont l'idéal du genre. Je connaissais son faible. Le soir, en dînant...

LEONORA.

Fumez donc.

ROSWEIN, allumant un cigare.

En dînant, il me laissa voir une gaieté plus qu'ordinaire. Quant à moi, je me sentais assez mal à l'aise, « André, me dit-il tout à coup, comme je m'y étais attendu, tu es à Rome depuis quelque temps... Connaîtrais-tu par hasard ici près, dans nos environs, le couvent de Santa-Eufrasia ? » Je me mis à réfléchir. « -Santa-Eufrasia ? ici près ? c'est apparemment ce couvent qui est rue Saint-Onufre, mont Esquilin. - C'est cela même, mon ami, reprit Carnioli. Quartier isolé. Fort bien... Tu sauras, mon garçon, que je suis au comble de mes vœux. Je suis mandé dans ce couvent pour y donner mon avis sur un cas de conscience des plus épineux. » Et il se frottait les mains. En le voyant si gaillard, le cœur me manqua, car au fond je l'aimais, et je lui dis avec une étourderie qui eût dû cent fois lui ouvrir les yeux : « Croyez-moi, chevalier, n'y allez pas ; ces moines n'entendent pas toujours raillerie... - Comment ! des moines, reprit Carnioli... Parbleu ! la naïveté est trop forte ! Je vais donc voir des moines, à ton compte !... » Et il me fit lire, en se rengorgeant, la lettre que j'avais eu l'honneur de lui écrire.

LEONORA, riant.

Oh ! la la !

ROSWEIN.

Je le félicitai de mon mieux ; puis, comme la soirée s'avançait, et que le rendez-vous était pour onze heures, il me quitta plein d'allégresse, après s'être muni d'une échelle de soie et s'être couvert d'aromates... Dès qu'il fut parti, je tombai dans des angoisses mortelles... Une heure s'écoula, et j'allais courir à sa recherche, n'en pouvant plus d'inquiétude et de repentir, quand je l'entendis monter l'escalier à pas lents ; je me précipitai sur ma porte pendant qu'il traversait le vestibule ; il me sembla qu'il marchait un peu courbé, et qu'il évitait mon regard ; je ne l'en tins pas quitte. « Eh bien ! chevalier, lui dis-je, la signora ? - Charmante, mon ami, charmante !... répondit-il en passant rapidement devant moi, charmante ! » (Léonora rit.) Arrivé au bout du couloir, il se retourna et reprit : A propos, André, es-tu bien sûr que ce soit le couvent de Santa-Eufrasia, cet édifice qui est rue Saint-Onufre ? - Mais vous me l'avez dit, chevalier... Est-ce que vous n'avez pas trouvé ?... - Si fait, mon ami, si fait, parbleu ! charmante ! charmante ! » Et il s'enfonça dans sa chambre à la hâte. (Il rit.)

LEONORA, riant.

Oh ! Seigneur ! Mais est-ce possible ? Carnioli ! avec tout son esprit ! Au reste, un homme d'esprit, quand il se fourvoie, s'en met jusque-là : c'est la règle... Et qu'est-ce qui lui était arrivé ?

ROSWEIN.

Je ne l'ai jamais su exactement. C'était une corde que nous n'étions pressés d'attaquer ni l'un ni l'autre... Seulement quelques jours après, comme on discutait, dans un atelier, sur l'existence de cette chimère adorée du rapin, qu'on appelle la femme à la barbe, il prit un air sérieux, et nous affirma sur l'honneur qu'il l'avait connue, et que même il lui avait fait la cour...

LEONORA, riant.

C'est probable, myope comme il l'est... Mais enfin l'avait-on battu ?

ROSWEIN.

Je le crains, car, à dater de cette soirée néfaste, il ne sortit plus qu'armé d'un poignard, prétendant qu'il avait à Rome des ennemis secrets, qu'il en était certain ; et quand nous venions à rencontrer des moines sur notre route, il ne manquait jamais de murmurer entre ses dents : Vile engeance ! Fourbes hypocrites ! Farceurs de bas aloi ! Brutes !... d'où je conclus... Voulez-vous une cigarette ?

LEONORA.

Grande comme ça, invisible.

ROSWEIN, continuant.

Que les capucins n'avaient pas pris sa démarche en bonne part. (Ils rient tous deux.) Cher Carnioli !... j'en ris... mais c'est un de mes remords...

LEONORA.

Par exemple, vous êtes bien bon ! Rien de moins intéressant sur la terre qu'un fat étrillé... (Elle allume sa cigarette.) Avez-vous eu de ses nouvelles depuis peu ?

ROSWEIN.

Je ne lui répondais pas ; il ne m'écrit plus. Ah ! je suis un fier ingrat ! Il y a longtemps qu'on me l'a dit !... (Il s'assombrit.)

LEONORA.

Voilà les diables bleus qui arrivent ; gare !

ROSWEIN.

Non. (Il fait quelques pas ; puis, s'arrêtant devant elle:) Vous êtes belle ce soir, Leonora ?

LEONORA, fumant.

Toujours.

ROSWEIN.

C'est vrai. Mais vous êtes en toilette de cérémonie, il me semble... Est-ce que vous allez sortir ?

LEONORA.

Non.

ROSWELN.

Tant mieux. Je vous en remercie. Nos soirées en tête-à-tête sont si rares maintenant.

LEONORA.

Si c'est un reproche, il est plaisant. Ne m'avez-vous pas engagée vous-même à revoir un peu le monde, puisque le monde voulait encore de moi ?

ROSWEIN.

Je ne vous reproche rien. Seulement nous sommes un peu loin, qu'en dites-vous, de cette solitude à deux, où vous aviez résolu d'enfermer votre vie, ne concevant plus d'autre fête ni d'autre gloire sous le ciel que d'aimer votre amant, et de recueillir la première sur ses lèvres la chanson fraîche éclose ?

LEONORA.

Mais, mon ami, faites-en, des chansons, je les recueillerai ; vous n'en faites pas !

ROSWEIN.

La vérité est que je vous ennuie.

LEONORA.

Bah ! quelle idée ! Pourquoi m'ennuieriez-vous ? N'êtes-vous pas très-aimable ?

ROSWEIN.

Non, je ne le suis pas, je le sais. Quand je vous vois, quand je respire près de vous, ma vie est suspendue, et mon esprit captif. Votre présence me plonge dans la douce langueur des enchantements et des rêves... Je suis heureux, mais je ne suis pas aimable... Ah ! du moins je vous aime bien véritablement. Si j'ose encore quelquefois élever vers Dieu une pensée... une prière, c'est qu'au fond même de ma faute et dans l'abîme où je suis descendu... il peut voir un dévouement digne d'un martyr, une tendresse digne du ciel ! Non, vous ne saurez jamais, Leonora, tout ce qu'il y a eu d'amour pour vous dans ce pauvre cœur tourmenté... ou si vous le savez un jour, car on dit qu'il se fait de soudaines lumières dans l'esprit sur les choses qui ne sont plus... il sera trop tard pour me serrer la main, et me dire : Merci !

LEONORA.

Allons, nous y voilà : Frère, il faut mourir.

ROSWEIN.

J'ai tort. Pardon. Je me sens mieux ce soir, je me sens très-bien... Je vais travailler. Laissez-moi baiser votre main, ô reine des Muses ! Mettez-vous là... que je vous voie bien... (Il dérange un peu le fauteuil de Leonora ; la regardant :) Vous avez la beauté pure et terrible d'une bacchante au repos.

LEONORA.

Est-ce un compliment ?

ROSWEIN.

Vous avez dormi longtemps, Leonora, n'est-il pas vrai, dans un des palais ensevelis de Pompéi, et vous vous êtes éveillée sur votre lit d'ivoire, toute pale encore de l'orgie romaine interrompue par le volcan ?

LEONORA.

Oui.

ROSWEIN, se mettant au piano.

Où en suis-je donc ? A Sorrente... Le Tasse, seul... il rêve, en si bémol mineur... Amor senza nome... C'est fini, cela... Puis l'orage... La princesse entre avec sa suite... Ah ! Che vedo !... Il lui offre une chaise... Queue d'orage dans l'orchestre... chœur en sourdine, et la voix du Tasse brochant sur le tout... Bon ! Puisque vous daignez me tenir compagnie, je fais serment d'achever mon acte ce soir. (Il frappe des accords.)

LEONORA.

Mais, mon ami, ne vous ai-je pas dit que j'allais sortir ?

ROSWEIN, se retournant brusquement.

Comment ? Vous venez de me dire tout le contraire !

LEONORA.

C'est donc par distraction, car j'ai pris dès longtemps, pour ce soir, un sérieux engagement auquel je ne puis manquer.

ROSWEIN, se levant.

Ah ! c'est odieux !

LEONORA.

Qu'est-ce que c'est que ce ton-là ? Est-ce à moi que vous parlez ? Qu'est-ce qui est odieux ?

ROSWEIN.

Vous me tuez à coups d'épingle, Leonora ; mais vous me tuez aussi sûrement qui si vous nie mettiez un couteau clans le cœur.

LEONORA, avec le même accent tranquille.

Mon ami, vous êtes insupportable. Je vous dis cela entre nous... Je prononce par inadvertance un non au lieu d'un oui ; je fais un pas à droite au lieu de le faire à gauche... une mouche vous effleure la peau, et vous criez : Au meurtre ! Franchement, c'est pousser un peu loin la sensibilité poétique. Certes, je ne me pique point de ces dévouements de martyr que le ciel, à vous en croire, regarde d'un œil de complaisance ; mais mon amitié, convenez-en, doit être faite, en sa petite manière, d'un métal assez solide, si deux années remplies de ces exigences et de ces irritations puériles n'ont pu en altérer la trempe.

ROSWEIN.

Puisque je souffre de ces misères, puisque vous le savez, et puisque vous m'aimez, pourquoi ne pas me les épargner ? Voilà ce que je ne comprends pas. Vous avez de grandes qualités, Leonora, mais vous manquez de bonté... Au reste, je n'ai jamais prétendu gêner votre liberté... Où allez-vous donc ce soir ?

LEONORA.

Venez avec moi, si vous voulez.

ROSWEIN.

Non, je n'aime pas le monde. D'ailleurs je ne le puis pas. Il faut que je travaille. Donati m'a payé d'avance ce malheureux Torquato, et il n'y a pas encore deux scènes de faites... C'est un poids horrible que j'ai sur l'esprit... Ah ! j'ai eu grand tort d'accepter ce marché... L'argent gâte tout... Les Muses sont fières, et ne veulent pas de chaînes, fussent-elles d'or... Mais où donc allez-vous ?

LEONORA.

Je vais passer quelques instants d'abord au concert de Paolo Maria.

ROSWEIN.

Ah ! Et ensuite ?

LEONORA.

C'est tout ; mais j'y tiens, parce que je lui ai promis, à ce garçon.

ROSWEIN.

Et voilà ce sérieux engagement que vous ne pouviez me sacrifier ?... C'est une dérision outrageante, Leonora !

LEONORA.

Ah ! mon Dieu ! que d'affaires ! Eh bien, je n'irai pas ; je n'irai pas, calmez-vous. (Elle prend un livre. Je vais lire.) Travaillez. (Roswein lui baise les cheveux.) Vous avez quinze ans, mon ami. Allez au piano, voyons !

ROSWEIN, au piano.

Le Tasse à la princesse... Quando l'aurora nascente... La situation est poétique, il me semble...

LEONORA.

Étonnamment.

ROSWEIN. (Il essaye plusieurs chants. - S'interrompant tout à coup, et portant la main à sa poitrine, à demi-voix.)

Aïe !... qu'est-ce que j'ai donc là ? (Il reprend. - Après avoir arrêté une mélodie qu'il répète deux ou trois fois, il se retourne vers Leonora.) Vous avez entendu ?... Est-ce bon, cela ?

LEONORA.

Pas trop.

ROSWEIN.

Vous avez de l'humeur, Leonora.

LEONORA.

Pas l'ombre. Vous me demandez mon avis, je vous le donne ; mais il faudrait toujours vous flatter pour vous plaire.

ROSWEIN.

Il faudrait, dès que j'ai une lueur de courage, ne pas l'éteindre d'un revers de main, voilà tout.

LEONORA.

Si vous le trouvez joli et neuf, ce chant, gardez-le.

ROSWEIN.

Non. Il ne vaut rien, vous avez raison. (Il frappe violemment du poing sur le clavier et se lève.)

LEONORA.

Vous y renoncez ? Vous faites bien ; vous n'êtes pas en verve ce soir.

ROSWEIN, s'exaltant.

Ni ce soir ni jamais. Mon talent est mort ; toutes les cordes de mon cerveau sont flétries, desséchées, comme si la flamme y avait passé. Vous ne me l'apprenez pas, mes nuits sans sommeil le savent assez !... Mais est-ce à vous de me le reprocher ?... à vous qui avez usé dans des luttes stériles, dans de misérables agitations, dans de mesquines douleurs, toute la force de mon esprit ?... Oh ! Dieu, en si peu de temps un tel changement ! Hier encore les meilleurs dons du ciel, la riante poésie et la féconde jeunesse chantant tous leurs hymnes à l'espérance ; aujourd'hui le vide, le silence et le froid de la tombe... voilà mon âme ! Ah ! s'il est, comme on le dit, des créatures de Dieu que leur faute ait déshéritées d'une splendeur et d'une puissance divines, je sais ce qu'elles souffrent dans leur dégradation ! J'ai le secret des amertumes qui rongent éternellement leur pensée... Que ne pouvez-vous un seul instant, vous aussi, connaître ces angoisses !... du moins vous ne les insulteriez pas !... Mais vous les connaîtrez, Leonora ; oui... le jour où le premier souffle de la vieillesse vous jettera bas de votre trône, désarmée à jamais de votre pouvoir, déchue pour toujours de votre beauté.., ce jour-là, je serai vengé !

LEONORA.

Délicieux intérieur !

ROSWEIN.

Laissez-moi. Allez à ce concert, et dites à ce jeune homme, à ce chanteur, qu'il peut se dispenser de venir mendier plus longtemps à ma porte... que je n'ai rien à lui donner, que ma tête est désormais aussi pauvre... aussi nulle que la sienne ! (Il se laisse tomber sur un divan.)

LEONORA.

Pensez-vous m'affliger beaucoup ? Vous figurez-vous par hasard que je sois éprise de ce garçon ?

ROSWEIN.

On le dit à Naples.

LEONORA.

C'est parfaitement vrai. Je l'adore.

ROSWEIN.

Ah ! de grâce, Leonora, une minute de repos !... Je ne suis plus de force à supporter cela... Je ne vous demande qu'un peu de charité. Aimez qui vous voudrez. Dites un mot, et je m'en irai, si vous n'avez pas la patience d'attendre qu'on m'emporte.

LEONORA.

Comme c'est gai, ceci ! Je vous dirai, Roswein, qu'il n'y a pas plus de courage que de bon goût à prendre ainsi à tout propos des attitudes d'agonisant et à faire étalage de votre suaire devant les dames, surtout quand vous n'avez d'autre maladie, à ma connaissance, qu'un rhume de cerveau.

ROSWEIN, jetant aux pieds de Léonora un mouchoir qu'il a porté à sa bouche et qui est teint de sang.

Tenez !

LEONORA.

Tous les artistes crachent le sang.

ROSWEIN.

Vous êtes une malheureuse ! (Il éclate en sanglots et cache sa tête dans ses mains.)

LEONORA.

Je n'aime pas les hommes qui pleurent. Bonsoir. (Elle se lève et sort.)

ROSWEIN, CARNIOLI se montrant hors du balcon dès que Leonora est sortie.

CARNIOLI.

André !

ROSWEIN, se levant.

Carnioli !

CARNIOLI, lui prenant le bras.

Viens-t'en.

ROSWEIN.

Comment ? pourquoi ?... Où voulez-vous que j'aille ?

CARNIOLI.

Sortons d'ici, te dis-je ! Je ne veux pas que tu restes une minute de plus dans cet enfer.

ROSWEIN.

Qui m'y a jeté, Carnioli ?

CARNIOLI, frappant du pied.

C'est moi, mille diables ! Ne me le répète pas ; je me le suis dit assez. (II le regarde.) Tu es bien changé, mon pauvre enfant... (Il l'embrasse.) Allons, viens !

ROSWEIN.

Je ne puis. Ah ! Carnioli, pourquoi m'avez-vous précipité dans ces abimes !

CARNIOLI.

Encore ! Je m'en repens, te dis-je ! Que te faut-il de plus ? Pourquoi m'as-tu envoyé recevoir une volée de coups de bâton chez les capucins, toi ? Il me semble que chacun a ses torts en ce monde... Moi, du moins, je croyais te rendre service ; oui, sur mon âme, je le croyais sincèrement !... En thèse générale, j'avais raison ; mais ton tempérament individuel a déjoué mes calculs... Pouvais-je prévoir, bon Dieu ! que tu prendrais avec un sérieux tragique la moindre aventure galante qui tenterait ta fantaisie ? Avais-je l'idée d'un amoureux de ton espèce ? Était-il vraisemblable qu'un homme de ton mérite fût d'humeur à jouer entre les mains de la première femelle venue le rôle d'un pantin au bout d'un fil ? Non ; il m'a fallu, pour le croire, assister de ma personne à cette scène burlesque et lugubre où je t'ai vu exécuter docilement tous les exercices d'un jeune acrobate sous le fouet d'une coquette impitoyable. Sang de mes veines ! à quoi te sert donc cette cravache que voilà ? (Il prend une cravache suspendue au mur, en cingle deux coups sur les meubles et la jette sur le parquet.) Viens-t'en !

ROSWEIN.

Non, Carnioli, je suis entré dans un chemin mauvais, mais j'y veux marcher droit. Ma vie est scellée pour jamais dans cet amour qui fut ma faute : mon propre mépris m'étoufferait, si je n'avais pas le cœur de rester fidèle à ma trahison. Que m'importe la souffrance ? Je ne souffre pas assez ; mon crime ne sera jamais aussi cruel pour moi qu'il le fut pour d'autres... (Vivement.) Ne me parlez pas d'eux... je ne sais ce qu'ils sont devenus... je ne veux pas le savoir... Mais ce ne sera pas du moins un entraînement passager, un futile caprice qui m'aura fait commettre cette lâche action que vous savez : ce sera une grande et irréparable passion dont j'épuiserai le calice jusqu'à la lie , jusqu'à la mort !... C'est le seul devoir qui me reste, je le garde : c'est la seule vertu qui me sauve de l'extrême désespoir... Laissez-la-moi !

CARNIOLI.

Penses-tu m'abuser avec ce jargon mystique ? Espères-tu t'abuser toi-même ? Qu'ont de commun le devoir et la vertu avec la vie abjecte que tu mènes ici ? Ose dire la vérité ! cette femme, qui te tient sous son talon, qui te roule et te déchire en riant dans la poussière et dans la fange de ses pas, tu l'aimes !

ROSWEIN.

Eh bien ! oui, je l'aime ! Je ne pourrais vivre loin d'elle : il n'y a pas au monde un sentiment, un spectacle, un triomphe dont je puisse jouir, si elle ne le partage, si sa présence ne l'éclaire. Où elle n'est pas, il n'y a ni cieux, ni soleil... Le jour se lève dans ses yeux ; mon cœur n'est plus que l'écho de son cœur ; ma vie n'est plus que l'ombre de la sienne... Je l'aime ! vous l'avez dit.

CARNIOLI.

Misérable enfant ! as-tu perdu l'honneur avec le reste ? Attendras-tu qu'elle te jette hors de chez elle par les épaules ? Ne comprends-tu pas que ta place n'est plus chez cette femme, dès que tu n'y es plus aimé ?

ROSWEIN.

Vous la connaissez mal, Carnioli : c'est une âme orageuse et troublée, mais loyale. Quand elle ne m'aimera plus, elle me le dira. Ne lui ai-je pas offert cent fois de la quitter ? Pourquoi me retient-elle, si elle ne m'aime pas ?

CARNIOLI.

Pourquoi ? Sur ma parole, c'est une naïveté qui ferait rire un mort !... Pourquoi le tigre a-t-il les mœurs du tigre ? Pourquoi joue-t-il avec sa victime avant de lui donner le coup de dent suprême ? Dis-moi cela, mon garçon !... Et n'est-ce rien d'ailleurs que de s'entendre répéter tout le long des jours, en langage poétique, qu'on est belle et qu'on est adorée ? Et n'est-ce rien encore pour ces palais blasés que la saveur raffinée d'un amour en partie double ? N'est-ce rien pour ces consciences mortes que le plaisir de tromper ? N'y a-t-il pas un égal divertissement pour l'esprit et pour le cœur dans les âcres émotions et dans la stratégie savante de la trahison ? Je te dis qu'elle aime ce Paolo Maria, et je suis prêt à le jurer, si tu le veux.

ROSWEIN.

Encore une fois, Carnioli, vous la connaissez mal : elle serait capable d'un crime peut-être, mais non d'une basse infamie.

CARNIOLI.

Mon ami, elle est capable de tout, comme toute femme qui n'a d'autre principe de conduite que la passion. L'as-tu jamais vue mettre le pied dans une église ? Non. Eh bien ! méfie-toi également des femmes qui ne sortent pas des églises et de celles qui n'y entrent jamais : ce sont deux espèces venimeuses. Hors du cercle chrétien, André, je connais des hommes honnêtes, mais pas une honnête femme. Outre que les passions d'un homme ne sont pas soumises à des règles aussi sévères, elles sont moins violentes, elles s'affaiblissent d'ailleurs en se dispersant : l'honneur humain peut suffire à les dompter. Mais les passions d'une femme, à la fois plus fougueuses et plus exclusives, veulent le frein religieux. Il n'y a que Dieu contre ce torrent. Ta maîtresse est un esprit fort ; il ne m'en faut pas davantage. Je vais te conter son histoire. Elle a eu des amants, elle en a, et elle en aura. C'est à quoi se réduit dans la pratique toute la philosophie du sexe : toute femme qui n'est pas au Christ est à Vénus.

ROSWEIN.

Je ne m'en irai pas, Carnioli : ainsi vous perdez vos peines et vos calomnies.

CARNIOLI, s'accoudant sur le dossier d'un fauteuil, et parlant sur le ton d'une ironie amère, mais contenue.

Mes calomnies, jeune homme !... Ah ! je vois ce que c'est... Après t'avoir enlevé par un coup de main de courtisane, il fallait raffermir ton estime ébranlée... C'est la manie de ces femmes que de vouloir être estimées... Il fallait aussi bien t'édifier sur le passé pour mieux t'aveugler sur le présent et sur l'avenir... Alors on s'est drapé dans sa robe d'innocence... on a pris à tes pieds des poses virginales... l'oiseau de proie a modulé des soupirs de colombe. La lionne a bêlé ! et tandis que tu palpitais sous sa griffe, elle t'a persuadé que tu étais son vainqueur. Tu as demandé pardon au ciel d'avoir mis à mal une si pure victime, et tu as juré de consacrer ta vie à réparer cet énorme forfait !

ROSWEIN.

Assez !

CARNIOLI.

Tu vois que je la connais. Par un juste retour, après t'avoir apitoyé sur son sort, cette généreuse personne se sera, je n'en doute pas, attendrie sur le tien. « Enfant que vous êtes ! t'aura-t-elle dit pendant que sa blanche main rivait ta chaîne, fuyez ! Mon amour est fatal ! J'ai fait vœu de ne jamais aimer ! Tout ce que j'aime souffre et meurt. » Et alors elle t'a parlé de son mari, qu'elle aimait et qui est mort, de ses fleurs préférées, qui sont mortes ; que sais-je ? de son épagneul favori qui est mort. Et après cette énumération funèbre, elle t'a engagé de plus belle, en t'enlaçant de ses bras magnifiques, à fuir la malédiction qui pesait sur ta tête... Ah ! ce sont de douces heures dans la vie, je ne le nie pas !... Et lorsque enfin elle a eu bien solidement doublé et triplé sur tes yeux le bandeau classique, lorsqu'elle t'a vu convaincu bien à fond que tu étais son premier amant et que tu serais le dernier, elle en a pris bravement un sixième !

ROSWEIN.

Vous mentez !

CARNIOLI.

Tu ne crois pas au sixième ? eh ! morbleu ! tu croiras du moins au quatrième, car c'était moi !

ROSWEIN, violemment, lui saisissant le bras.

Tu mens ! (Leonora se précipite dans la chambre.)

LES MEMES, LEONORA.

LEONORA, prenant les deux mains de Roswein.

Merci, André ; merci, mon amour !... Mais il ne fallait pas lui répondre ! Il n'y a pas de termes de mépris qui ne glissent sur son front. M. Carnioli, je n'ai rien à vous dire. Sortez de chez moi.

CARNIOLI, grave.

Madame, je suis très-fâché de vous voir. Je n'aime pas les scènes de ce genre-ci ; mais enfin vous voilà. Eh bien ! si jamais vous avez su ce qu'il en coûte de perdre ses plus chères illusions, ne prolongez pas l'agonie de ce jeune homme : puisque j'ai été forcé de lui briser le cœur pour vous en arracher, rendez-lui le service du coup de grâce ; attestez que j'ai dit la vérité.

LEONORA.

J'atteste que vous mentez.

CARNIOLI.

Princesse, je ne sais véritablement pas où vous voulez en venir : vous avez la tête forte, j'en conviens ; mais vous n'ignorez pas que je vous tiens dans ma main, et que j'ai la main ferme. Je me demande par quelle issue vous espérez m'échapper ; cela me passe.

LEONORA.

Comment ! le misérable ne veut pas sortir !... André, il vous a reproché, je crois, de ne pas savoir manier cette cravache... donnez-la-moi donc !

CARNIOLI, hors de lui.

Ah ! mille serpents à sonnettes ! elle veut que nous nous coupions la gorge l'enfant et moi ! Voilà son plan ! j'aurais dû le deviner dès qu'elle est entrée... Pas un mot, pas un geste, André, ou tu t'en repentiras le reste de tes jours !... J'ai chez moi un paquet de ses lettres ; dans vingt minutes, je te le rapporte !

ROSWEIN.

Leonora, que dit-il donc ?

LEONORA.

Il ment.

CARNIOLI.

Attends-moi vingt minutes, si tu es un homme. (Il sort.)

ROSWEIN, LEONORA. (Dès que Carnioli est sorti, Leonora s'affaisse sur ses genoux, la tête dans ses mains, et éclate en sanglots.)

ROSWEIN.

Leonora !... pourquoi ces larmes ?... Je ne le crois pas !

LÉONORA, d'une voix étouffée.

Tuez-moi ! tuez-moi avant qu'il ne revienne !

ROSWEIN.

Ciel puissant ! c'est donc vrai ! (Leonora sanglote sans répondre ; ses cheveux inondent ses épaules.) Oh ! Dieu juste ! (Il marche à travers la chambre. Moment de silence. Revenant près d'elle, il reprend d'une voix sourde.) Pourquoi m'avez-vous trompé ? A quoi bon ? Ne vous aurais-je pas tout pardonné ?

LEONORA, toujours prosternée sur le parquet et sanglotant.

Et m'auriez-vous aimée ?... aimée de cette pure tendresse, de ce noble amour d'enfant dont j'étais si indigne, André, mais par lequel j'étais si heureuse ?... Hélas ! que de fois l'aveu de mon infamie a failli s'échapper malgré moi d'un cœur qui débordait !... car c'était un bonheur bien troublé que le mien, André... Je vous avais trompé !... L'amertume de cette pensée se mêlait à toutes mes joies... elle empoisonnait ma vie... mes paroles... mon humeur... C'était la source unique de ces mauvais caprices dont je vous torturais, pauvre enfant !... Que de fois j'ai fléchi sous le fardeau ! que de fois j'ai été près de vous dire: « Ne touchez pas mon front... il souille vos lèvres !... » et puis le courage me manquait... je ne pouvais... je ne pouvais !... (Elle pleure.) Je vous aimais... Vous me croirez peut-être maintenant que tout est fini, Roswein... je vous ai bien aimé !

ROSWEIN.

Je ne vous crois pas.

LEONORA.

Non.., je ne puis m'en plaindre... j'ai tué la confiance... Tout est fini, je le sais bien... (Elle se lève et tombe épuisée sur le divan.) Je ne vous demande rien.., rien... Ah ! je serais la première à vous mépriser, si vous restiez ; mais ne me jugez pas du moins plus sévèrement que je ne le mérite, je vous en supplie... Ne croyez pas à tout ce qu'a dit Carnioli, à tout ce qu'il vous dira... Je ne vaux rien, mais il vaut moins que moi... J'ai été sa maitresse, voilà ce qu'il y a de vrai... et c'est assez pour la honte de toute ma vie ; mais tout le reste est faux, et il le sait bien : ces lettres même dont il se vante, ces lettres vous le prouveront !

ROSWEIN.

Je ne vous crois pas. Taisez-vous.

LEONORA, suppliante.

Ah ! pourquoi me traiter si durement, Roswein ?... Quand je serais, comme il vous l'a dit, une créature, une courtisane, tout ce qu'il y a de plus vil, ne vous ai-je pas aimé, et aimé fidèlement ? Qu'aurait pu faire de plus pour vous le cœur le plus pur ?... Je suis sous vos pieds... épargnez-moi... (Elle pleure.) Si vous aviez la patience de m'entendre, je vous dirais ma vie tout entière ; mais vous ne me croiriez pas encore... et cependant la dernière des femmes a encore ses moments de sincérité et de vertu... et vous voyez bien du moins que je suis dans un de ces moments-là, André !... Oui... il n'y a qu'une faute dans ma vie.., c'est Carnioli !... Jusque-là j'étais au niveau des plus irréprochables, sinon des meilleures... Ce monde au milieu duquel j'avais été abandonnée toute jeune... presque enfant... ne m'avait même pas effleurée de sa corruption ; j'en aimais avec ardeur le mouvement, les plaisirs, la vie factice et brillante ; il me prodiguait aussi des adulations qui m'enivraient ; ma pensée s'absorbait tout entière dans l'espoir, ou dans le souvenir de ses fêtes, et de mes frivoles triomphes. Ce fut toute la passion de ma jeunesse !... Vous pouvez me croire, André. Je n'attends, je ne veux plus rien de vous qu'un peu de justice et de pitié... Ah ! si je vous avais rencontré alors... j'aurais pu vous aimer en repos, grand Dieu !... Enfin, les années étaient venues, mon esprit était las de tant de futilité, mon cœur s'agitait dans le vide ; j'étais seule... malheureuse ; j'aurais donné, pour m'appuyer sur une main amie, mon nom, ma richesse, mon sang !... Je fis plus... je me donnai !...

ROSWEIN.

A Carnioli ! Tout autre... je l'aurais compris, peut-être... Mais Carnioli !... Étrange début pour une honnête femme !

LEONORA, amèrement.

Oui, n'est-ce pas ?... Je le pensai comme vous, quand je le pus connaître, quand, sous ces formes chevaleresques, sous ce langage enthousiaste, qui m'avaient séduite... je ne trouvai que l'égoïsme glacé d'un fat, la sécheresse et la décrépitude d'une âme de libertin vulgaire... Ah ! c'est lui qui me reproche de vous avoir trompé... d'avoir surpris votre amour... de m'être faite meilleure que je n'étais... Lui ! il est hardi !... Mais il avait de l'esprit du moins, et Dieu sait comme il en usa ! Certes il n'a pas tenu à lui que je ne sois devenue telle qu'il me dépeignait à vos yeux tout à l'heure, telle qu'il me croit peut-être ; car je n'épargnais aucun soin pour soustraire à son insolente ironie tous les songes de jeunesse et de vertu... que ses leçons, que son contact flétrissant avaient refoulés, mais non étouffés au fond de mon cœur !... Je vous gardais, André, quoi qu'il en puisse dire, cet humble, ce pur trésor de mon âme... Mon âme ! comment l'aurait-il souillée ? Il ne l'a pas connue. C'est vous qui me l'avez révélée, je ne la dois qu'à vous ; elle s'est éveillée sous votre souffle... Allez, mon ami, elle vous survivra pour vous venger !... (Elle cache sa tête dans les carreaux du divan ; Roswein, debout, la regarde en silence. Elle se lève tout à coup et va à lui.)Partez !... qu'il ne vous retrouve pas ici... que je n'aie pas à rougir devant lui... Encore cette grâce , partez ! (Elle lui prend une main, quelle baise en s'inclinant, et poursuit d'une voix entrecoupée de larmes :) Je ne vous aimais pas , André , puisque vous ne voulez point me croire... je vous respectais... je vous adorais... Cela est bien vrai... vous étiez pour moi plus qu'un amant bien-aimé ; vous étiez ma religion... ma prière... mon lien avec le ciel... Vous osiez me parler de Dieu... je n'osais vous répondre, mais je comprenais... Tout ce que j'avais de bon et d'honnête, tout ce qui me consolait de moi-même... vous emportez tout !... Tout va s'éteindre avec le cher regard de vos veux... André ! mon André ! adieu !... (Elle tombe à genoux, lui baisant les mains.) Merci de m'avoir aimée !...

ROSWEIN.

Leonora, vous êtes plus coupable que des paroles ne peuvent le dire, si vous dépensez tant de larmes et de serments pour tromper un être aussi confiant que moi. Relevez-vous : je vous aime.

LEONORA, se relevant, et le regardant avec anxiété.

Non... André !... si c'est une raillerie... si cette joie entrée en mon cœur doit en sortir... je vous jure que le châtiment sera plus grand que la faute.

ROSWEIN.

Je ne raille point. Je t'aime. (Il la serre dans ses bras et la porte défaillante sur le divan.)

LEONORA, ouvrant les yeux et le regardant.

Il y a des anges !... Mais que suis-je, moi ? que suis-je ?... mon Dieu ! (Elle cache son visage.)

ROSWEIN.

N'y pensez plus. Oubliez comme j'oublie. La souffrance vous a rachetée. (Il se lève.) Mais je ne veux pas que cet homme rentre ici. Je vais le prévenir. Je vais à Naples. Vous êtes brisée. Allez prendre du repos. Dormez en paix. A demain.

LEONORA, se levant et l'interrogeant des yeux.

André... je ne vous reverrai plus ?

ROSWEIN.

Demain, au point du jour, si vous n'êtes point trop lasse... nous irons, comme autrefois, comme au printemps de notre amour, courir sur les rochers, fouiller les ruines et moissonner dans la rosée. Me croyez-vous ?

LEONORA.

Je vous crois, je vous crois. (Elle lui baise les mains ; André la conduit jusqu'à la porte de gauche.)A bientôt !... (Elle lui envoie un baiser de la main, et sort.)

ROSWEIN, seul.

Oui, ce sont des accents de vérité... ou la lumière même du jour n'est que mensonge et ténèbres ! Que va-t-il dire, lui ? Il va encore charger ses accusations... Mais j'ai un mot à lui répondre : Celui qui a le cœur de pousser dans les bras d'un autre la femme qu'il a aimée, celui qui, pour servir ses desseins, fait de la beauté de sa maîtresse une enseigne et un piège, celui-là peut prétendre à tout dans le monde, hormis à la confiance d'un honnête homme. Il y a un quart d'heure à peine qu'il est parti ; en me hâtant, je le trouverai encore à Naples, ou du moins je le rencontrerai sur le chemin... (Carnioli ouvre la porte du fond.) Lui !... Déjà !

CARNIOLI.

Déjà. Ah ! tu es seul ? tant mieux ! Je ne suis pas allé à Naples, j'y ai envoyé Beppo, que j'avais laissé devant la grille avec mon cheval. Dans un instant il sera ici avec les lettres, et tu pourras te convaincre, mon ami...

ROSWEIN.

C'est inutile. Elle m'a tout avoué.

CARNIOLI.

Ah !... Je m'en doutais. Or çà, fais ton paquet, et partons.

ROSWEIN.

Non.

CARNIOLI, vivement, le regardant.

Non ? Eh bien ! je suis fâché de te le dire, mon garçon, mais tu es...

ROSWEIN.

Un lâche, c'est entendu. Écoutez, Carnioli : vous avez été, à votre façon, mon bienfaiteur. Je m'en suis souvenu jusqu'ici ; mais en voilà assez, croyez-moi. Un mot de plus dépasserait tout ce que la reconnaissance humaine peut supporter.

CARNIOLI. (Il se promène un moment en silence, le front soucieux ; puis il reprend d'une vois brève et agitée :)

Mon cher, tu seras cause que je terminerai mes jours dans un couvent, toi, vois-tu ! J'ai trop aimé la musique, tu as trop aimé une femme... Nous expions tous deux. Chaque homme reçoit une certaine dose de sensibilité, une certaine faculté d'aimer et de se dévouer qu'une loi supérieure lui ordonne apparemment de répandre autour de lui dans des proportions réglées, en attribuant une part au donateur, une autre à la famille, une autre à la patrie, à ce qu'on nomme le devoir enfin, et réservant le surplus pour les distractions et pour les loisirs de la vie. Nous avons tous deux violé cette loi, nous avons concentré toute notre puissance d'affection sur un seul objet, et, ce qu'il y a de pis, sur un objet de luxe : moi sur la musique, toi sur une femme. Nous sommes maudits à cause de cela, mon garçon. Ma passion, à moi, est frappée au cœur par les ressorts mêmes qu'elle avait tendus. Je perds l'œuvre de ma vie par les combinaisons que j'avais méditées pour la sauvegarder - à la secrète rougeur de mon front, et, pour tout achever, je vois une main que j'ai emplie de bienfaits prête à se lever contre mon visage. Cela est dur ! Toi, tu assistes, comme un témoin désespéré, mais impuissant, à la ruine de ton corps, de ton âme et de ton génie ! Cela n'est pas gai non plus. Il y a un Dieu, Roswein, positivement.

ROSWEIN.

Je le sais.

CARNIOLI, dont l'agitation augmente.

Ah ! cette femme !... Comment ai-je pu oublier qu'il a suffi en tout temps d'un de ces fragiles écueils pour briser toute force humaine ? Un enfant le sait !... Omphale, Circé, Dalila ! ces noms de magiciennes qui flamboient comme des phares dans la tradition du monde, comment ne m'ont-ils pas éclairé ?... Mais ce qui peut être sauvé encore de ton naufrage, je le sauverai !... oui, à tout prix ! S'il te reste un lambeau de cœur dans la poitrine, je te tirerai de ce harem, quand je devrais, comme Ulysse, te mettre devant les yeux un miroir d'acier, quand tu devrais en sentir le reflet jusque dans la moelle de tes os !... Aussi bien il le faut... Seulement j'aurais voulu t'y préparer... Il n'est plus temps. Écoute.

ROSWEIN.

Non... Laissez-moi !

CARNIOLI.

Ah ! pour une fois en ma vie que je parle sérieusement, tu daigneras m'écouter !... Je ne suis pas venu d'Espagne directement. Une affaire d'intérêt m'appelait en Sicile, et avant de toucher à Naples, je suis allé passer une semaine dans une villa que j'ai entre Palerme et Monreale. Je ne savais que faire de mes soirées, et je les employais à courir la campagne, qui est fort belle par là, un coin de l'Éden oublié par le déluge... Jamais personne, je m'en vante, ne fut moins que moi enclin à la mélancolie... Et cependant je ne saurais dire par quelle bizarrerie j'éprouvais, durant ces promenades solitaires, la pesanteur d'une âme repliée sur elle-même, et le vague abattement d'un esprit qui se nourrit, comme un fiévreux, de sa propre substance... Était-ce fatigue du voyage ? était-ce pressentiment ?... Quoi qu'il en soit, un soir, c'était jeudi dernier... (Il hésite.) Donne-moi un verre d'eau. (Roswein lui verse de l'eau, Carnioli boit une gorgée, pose le verre près de lui, s'assoit et poursuit.) Au déclin du jour, je traversais un étroit vallon que de hautes collines préservent des vents de la mer, et qui est renommé dans le pays pour la salubrité de l'air qu'on y respire. Parmi les ignobles masures éparses dans ce vallon, je remarquai une petite habitation d'une propreté britannique, une espèce de cottage ; ces Anglais se fourrent partout ! Comme je m'en approchais, poussé par une curiosité banale, j'entendis tout à coup s'élever du fond d'un verger attenant à la maisonnette les sons graves et veloutés d'un violoncelle.

ROSWELN.

Carnioli !

CARNIOLI.

Je reconnus l'archet... je reconnus la main !

ROSWEIN.

De grâce, Carnioli !

CARNIOLI.

Crois-tu que ce récit m'amuse ? Un homme de moyen âge, à face carrée et à favoris roux, se tenait sur le seuil du logis. Il vint à moi, croyant lire sur mes traits l'expression d'une souffrance subite... Je l'interrogeai... Il avait dans sa ferme depuis un an deux hôtes qu'il me nomma... Ma raison me disait de fuir ce lieu... Mais le violoncelle chantait toujours, et ma passion musicale, se joignant à un sentiment que je ne pourrais définir, m'attirait jusqu'au fond de cet abîme d'amertume, sur le bord duquel le hasard m'avait amené.

ROSWEIN.

Le hasard, Carnioli ?

CARNIOLI. (Sa voix devient plus brève.)

Comme tu voudras... J'entrai dans le verger... Je me glissai sans bruit derrière les arbres, et je pus voir un groupe de trois personnes que le feuillage d'un figuier protégeait contre les rayons du soleil couchant... Une d'elles m'était inconnue... mais je compris que c'était un médecin...

ROSWEIN.

Oh ! Dieu !

CARNIOLI.

Quant aux deux autres, je les connaissais, et tu les connais. Le vieillard seul me parut changé... Les traits de la jeune fille me semblèrent à peine altérés, et cependant son attitude, le fauteuil garni d'oreillers où elle était à demi couchée, l'éclat singulier de son regard, tout m'annonçait que le médecin venait pour elle... Comme j'arrivais... - il n'y a pas un détail de cette scène qui ne me restât présent, quand je vivrais dix mille ans !... (Il frappe le parquet du pied), -son père déposa son archet, et lui demanda comment elle se trouvait... « Mieux, dit-elle en souriant, de mieux en mieux ; mais l'Allemagne seule me guérira tout à fait... Puis elle ferma les yeux, et murmura quelques mots indistincts... Je ne pus entendre que ton nom...

ROSWEIN.

Par pitié, Carnioli !

CARNIOLI.

« Mon enfant, dit alors le vieillard, confie-moi tout... Ce secret que tu t'obstines à garder, il double ton mal... Confie-moi tout, je t'en prie ; je te promets de ne pas le maudire... Il t'a trompée, n'est-ce pas ? » Elle rouvrit les yeux : « Non, non, reprit-elle... je me suis trompée moi-même, moi seule... Il n'y a d'autre coupable que moi ; aimez-le toujours. » Puis, dès que sa paupière se refermait, comme si le délire la reprenait subitement, elle changeait de langage... elle t'accusait... elle répétait tes paroles d'amour... elle priait son père... elle priait Dieu de te pardonner.

ROSWEIN.

Oh ! malheur ! Carnioli, si vous m'avez aimé jamais !...

CARNIOLI. (Sa voix s'altère.)

Pendant ce temps-là, les doigts du vieillard posés sur les cordes du violoncelle en tiraient par saccade des sons... des plaintes, qui m'entraient dans l'âme... La jeune fille se réveilla et dit : « Mon père, j'ai deux grâces à vous demander... Souriez-moi d'abord. » Il essaya de sourire ! « Merci, reprit-elle, et maintenant jouez-moi le Chant du Calvaire... Non, non, dit le bonhomme avec l'accent d'une gaieté poignante, le jour de ton mariage, fillette... » L'enfant sourit en le regardant fixement : il baissa les yeux sans répliquer. D'un geste plein de douleur, il secoua ses cheveux blancs sur son front plus pâle que le marbre, et prit son archet... J'entendis alors le Chant du Calvaire... le Chant du Calvaire, oui ! (Sa voix s'étrangle.) Pendant qu'il jouait, je voyais de grosses larmes tomber une à une sur ses pauvres mains amaigries et tremblantes... Il pleurait ! Le bois et le cuivre pleuraient !... Le médecin détournait les yeux, et moi !... L'enfant seule ne pleurait pas... Elle n'avait plus de larmes !... (Il se lève vivement ému et fait quelques pas.)

ROSWEIN.

Assez ! assez ! O Dieu miséricordieux ! Dieu ! (Il tombe sur un siège.)

CARNIOLI, brusque.

C'est fini. Calme-toi. Je sortis. J'attendis le médecin à la porte. Je lui demandai s'il restait quelque espérance. Il me montra le ciel. « Mais, lui dis-je, si celui qu'elle aime lui était rendu ?... -Alors, répondit-il, quoiqu'il soit bien tard... peut-être ! »

ROSWEIN, se levant.

Partons. Partons vite !

CARNIOLI.

Partons.

ROSWEIN.

Carnioli, je vous jure que je vais vous suivre ; mais il faut que je revoie une fois encore celle que je quitte à jamais. Il le faut. Je ne lui parlerai pas. Elle ne me verra pas. Je jetterai un dernier regard sur son visage et je vous suivrai.

CARNIOLI.

Tu faiblis déjà ?

ROSWEIN.

Non. Accompagnez-moi, venez. Je ne l'éveillerai pas.

CARNIOLI.

Viens donc, et finissons.

Ils sortent par la porte de gauche, traversent une galerie, et arrivent dans la pièce qui précède la chambre à coucher de la princesse ; une lampe d'albâtre éclaire à demi cette antichambre. Marietta sommeille dans un fauteuil. A l'entrée des deux hommes, elle se lève effrayée.

ROSWEIN, à demi-voix, à Mariette.

Elle dort ?

MARIETTA.

Oui. Parlez bas.

ROSWEIN.

Je reviens. Attendez-moi là. (Il se dirige vers la chambre).

MARIETTA, l'arrêtant.

Madame la princesse a recommandé qu'on ne la troublât sous aucun prétexte. Elle était souffrante.

ROSWEIN.

Laisse. Je ne l'éveillerai pas. Je veux la voir seulement.

MARIETTA.

Monsieur, pardon ; mais je serais chassée.

ROSWEIN.

Elle ne me verra pas. Retire-toi. Pourquoi trembles-tu, sotte ?

MARIETTA.

Monsieur, n'entrez pas, je vous en supplie.

CARNIOLI, d'une voix éclatante.

Elle n'y est pas ! Je parie ma tête qu'elle n'y est pas ! Ah ! voilà pour couronner l'œuvre ! (Il rit.) Tu peux entrer, va : tu ne réveilleras personne.

ROSWEIN, repoussant Mariette éperdue.

Ote-toi ! (Il ouvre violemment la porte : la chambre est vide. Se frappant le front :)Elle me trompait donc ! Elle mentait encore ! Non ! quand un ange de Dieu me l'eût dit, je ne l'aurais pas cru ! (Apercevant une lettre sur la table.) Ah ! une lettre d'elle ! (Il l'ouvre et lit.) « Mon cher maestro, je quitte quand il me plaît ; mais on ne me quitte pas. Adieu. Leonora. » (Il reste un instant immobile, appuyant fortement une main sur sa poitrine.)

CARNIOLI.

Eh bien ! il faut la remercier. Tu en auras l'esprit plus libre. Viens-t'en.

ROSWEIN, saisissant le bras de Mariette.

Écoute, toi, et réponds-moi avec vérité, ou ne te tiens pas une heure de plus à portée de ma main ; car, sur ma vie, tu payerais pour tous : elle est partie avec ce chanteur, n'est-ce pas ?

MARIETTA, à Carnioli.

Au secours, monseigneur !

CARNIOLI.

Réponds-lui.

MARIETTA.

Avec le chanteur...

ROSWEIN.

Où sont-ils ?

MARIETTA.

A Gaëte.

ROSWEIN.

A Gaëte ! Suivez-moi, chevalier. Beppo doit être revenu. Nous trouverons vos chevaux à la grille.

CARNIOLI.

Mais que vas-tu faire ?

ROSWEIN.

Vous verrez bien. Venez.

CARNIOLI.

Est-ce que je veux m'embarquer dans ton algarade ? Tu es fou !

ROSWEIN.

Ne venez donc pas. Bonsoir. (Il s'en va.)

CARNIOLI.

Arrête, mort-Dieu ! je te suis... Je serai destitué... mais cela m'est égal !

ROSWEIN.

Passons chez moi. Il nous faut des armes. (Ils sortent.)

Minuit - Une rampe escarpée sur le chemin de Gaëte. - A droite, des collines chargées de bois et plongées dans l'ombre. A gauche, la mer, plus lumineuse, battant le pied d'une falaise que la route gravit en tournant.

ROSWEIN, CARNIOLI, tous deux à cheval, montant la rampe au galop.

CARNIOLI.

Cette route est déserte comme le Sahara. La Marietta nous a trompés. Du train que nous marchons, nous les aurions rejoints nécessairement, s'ils suivaient cette direction... Peut-être aussi vont-ils par nier... Retournons, crois-moi.

ROSWEIN.

Retourne si tu veux. Hop ! hop là !

CARNIOL1.

Pense à la Sicile, André... pense au Chant du Calvaire.

ROSWEIN.

Je le chante, le Chant du Calvaire !

CARNIOLI.

Pas si vite, que diantre ! Voilà une horrible nuit... Il y a des moments où ma raison me quitte... Si je croyais à l'enfer, je croirais y être !... Nous perdons notre temps, te dis-je.

ROSWEIN.

Avançons ! Je vois un point sombre n'est-ce pas une voiture ?

CARNIOLI.

Le ciel nous en préserve ! Moi, je ne vois rien... La nuit est noire comme la face du diable... Je vais, d'une minute à l'autre, tomber à la mer avec mon cheval, et j'en rirai, tant je suis gai !

ROSWEIN.

J'ai entendu le bruit d'un fouet, j'en suis certain. Hop là ! (Il presse son cheval écumant.) Ah ! saints du ciel ! que va-t-il se passer ?

CARNIOLI.

Donne-moi tes pistolets, André ! tu n'es pas maître de toi !... Je veux bien te servir de témoin contre ce jeune homme... mais si tu prétends me faire assister au meurtre d'une femme... corps du Sauveur ! je n'en suis plus !

ROSWEIN.

Une femme ! est-ce que c'est une femme ?... Et puis que m'importe ?... Comment ! on fera ce qu'elle a fait... on fera litière sous ses pieds de tout ce qu'il y a de sacré et d'inviolable, on fera vingt fois le jour de la parole un mensonge, du sourire et des larmes une comédie, de l'âme d'un homme un hochet, du nom même du ciel une lâche trahison... et on en sera quitte pour dire : « Je suis une femme !... » Non, de par Dieu ! Ah ! les vois-tu, maintenant ?... Arrête là-bas ! (On aperçoit une voiture qui gravit la côte.)

CARNIOLI.

Donne-moi tes pistolets, malheureux enfant !... Je te jure que je te les rendrai pour tout combat digne de toi.

ROSWEIN.

Halte-là, postillon !... Arrête ou je te brûle !

Il saute à bas de cheval. Carnioli l'imite aussitôt. Tous deux s'approchent en courant de la voiture, qui est arrêtée.

CARNIOLI.

C'est une méprise !... André, prends garde !... Cette voiture n'est pas la sienne !

ROSWEIN.

Nous allons voir.

Ils arrivent près de la voiture. Roswein ouvre violemment la portière ; il aperçoit le vieux Sertorius assis près d'une bière couverte d'un drap blanc et semée de fleurs. - Il recule en poussant un cri terrible. - Carnioli de la main et se place devant lui comme pour lui cacher ce spectacle.

SERTORIUS, d'une voix sourde et tremblante.

Qu'y a-t-il ?... Que voulez-vous, messieurs ? Je l'emporte en Allemagne, elle l'a désiré. C'est ma fille, messieurs... (sa voix se brise.)ma fille unique... mon unique enfant ! Que voulez-vous de moi ?

CARNIOLI.

Monsieur, n'avez aucune crainte.

SERTORIUS.

Je ne crains rien... Vous êtes des voleurs... des bandits... vous n'êtes pas des artistes. Je ne crains que les artistes, messieurs. C'est un artiste qui a tué ma fille. Un de vous en aurait eu pitié... un tigre l'eût épargnée !...

CARNIOLI.

Passez en paix, monsieur ! passez en paix.

SERTORIUS.

Merci, messieurs, merci. Je l'emporte en Allemagne, elle l'a désiré.

CARNIOLI.

Oui, monsieur, allez en paix. Que Dieu vous soit en aide ! (Il ferme la portière. La voiture se remet en marche et disparait peu à peu dans l'obscurité. Carnioli se retourne.)André... où es-tu, mon André ? (Il aperçoit le jeune homme assis sur le bord de la falaise ; il court à lui.) Souffres-tu, mon enfant ?... Comme tu es pale !... Donne-moi ton pouls... Ah ! miséricorde !...

ROSWEIN.

Écoutez !

On entend un bruit de chants et de musique sur la mer : une barque pavoisée de feux apparaît, doublant la pointe de la falaise. Les sons deviennent plus distincts ; la voix de Leonora s'élève, chantant les adieux à Grenade. Roswein pousse un gémissement étouffé et s'affaisse sur le rocher.

CARNIOLI, se dressant sur le bord de la falaise, sans quitter la main de Roswein, et criant d'une voix tonnante :

Le cygne dalmate expire, et tu chantes, canaglia ! (La barque s'éloigne. Carnioli tombe sur ses genoux el pose sa main sur le cœur du jeune homme.) Plus rien !... Pauvre enfant !... pauvre enfant !... (il l'embrasse et sanglote.) Ah ! prie pour moi ! (Les chants s'éteignent dans le lointain.)

FIN