Honneur d'artiste
Un des noms les plus nobles de la vieille France, celui des Odon de Pierrepont, était porté, et bien porté, vers 1875, par le marquis Pierre-Armand, dernier descendant mâle de sa famille, qui était alors âgé d'une trentaine d'années. C'était un homme dont les traits charmants et sérieux, la grâce virile, l'élégance correcte et tranquille, évoquaient naturellement cette formule d'admiration banale: il a l'air d'un prince. - Il était difficile, en effet, de se le figurer assis dans un bureau, mesurant de la soie dans un magasin ou exerçant un métier quelconque, si ce n'est celui de diplomate ou de soldat, qui sont deux métiers de prince. On avait vu, du reste, le marquis de Pierrepont sous l'uniforme pendant la guerre de 1870. Il y avait fait preuve du plus brillant courage : puis il était rentré paisiblement dans sa vie de Parisien et de dilettante, un peu par goût et par défaut d'ambition, un peu aussi par complaisance pour une tante qu'il avait et qui n'aimait pas la république.
Cette tante, la baronne de Montauron, née Odon de Pierrepont et plus que fière de sa naissance, était veuve elle n'avait pas d'enfants et elle n'en était pas fâchée, cette circonstance devant lui permettre de disposer en faveur de son neveu des biens considérables qu'elle tenait de son mari : elle relèverait ainsi la fortune et l'éclat un peu obscurcis de la maison. Les Pierrepont, sans être précisément ruinés, étaient tombés, en effet, depuis deux générations, dans une situation qu'on pouvait appeler médiocre, au prix actuel de la vie. Le jeune marquis n'avait retiré de la succession de son père que quinze ou dix-huit mille francs de rente c'était assez pour assurer son indépendance; mais, même avec le léger supplément que sa tante y ajoutait en guise d'étrennes, c'était peu de chose pour un homme de son nom, représentant d'une famille de grands seigneurs. Madame de Montauron, qui avait elle-même un revenu de près de quatre cent mille francs, aurait pu, sans doute, ne pas attendre l'heure de sa mort pour redorer le blason de son neveu ; mais s'il y avait chez elle une passion plus forte que l'orgueil de race, c'était l'égoïsme. Tout en souffrant dans sa fierté de la vie un peu étroite du jeune marquis, elle ne pouvait prendre sur elle de l'améliorer de son vivant en faisant le moindre retranchement à son aisance personnelle. Elle avait alors cinquante-cinq ans. Calculant ses chances d'après certaines statistiques mortuaires empruntées à ses ascendants, elle comptait qu'elle avait encore, en moyenne, une trentaine d'années à vivre. L'humiliation de voir le dernier mâle de son nom réduit à une sorte de gêne pendant un si long espace de temps lui était extrêmement pénible; mais la pensée de vendre son hôtel de la rue de Varenne ou son château des Genêts, ou n'importe quoi, pour lui venir en aide, lui était encore plus insupportable. Pour concilier ces sentiments contradictoires et pour enrichir son neveu sans se dépouiller elle-même, le seul expédient possible était de lui faire épouser une belle dot. Tel était le but que poursuivait ardemment madame de Montauron au moment où commence cette histoire.
Elle aurait pu craindre que son beau neveu, comme elle l'appelait, lequel était fort apprécié dans le monde, et particulièrement par les dames, ne se montrât peu disposé à quitter sa vie libre et galante pour subir la contrainte du mariage. Mais on remarque assez souvent que les hommes naturellement appelés, par leur séduction personnelle, aux bonnes fortunes mondaines et aux conquêtes féminines, ne sont pas ceux qui y tiennent le plus. Assez indifférents à des succès trop faciles, ils n'ont, en général, ni la fatuité, ni la fureur de galanterie de ceux qui doivent triompher de la nature pour plaire aux femmes. On prêtait au marquis de Pierrepont, sur sa mine, beaucoup d'aventures ; et, bien que sa discrétion n'en avouât aucune, il y en avait probablement bon nombre d'authentiques. Mais, en réalité, ce n'était pas un libertin ; il y avait même chez lui un fonds de sérieux et de dignité que la vie de jeune homme commençait à effaroucher.
Il s'expliquait un soir à ce sujet avec un de ses amis, le peintre Jacques Fabrice, chez lequel il avait quelquefois, en sortant de son cercle, prendre une tasse de thé et fumer une cigarette.
- Mon cher, lui disait-il avec mélancolie, savez-vous ce qui m'arrive ? J'entre aujourd'hui dans ma trente et unième année.
- C'est un bel âge, dit le peintre, qui dessinai t sous le large abat-jour de sa lampe.
- C'est un bel âge , évidemment, reprit M. de Pierrepont; c'est l'âge où l'homme est dans le plein de ses facultés; mais, en même temps, c'est une heure critique, une heure décisive dans la vie, et surtout dans la vie d'un oisif et d'un simple dilettante comme moi. Me voilà sur la ligne de faîte qui sépare la jeunesse de la maturité... Si je me laisse glisser dans la maturité en y portant les passions et les habitudes de la jeunesse, impossible de m'aveugler sur l'avenir qui m'attend... Je crois avoir quelques notions d'honneur et de bon goût... J'ai naturellement horreur de ce qui est faux et bas... et cependant, malgré tout, si je m'abandonne au hasard dans ce moment de crise, j'entrevois un avenir qui choque toutes mes délicatesses natives... J'entrevois à l'horizon des amours de décadence, une jeunesse artificielle s'obstinant contre tous les avertissements et toutes les humiliations de l'âge... de secrètes opérations de teinture et de maquillage... quelque vieille maîtresse légitimée in extremis... et mille choses du même genre auxquelles des camarades tout aussi délicats que je puis l'être ont fini par se résigner piteusement... Eh bien, mon cher, j'ai beau y réfléchir, pour échapper à ce fatal avenir, je ne vois encore rien de mieux que la vieille coutume de nos pères...
- Ah ! ah ! dit Fabrice.
- Parfaitement ! reprit Pierre, le mariage! Mon Dieu ! le mariage a certainement ses inconvénients, ses tristesses, ses dangers... Mais c'est encore le meilleur moyen que puisse trouver un homme pour vieillir et mourir honnêtement sous ses cheveux blancs.
Le peintre soupira longuement sans répondre.
- Je vous demande pardon, dit Pierre. Ce sujet vous est pénible. Je n'aurais pas dut l'oublier.
- Mon expérience personnelle à cet égard est fort triste, assurément, dit le peintre ; mais elle ne signifie rien... J'avais fait un mariage de fou... Je ne regrette rien, d'ailleurs, puisque j'ai ma fille.
- Précisément, reprit Pierrepont : vous avez votre fille... Je peux en avoir une aussi, et même un garçon... Ce sont là des affections, des distractions qui arrachent plus ou moins un homme à la préoccupation exclusive de l'éternel féminin, et qui ont même une certaine grâce bienséante dans l'âge mûr de la vie... C'est un joli spectacle que celui d'un père encore jeune qui promène gaiement ses enfants, le matin… Enfin, que voulez-vous , mon cher !... Vous allez admirer ma candeur ; - mais j'ai comme un vague désir d'aimer, une fois en ma vie, une honnête femme… Les yeux du peintre s'étaient détachés un instant de son dessin pour se fixer, avec un air de sympathie un peu étonnée, sur les beaux traits du marquis.
- Bref, dit-il , vous voulez essayer d'une seconde manière... VOUS voulez savoir s'il n'existe pas, par hasard, un genre d'amour d'une qualité supérieure à ce que nous appelons l'article de Paris !...
- Exactement.
- Eh bien, qu'est-ce qui vous manque pour réaliser ce rêve honorable?
- Une femme, dit Pierre.
- Mais il me semble qu'avec votre nom, vos relations, vos perspectives… et vos avantages personnels, si j'ose m'exprimer ainsi, vous trouverez une femme quand vous voudrez...
- Non pas quand je voudrai, mais quand ma tante voudra.
- Ne m'avez-vous pas dit que, votre tante désirait vous marier le plus promptement possible?
- Le plus richement possible, dit le marquis en appuyant avec un peu d'amertume... Ma tante prétend que le mariage étant une pure loterie, il faut s'assurer uniquement de la dot et s'abandonner à la chance pour le reste... Ce n'est pas tout à fait mon avis... Comprenez-moi bien, d'ailleurs ... Je ne suis pas en situation de dédaigner les titres de rente... mais je voudrais pourtant que la femme que j'épouserai m'offrît quelques autres garanties de bonheur et d'honneur… et même des garanties exceptionnelles ... Vous savez comment les jeunes filles sont élevées aujourd'hui... Ça fait peur... C'est pourquoi mon mariage, bien que nous le désirions... ma tante et moi, demeure très problématique… À propos, quand venez-vous aux Genêts? Ma tante me demande dans sa dernière lettre, à quelle époque elle peut compter sur vous ?
- À dater du 10 août, je serai libre et à ses ordres.
- Bravo !... Vous ne l'avez jamais vue, ma tante, n'est-ce pas ?
- Jamais… pas même en songe, dit le peintre.
- Je vous ai dit, je crois, que ce serait un portrait un peu... je dirais presque ingrat...
- Je tâcherai de m'en tirer.
- Vous n'en aurez, au reste, que plus de mérite ! Au revoir !
Et ils se quittèrent.
Y a-t-il dans l'art spécial du peintre, dans sa vie un peu cloitrée et solitaire, dans sa recherche perpétuelle d'une certaine beauté supérieure, quelque vertu secrète qui tend à élever sa personne morale? Je ne sais; mais il semble qu'on trouve dans les ateliers de peintres, plus souvent qu'ailleurs, ces esprits graves et doux, ces cœurs simples, droits et fiers qui forment quelques-uns des types les plus attachants de la nature humaine. Sans généraliser plus que de raison cette observation, je ne crois pas qu'il existe au monde d'âmes plus nobles que celles de quelques artistes que j'ai connus.
L'origine de Jacques Fabrice était des plus humbles. Son père, petit employé dans une des mairies de Paris, était mort jeune, après avoir assez vécu cependant pour contrarier de tout son pouvoir la vocation précoce de son fils pour les arts du dessin. Sa mère travaillait chez elle pour un magasin de fleurs : douée d'un instinct plus délicat, elle s'intéressait secrètement aux goûts de l'enfant. Demeurée seule avec lui, elle fut vite au courant de toutes les formes d'enseignement artistique que Paris peut offrir aux pauvres et mit son fils en mesure d'en profiter. Vers sa quinzième année, Jacques commença à subvenir pour sa part aux frais du ménage en peignant des enseignes dans les intervalles de ses cours. On raconte que ce fut en le voyant décorer la façade d'une guinguette de Meudon qu'un des maîtres peintres du temps se prit pour lui d'un intérêt enthousiaste : non seulement il le reçut dans son atelier, où il le suivit avec prédilection , mais, deux ans plus tard , il l'emmenait avec lui dans un voyage en Italie . La mère de Fabrice eut la joie d'assister aux premiers succès de son fils, qui lui devait en partie son talent et qui lui devait surtout les qualités particulières qui caractérisent souvent les hommes élevés par une mère veuve, ce mélange de douceur et de force qui rappelle d'une manière touchante leur double rôle de protégés et de protecteurs.
Ce ne fut, toutefois, qu'après son admirable exposition au Salon de 1875 que la réputation de Jacques Fabrice éclata dans le public. Elle n'était guère sortie jusque-là d'un cercle restreint de confrères, de connaisseurs et de marchands. Son travail lent et consciencieux jusqu'au scrupule, son goût inquiet, son horreur de l'à-peu-près, bref sa probité artistique, avaient assez longtemps retardé l'éclosion définitive et lumineuse de son talent.
Il avait eu, de plus, à lutter, au début de sa carrière, contre des chagrins presque accablants. Il s'était marié à vingt-deux ans, par un coup d'imagination, avec la sœur d'un de ses camarades d'atelier: c'était une assez jolie fillette, qui avait l'air d'un Greuze, et qui était, comme la mère de Fabrice, ouvrière en fleurs. Il la voyait travailler assidûment à sa fenêtre et elle lui paraissait l'image même du bonheur et de la vertu domestiques. Il se fit une joie romanesque d'associer sa voisine pauvre à sa fortune naissante. Il l'épousa donc. Tout ce qu'une intelligence d'élite, tout ce qu'une âme délicate peuvent souffrir au contact permanent de la vulgarité d'esprit et de la bassesse d'âme, il le souffrit auprès de cette mignonne créature. Incapable de comprendre les hautes ambitions de l'artiste, elle lui reprochait sans cesse, avec des criailleries de mégère, la lenteur de ses études et la conscience de son travail, s'efforçant de le pousser à la hâtive production commerciale. Elle amenait même, en son absence, des marchands peu scrupuleux dans son atelier et leur vendait des tableaux inachevés, au grand désespoir du malheureux artiste. Elle eut le mérite unique de mourir au bout de sept ou huit ans, laissant une fille qui, heureusement, ne ressemblait pas à sa mère.
Le jeune marquis de Pierrepont, dont le dilettantisme s'intéressait presque également aux choses du sport et aux choses de l'art, et qui était un bon juge des unes et des autres, fut un des premiers à pressentir le grand avenir de Jacques Fabrice. Ils s'étaient connus tous deux pendant le siège de Paris. Ils avaient fait partie de la même compagnie dans un bataillon de marche, ils avaient été camarades d'ambulance après le combat de Châtillon. À la suite de ces relations, Pierrepont pénétra dans, l'atelier de Fabrice; il se fit, dès ce moment, dans le monde, l'apologiste d'un talent encore ignoré ou contesté. Il s'était formé ainsi entre eux une intimité assez étroite et aussi confiante qu'elle pouvait l'être entre deux hommes naturellement fiers et réservés, quel que fût, chez l'un comme chez l'autre, le mouvement secret des passions.
Pierre de Pierrepont avait vainement essayé, pendant plusieurs années, de décider sa tante, madame de Montauron, à faire faire son portrait par Fabrice, dont il lui garantissait l'extrême mérite ; il lui insinuait qu'il serait honorable pour elle, et en même temps économique, d'être une des premières à distinguer un artiste destiné à une éclatante réputation.
- J'attendrai l'éclatante réputation, répondait-elle. Je n'aime pas à essuyer les plâtres.
L'exposition de Fabrice en 1875, avec sa Récréation au Couvent, ses Lavandières de l'Yvette et son Portrait de lady S***, dite la Dame au Collier, fut un véritable triomphe, qui détermina madame de Montauron à céder enfin aux instances de son neveu et à favoriser de sa protection un homme qui n'en avait plus besoin. Après en avoir conféré avec Pierrepont, elle invita le peintre à venir, dans le courant de l'été, passer quelques semaines à sa campagne des Genêts, où elle avait plus de loisirs qu'à Paris et où elle pourrait poser pour son portrait avec plus de suite et de commodité.
En conséquence, Jacques Fabrice devait, comme nous l'avons vu, se rendre vers la fin d'août au château des Genêts, dans le département de l'Orne, pour y rejoindre le marquis de Pierrepont, qui s'y rendit lui-même aussitôt après les courses de Deauville.
La baronne de Montauron, chez laquelle nous introduisons maintenant le lecteur à la suite du marquis de Pierrepont, était une femme infiniment spirituelle, et d'une sensibilité nulle : elle avait trouvé moyen cependant de se faire une réputation d'âme généreuse en recueillant chez elle une jeune orpheline, parente éloignée de son mari, laquelle lui servait de lectrice, de garde-malade, et un peu de femme de chambre. Béatrice de Sardonne était la fille du comte de Sardonne, que ses écuries de courses avaient à demi ruiné, et que des spéculations de Bourse achevèrent. Il était mort, laissant sa fille avec mille francs de rente: c'était la misère ou le couvent. Madame de Montauron, vieillissante et maladive, songeait depuis quelque temps à s'attacher une demoiselle de compagnie pour alléger le poids de sa solitude et de ses infirmités. Elle désirait que cette demoiselle de compagnie fût distinguée, afin qu'elle fit honneur à sa maison; elle désirait qu'elle eût un bon caractère (et il est certain que la pauvre demoiselle devait en avoir besoin). Elle désirait enfin qu'elle fût jolie, afin que sa présence fût un attrait pour les hommes, dont la baronne aimait particulièrement la société. Mademoiselle de Sardonne paraissait répondre dans la perfection à ces diverses exigences ; elle était très bien née, d'une distinction plus qu'ordinaire, et fort jolie; -elle l'était même un peu trop pour le goût de la baronne; mais il fallait bien lui passer quelque chose. -C'était une personne assez grande, mais qui avait surtout grand air, Elle avait les épaules un peu hautes des femmes de sa famille, les yeux d'un bleu noir, le teint légèrement olivâtre, avec deux fossettes qui s'entrouvraient au milieu des joues quand elle souriait, ce qui était fort rare. Sa toilette était naturellement très ,simple et uniforme: c'était presque toujours une robe de soie noire, sans ornements, quelquefois, depuis la fin de son deuil, une robe d'une soie mordorée qui moulait son buste superbe, en jetant, à chacun de ses mouvements, des reflets de cuirasse. Elle était très silencieuse, ne parlant guère que pour répondre avec une politesse brève aux questions qu'on lui adressait. Elle obéissait aux ordres souvent mortifiants et aux caprices souvent tyranniques de la baronne avec une patience ou du moins un calme imperturbable: un pli vertical marqué entre les deux arcs de ses sourcils, et qui s'accentuait quelquefois brusquement, pouvait seul témoigner d'une secrète révolte contre sa situation presque servile.
Cette belle créature, pleine de charme et de mystère, avait, comme on peut le croire, de très nombreux et pas toujours de très délicats appréciateurs parmi les jeunes ou vieux amis de la maison. Sa décence grave, sa froide réserve, décourageaient vite ces hommages suspects. Peut-être, dans l'ingénuité de son âme et dans la conscience de sa beauté, avait-elle cru d'abord que quelques-uns de ces hommages étaient dictés par un sentiment sincère et des intentions honorables mais, avec sa prompte et fine expérience de femme, elle n'avait pas tardé à reconnaitre que tous ces prétendants dont elle était assiégée prétendaient à tout excepté à sa main. Cette conviction, se confirmant jour par jour depuis deux ans qu'elle vivait chez madame de Montauron, avait ajouté à la mélancolie de l'orpheline déchue un fonds d'amer mépris. Au surplus, quand elle n'eût pas été l'honnête fille qu'elle était, mademoiselle de Sardonne avait, contre les entreprises plus ou moins équivoques dont elle pouvait être l'objet, une défense plus forte que le mépris, plus forte peut-être que l'honneur même -son cœur s'était donné. -Il est bien rare qu'une jeune personne n'ait pas choisi, même dès l'enfance, dans le secret de sa pensée, l'homme qu'elle voudrait épouser, si son choix en pareille affaire devait dépendre de son goût. Il y a presque toujours, en effet, dans son entourage de famille ou de société, quelque personnage de premier plan qui répond particulièrement à l'idéal qu'une jeune fille peut se faire d'un mari, c'est-à-dire d'un amant: car, pour cet âge heureux, les deux mots sont encore synonymes. Béatrice de Sardonne avait à peine douze ans qu'elle était déjà frappée de l'accueil exceptionnellement empressé qu'on faisait dans sa famille et dans son monde à un jeune voisin de campagne qu'on retrouvait à Paris l'hiver. Il était évident pour l'enfant que ses tantes, ses cousines, et sa chère mère elle-même, s'agitaient plus que de coutume quand la visité du jeune voisin était annoncée. La conversation, quelquefois languissante à la campagne, même entre femmes, s'animait tout à coup.
Il était visible que l'approche de l'hôte attendu éveillait dans tous ces cœurs féminins une effervescence agréable on se mettait aux fenêtres comme pour hâter son arrivée enfin, quand Pierre de Pierrepont apparaissait, avec son air de prince, faisant stepper son cheval autour de la pelouse, les dames accouraient sur le perron le front épanoui, pendant que mademoiselle Béatrice, observant les choses à travers le feuillage, sentait elle-même dans son jeune cœur une certaine petite émotion proportionnée à son âge.
Les impressions de l'enfant, grandissant avec elle, avaient pris d'année en année un caractère plus profond et plus réfléchi. Le marquis de Pierrepont était pour tout le monde un type de galant homme et d'homme charmant mais il fut quelque chose de plus pour Béatrice car son éducation, ses goûts, ses préjugés même, la disposaient à admirer plus que personne cette gracieuse figure de gentilhomme, cet être de luxe, qui semblait pétri d'une argile de choix et formé uniquement pour les occupations nobles et les loisirs élégants, pour la guerre, la chasse et l'amour.
Les sentiments de mademoiselle de Sardonne pour Pierre de Pierrepont s'étaient ainsi développés peu à peu jusqu'à l'adoration, adoration que la jeune fille gardait religieusement dans le plus profond sanctuaire de son cœur, et dont Pierrepont ne se doutait guère, ayant pour les fillettes de cet âge tout le mépris des hommes du sien.
Béatrice avait environ seize ans quand ses parents, se voyant au bord du gouffre où les restes de leur fortune allaient s'engloutir, se retirèrent brusquement du monde, ne conservant de relations qu'avec deux ou trois amis très particuliers. Le marquis de Pierrepont, après quelques tentatives infructueuses pour forcer la consigne, s'était fait un devoir de ne pas insister. Il les perdit de vue jusqu'au jour où il apprit leur désastre définitif, et, bientôt après, leur mort. Il ne revit Béatrice qu'au moment où elle s'installa chez madame de Montauron, en qualité de cousine pauvre, de demoiselle de compagnie et de cendrillon. Il était loin de soupçonner qu'il eût été pour quelque chose, et même probablement pour tout, dans le choix que mademoiselle de Sardonne avait fait de la maison de madame de Montauron de préférence au couvent; mais il était d'un naturel trop généreux pour n'être pas touché de cette infortune, se fût-elle présentée sous une forme moins attrayante. On voyait qu'il s'étudiait à relever par ses égards personnels la situation humiliée de l'orpheline mais, en même temps, il semblait éviter avec elle toute intimité, et il lui marquait même habituellement une réserve voisine de la contrainte, soit qu'il se défiât d'elle ou de lui-même.
Tels étaient les rapports mutuels de ces deux personnages quand Pierrepont arriva dans l'été de 1875 au château des Genêts, où il précédait de quelques jours son ami Fabrice.
Les Genêts étaient une ancienne propriété patrimoniale des Pierrepont, qui avait été vendue et en partie détruite pendant la Révolution. Après plus d'un demi-siècle, le baron de Montauron, sur les instances de sa femme, dont il était le très humble serviteur, avait racheté la terre à grands frais et restauré les bâtiments. Il ne restait guerre de l'ancien château qu'une belle tour carrée et crénelée qu'on avait encadrée assez bizarrement entre deux masses d'architecture moderne, -une vieille chapelle à beffroi qui formait décor à l'entrée de la cour d'honneur, et de larges fossés qu'on avait plantés en jardins. L'ensemble, malgré l'irrégularité, ne laissait pas d'être imposant. De grandes avenues de hêtres, un parc et des bois traversés par un affluent de l'Orne, achevaient de donner à cette habitation ce qu'il est d'usage d'appeler une apparence seigneuriale.
Madame de Montauron, qui avait horreur de la solitude, exerçait volontiers aux Genêts, pendant la saison, une large hospitalité. Mais, ayant résolu que l'année 1875 verrait la fin des hésitations et du célibat de son neveu, elle avait étendu, cette année-là, le cercle de ses invitations et apporté un soin particulier à la confection de ses listes. Elle y avait admis une proportion plus qu'ordinaire de jeunes filles de la haute finance, tant française que cosmopolite, comptant sur les intimités de la vie de château pour faire naître et mûrir les circonstances. En revanche, elle écarta autant que possible les jeunes femmes et surtout les jolies femmes, afin de ne pas détourner l'attention du néophyte sur des bagatelles secondaires.
Pierrepont trouva donc aux Genêts, pour lui faire accueil, une demi-douzaine d'ingénues fort agréables à voir, et qui, malgré leur ingénuité, paraissaient se rendre un compte assez exact de la situation. Elles se comportèrent du moins comme si elles eussent été dans le secret et dans la complicité de la baronne, rivalisant entre elles, chacune à sa petite manière, pour faire prévaloir leur candidature. Rien de plus naturel. Le fiancé qu'il s'agissait de conquérir n'était pas seulement un homme d'une rare séduction personnelle, il était l'héritier présomptif d'une grande fortune, et il disposait d'une couronne de marquise. C'était assez pour justifier le déploiement de toilettes, de grâces, de candeur, d'étourderie ou d'indifférence affectée, auquel les jeunes concurrentes s'étudiaient avec émulation.
En conséquence, on ne s'ennuyait pas aux Genêts. Ces demoiselles avec leurs familles, quelques frères, quelques amis et voisins y composaient une colonie très brillante et très vivante, qui se livrait avec entrain à tous les divertissements usités à la campagne promenades en voiture ou à cheval, parties de pêche dans la rivière du parc en attendant l'ouverture de la chasse, lawn-tennis sur la pelouse de la cour, jeux innocents, musique et sauteries le soir . Madame de Montauron, à qui le silence était odieux parce qu'il la faisait penser à la mort, aimait tout ce mouvement autour d'elle : mais elle y prenait personnellement peu de part, étant incommodée de rhumatismes. De sa chaise longue où elle trônait avec une certaine dignité de grande dame, tantôt dans son salon, tantôt sous un bosquet de son parc, elle aimait à voir s'agiter devant elle toute cette jeunesse et toutes ces élégances qui lui formaient une petite cour, à voir défiler les breaks et les mails pleins de toilettes somptueuses et de rires éclatants.
Ce spectacle paraissait infiniment moins gai à mademoiselle de Sardonne. À part les très rares occasions où madame de Montauron se décidait à monter en voiture et emmenait sa lectrice, elle la retenait près d'elle à la maison sous prétexte de bienséance. La pauvre Béatrice demeurait donc étrangère à la vie de fête et de luxe qui s'étalait sous ses yeux, et au milieu de laquelle elle sentait d'ailleurs que sa mise simple et uniforme eût fait tache et lui eût fait honte. Elle avait été élevée elle-même dans les loisirs de la haute existence, et, comme la plupart des jeunes filles de son monde, elle avait le goût passionné et le culte un peu étroit des élégants plaisirs du sport. C'était une âme noble, plutôt qu'un esprit supérieur; elle était fière, mais nullement philosophe, et son beau sourire à fossettes cachait quelquefois d'amères souffrances. Quand elle suivait de l'œil les cavaliers et les amazones qui s'éloignaient sous le couvert des avenues, son front restait pur, mais son cœur saignait.
L'arrivée de Pierrepont au château lui ménageait de plus cruels supplices, et elle n'était pas, du reste, sans les avoir pressentis: car madame de Montauron avait eu ses raisons pour entretenir surabondamment sa lectrice de ses intentions et de ses prétentions matrimoniales à l'égard de son neveu. -Béatrice, pour lui rendre justice, ne conservait, depuis la ruine de sa famille, aucun espoir de voir un jour ses sentiments partagés par le marquis de Pierrepont, et sanctionnés par le mariage. Sa raison lui disait qu'il était à jamais perdu pour elle, qu'un miracle seul eût pu les unir. Mais enfin, tant que Pierrepont n'était pas marié, le champ restait ouvert au miracle le rêve, dans son vague, gardait encore du charme... Et maintenant, c'était bien fini. La douce chimère s'envolait pour toujours.
Il était trop évident pour Béatrice que l'événement si redouté était proche. Tout l'annonçait; madame de Montauron, comme elle le lui disait à elle-même, jouait cette fois le grand jeu, et le jeune marquis s'y prêtait avec une bonne volonté dont le résultat n'était pas douteux.
Il est difficile d'imaginer pour une femme un martyre plus dur et plus raffiné que celui qui fut imposé à mademoiselle de Sardonne de brillantes rivales se disputaient le cœur et la main de l'homme qu'elle aimait elle-même depuis son enfance, et elle était contrainte d'assister à ce tournoi en spectatrice souriante.
Pierrepont était arrivé aux Genêts un lundi. Dans l'après-midi du dimanche suivant, il faussa compagnie aux hôtes du château, qui étaient partis après le déjeuner pour la promenade et pour la pêche, et se rendit lui-même à la gare la plus voisine pour y attendre Fabrice et le présenter à sa tante. Ils trouvèrent madame de Montauron tricotant dans un immense salon à boiseries blanches, en tête à tête avec quelques portraits de famille et avec mademoiselle de Sardonne qui lui lisait un journal. Le peintre n'eut pas besoin d'y regarder à deux fois pour se dire que, s'il avait eu le choix, ce n'était pas le portrait de la baronne qu'il aurait fait. Il n'avait pas cependant beaucoup à se louer de l'accueil de la jeune fille, qui, sans se lever, lui jeta un regard ennuyé et presque dur, et continua tout bas la lecture de son journal, pendant que Fabrice échangeait quelques phrases avec la maîtresse du château.
-Très heureuse, monsieur, de faire votre connaissance, dit la baronne avec sa bonne grâce la plus choisie, et très fière d'avoir mon portrait de votre main... Ce n'est pas un grand régal de portraiturer une vieille femme comme moi...
-Madame !...
-Mais vous peignez aussi le paysage... Il y en a de fort jolis dans nos environs... Ce sera pour vous une consolation...
-Madame la baronne, je n'en aurai nul besoin.
-Est-ce que vous permettez à vos modèles de parler pendant les séances ? Ça ne vous dérange pas?
-Pas du tout, madame... Au contraire... cela nous donne la physionomie plus exacte.
-Ah! Tant mieux !... car je suis très bavarde de mon naturel... N'est-ce pas; Béatrice?
-Je ne m'en plains pas, madame, dit Béatrice en souriant faiblement.
-Vous voyez, monsieur... elle ne s'en plaint pas, mais elle en convient.
Un bruit de chevaux, accompagné d'un tumulte de voix et de rires, annonça le retour de la cavalcade qui rentrait pêle-mêle dans la cour avec la bande des pêcheurs. Trois ou quatre jeunes femmes descendirent de cheval, et, soutenant d'une main la traine de leurs robes qu'on avait le bon goût de porter très longues dans ce temps-là, escaladèrent les marches du perron, et vinrent présenter leurs fronts à la baronne d'autres, en légères et courtes toilettes du matin, se précipitèrent à leur suite en agitant d'un air de triomphe de petits filets de pêche qui répandirent dans le salon une forte odeur de poisson et de fange.
-Ah ! Dieu ! quelle horreur ! s'écria la baronne. -Béatrice, vite mon flacon ! -Et puis, ma chère petite, débarrassez ces demoiselles de leurs filets et portez-les à la cuisine!
-Pardon, ma tante ! dit le marquis de Pierrepont, en s'emparant un peu vivement des filets : -J'y vais moi-même.
Fabrice, grand observateur, par instinct et par métier, remarqua en ce moment que la lectrice pâlissait légèrement, et que, par un effet contraire, une teinte rosée envahissait brusquement les pommettes de la baronne.
Comme Pierre, après avoir déposé les filets à l'office, le conduisait à l'appartement qui lui était réservé :
-Quelle est donc, lui dit Fabrice, cette jeune fille qui lisait le journal à votre tante?
-Une parente... mademoiselle de Sardonne... Une fille pauvre que ma tante a recueillie...
-Vous ne m'en avez jamais parlé ?
-Non ?... vraiment ? C'est possible... C'est que ça ne s'est pas rencontré... Comment la trouvez-vous ?
-Intéressante.
-Oui, n'est-ce pas ?...
Elle est intéressante... pauvre fille !... Voilà votre petite installation, mon cher.
Il l'introduisit dans un appartement composé d'une chambre à coucher et d'un petit salon, dont Fabrice loua beaucoup le confort et l'agrément. Puis il le laissa s'habiller pour le dîner.
Dans la soirée, le peintre, que Béatrice intéressait de plus en plus par sa mélancolique beauté et ses attitudes de reine captive, essaya d'interroger de nouveau Pierrepont sur les antécédents, la situation et le caractère de cette mystérieuse personne. Mais il n'insista pas, s'apercevant aux brèves réponses du marquis que ce sujet d'entretien lui était, sinon désagréable, du moins indifférent jusqu'à l'ennui.
-Ne vous occupez donc pas de la lectrice de.ma tante, disait-il en riant à Fabrice... Elle n'est nullement en question... Si vous voulez être gentil pour moi, occupez-vous de ces demoiselles... -Je vais vous présenter... Étudiez-les à loisir et vous me ferez part de vos appréciations... Sous tous les rapports, j'ai grande confiance dans votre goût, et dans votre pénétration... Vous m'aiderez peut-être à déterminer un choix auquel il faut bien que je me décide, si je ne veux pas me brouiller avec ma tante... Vous voyez qu'elle a convoqué toute la France et les deux Amériques... Il ne faut pas qu'elle en soit pour ses frais... Tâchez donc de lire dans les yeux et dans les cœurs de tous ces jeunes sphinx... Si un peintre n'était pas physionomiste, qui diable le serait?
-Mon cher ami, répondit Fabrice, vous ne sauriez vous adresser plus mal... Je ne sais pas si tous mes confrères me ressemblent à cet égard... mais pour mon compte je suis un détestable physionomiste, et je suis persuadé que presque toutes mes impressions en fait de diagnostic psychologique sont fausses... Je ne sais pas du tout ce qui se passe en réalité dans l'âme de l'homme ou de la femme dont je fais le portrait... Je leur prête vraisemblablement une foule de pensées, de passions, de vertus ou de vices auxquels ils sont tout à fait étrangers... Voyez ce qui se passe pour nos modèles d'atelier des chanteuses de café-concert nous donnent des têtes de vierges... des gamines qui n'ont pas deux idées dans le cerveau, des têtes de muses... des ivrognes de barrière des figures de saints et d'apôtres... C'est que toutes les physionomies sont pour nous subjectives... Nous y voyons ce que nous y mettons, ce qu'elles nous inspirent... Les artistes, comme les poètes, je suppose, sont des naïfs et des dupes, -et ils doivent l'être... -Ils sont les plus mauvais juges qu'on puisse trouver des rapports du physique avec le moral... Car ils ne peignent pas ce qu'ils voient, mais ce qu'ils imaginent, d'après ce qu'ils voient... Ils ne peignent pas la nature, ils peignent d'après nature, ce qui n'est pas du tout la même chose!
-Mais alors, dit Pierrepont, ils ne font pas ressemblant!
-Pardon, voilà ce qu'il y a de curieux... ils font ressemblant ! Ils font même plus que ressemblant... parce qu'en reproduisant fidèlement les lignes matérielles d'un visage, ils en transfigurent l'expression !... C'est qu'il n'y a pas un visage humain qui n'ait sa note poétique, sa paillette lumineuse pour qui sait la dégager... Mais ne cherchez pas cette note ou cette paillette dans l'âme du modèle... Elle n'y est pas !.... ou du moins on n'en sait rien... Elle est dans l'œil du peintre, comme tous les mérites et toutes les grâces d'une maîtresse sont le plus souvent dans l'œil d'un amoureux !... Ainsi, cher ami, ne comptez pas sur mes lumières pour vous guider dans vos délicates opérations... je craindrais véritablement de vous égarer... Du reste, je ne demande pas mieux que d'être présenté à ces demoiselles, quoiqu'elles me fassent une terrible peur... Seulement je vous prierai de remettre la cérémonie à demain... je me sens légèrement fatigué ce soir... Je suppose que j'ai un peu abusé de l'excellente cave de madame votre tante... et c'est ce qui vous explique la prolixité dont je viens de vous affliger, et qui, vous le savez, ne m'est pas habituelle... Je n'aime pas à bavarder sur mon art... Vous connaissez ma devise... que je voudrais voir affichée à la porte de tous les ateliers : -Travaille et tais-toi !
Sur ces paroles, Fabrice se retira discrètement au moment où les danses commençaient. -Sa réputation croissante l'avait mêlé fréquemment depuis plusieurs années au mouvement du monde et des salons parisiens : mais, comme la plupart des hommes qui sont nés hors de ce milieu, et qui y ont été transplantés un peu tard, il y sentait toujours un peu de gêne et d'inquiétude, et ne s'y plaisait que médiocrement.
Le lendemain, dès les premières heures de la matinée, madame de Montauron fit prier le marquis de Pierrepont de passer chez elle. Quand il entra dans sa chambre, elle achevait son premier déjeuner.
-Pas souffrante, ma tante, j'espère ? dit-il en baisant la main qu'elle lui tendait.
-Non... je t'ai fait demander ce matin parce que nous ne sommes jamais seuls dans la journée... et je désire causer un peu avec toi... Assois-toi donc... Et d'abord, je suis très contente de ton grand homme... un peu gauche, un peu timide, mais c'est un charme chez les gens de talent... Et maintenant, parlons de choses sérieuses... Où en sommes-nous?... Que penses-tu de mes jeunes filles?
-Mon Dieu! ma tante, j'en suis encore dans la période... d'observation... Toute cette pléiade de jolies personnes me cause un certain éblouissement, vous comprenez?
-Soit ! Je ne te demande pas de te prononcer immédiatement... Mais enfin, depuis huit jours que tu vis dans leur intimité, tu dois avoir déjà quelques impressions, quelques préférences?...
-Ma tante, huit jours, franchement, c'est un peu court, pour les connaitre à fond.
-Et combien te faudrait-il de temps, suivant toi, pour les connaître à fond ?
-Mais... quelques semaines, je suppose.
-Quelques semaines ! s'écria la baronne... Ah ! mon pauvre garçon !... mais il te faudrait cent ans... et tu ne serais pas plus avancé !... Une jeune fille, mon cher, est tout ce qu'il y a de plus impénétrable au monde... Le bon Dieu seul peut savoir ce qu'elle deviendra, une fois mariée... et encore !
-Cependant, ma tante...
-Je sais ce que tu vas dire... et je te réponds d'avance qu'en pareille affaire il n'y a que trois choses dont on puisse être à peu près certain... à savoir : la famille, la dot, et la figure... Pour le reste, il faut s'en remettre bravement à la Providence... attendu qu'il n'est pas encore d'usage de prendre les femmes à l'essai comme les chevaux... quoiqu'on annonce une loi sur le divorce... ce qui serait un acheminement... Mais, voyons, pour sortir des généralités, il me semble que, si j'avais été homme, j'aurais aimé follement mademoiselle d'Alvarez... Est-ce qu'elle ne te dit rien, mademoiselle d'Alvarez?
-Elle me dit trop, ma tante… : Elle a la prunelle un peu trop incandescente pour mon goût... Sauf votre respect, c'est Vénus tout entière, et cætera.
-Bah ! qu'est-ce que tu en sais? Il n'y a rien de trompeur comme ces yeux-là... tu devrais le savoir à ton âge!... Les bleus sont souvent les pires... Et cette adorable petite Américaine, miss Nicholson... une figure d'ange avec trois millions de dot, et des espérances proportionnées !
-Elle est très bien, ma tante... Seulement elle marche comme un garçon... et puis ne trouvez-vous pas qu'elle et son père ont comme une vague odeur de pétrole?
-Quelle bêtise ! Enfin nous la réservons, miss Nicholson... et cette autre délicieuse blonde, mademoiselle Lahaye?
-Très bien aussi, ma tante... Seulement son père vend du vin... c'est ennuyeux !
-Oui, mais il en vend beaucoup ! -Et que dis-tu de mademoiselle d'Aurigney... une pure beauté et si distinguée!
-Très distinguée, ma tante!... Glaciale, par exemple...
-Ah ! bon ! glaciale, maintenant!... Tout à l'heure, c'était Vénus qui t'effrayait... à présent, c'est le contraire! Mais alors, mon cher enfant, tu as peur de tout !... Qu'est-ce que ça veut dire?
-Vous avouerez, ma chère tante, qu'elle a l'air d'un glaçon , mademoiselle d'Aurigney?
-C'est toi qui as l'air d'un glaçon !... je finirais par croire véritablement que c'est un parti pris... un refus de concours...
-Mais, ma bonne tante, vous me demandez mes impressions, je vous les donne loyalement...
-Oui, mais tu trouves des objections à tout et des objections puériles les trois quarts du temps...
-C'est pour vous amuser un peu, ma tante...
-Mais ça ne m'amuse pas du tout, justement!... Voyons, et mademoiselle Chalvin... un peu en l'air... peut-être... mais si élégante, si charmante !
-Et si bien élevée, ma tante... j'entendais hier sa mère dire d'elle en minaudant: -Ma fille a un excellent caractère... seulement nous ne la contrarions jamais son père et moi... c'est un petit cheval échappé... quand on la contrarie, elle rue !
-La mère est une oie, dit la baronne... mais ce n'est pas la mère que tu épouserais... Enfin... j'arrive à la maîtresse perle de mon écrin, mademoiselle La Treillade... Celle-là, je te défends d'y toucher...
-Certainement, ma tante, je crois que c'est ce qu'il y a de mieux dans la collection...
-Un visage de madone, reprit la baronne, et avec cela spirituelle, instruite, modeste... Son institutrice même est un type exemplaire... une vraie perfection ! -Applique-toi particulièrement à étudier celle-là, mon enfant, si tu veux m'en croire.·
-Je vous le promets, ma tante...
-Et maintenant, mon ami, laisse-moi un peu. J'ai à écrire. Envoie-moi Béatrice.
Pierre lui baisa de nouveau la main et se retira... Il chargea une femme de chambre qu'il rencontra dans l'escalier de prévenir mademoiselle Béatrice que madame de Montauron serait bien aise de la voir, et, descendant quelques marches, il alla frapper à la porte de l'appartement de Fabrice. C'était un rez-de-chaussée, ou plutôt une sorte d'entresol qui s'ouvrait sur les anciens fossés transformés en parterres. Le peintre, qui devait commencer dans l'après-midi le portrait de la baronne, était occupé à préparer sa palette. Après s'être assuré obligeamment que rien ne manquait au bien-être de son hôte et ami, Pierrepont lui donnait quelques détails historiques et archéologiques sur le château des Genêts, quand il s'interrompit brusquement, en entendant des voix et des rires de femmes sous les fenêtres de l'appartement. Il s'approcha vivement de la fenêtre du petit salon, qui était ménagé dans une tourelle d'angle et d'où l'œil dominait le fossé... Les persiennes avaient été fermées par précaution contre le soleil d'une chaude matinée d'août; mais, à travers les lames inférieures dont la disposition était presque horizontale, Pierre put jeter un regard au dehors : se retournant aussitôt vers Fabrice; il lui fit signe de garder le silence, et lui dit en souriant et en contenant sa voix:
-Je n'ai pas l'habitude d'écouter aux portes, -ni aux fenêtres... mais ici vraiment la tentation est trop forte... je vous dirai pourquoi...
-Ce que c'est que le mauvais exemple ! répondit Fabrice du même ton, -et il s'approcha à son tour de la fenêtre. Il put apercevoir alors les deux jeunes femmes dont on entendait les voix. Elles étaient descendues, apparemment pour fuir le soleil, dans un des petits jardins en sous-sol, et se promenaient en se donnant le bras dans l'ombre des talus gazonnés et semés de rosiers. Elles allaient et venaient sous les fenêtres aux persiennes closes, et leurs paroles arrivaient distinctement aux oreilles des deux amis. L'une d'elles, qui était brune, pâle et d'un visage angélique, disait à sa compagne :
-Comme on est bien ici pour potiner, n'est-ce pas, chère?
-Oui, répondit l'autre qui était presque rousse, mais agréable, et qui avait un léger accent anglais. -C'est délicieux... On voit venir les indiscrets... continuez, chère, cela m'intéresse tant!
-Donc, reprit la première, cette Georgina Bacot , des Folies-Lyriques, a des bontés pour mon frère, -qui en a également pour elle, et qui va souvent dans les coulisses du théâtre... il s'y rencontre avec la bonne mère de Georgina, -qui a été elle-même actrice autrefois... et mon frère nous contait l'autre jour, à maman et à moi, qu'il s'était trouvé la veille sur la scène pendant un entr'acte avec la mère de Georgina... Elle regardait par le trou du rideau... puis tout il coup elle se retourna vers mon frère, et lui dit avec des larmes dans la voix : -Il y a de ces choses qui flattent une femme... croiriez-vous, monsieur, qu'il y a ce soir quatre de mes anciens amants dans la salle... et tous sénateurs!
-Oh! Marianne ! dit la jolie rousse.
-Mais l'histoire du coiffeur est encore plus drôle, reprit Marianne.
-Oh ! dites, chère, l'histoire du coiffeur! Après une pose d'hésitation :
-Non, ma chère Éva, dit Marianne en riant ; -celle-là est vraiment trop forte pour vous !
-Je vous prie, chère!
-Eh bien, ce coiffeur, ma chère... mais non, décidément, ça ne passe pas !... Ce sera pour un soir où nous aurons pris un peu trop de champagne !
Elle cueillit une rose en passant, et la piqua dans son corsage, -puis elle reprit :
-Et ce peintre qui nous est arrivé hier, comment le trouvez-vous, Éva ?
-Il a de beaux yeux, et quelque chose de génial dans la physionomie ! répondit Éva.
-Manque de chic, dit Marianne en faisant la moue. -Parlez-moi de l'ami Pierre... En voilà un qu'on aimerait à rencontrer le soir au coin d'un bois!
-La rencontre ne serait pas sans danger, objecta Éva.
-Où il n'y a pas de danger, il n'y a pas de plaisir, répliqua Marianne... Je ne plains pas, par parenthèse, ma cousine d'Aymaret qui lui a, dit-on, donné son cœur... et cætera pantoufle !... Je ne sais pas si c'est vrai... mais je sais qu'ils se voient très souvent... pour ceci, pour cela, ou pour autre chose !
-Elle n'est pas très heureuse avec son mari, la pauvre vicomtesse, n'est-ce pas, chère?
-Quelle est la femme qui est heureuse avec son mari, ma bonne Éva? Voyez le joli ménage des Laubécourt, que nous avons ici présentement !
-C'est vrai... j'ai remarqué qu'ils se faisaient grise mine du matin au soir...
-Et il paraît que du .soir au matin, c'est encore pis, ma chère !
-Comment cela? demanda Éva.
-Mais, ma chère, répondit Marianne, vous ne connaissez donc pas la cause de leur mésintelligence?... M. de Laubécourt aurait la passion des enfants, et madame de Laubécourt en a l'horreur... et elle a parfaitement raison, suivant moi.
-Oh ! pourquoi, chère?
-D'abord parce qu'il n'y a rien de gênant et d'encombrant comme ces polichinelles-là pour une femme qui aime le monde… ce sont de vrais empêcheurs de danser en rond... ensuite parce que, quand on est jolie, on tient à le rester le plus longtemps possible, -et les enfants, vous savez, sont des ruines de beauté.
-Comment cela, Marianne? mais il me semble...
Ici, Marianne baissa la voix pour lui répondre, et elle parut expliquer quelque grave mystère à son amie qui rougit légèrement.
-Ainsi, reprit celle-ci, après un peu de méditation, voilà pourquoi M. de Laubécourt a l'air si triste?
-S'il n'était que triste, ma chère... mais presque tous les soirs, dans leur chambre, -il fait à sa femme des scènes terribles !
-Dame... franchement !... Et qu'est-ce que sa femme peut lui répondre?
-Elle lui répond zut! dit Marianne.
Elles se mirent à rire follement toutes deux, et comme la cloche sonnait le déjeuner, elles s'éloignèrent pour regagner le petit escalier pratiqué dans le talus.
Avant même qu'elles eussent disparu, Fabrice, qui avait échangé quelques regards d'édification avec Pierrepont pendant le cours de ce dialogue, lui demanda avec sa manière calme
-Quelle est cette jeune dame si gaillarde... cette Marianne?
-Mon cher, dit Pierrepont, ce n'est pas une dame, c'est une demoiselle.
-Mâtin! dit brièvement le peintre. Et l'autre... Éva?
-C'est son institutrice.
-Mâtin ! répéta Fabrice, avec force.
Et il se remit tranquillement à préparer sa palette.
-Et comme vous allez forcément faire la connaissance de ces demoiselles dans la journée, il est inutile de vous cacher que cette Marianne si bien apprise s'appelle mademoiselle de La Treillade... j'ajoute que ma tante me la recommandait ce matin même comme un modèle de toutes les vertus... Il est vrai que ma tante ajoutait qu'elle était très instruite, -en quoi elle ne se trompait pas... Quand je pense que j'aurais pu arrêter mon choix sur elle pour en finir, j'en ai froid dans les os... Vous comprenez maintenant que j'aie mis toute délicatesse de côté quand cette chance de me renseigner sur les principes de mademoiselle Marianne m'était offerte par le hasard... Je ne m'en repens certes pas... Allons déjeuner !
Le premier mouvement de Pierrepont avait été d'aller reporter toute chaude à madame de Montauron la conversation qu'il venait de surprendre entre celle qu'elle appelait la maîtresse perle de son écrin, et sa digne institutrice. Mais après y avoir un peu pensé, il préféra différer cette communication et la réserver comme un argument dilatoire pour le moment où sa tante le presserait de nouveau de prendre une décision. Tourmenté d'hésitations et de perplexités dont le leeteur connaîtra bientôt la cause réelle, s'il ne l'a pas déjà devinée, le jeune marquis, dans son irrésolution, désirait avant tout gagner du temps. Il continua donc, ce jour-là et les jours suivants, de se mêler avec sa grâce courtoise aux passe-temps de la colonie des Genêts, laissant croire à sa tante qu'il poursuivait, à travers les jeux et les ris, de profondes études de caractères dont en réalité il s'occupait fort peu.
Cependant, presque chaque jour, après sa sieste de midi, madame de Montauron posait devant Jacques Fabrice, dans son grand salon blanc, avec son griffon sur les genoux. Le plus souvent Béatrice assistait seule à ces séances. Mais, s'autorisant de sa compétence en matière artistique, le marquis de Pierrepont s'introduisait quelquefois dans le sanctuaire, où il semblait suivre avec un vif intérêt le travail du peintre. Fabrice, dans ces occasions, était frappé et touché du respect attentif qu'il témoignait à la lectrice de sa tante. Il était le seul, parmi les familiers du château, qui la traitât en égale, tous les autres, les femmes surtout, se modelant sur la baronne pour prendre avec la pauvre Béatrice des airs de froide supériorité ou de protection dédaigneuse. Fabrice remarquait que la partie la plus pénible des fonctions de la lectrice lui était épargnée tant que Pierre était présent c'était lui qui se levait pour donner un tabouret, placer un coussin, ouvrir une fenêtre, la refermer, sonner un domestique, faire prendre l'air au griffon, -pour satisfaire enfin à tous les caprices d'une vieille femme maladive, agitée, et d'un impérieux égoïsme. Mais la baronne paraissait préférer de beaucoup les services de mademoiselle de Sardonne à ceux de son neveu.
-Mon ami, lui disait-elle, c'est très bien... je te suis obligée... et mademoiselle de Sardonne aussi, je suppose... mais je te dirai franchement que la main d'un homme est un peu lourde pour toutes ces petites choses-là... Il n'y a que Béatrice pour me mettre mon coussin dans le dos comme je l'entends et sans déranger ma pose... n'est-ce pas, monsieur Fabrice? Et puis, mon cher enfant, je ne veux pas t'absorber... tu es un peu maître de maison ici... et tu te dois à mes hôtes, qui sont aussi les tiens. Va donc les retrouver... va, mon ami..., tu me feras plaisir!...
De toutes les amies d'enfance de Béatrice, une seule, plus âgée qu'elle de deux ou trois ans, lui était restée obstinément et tendrement fidèle. C'était cette vicomtesse d'Aymaret qui était la cousine de mademoiselle de La Treillade, et dont cette jolie peste avait associé perfidement le nom à celui du marquis de Pierrepont dans sa chronique scandaleuse. Madame d'Aymaret habitait pendant la saison le petit château des Loges, qui était situé à deux kilomètres des Genêts. A la campagne comme à Paris, elle passait rarement une semaine sans faire une visite à Béatrice, bravant, pour remplir ce devoir d'amitié, l'accueil assez. froid de madame de Montauron, qui redoutait vaguement, d'après certaines apparences, que cette aimable personne ne fût un obstacle au mariage si désiré de son neveu. Pierrepont, qui, à tort certainement, n'avait pas une très haute opinion de la vertu des femmes, vantait volontiers celle de madame d'Aymaret, et la baronne en concluait, avec sa logique mondaine, qu'il était son amant.
Quoi qu'il en soit, madame d'Aymaret était pour mademoiselle de Sardonne, dans son profond abandon, une consolatrice et une confidente d'un prix infini : devant elle seule Béatrice déposait quelquefois son masque impassible et laissait couler ses larmes... Et cependant, même avec elle, son cœur gardait son secret. Un jour, la vicomtesse l'ayant trouvée tout en pleurs dans sa chambre à la suite d'une de ces scènes mortifiantes que l'humeur de madame de Montauron ne lui ménageait pas, elle la pressa instamment de quitter la maison de la baronne et d'accepter un asile chez elle . Béatrice hésita , puis après un peu de réflexion :
-Merci, dit-elle, en l'embrassant; mais excuse-moi : je suis encore trop fière, malgré tout, pour me faire nourrir et loger par pure charité... Ici du moins je suis bonne à quelque chose... je remplis des devoirs... je rends quelques services... je gagne mon pain... chez toi, je serais tout à fait une parasite!...
Comme son amie essayait affectueusement de vaincre ses scrupules
-Et puis, reprit Béatrice avec un triste sourire , ton mari me ferait la cour !
Madame d'Aymaret, qui connaissait bien son mari et qui le savait prodigieusement capable de violer les saintes lois de l'hospitalité, secoua la tête douloureusement et n'insista pas.
Le vicomte d'Aymaret, comme beaucoup de gens en ce monde, n'aurait pas mieux demandé que d'être un parfait honnête homme, sobre, régulier dans ses mœurs, et ennemi de la dame de pique. S'il aimait le jeu, les femmes, et même le vin jusqu'à la débauche et à la dégradation, c'est que c'était plus fort que lui. Les psychologues le regardaient probablement comme une victime du déterminisme. Mais, pour le vulgaire, c'était simplement un drôle.
II était d'un extérieur agréable et ne manquait pas d'esprit. Sa femme l'avait beaucoup aimé; mais il l'avait tellement méconnue, découragée et écœurée, qu'elle ne gardait plus envers lui d'autres sentiments que ceux de l'indifférence et du mépris. Elle en avait pourtant une sorte de pitié, comme d'un malade; elle se prêtait même à la singulière manie dont il s'était avisé, et qui consistait à lui confier, quelquefois en pleurant, ses pertes au jeu, ses amours, sa détresse morale, et comment il avait besoin des femmes pour se consoler des trahisons du jeu, et besoin du vin pour se consoler des trahisons des femmes... On dira qu'elle avait bien de la bonté de l'écouter. Mais il y a des femmes d'une bonté céleste.
Madame d'Aymaret avait eu de cet indigne mari deux enfants, -deux fils, dont elle s'occupait beaucoup, et sur lesquels elle paraissait avoir reporté toutes ses affections.
C'était une des très rares femmes que le marquis de Pierrepont eût sérieusement aimées. Il l'avait aimée pour le charme pur et en quelque sorte lumineux de sa tête blonde, pour la grâce de sa démarche, pour la clarté tendre de ses yeux, qui, comme ceux d'Henriette d'Angleterre, semblaient toujours demander le cœur. Il l'avait aimée encore pour son honnêteté et son attrait de fruit défendu, un peu aussi, il faut l'espérer, par un élan de sympathie vers une femme malheureuse, car il connaissait mieux que personne les tristesses de son ménage. Il était du même cercle que M. d'Aymaret, et il avait vu plus d'une fois sa femme, aux premiers temps de leur mariage, venir l'y chercher le matin, les yeux rougis par les larmes et l'insomnie.
Bref, il avait entrepris de la consoler. II n'y avait pas réussi. Fort étonné, et passablement mortifié d'abord de sa mésaventure, il en avait pourtant pris son parti en galant homme et avait accepté franchement l'espèce d'amitié réservée que cette charmante femme lui avait franchement offerte. Depuis ce moment, ils avaient continué de se voir assez fréquemment sur le pied d'une camaraderie confiante, enjouée et un peu ironique.
Madame d'Aymaret, qui s'intéressait aux choses d'art, avait une admiration enthousiaste pour le talent de Jacques Fabrice. Elle possédait quelques aquarelles datant de la première jeunesse du peintre, et dont elle était justement fière. L'arrivée de Fabrice au château des Genêts avait éveillé chez elle une vive curiosité. L'homme lui plut par son air de modestie et de gravité mélancolique. Toujours préoccupée de la situation si pénible et si précaire de son amie Béatrice, elle se rappela qu'avant ses désastres de famille, la jeune fille avait montré un goût assez sérieux pour la peinture à l'aquarelle elle se dit que Fabrice pourrait lui donner quelques leçons pendant son séjour aux Genêts, encourager ses dispositions et faire éclore les germes d'un talent qui assurerait peut-être un jour à l'orpheline une existence indépendante. Béatrice, dans son amer découragement de toutes choses, accueillit cependant cette idée avec un certain intérêt :
-Mais, dit-elle, comment lui demander cela, à ce monsieur?... Je n'oserai jamais.
-Tu pourrais, dit madame d'Aymaret; prier M. de Pierrepont de s'en charger?
-Non, dit Béatrice, M. de Pierrepont pourrait voir là quelque chose de blessant pour sa tante.
-Je ne crois pas, reprit madame d'Aymaret, qu'il ait l'épiderme si sensible à l'endroit de sa tante... D'ailleurs, nous ne sommes pas forcées de lui développer tout notre plan... Il est naturel que tu désires perfectionner tes petits talents quand tu en trouves l'occasion... Veux-tu que je lui en parle, moi, au marquis ?
-Tu m'obligeras.
Ce jour-là, la bande des invités était allée visiter, à quelques lieues des Genêts, la station thermale de B***. Pierrepont, sous prétexte de lettres d'affaires, était resté au château. Comme madame d'Aymaret sortait du parc pour regagner les Loges à travers les bois voisins, elle aperçut le marquis au bord d'une pièce d'eau qu'alimentait la rivière du parc : il s'occupait de détacher la chaine d'un canot amarré à la rive.
-Comme ça. se trouve ! dit-elle, en agitant son ombrelle pour lui faire signe d'approcher. J'ai à vous parler.
Il accourut.
-Entendre, c'est obéir, dit-il gaiement. Voyons !
-Eh bien, voilà! Vous savez ou vous ne savez pas que Béatrice peignait très joliment l'aquarelle avant ses malheurs... Elle voudrait s'y remettre et prendre quelques leçons de M. Fabrice pendant son séjour ici... Ça se peut-il, avec votre protection ?
Pierrepont réfléchit pendant quelques secondes.
-Avec ma protection, non, répondit-il, avec la vôtre, oui, sans aucun doute. -Je suis, bien entendu, tout à votre disposition et à celle de mademoiselle de Sardonne... Mais Fabrice étant mon invité et mon hôte en ce moment, vous penserez certainement comme moi qu'il y aurait un peu d'indiscrétion de ma part à lui demander un service qui aurait l'air à demi imposé... Tandis que, si vous voulez bien lui présenter vous-même votre petite requête pour votre amie, ça prend tout de suite une autre tournure... Tenez, justement, j'embarquais pour aller le retrouver... Il prend un croquis au pied de la cascade, là-bas... Voulez-vous venir avec moi ?
-En barque ? dit madame d'Aymaret.
-En barque ! Pourquoi pas ?... C'est à cinq minutes... Si c'est le tête-à-tête qui vous effraye, il ne sera pas long... Nous en avons vu bien d'autres, mon Dieu. Ça vous conduit à deux pas de chez vous, d'ailleurs... Voyons, chère madame, confiance !... confiance !
-Allons ! dit la jeune femme; et, s'appuyant sur le bras de Pierrepont, elle sauta lestement dans la barque.
Pierre prit les rames, mit le canot en mouvement, le fit entrer dans la rivière et n'eut plus guère que la peine de le diriger en lui laissant suivre le courant, qui l'entraînait doucement.
Elle était charmante, cette petite rivière, à. demi cachée sous le feuillage des saules et des frênes qui bordaient ses deux rives. On avait pratiqué seulement çà et là quelques éclaircies pour la commodité des pêcheurs. Du reste, elle coulait silencieusement, :-sauf un léger clapotement de remous par intervalles, -sous des arcades de verdure presque continues à travers lesquelles le soleil jetait quelques notes dorées et tremblantes.
Après un premier temps de recueillement, Pierrepont interpella brusquement la jeune femme de ce ton moitié sérieux, moitié ironique, qui était d'usage entre eux :
-Madame d'Aymaret !
-Mon cher monsieur !
-Vous savez qu'on veut me marier ?
-Mais... c'est assez clair !
-Eh bien !... décidément... je me dérobe... je suis absolument découragé !
-Parce que ?
-Parce que plus je vais, plus je me confirme dans la conviction motivée qu'il n'y a plus d'honnêtes filles, ni par conséquent d'honnêtes femmes !
-Vous dites ?
-Je dis qu'il n'y a plus d'honnêtes femmes... du moins dans notre monde... c'est une espèce disparue.
-Pardon ! reprit madame d'Aymaret, c'est à moi que vous osez dire cela?
-Vous savez bien que je fais exception pour vous... Vous, vous êtes née vertueuse... c'est votre conformation... Mais elle est rare !
-Ah ! très bien, s'écria madame d'Aymaret. Voilà comme vous nous jugez !... Il n'y a pas d'honnêtes femmes !... et, s'il s'en trouve une par hasard dont il vous soit impossible de mettre en doute l'honnêteté, c'est qu'elle est née comme cela !... c'est qu'il n'y a eu pour elle ni tentation,. ni lutte, ni mérite, ni rien !... Ah ! mon Dieu, que cela est dur à entendre... et que ce sont là des jugements légers... injustes... cruels !
-Chère madame !... murmura Pierrepont, un peu surpris de l'accent pénétré de la jeune femme.
Elle poursuivit d'une voix. contenue, mais vibrante
-Je n'ai pas à trahir les secrets douloureux de ma vie... Tout le monde les connait... et vous mieux que tout le monde... Eh bien, vous savez si jamais une femme eut, pour se mal conduire, de meilleures excuses que moi... Mais non ! j'ai des enfants, j'ai mes deux fils... et j'ai voulu qu'on dise un jour «Si le père était un triste sujet... un pauvre fou... la mère était une honnête... .une digne créature !.. » Et cela m'a été facile, vous le croyez... n'est-ce pas?... Parce que j'étais née comme cela... née pour n'aimer personne... incapable de passion, de faiblesse !... Ah! mon Dieu ! mon Dieu, vous croyez ça, vous !...
-Madame... dit Pierrepont avec un peu d'émotion et beaucoup d'embarras, je serais trop fier si je pouvais penser un instant... Mais je vous comprends mal sans doute...
-Non ! reprit-elle avec la même vivacité presque emportée, vous me comprenez très bien !... c'est de vous qu'il s'agit !... Vous m'avez fait la cour... Je ne sais pas si vous m'aimiez... mais moi je vous aimais... et je vous aime encore... et je vous le dis hardiment... parce qu'il n'en sera rien de plus... parce que je veux rester honnête... pour mes enfants... et aussi pour Dieu ! Voilà... Jamais je ne serai votre maîtresse... mais jamais vous n'aurez une amie meilleure que moi... Vous pouvez en être sûr ! Elle détourna la tête pour essuyer une larme du bout de son gant.
-Donnez-moi votre main ! dit Pierrepont.
Elle lui tendit sa main ; et, sans dire un mot de plus, il y posa doucement ses lèvres.
Il y eut alors entre eux un assez long silence, troublé à peine par le léger battement des rames dans l'eau; Pierrepont le rompit le premier ; -et, essayant de reprendre leur ton d'enjouement habituel :
-En réalité, dit-il, vous êtes un peu cause des ennuis que j'éprouve à propos de ce malheureux mariage... Si je ne vous avais pas connue, je serais moins difficile !
Elle hocha la tête gracieusement sans répondre.
-J'aimerais, poursuivit-il d'un ton sérieux, à prendre une femme de votre main.
-C'est beaucoup trop délicat ! dit-elle.
Je n'accepterai jamais cette responsabilité... Je n'oserai jamais désigner personne à votre choix... quand même les lèvres me brûleraient.
-Que voulez-vous dire !
-Rien.
-Vous pensiez à quelqu'un en disant cela ?
-A personne.
-Vous n'êtes pas sincère en ce moment !
-Non ! -mais parlons d'autre chose, je vous prie !... Est-il bon enfant, votre Fabrice !... Va-t-il être aimable pour moi... croyez-vous ?
-J'en jurerais. -:Mais il faut que nous descendions ici... sans quoi le courant nous entraînerait par-dessus l'écluse.
La petite rivière se jetait en effet dans l'Orne, à peu de distance en franchissant un barrage. La chute d'eau, dont un fond de verdure sombre rehaussait les blancheurs, se divisait en deux courants, dont le principal faisait tourner la roue d'un moulin installé sur la rive, dans une sorte de presqu'île. C'était un motif de paysage que Fabrice achevait d'esquisser quand madame d'Aymaret et Pierrepont le rejoignirent.
Après quelques compliments de circonstance, la jeune femme, toute rougissante, -elle rougissait pour un rien, -lui adressa sa prière en faveur de Béatrice. Il l'accueillit avec simplicité et bonne grâce :
-Il serait très heureux de donner des conseils à mademoiselle de Sardonne, quoiqu'il eût un peu abandonné l'aquarelle... Mademoiselle de Sardonne avait-elle déjà peint d'après nature ou seulement d'après le modèle? -Madame d'Aymaret, rougissant encore, ne crut pas pouvoir affirmer qu'elle eût peint d'après nature. -Et quelles heures mademoiselle de Sardonne préférerait-elle pour ses leçons ?
Ici, madame d'Aymaret interrogea Pierrepont de l'œil.
-Je crois, dit-il, qu'elle n'a dans la journée qu'une heure de libre... c'est celle où ma tante fait sa sieste après le déjeuner de midi.
-Parfaitement, nous choisirons celle-là.
En traversant la rivière près du moulin sur un pont rustique, on se trouvait sur les domaines de madame d'Aymaret. Les deux hommes l'accompagnèrent jusqu'à sa porte et revinrent ensuite prendre la barque pour regagner ]e château. Chemin faisant, ils s'entretinrent longuement de madame d'Aymaret, brodant à l'envi des variations sur ce thème : -Quelle charmante femme ! -Ils ne parlèrent ni l'un ni l'autre de Béatrice.
Fabrice offrit le soir-même ses services à mademoiselle de Sardonne, qui paya son obligeance d'un de ces beaux sourires dont s'éclairaient si rarement et si doucement ses joues brunes. Il désira voir quelques-unes de ses ébauches qu'elle lui montra avec un peu de confusion ; elles étaient faites d'après nature et il ne les trouva pas sans mérite. Il fut donc convenu qu'à partir du lendemain, après le déjeuner et pendant la sieste régulière de la baronne, elle reprendrait, sous la direction du peintre, ses études d'aquarelle.
Il était impossible de donner suite à cet arrangement sans demander au préalable l'agrément de madame de Montauron. Ce fut Pierrepont qui s'en chargea. Il y eut à cette occasion, entre la tante et le neveu, une ombre d'escarmouche. La baronne flaira tout de suite sous la fantaisie artistique de sa lectrice une vague tentative d'émancipation qui lui déplut. Elle ne pouvait opposer son veto à cette fantaisie sans trahir trop ouvertement son jaloux despotisme. Mais elle soulagea du moins son humeur par quelques objections.
-Il est plaisant, dit-elle, que mademoiselle Béatrice se permette de disposer de son temps sans m'en prévenir!
-Pardon, ma tante, mais elle ne dispose que du temps que vous lui laissez libre.
-Je puis avoir besoin d'elle à toute heure et à toute minute !
-Pas quand vous dormez, ma tante… voyons !
-Prétend-elle que je l'héberge à perpétuité pour avoir le plaisir et l'avantage de la voir barbouiller du vélin !
-Elle n'a pas beaucoup de distractions, ma bonne tante... et celle-là est si innocente !
-Si innocente... c'est une question ! Je n'en suis pas du tout sûre, quant à moi... Ce Fabrice est bien de sa personne... C'est une espèce de beau ténébreux... Il a en outre le prestige du talent... Crois-tu que ces tête-à-tête quotidiens entre le maître et l'élève soient sans inconvénients?
-Oui, ma tante, je le crois, -quand l'élève est mademoiselle de Sardonne !
-C'est très bien ! reprit-elle ; mais tu verras néanmoins que nous aurons quelque désagrément de ce côté-là.
Ayant ainsi évaporé sa bile, madame de Montauron parut accepter avec résignation les leçons d'aquarelle. Chaque jour, en conséquence, à dater de ce moment, Béatrice, entre une heure et deux heures de l'après-midi, s'installait sur un pliant à côté de Fabrice pour dessiner ou peindre un coin de paysage ou d'architecture. Par un sentiment naturel de bienséance, ils ne s'écartaient jamais hors de la portée des fenêtres du château, trouvant au reste des motifs d'étude suffisants, soit dans le château lui-même, soit dans ses alentours immédiats.
Cependant l'ouverture de la chasse, dans les premiers jours de septembre, était venue apporter à la société réunie aux Genêts un nouvel élément de divertissement et d'animation. Les jeunes femmes de la colonie s'essayaient volontiers à ce genre de sport, au grand désespoir et à la légitime terreur des chasseurs sérieux. C'était Pierrepont, qui, sur la prière de sa tante, se faisait l'initiateur et le modérateur des jeunes chasseresses novices, et, en particulier, de Marianne de La Treillade, laquelle montrait beaucoup de dispositions pour la chasse comme d'ailleurs pour toutes choses. Il faut même convenir que le jeune marquis s'occupait de Marianne avec une sorte de prédilection depuis qu'il avait découvert que ses grands yeux étonnés et candides cachaient des trésors de précoce perversité. La vérité est que ce mélange piquant amusait son dilettantisme.
Madame de Montauron, qui était toujours aux aguets, l'œil bien ouvert et les oreilles dressées, ne manqua pas d'entrevoir ces apparences et de les interpréter au gré de ses désirs. Elle résolut de saisir ce qu'elle regardait comme le moment psychologique : elle manda son neveu un matin dans sa chambre à l'heure habituelle de ses audiences secrètes. Pierrepont s'y rendit, non sans une assez vive anxiété ; car il sentait qu'il allait être mis au pied du mur.
-Mon ami, lui dit la baronne d'un air épanoui, j'ai à peine besoin de te demander si ton choix est fait. Ta manière d'être depuis quelque temps avec Marianne de La Treillade est, Dieu merci! Suffisamment significative, et je n'ai plus, j'espère, que des compliments à t'adresser.
-Ma tante, répondit Pierrepont, je suis désespéré de vous désabuser. Il est vrai que mademoiselle de La Treillade m'intéresse. J'ai même pour elle de l'admiration, car, toute jeune qu'elle est, c'est une comédienne de premier ordre... Mais je dois vous dire franchement que je ne l'épouserai jamais.
-Comment! qu'est-ce que ça veut dire? demanda madame de Montauron, qui était devenue fort rouge.
-Ma tante, voici - il lui rapporta alors par le menu et sans omettre aucun détail la conversation qu'il avait entendue un matin sous les fenêtres de Fabrice entre Marianne de La Treillade et son institutrice -Si je ne vous ai pas conté cela plus tôt, ajouta-t-il, c'est qu'il m'était pénible de vous infliger ce désenchantement.
Un instant étourdie sous le coup de cette révélation, madame de Montauron reprit bientôt courage, et d'un ton aigre
-Je ne vois là après tout, dit-elle, que des enfantillages... des fanfaronnades de fillette qui joue à la madame... je parierais qu'elle n'en fera pas moins une honnête et excellente femme.
-C'est possible! dit Pierrepont, mais ce n'est pas moi qui en ferai l'épreuve…
-Personne ne t'y force, mon garçon. -Mais si tu prétends épouser une fille élevée dans une tour obscure, qui n'ait jamais rien vu ni rien entendu autour d'elle et qui apporte dans sa chambre nuptiale l'innocence de son berceau, tu es plus innocent toi-même que je ne croyais.
-Ma tante, je ne pense réellement pas montrer une exigence ridicule en demandant chez ma femme d'autres principes que ceux de mademoiselle de La Treillade, pour qui les enfants sont des polichinelles encombrants, des gêneurs et des ruines de beauté... et quant aux histoires scandaleuses, aux plaisanteries indécentes, aux sous-entendus érotiques dont mademoiselle de La Treillade émaille ses conversations avec ses amies, je sais parfaitement que tout cela est fort à la mode aujourd'hui entre femmes du monde , et même , hélas ! entre jeunes filles... Mais, si je me marie, ce n'est pas pour entendre chez moi les propos que j'entends chez les filles... Tout au contraire, c'est pour ne plus entendre ce ton et ce langage dont je suis écœuré... c'est pour respirer un peu d'air pur à mon foyer !
-Mon cher ami, répliqua assez doucement la baronne, car l'accent sérieux et ferme de Pierrepont lui imposait, ces sentiments te font honneur, assurément; mais, enfin, si tu as d'aussi fortes préventions contre les jeunes femmes d'aujourd'hui, autant me dire tout de suite que tu renonces au mariage... Car je te demande un peu dans quelle partie du monde tu comptes trouver une fille qui ne soit pas plus ou moins un mystère?
-Ma foi ! ma tante, plutôt que de courir le risque d'épouser un mystère, comme mademoiselle de La Treillade, je vous avoue que je préférerais cent fois entrer à la Trappe l... mais, enfin, s'il est certain, comme vous me le disiez l'autre jour, qu'on ne peut prendre une femme à l'essai, est-il donc impossible de rencontrer quelque jeune fille qui ait fait en quelque sorte ses preuves... dont quelques circonstances particulières, -dont une éducation spéciale... celle du malheur, par exemple... aient mis en lumière les mérites... et dont le passé soit une garantie pour l'avenir?...
Madame de Montauron avait jeté furtivement sur son neveu un regard équivoque, -et sa bouche mince se pinça plus que de coutume quand elle lui répondit :
-Oui, sans doute, -cela peut se trouver... mais je te ferai observer que les filles élevées à l'école du malheur sont généralement sans le sou.
-Ma tante, la dot est pour moi secondaire.
-Naturellement!... Tu es si riche... et tu as des goûts si simples !... il est vrai que tu hériteras probablement de ma fortune... mais tu me permettras de te rappeler que tu peux l'attendre longtemps... Mon père est mort à quatre-vingt-cinq ans... Je puis donc vivre encore une trentaine d'années... et je ne te cacherai même pas que c'est mon intention...
-Ma tante!... dit Pierrepont d'un ton de grave reproche.
-Soit ! j'ai tort, dit-elle... Toutes ces déceptions me donnent de l'humeur... Nous en reparlerons... Va, mon ami !
Et Pierrepont se retira après lui avoir baisé les deux mains.
Demeurée seule, la baronne se leva de son fauteuil par un mouvement brusque et fit quelques pas dans sa chambre en respirant à plusieurs reprises les sels de son flacon. Elle se livrait en même temps à un monologue intérieur qui pouvait se traduire à peu près en ces termes : -« Plus de doute ! Il y songe!... Je le soupçonnais depuis quelque temps... Ses attentions pour elle... son indifférence distraite pour les autres... ses atermoiements perpétuels... et pourtant je ne pouvais le croire capable d'une si absurde folie!... si absurde... et si coupable !... M'enlever cette fille, d'abord, qui m'est devenue indispensable... et m'imposer ensuite la charge de leur ménage... car je les défie de vivre si je ne les aide pas!... S'entendent-ils?... Sont-ils d'accord?... Est-il encore temps de parer ce coup?... C'est ce qu'il faut savoir ! »
Elle poussa le bouton d'une sonnette. Une femme de chambre se présenta.
-Priez mademoiselle Béatrice de venir.
La baronne alla à sa toilette, mouilla son front et ses joues qui s'étaient empourprés, et elle venait de se rasseoir, le sourire aux lèvres, quand Béatrice entra :
-Asseyez-vous, ma chère petite. -J'ai à vous parler... oui, j'ai à vous parler... Je vais vous ouvrir mon cœur tout bonnement...
-Madame...
-Voilà, mon enfant!... Cette nuit, je réfléchissais, je pensais à vous... je craignais de ne pas être pour vous tout ce que je dois être... tout ce que je veux être... Je suis une vieille femme souffrante... c'est mon excuse... Vos soins, vos bons offices me sont précieux, je ne m'en cache pas... je serais malheureuse d'en être privée.
-Mais, chère madame, je ne pense nullement...
-Je sais ce que vous allez dire... vous ne pensez pas à me quitter et j'en suis ravie... Cependant, s'il y a un défaut au monde qui me soit antipathique et dont je cherche à me défendre personnellement, c'est l'égoïsme... et je me demandais cette nuit si le prix extrême que j'attache à votre présence et à votre compagnie ne risquait pas de me rendre égoïste à votre égard... Aussi, ma pauvre enfant, j'ai voulu vous dire que je ne prétends nullement confisquer votre vie à mon profit... Vous êtes jolie, ma chère, et malgré l'adversité qui vous a si injustement frappée, il est tout à fait dans les choses possibles que quelque prétendant aspire un jour à votre main...
-Madame, je vous assure...
-Cette circonstance ne s'est pas encore présentée, me dites-vous?... Soit ! Mais elle peut se présenter d'une minute à l'autre... Ici, comme à Paris, je reçois beaucoup de monde, et parmi les gens que je reçois, il peut se trouver des hommes de goût et de cœur... -(Va-t'en voir s'ils viennent! ajouta, à part elle, la baronne... ) -Quoi qu'il en soit, j'ai voulu vous dire qu'en pareille occasion, -malgré le sacrifice qui me serait imposé, -vous ne devriez appréhender de ma part aucune difficulté... aucun obstacle... Fort au contraire, vous trouveriez chez moi le concours le plus empressé... Vous me permettrez seulement d'y mettre une condition, qui vous semblera, j'espère, naturelle... c'est qu'en pareil cas, vous ne prendriez jamais d'engagement sans m'en prévenir...
-Madame, ce serait mon devoir, et vous pouvez être certaine que je n'y manquerais pas.
-C'est très bien, mon enfant... Embrassez-moi !
Béatrice se leva et lui offrit son front.
-Ah ! reprit la baronne en lui faisant signe de se rasseoir, et comme si elle se fût rappelé tout à coup un détail oublié par mégarde, il y a encore une chose-que je voulais vous dire... quoique ce soit, en vérité, la précaution inutile... En vous laissant toute liberté d'agréer l'homme qui vous plairait pour mari, il est bien entendu, pourtant, que je fais une exception pour mon neveu Pierrepont...
Sur ces mots, l'altération des traits de Béatrice fut si soudaine et si profonde qu'il fut impossible à la baronne de paraitre ne pas la remarquer.
-Oh ! je vous en supplie, ma chère petite, poursuivit-elle après un court silence, ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles... Elles n'ont absolument, dans mon intention, rien de blessant pour vous... D'abord, je rends toute justice à votre tenue personnelle... Elle est irréprochable… D'autre part, je conviens que vous seriez à tous égards, pour la naissance et pour le reste, digne de mon neveu... Vous voyez ma franchise ? J'ajoute que, dans ma conviction, mon neveu, jusqu'ici, ne pense pas plus à vous que vous ne pensez à lui... Mais enfin, il est du devoir d'une mère... et ne suis-je pas comme une mère pour lui et pour vous? … il est du devoir d'une mère de prévoir même l'invraisemblable... même l'impossible... quand il y va des intérêts et du bonheur de ses enfants... Soyez donc assez bonne pour m'écouter patiemment jusqu'au bout... et, comme dit le vieux Corneille, je crois,
Vous pourrez me répondre après tout à loisir ;Eh bien ! donc, si jamais il pouvait entrer dans l'esprit de mon neveu de céder à l'attrait que les choses défendues peuvent avoir pour les viveurs blasés comme lui, je me croirais le devoir impérieux de m'opposer, par tous les moyens possibles, à la réalisation de son caprice... Je vais, ma chère enfant, tant ma confiance est grande, vous initier à nos petits secrets de famille... Mon neveu Pierrepont a personnellement une fortune des plus minces... qui suffit à peine, -malgré les subsides que j'y ajoute... -qui suffit à peine, dis-je, à un homme de son nom et de ses goûts, pour vivoter honorablement dans sa garçonnière... Supposez que, dans une heure de folie, il épouse une fille sans dot c'est la gêne, c'est la misère... et c'est, par-dessus le marché, un détestable ménage... Car une fois sa fantaisie satisfaite, mon neveu prendrait nécessairement en horreur la femme qui l'aurait réduit à cette existence besogneuse... Il est vrai qu'il est, jusqu'à présent, l'héritier de ma fortune... Mais primo, je ne suis pas morte... Je puis encore vivre une trentaine d'années... (Elle y tenait !) Et secundo, si jamais Pierre se mariait contre mon gré, non seulement il n'aurait plus rien à espérer de moi dans le présent, mais je déclare que je le déshériterais sans une minute d'hésitation... Il y a un neveu de mon mari qui n'en serait pas fâché... et même ma conscience en serait plus tranquille, par parenthèse... Maintenant? ma bien chère petite, que je vous ai ouvert mon cœur, comme j'en sentais le besoin, il me reste une prière à vous adresser... Je vous ai dit combien j'étais satisfaite de vos attentions et de vos soins... Puis-je espérer que, de votre côté, vous me savez quelque gré du peu que j'ai pu faire pour vous ?
-Madame, vous ne pouvez en douter.
-Eh bien, mon enfant, reprit madame de Montauron avec une certaine solennité, vous avez en ce moment une occasion de vous acquitter pleinement envers moi... Donnez-moi votre parole de noble fille que ce que je viens de vous dire restera à jamais un secret entre nous deux ?
-Madame, je vous la donne.
-Vous êtes parfaite, ma mignonne... Embrassez-moi encore... voulez-vous dire en bas qu'on ne m'attende pas pour déjeuner ?... Je ne suis pas très bien... Dès que je m'abandonne, comme je viens de le faire, à ma malheureuse sensibilité, je suis malade... Vous direz seulement à Jean de me monter ici quelques petites choses... ce que vous voudrez... Vous connaissez mes goûts, mon enfant ?
-Bien, madame. Et Béatrice sortit.
S'il y avait eu, comme on ne peut le nier, dans la longue homélie de la baronne, une certaine part de vérités pratiques, on pardonnera à mademoiselle de Sardonne de les avoir médiocrement goûtées... Ce qu'elle avait, en revanche, apprécié et senti avec la dernière intensité, c'était la fausse bonhomie, la malice sournoise, la perfide et cruelle diplomatie dont cette méchante fée l'avait enveloppée et torturée pour lui arracher finalement le plus douloureux des sacrifices. Car, depuis quelque temps, il lui avait été impossible de ne pas se reprendre à espérer : il n'avait pu lui échapper que le marquis de Pierrepont, froidement poli avec ses rivales, redoublait pour elle d'attentions respectueuses et presque tendres. Les inquiétudes mêmes de la baronne et les précautions hypocrites qu'elle venait de prendre témoignaient assez que les dispositions du marquis lui étaient suspectes et que Béatrice avait eu raison d'espérer... Et maintenant elle se trouvait liée, non seulement par ses obligations et sa parole envers la baronne, mais encore plus étroitement peut-être par l'intérêt même de celui qu'elle aimait et dont la fortune ou la ruine étaient désormais dans ses mains. Car elle avait trop appris à connaître le caractère de madame de Montauron pour douter un instant qu'elle n'exécutât à la lettre la menace de déshériter son neveu s'il osait se marier contre sa volonté.
Dans sa détresse, la malheureuse jeune fille en était réduite à redouter ce qu'elle avait le plus souhaité au monde et, dans la crainte d'une épreuve au-dessus de ses forces, à prier le ciel de n'être pas aimée.
Mais elle était aimée... Ce n'était pas sans de violents combats intérieurs que le marquis de Pierrepont s'était abandonné à sa passion secrète pour mademoiselle de Sardonne. Frappé dès le premier jour par sa beauté, intéressé par son infortune, il s'était mis d'abord sagement en garde contre un sentiment dont il apercevait les dangers; mais ses assiduités forcées chez sa tante, le mettant fréquemment en présence de Béatrice, avaient déjoué ses bonnes résolutions. Sa passion avait grandi peu à peu, et il en était arrivé, par degrés, à cet état de l'esprit, du cœur et des sens où un homme ne connait plus sur la terre qu'une seule femme désirable. Pour rester dans l'exacte vérité, nous n'oserions dire que le rêve inspiré au marquis de Pierrepont par l'attrait sombre et profond de la belle lectrice eût pris tout de suite la forme du mariage. Le marquis était fort loin d'être un malhonnête homme; mais il avait beaucoup vécu dans le monde et dans les cercles, où les crimes d'amour ne sont pas jugés très sévèrement. La passion, d'ailleurs, a d'étranges compromis, et, dans les circonstances où la femme est en jeu, il n'y a guère de parfait honnête homme. Pressentant qu'il ferait très difficilement agréer à sa tante un sentiment qui bouleverserait tous ses plans, il put agiter un instant dans son âme impatiente des pensées de séduction. Mais son fonds d'honneur prit le dessus. L'amour resta aussi ardent et plus pur. La conduite exemplaire de Béatrice, dans la situation si pénible et si délicate que le malheur lui avait faite, avait fini par toucher le cœur de Pierrepont au meilleur endroit. Cette jeune femme, éprouvée et comme épurée par la mauvaise fortune, sérieuse, belle et chaste, était bien la figure qu'il rêvait de voir à son foyer, pour en être l'honneur et le charme.
Son séjour prolongé aux Genêts, dans ces derniers temps, en le rapprochant encore de mademoiselle de Sardonne par des relations quotidiennes, avait de jour en jour exalté sa passion jusqu'à ce degré où elle pouvait devenir rebelle aux plus forts arguments de la raison, ou du moins de l'intérêt.
L'intérêt de Pierrepont, dans la question de son mariage, était si clairement d'obéir aux désirs et aux inspirations de sa tante, qu'il y eût eu de sa part une véritable folie à le méconnaitre. Aussi ne le méconnaissait-il pas, et c'est ce qui prêtait un caractère plus dramatique à la lutte qu'il soutenait en lui-même depuis de longs mois entre la raison et la passion. La raison lui disait et lui répétait bien haut qu'en cédant à ses propres sentiments et en contractant un mariage d'amour, il courait le risque très vraisemblable de perdre, avec les bonnes grâces et les libéralités de sa tante, l'espoir de sa riche succession. Il pouvait tomber en même temps dès ce moment dans une situation de fortune relativement étroite qui le condamnerait à de pénibles sacrifices . Il n'était ni un enfant, ni un étourdi. Il savait ce que coûte la vie. Il aimait les distractions de la haute existence parisienne : les chevaux, les théâtres, le luxe. Il allait falloir peut-être renoncer en grande partie à tout cela, et, ce qui pouvait être plus dur encore, imposer à celle qui serait sa femme les mêmes privations. L'aimait-il assez, - l'aimerait-elle assez elle-même pour que leur mutuelle tendresse compensât tout ce qui pouvait leur manquer dans le présent et leur échapper dans l'avenir ? -Il y avait des heures où il le croyait dans l'effusion de son cœur ; il y en avait d'autres où la pensée de son budget rétréci, de ses goûts contrariés, de son avenir sans espérance, de sa femme malheureuse, l'arrêtait sur le seuil d'une résolution...
Trois jours après l'entretien qu'il avait eu avec madame de Montauron et où il lui avait à moitié livré son secret, peut-être par mégarde, peut-être avec intention, le marquis de Pierrepont se présentait dans l'après-midi chez sa voisine la vicomtesse d'Aymaret. Il la trouva assise et lisant sous une véranda, devant la porte de son salon, pendant que ses deux fils à tête blonde faisaient des pâtés de sable à ses pieds.
-Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, au moment où Pierrepont la saluait, qu'est-ce qu'il y a?... Vous êtes tout pâle... Pas de malheur, j'espère?
-Pas l'ombre, dit le marquis en riant. Seulement je hasarde auprès de vous une démarche un peu embarrassante. Puis-je vous parler pendant quelques minutes dans un lieu clos et couvert?
Elle le regarda d'un œil surpris et curieux, et, se levant aussitôt?
-Entrons ! dit-elle.
Il la suivit dans son salon.
-Puis-je fermer les fenêtres ? lui dit-il du même ton .
-Certainement !
Il ferma les fenêtres, et, s'asseyant à quelques pas d'elle :
-Quand je vous disais l'autre jour, pendant notre promenade en barque, que j'aimerais à prendre une femme de votre main, vous avez décliné cette responsabilité... Mais, en même temps, j'ai cru comprendre qu'il y avait un nom tout près de s'échapper de vos lèvres...
-C'est possible.
-Dites-le-moi.
-Jamais !
-Pas même si je vous priais d'offrir ma main à votre amie Béatrice ?
Elle le regarda fixement dans les yeux :
-Vrai? murmura-t-elle.
-Vous pensez bien que je ne plaisanterais pas en pareille matière.
Le gracieux visage de la jeune femme s'éclaira soudain d'une sorte de transparence. Elle eut un petit cri de joie, se leva vivement, et saisissant la main de Pierrepont :
-Ah ! dit-elle, vous êtes un gentilhomme !
-Ainsi, chère madame, vous voulez bien vous charger de mon message ?
-Je crois bien ! dit la charmante femme, en se rejetant tout animée dans son fauteuil.
-Mais vous qui êtes un peu sa confidente, ne pouvez-vous prévoir comment sera reçu ce message ?
-Je dois vous dire d'abord que je ne connais absolument rien de ses secrets de cœur, si elle en a... Mais enfin, d'après tout ce que je puis imaginer, je serais plus qu'étonnée si votre demande n'était pas bien accueillie.
-Vous savez, dit Pierre presque timidement, que je ne suis pas riche ?
-Vous l'êtes pour elle... pauvre fille... et d'ailleurs...
Elle s'interrompit et reprit :
-Votre tante, qu'est-ce qu'elle dit ?
-Elle ne dit rien... car elle ne sait rien.
Madame d'Aymaret sa dressa brusquement :
-Mais, mon cher monsieur, c'est très grave, cela !.. . II peut y avoir là un obstacle terrible !
-Il peut y avoir là un gros ennui, mais pas un obstacle... Vous pouvez croire que je ne fais pas une pareille démarche sans être bien résolu à tenir, quoi qu'il arrive, l'engagement que vous allez prendre pour moi.
-Mon cher monsieur, dit la jeune femme, vous avez compris que votre mariage avec Béatrice était mon rêve... mais je suis pourtant trop votre amie, pour ne pas vous demander si vous avez bien réfléchi à toutes les conséquences possibles de votre résolution ?
-Chère madame, j'ai tout prévu... Il est évident que ma tante qui avait, comme vous le savez, d'autres projets pour moi, sera d'abord fort irritée de mon choix... Cependant, je crois qu'elle a un peu d'attachement pour moi, et je suis sûr qu'elle en a beaucoup pour notre nom de famille, dont je suis l'unique représentant... Je ne désespère donc pas, je vous l'avoue, de l'amener, à force de bonnes raisons et de bons procédés, à approuver mon mariage avec mademoiselle de Sardonne... Mais enfin, je ne me dissimule pas que je cours le risque sérieux de perdre ses bontés dans le présent, peut-être même dans l'avenir... Je mentirais si je vous disais qu'il ne m'en coûterait pas de renoncer aux espérances de fortune que je puis avoir de ce côté ; mais il m'en coûterait d'avantage de renoncer au bonheur que je me promets de mon union avec votre amie... Tout ce que je demande, c'est qu'elle partage mes sentiments à cet égard, et qu'en daignant accepter ma main, elle ne cède point à l'appât d'une grande fortune qui peut parfaitement nous échapper... Puis-je compter absolument sur vous pour ne lui laisser aucune illusion à ce sujet?
-Vous le pouvez certainement.
-Vous connaissez ma fortune personnelle... elle est fort modeste... qu'elle le sache bien.
-J'ai l'idée, dit madame d'Aymaret en souriant, que Béatrice se préoccupera beaucoup moins que vous de ces détails... Elle a naturellement des goûts élégants et distingués, c'est vrai... c'est une grande dame... Mais ce sont précisément les grandes dames qui soutiennent le mieux au besoin la simplicité et la médiocrité de la vie... Cependant, voyons... laissez-moi penser un peu... Elle appuya son coude sur le bras de son fauteuil et posa sa jolie tête sur ses doigts écartés ; après. un moment de méditation, elle demanda à Pierrepont, en rougissant, s'il aurait une répugnance insurmontable à accepter une occupation, pas trop absorbante, qui pourrait ajouter à son revenu quelques ressources sérieuses. Elle avait des parents et des amis dans de grandes administrations financières, où elle croyait pouvoir lui assurer qu'il trouverait une de ces situations qui exigent plus d'honorabilité que de connaissances spéciales. -Il la remercia en rougissant un peu à son tour, de vouloir bien entrer si avant dans ses intérêts, et se montra cordialement disposé à profiter de ses bons offices.
-Et quand voulez-vous, lui dit-elle alors, que je parle à Béatrice?
-Chère madame, le plus tôt possible, je vous en prie... je vous avoue que je serai jusque-là dans des transes mortelles... Vous voyez que je joue toute ma destinée sur cette carte... c'est vraiment pour moi un moment solennel... et malgré vos bonnes paroles... je n'ai pas grande confiance... j'ai peur !
-Bon, cela! dit la vicomtesse en riant. Eh bien, je vais lui donner un rendez-vous pour demain.
Elle s'approcha de son petit bureau, et écrivit ce court billet
" Chérie, je voudrais te voir un instant seule : -je suis chargée de quelque chose pour toi. Demain matin, à dix heures, je frapperai à ta porte. Tendresses. -ÉLISE. "Elle remit le billet à Pierrepont, et convint avec lui qu'elle le rencontrerait le lendemain dans une avenue du parc des Genêts, en sortant de son entrevue avec Béatrice.
A peine rentré au château, Pierrepont fit tenir à Béatrice, qui s'apprêtait pour le diner, le message de madame d'Aymaret. Elle le lut à la hâte, et n'y vit d'abord rien d'extraordinaire, rien qui le distinguât de la menue correspondance qu'elle échangeait presque chaque jour avec son amie. Dans la soirée seulement, quand Pierre lui demanda si elle avait reçu le billet qu'il lui avait apporté de la part de madame d'Aymaret, elle fut frappée de son air d'embarras et du trouble de son regard.
-Vous êtes allé chez madame d'Aymaret aujourd'hui? demanda-t-elle.
-Oui... nous avons même eu ensemble une conversation très longue... et très intéressante...
-Ah ! dit-elle : sur quoi?
-Sur vous.
Elle ne répondit rien, et s'éloigna doucement. Elle était près de défaillir. Elle avait été envahie tout à coup par un pressentiment de la vérité. Il lui semblait qu'elle avait été brusquement traversée par un éclair qui la laissait à demi foudroyée.
La tâche la plus dure que Béatrice eût à remplir auprès de la baronne était de lui faire la lecture le soir et quelquefois assez avant dans la nuit, pour l'endormir. Elle allait ensuite dormir elle-même, quand elle pouvait. Cette nuit-là, elle ne le put pas. Elle passa de longues heures jusqu'au jour à relire et à commenter le billet de madame d'Aymaret, -à se convaincre de plus en plus qu'elle allait être soumise à la terrible épreuve dont le sermon comminatoire de madame de Montauron lui avait fait sentir, quelques jours auparavant, la première angoisse : -C'était donc vrai ! L'homme qui depuis tant d'années était la pensée unique de son cœur, allait -contre toute espérance -lui demander cette main qu'elle brûlait de mettre dans la sienne, -et elle allait être contrainte de la lui refuser, sous peine de manquer à des devoirs sacrés de conscience et d'honneur, non seulement envers elle-même, mais envers lui. N'était-elle pas avertie qu'en l'épousant, elle le ruinait? Lui dire pourquoi elle refusait, lui donner du moins et se donner à elle-même cette consolation, elle ne le pouvait pas sans forfaire à sa parole, et sans forcer en outre celui . qu'elle aimait à braver par point d'honneur une querelle de famille dont il serait infailliblement la victime.
Dans sa détresse profonde, sa prière habituelle ne lui parut pas suffisante pour demander de la force à Celui qui en est la source. Elle sortit du château au petit jour, et se rendit à travers la rosée du matin à l'église de la paroisse dont le clocher s'élève sur la lisière des bois. A cette heure, l'église était déserte. Elle s'y prosterna sur les dalles, le front sur la balustrade de l'autel, priant et pleurant avec la ferveur désespérée d'une martyre qui s'apprête au suprême sacrifice.
En revenant, comme elle suivait sous la feuillée le bord de la rivière, elle s'agenouilla sur la berge, trempa son mouchoir dans l'eau et baigna longuement ses yeux pour y effacer la trace de ses larmes.
Deux heures plus tard, madame d'Aymaret entrait dans sa chambre, l'œil rayonnant. Elles s'embrassèrent comme de coutume. Puis Béatrice la prévenant avec une sorte de précipitation
-Comme c'est singulier! dit-elle. Quand j'ai reçu ton billet hier soir, j'allais t'écrire moi-même pour te prier de venir ce matin... J'ai un service à te demander.
-Un service? répéta madame d'Aymaret en s'asseyant près d'elle.
-Oui... Tu connais particulièrement, n'est-ce pas, le curé de Saint-***.
Elle nomma une des grandes paroisses de Paris.
-L'abbé D***? Certainement. C'est mon directeur.
-Je crois qu'il est supérieur des carmélites de la rue d'Enfer ?
-Oui, je pense.
-Tu serais aimable de lui écrire deux mots de préface pour me recommander à sa bienveillance. Je voudrais me mettre en relation avec lui.
le visage de madame d'Aymaret s'altéra : elle interrogea Béatrice d'un regard inquiet.
-Tu ne songes pas par hasard ?... dit-elle avec hésitation.
-A entrer au Carmel? dit Béatrice. Pardon... j'y songe beaucoup... et depuis longtemps... Que puis-je faire de mieux que de quitter un monde si dur pour moi?... Excuse-moi, ma chérie, si je ne t'ai pas parlé plus tôt de mes projets... Mais il y a des choses sur lesquelles il ne faut prendre conseil que de soi... Quand on consulte, en matière de courage ou de vocation, c'est qu'on n'a ni l'un ni l'autre...
-Mais, grand Dieu ! ma pauvre enfant, s'écria madame d'Aymaret, ta vocation n'est faite que de découragement et de désespoir... Tu mènes ici, auprès de ta fausse bienfaitrice, une odieuse existence, c'est vrai, et, ce qu'il y a de pis, sans espoir d'une amélioration probable... Mais si je t'apportais, moi, non seulement l'espoir. mais la certitude d'une destinée meilleure, plus douce, plus digne... d'un avenir heureux enfin ?... Voyons... je t'ai dit que j'étais chargée d'un message pour toi... Veux-tu me faire le plaisir de l'écouter ?
-Certainement... parle; mais, quel qu'il soit, il ne peut rien changer à mes dispositions...
-Tu vas rendre alors un galant homme bien malheureux... Je parle du marquis de Pierrepont, qui t'aime de tout son cœur et qui te demande bravement ta main.
Béatrice attacha sur son amie un regard fixe, étrange, où la surprise semblait mêlée d'une sorte d'égarement.
-Mon Dieu ! murmura-t-elle d'une voix sourde.
-Eh bien, chérie, dit madame d'Aymaret lui saisissant la main, est-ce que cela ne vaut pas mieux que le couvent ?
-Je suis, comme tu le vois, répondit la jeune fille, bien troublée de ce que tu me dis... Mais ne te méprends pas sur la cause de mon émotion... C'est de l'étonnement... c'est de la reconnaissance... J'ai beaucoup de chagrin de ne pouvoir répondre que par un refus à la générosité de M. de Pierrepont... à l'honneur qu'il voulait bien me faire... Mais, comme je te l'ai dit , je me suis habituée dès longtemps à d'autres pensées, à d'autres sentiments... et je n'en puis changer.
-J'avais cru comprendre que ton projet d'entrer en religion n'était pas encore arrêté d'une manière irrévocable.
-Sans doute... j'ai besoin de me consulter encore...
-Alors, tu me permets de dire au marquis que tu réfléchiras... qu'il ne doit pas renoncer à tout espoir?
-Si tu lui disais cela, tu le tromperais.
-Comment ! même si tu n'entrais pas au couvent, tu refuserais encore sa main ?
-Oui.
-Ah ! s'écria madame d'Aymaret , ce n'est pas possible !... tu aimes quelqu'un ? Béatrice ne répondit pas.
-Tu aimes quelqu'un ? répéta madame d'Aymaret, sans se douter de la torture qu'elle infligeait à son amie.
-Peut-être, murmura Béatrice.
-Sans espérance, alors?
Béatrice répondit par un signe de tête mélancolique.
-Je ne puis savoir qui ?
-Puis-je te prier de ne pas insister?
-Allons ! c'est bien ! dit la jeune femme en se levant avec un peu de vivacité... tu m'avais accoutumée à plus de confiance !... Au revoir, ma chère !
Et elle se dirigea vers la porte.
-Tu ne m'embrasses pas ?.. dit la pauvre Béatrice.
-Tout de même ! dit madame d'Aymaret, en se retournant et en lui sautant au cou.
Elles s'embrassèrent en pleurant toutes deux. Au milieu de cette effusion elles échangèrent encore quelques mots, Béatrice recommandant à la vicomtesse, pour des raisons qu'elle lui expliqua brièvement, de ne confier à personne, sauf à Pierrepont, le secret de son entrée probable au Carmel.
Madame d'Aymaret sortit du château et reprit le chemin des Loges, en cherchant dans sa tête le moyen d'atténuer autant que possible le coup qu'elle allait porter à Pierrepont. Elle résolut d'appuyer sur l'entrée au couvent, et de laisser dans l'ombre l'attachement mystérieux dont elle avait arraché à Béatrice la demi-confidence. Elle aperçut bientôt le marquis se promenant lentement dans l'avenue où elle lui avait donné rendez-vous. L'apercevant de son côté, il s'approcha à la hâte, et lisant son arrêt sur les traits bouleversés de la jeune femme :
-C'est non ? demanda-t-il froidement. Elle lui serra fortement la main, et se mettant en marche à son côté, tout agitée, elle lui dit avec une animation fébrile
-Rien de blessant pour vous... pour votre dignité... Au contraire!... Elle a été touchée jusqu'aux larmes de ce qu'elle-même appelle votre générosité... Mais elle a pris un grand parti... Elle entre en religion... elle se fait carmélite... Oui, parfaitement... carmélite ! :Ma surprise n'a pas été moins grande que la vôtre... car je l'ai toujours connue pieuse, croyante, mais pas dévote... Il faut que ce soit sa vie misérable auprès de votre horrible tante... passez-moi le mot !... qui l'ait poussée au mysticisme !... Je lui ai promis le secret, à propos, sauf avec vous... Votre tante sera furieuse de la perdre, naturellement, et Béatrice ne la préviendra qu'au dernier moment. Autrement elle craindrait quelque mauvais tour de sa façon... Et maintenant, mon cher monsieur; si j'avais un conseil à vous donner...
Elle s'interrompit brusquement en voyant l'effrayante pâleur de son visage, cessa de marcher, et lui touchant doucement l'épaule de sa petite main gantée :
-Vous ayez beaucoup de peine, mon ami ?
-C'est ma vie qui s'écroule ! dit Pierrepont avec un triste sourire. -Excusez-moi... croyez que je n'oublierai jamais votre bonté... Vous êtes bien sûre qu'elle entre au couvent?
-Elle m'a chargée de la mettre en rapport avec le curé de Saint-*** qui est supérieur du Carmel.
-Vous êtes sûre que ce n'est pas un prétexte? qu'elle n'aime personne?
-Qui aimerait-elle? C'est de toute invraisemblance.
-C'est encore quelque chose, murmura Pierrepont, qu'elle n'appartienne pas à un autre.
-Et maintenant, mon cher monsieur, dit la jeune femme en reprenant sa marche, il faudrait vous éloigner pour quelque temps, si c'est possible.
-C'est ce que je compte faire.
-Mais votre tante, comment lui expliquer votre départ au beau milieu de ses réceptions ?
-Le hasard me fournit justement une excuse qu'elle acceptera, j'espère. J'ai reçu hier d'un de mes amis d'Angleterre, lord S***, une lettre qui m'invite à aller passer deux ou trois semaines à Batsford-Park. L'invitation a un caractère spécial. Il s'agit d'une réunion de chasse à laquelle doit assister un personnage royal qui a bien voulu me nommer parmi les hôtes qu'il aimerait à y rencontrer. Je me propose de partir demain...
-C'est le mieux! dit madame d'Aymaret. Ils étaient en vue des Loges ; il s'arrêta et lui prit la main
-Je ne sais même pas si je vous reverrai avant mon départ... Adieu donc... et encore merci !
-Merci de quoi, mon Dieu!
-De votre chère amitié. -Adieu, madame.
-Adieu ! Elle s'éloigna rapidement dans la direction des Loges, tandis que Pierrepont reprenait le chemin du château.
Sous prétexte d'une violente migraine, mademoiselle de Sardonne s'abstint ce matin-là de paraître au déjeuner. Son absence n'échappa pas à l'attention toujours en éveil de madame de Montauron , et la sombre rêverie de son neveu ne lui échappa pas davantage . Elle avait été informée en outre que madame d'Aymaret avait eu dans la matinée, à une heure peu ordinaire, une conférence avec Béatrice; en rapprochant dans sa pensée ces diverses circonstances, elle ne fut pas loin de soupçonner la vérité. Elle crut comprendre du moins qu'une partie de ses appréhensions s'était réalisée, que son neveu avait fait ou fait faire auprès de mademoiselle de Sardonne quelque démarche décisive... Quel en avait été le résultat? Elle l'ignorait. L'accablement visible de son neveu pouvait signifier qu'il avait essuyé un refus. Mais il pouvait signifier aussi qu'il avait été instruit par quelque trahison de Béatrice de l'opposition et des menaces de sa tante, et qu'il méditait sur ce texte.
Cette incertitude et l'attente de quelque scène pénible maintinrent pendant tout le jour madame de Montauron dans une terrible agitation d'esprit. Aussi quand, dans la soirée, Pierrepont lui communiqua la lettre de lord S***·et lui annonça, sous la réserve de son agrément, qu'il comptait partir le lendemain, la première impression de la baronne fut celle d'un profond soulagement. De quelques prétextes qu'on la couvrit, cette fugue improvisée ne pouvait guère s'expliquer que par le désespoir d'un amoureux éconduit... Béatrice avait donc tenu sa parole, et tout danger de ce côté paraissait écarté. En d'autres temps, la baronne aurait très probablement contesté la force obligatoire de l'invitation venue d'Angleterre. Mais, si le départ de son neveu dans les conjonctures présentes dérangeait quelques-uns de ses plans, et la contrariait à beaucoup d'égards, il la délivrait d'une si pesante obsession qu'elle s'y résigna d'assez bonne grâce.
En conséquence, le lendemain, dès la pointe du jour, le marquis de Pierrepont monta en en chemin de fer, accompagné des bénédictions de sa tante et des malédictions de ces demoiselles.
Quand Pierrepont quitta le château des Genêts dans les circonstances que nous venons de raconter, il y avait déjà une douzaine de jours que Jacques Fabrice l'avait quitté lui-même, rappelé à Paris par une indisposition de sa fille Marcelle, qui avait donné quelques inquiétudes aux Dames d'Auteuil, chez lesquelles l'enfant était en pension. Madame de Montauron avait vu avec un extrême ennui le départ du peintre, qui ajournait indéfiniment l'achèvement de son portrait, dont elle était avec juste raison fort satisfaite et glorieuse : car elle s'y voyait aussi ressemblante que dans son miroir, avec je ne sais quoi de plus que son miroir lui refusait obstinément et que l'artiste avait eu la générosité de lui prêter.
Le lendemain de son arrivée à Paris, Fabrice avait écrit à la baronne qu'il avait trouvé sa fille à peu près rétablie, mais qu'il devait cependant prolonger son absence d'une semaine ou deux pour lui donner, avant de la remettre en pension, les distractions et l'exercice qui lui étaient recommandés. Pierrepont, témoin du vif déplaisir que sa tante éprouvait de ces longs délais, lui suggéra l'idée de hâter le retour de son peintre en l'invitant à amener avec lui aux Genêts la petite convalescente pour lui faire respirer le bon air de la campagne. Madame de Montauron, tout en maugréant un peu, y avait consenti, et Pierrepont devant traverser Paris pour aller s'embarquer à Boulogne, elle l'avait chargé de transmettre en passant cette invitation à Fabrice.
Quand Pierrepont annonça préalablement à son ami son départ pour l'Angleterre, et son dessein d'y passer plusieurs semaines, Fabrice ne put dissimuler une violente surprise.
-Mais... dit-il, et vos projets de mariage, que deviennent-ils dans tout cela ?
-Mes projets de mariage, mon cher, répliqua Pierrepont, vont rejoindre les vieilles lunes... Vu de loin, le mariage m'avait offert, comme à beaucoup de braves gens de mon âge, une image assez attrayante... Mais, à mesure que j'en approchais, il prenait des formes de sphinx et de chimère qui me faisaient réfléchir... Bref, quand j'ai eu le nez sur l'obstacle, j'ai senti qu'il était décidément trop fort pour mes moyens... Je le refuse, et je rentre dans ma liberté.
-Et votre tante?
-Ma tante se résigne plus ou moins... mais elle vous réclame à grands cris, et, pour prévenir toute objection, elle vous prie de lui amener votre petite Marcelle, qui fera là-bas une bonne provision de santé en courant dans les bois.
Tout en protestant de sa reconnaissance pour la gracieuse attention, Fabrice laissa voir beaucoup d'hésitation et d'embarras. Pierre insista il y aurait une femme de chambre de confiance spécialement consacrée à surveiller et à soigner l'enfant ; le médecin viendrait la voir chaque matin, s'il le désirait... Enfin, Fabrice, semblant prendre avec effort quelque résolution difficile, demanda à Pierre s'il pouvait lui accorder une demi-heure d'entretien.
-Une demi-heure... une heure... ce que vous voudrez...
-Asseyez-vous donc, dit Fabrice en lui montrant un large divan qui occupait un des côtés de l'atelier ; il prit-place lui-même à côté du marquis, puis commença ainsi d'une voix un peu troublée :
-Je vais être sans doute très indiscret... Mais dois-je entendre, d'après ce que vous venez de me dire, que vous avez quitté les Genêts libre de tout engagement et même de tout sentiment qui pourrait avoir le mariage pour objet?
-C'est exactement ma situation, dit Pierrepont.
-Eh bien, dit Fabrice, vous m'étonnez au suprême degré... J'aurais parié ma vie que vous aimiez mademoiselle de Sardonne et que vous vous proposiez de l'épouser.
-Quelle singulière idée !... dit froidement Pierrepont. Non. J'ai connu mademoiselle de Sardonne tout enfant... J'ai pour elle une amitié de bon camarade... et c'est tout. Vous savez, d'ailleurs, que j'ai peu de fortune et qu'elle n'a rien... Un mariage entre nous serait une pure extravagance.
-Puisqu'il en est ainsi, reprit Fabrice, je puis vous faire ma confession. La lettre qui m'informait d'une légère indisposition de ma fille m'apprenait, en même temps, qu'elle était complètement remise, et je n'aurais même pas fait le voyage de Paris si je n'avais cru devoir saisir cette occasion -cette excuse -pour mettre dans mes relations avec mademoiselle Béatrice un temps d'arrêt. Je voulais rompre, s'il était possible, l'entraînement que je sentais vers elle, et qui me semblait non seulement dangereux pour mon repos, mais déloyal envers vous.
-Ces scrupules sont dignes de vous, mon cher maître, dit le marquis ; mais ils ne sont pas fondés... et si vous avez, comme je crois le comprendre, des vues sur mademoiselle de Sardonne, vous n'avez à craindre, je vous le répète, aucune rivalité de ma part.
-Vous m'excuserez de vous dire, mon cher marquis, que cela ne me suffit pas tout à fait... Mademoiselle de Sardonne est presque de votre famille, et nous sommes, vous et moi, dans des termes tels qu'il me serait impossible de m'abandonner à mes sentiments pour cette jeune fille s'ils n'avaient pas votre approbation.
Pierrepont s'inclina avec gravité et Fabrice poursuivit
-Mais avant d'approuver mes sentiments, il faut que vous les connaissiez... Ils sont formés d'éléments de diverse nature... les uns assez honorables, je crois... les autres qui le sont peut-être moins... Vous allez en juger. Je puis d'abord vous dire avec vérité que dans mes relations quotidiennes avec mademoiselle Béatrice, soit dans le salon de votre tante, soit pendant nos leçons d'aquarelle, j'ai été saisi chaque jour davantage de sympathie, d'estime et de respect pour sa conduite, pour ses mérites, pour ses souffrances. Il est impossible de supporter l'infortune avec une plus fière résignation. Il est impossible de soutenir avec plus de décence et de dignité une situation déclassée, délicate et dangereuse... Je puis dire encore avec la même vérité que l'idée de relever cette noble créature de l'espèce d'abaissement où le sort l'a jetée a été pour moi d'une séduction infinie... Mais enfin, avant tout et dès la première heure, j'ai été conquis par sa beauté. -Vous avez, me disiez-vous, connu mademoiselle de Sardonne dès son enfance, et il est possible que la longue habitude, comme il arrive quelquefois, vous ait un peu blasé sur le charme de sa personne... Mais ce charme est très grand... Elle a la grâce pure, sérieuse et un peu tragique de ces Muses auxquelles on met une étoile au front... Elle a aussi d'une Muse la voix musicale et grave... C'est un enchantement de l'entendre lire, et, dans nos séances pour le portrait de votre tante, en voyant, en écoutant cette belle liseuse, j'ai eu souvent la folie de la transporter par la pensée dans cet atelier où nous voilà... et qui devenait aussitôt un paradis de lumière... Si j'avais rencontré mademoiselle de Sardonne dans la condition sociale où elle était née, ce n'eût été là, sans doute, qu'un rêve passager d'artiste, un de ces rêves que nous faisons souvent... car nous sommes, pour la plupart, des amoureux très aristocrates... Nous vivons les trois quarts du temps, par l'imagination, en haute compagnie... Nous hantons assez familièrement les grandes dames sur les terrasses de leurs palais et les déesses sur leurs nuées... C'est même une de nos grandes douleurs de retomber de ces régions et de ces sociétés idéales dans le terre à terre et les platitudes de la réalité... Et c'est surtout en matière d'amour et de mariage que nos chutes sont profondes et nos désenchantements amers... Hélas ! qui le sait mieux que moi ?... Eh bien, je vous disais que si j'avais rencontré mademoiselle de Sardonne dans tout l'éclat de sa naissance et de sa fortune, je connais trop les lois et les habitudes du monde pour que l'idée me fût venue de prétendre à sa main... Mais enfin, je la voyais malheureuse el pauvre, -et j'étais tout au moins sur le chemin de la richesse... C'était comme un rapprochement entre nous... Je pouvais, dès à présent, lui offrir une existence indépendante... placer sa beauté dans un cadre digne d'elle... et je me laissais gagner peu à peu à une tentation si puissante, -quand il m'a semblé que votre amitié pour mademoiselle de Sardonne prenait le caractère du plus sérieux attachement... Dès ce moment, ma conduite était clairement indiquée... Je me suis sauvé...
-Mon cher maitre, dit Pierrepont, vous êtes un grand enfant... Il fallait me conter tout cela là-bas... Cela vous eût épargné le voyage, aller et retour
-Si je donnais suite à ce rêve, reprit le peintre, je pourrais donc compter, mon cher marquis, sur votre sympathie et sur vos bons conseils ?...
-La sympathie va de soi... Quant aux conseils, ils sont toujours très délicats en pareille affaire... Je ne voudrais pas vous engager dans une fausse démarche... Avant tout, j'aurais besoin de savoir si mademoiselle de Sardonne partage à quelque degré vos sentiments ?...
-Elle les ignore absolument, dit Fabrice.
-Vous en êtes sûr ?... Dans vos longs tête-à-tête, pendant vos leçons d'aquarelle, il ne vous est jamais échappé un mot qui pût les lui faire soupçonner?
-Jamais. J'étais votre hôte.
-C'est d'un honnête homme. .Mais désormais, en ce qui me concerne, vous êtes libre. Je n'ai ni le droit ni la volonté de m'opposer au bonheur de mademoiselle de Sardonne, si elle doit le trouver auprès de vous.
-Mais vous qui la connaissez depuis longtemps, mon cher marquis, pensez-vous que j'aie quelque espoir de lui voir accueillir ma demande, si jamais j'ose la lui adresser ?
-A cet égard, je ne sais trop que vous dire... C'est une personne assez mystérieuse... Elle avait eu, dit-on, dans les temps, des idées de couvent... Mais c'était peut-être faute de mieux.
-Votre tante ?
-Ma tante tient infiniment à sa lectrice, et vous ne devez pas vous attendre à beaucoup de bonne volonté de sa part... Mais elle n'a aucune autorité légale sur mademoiselle de Sardonne, qui dépend uniquement de son tuteur, un ancien ami de son père, fort insouciant... Il ferait certainement ce qu'elle désirerait.
Après un court silence :
-Pensez-vous, reprit Fabrice, que Mademoiselle Béatrice aimerait ma fille... qu'elle serait bonne pour elle ?
-Pourquoi supposer le contraire?
-Sans doute... Ainsi votre tante me permet d'emmener l'enfant là-bas?
-Elle vous le demande. Il y eut un nouveau silence.
-Eh bien, mon cher maître, est-ce tout ce que vous désirez savoir de moi?
-C'est tout... Je vous suis mille fois reconnaissant... Si vous voulez me donner votre adresse en Angleterre?
Pierrepont se leva et écrivit deux lignes sur une de ses cartes, qu'il lui remit :
-Voilà ! Batsfort-Park, Moreton in Marsh, Worcester. -Allons ! au revoir !
-Vous parlez ce soir?
-Ce soir... oui... parfaitement. -Au revoir !
Ils se serrèrent la main et se séparèrent.
C'était par un rude effort de volonté et de fierté que le marquis de Pierrepont avait subi jusqu'au bout avec un calme apparent un entretien qui avait été pour lui un long supplice. Il avait dû plus d'une fois faire appel à toute sa raison pour ne pas accuser Fabrice d'un raffinement d'ironique cruauté... Le peintre avait eu beau lui affirmer, avec une évidente sincérité, que Béatrice ignorait son amour pour elle, qu'en savait-il ? Les femmes ont, en pareille matière, la divination bien subtile, surtout avec les simples comme Jacques Fabrice : peut-être la cause véritable du refus que Pierrepont avait essuyé était-elle dans cet amour entrevu par celle qui en était l'objet, et qu'elle se sentait toute prête à partager dès qu'il lui serait avoué? Au point de réputation où Jacques était alors arrivé, on savait qu'une grande fortune lui était assurée, et que, dès ce moment même, il disposait d'un large revenu cela aussi pouvait être un puissant attrait pour une jeune fille élevée dans le luxe et fatiguée de privations.
Bref, tout en faisant son possible pour se persuader que ses craintes étaient chimériques et que son rival trouverait Béatrice aussi inflexible qu'il l'avait trouvée lui-même, Pierre ne pouvait se défendre ni des angoisses poignantes ni des injustices folles de la jalousie.
Il en voulait presque à Fabrice d'une loyauté de conduite devant laquelle il était forcé de s'incliner, quand il eût été heureux de pouvoir lui jeter quelque sanglant reproche au visage.
C'était donc, hélas ! avec un sentiment bien voisin de la haine qu'il s'éloignait en cet instant de l'ami de sa jeunesse -Celui-ci, de son côté, gardait de leur conférence une impression équivoque et pénible. Le langage courtois et la physionomie à peu près impassible du marquis n'avaient pu lui dissimuler l'espèce de gêne et de froideur avec laquelle il avait reçu sa confidence.
Mais, après y avoir réfléchi, il s'expliqua cette attitude contrainte par une raison qui avait de la vraisemblance. Il y avait eu sans doute, au premier abord, quelque chose de choquant pour les habitudes d'esprit de Pierrepont dans la pensée de voir un homme de la plus humble origine prétendre à la main d'une fille de haute naissance qui était presque sa parente.
C'était ainsi que, plus d'une fois dans le cours de leurs relations amicales, Fabrice avait senti percer, à travers le dilettantisme aimable et libéral du marquis, une pointe de protection aristocratique où l'ami jouait au Mécène. L'artiste en souriait, comme un sage et un juste qu'il était, comprenant que ces faiblesses sont dans le sang, et les excusant volontiers quand elles sont doublées, comme elles l'étaient chez Pierrepont, d'une véritable noblesse de sentiments.
Le soir de ce même jour, Fabrice écrivait à la baronne de Montauron pour la remercier de son obligeante invitation, et le surlendemain il arrivait aux Genêts, accompagné de la petite Marcelle.
Marcelle, la fille du peintre, était alors une jolie fillette de cinq ans, qui avait le grand front intelligent et sérieux de son père, et d'ailleurs bien campée sur ses petites jambes fines et robustes. Madame de Montauron déclara qu'elle avait l'air d'une Espagnole.
-Du reste, ajouta-t-elle, vous aussi, mon cher monsieur Fabrice, vous ayez l'air d'un Espagnol... Êtes-vous sûr de ne pas l'être?... Je me rappelle avoir vu, il y a deux ou trois ans, à Saint-Sébastien, un toréador qui vous ressemblait extraordinairement.
-J'en suis extrêmement flatté, madame, dit Fabrice ; mais je suis forcé d'avouer que ce n'était pas moi.
La société d'invités réunie aux Genêts s'était en partie renouvelée pendant l'absence du peintre; mais le personnel féminin, quoiqu'un peu refroidi par le départ de Pierrepont, y était encore nombreux et brillant. -Les femmes, en général, dans leur besoin de tendres démonstrations, saisissent avec empressement toute occasion honnête d'embrasser quelqu'un ou quelque chose. Marcelle ne manqua donc pas d'attirer sur sa gentille personne les effusions caressantes dont son sexe est si volontiers prodigue. Seule, parmi les habitantes du château, mademoiselle de Sardonne n'eut pour l'enfant que de la froideur et de l'indifférence, lui jetant à peine quelques paroles, en passant, d'un accent bref, distrait, presque maussade. Pendant ses leçons d'aquarelle, qu'elle avait reprises, elle n'eut pas avec le père un seul mot obligeant pour Marcelle... La petite fille sentait elle-même l'espèce de mépris qu'elle lui témoignait et paraissait avoir peur de celle belle créature dédaigneuse. Fabrice ignorait absolument l'épreuve affreuse que Béatrice venait de traverser, et dont l'obsession pesait encore sur sa pensée. Blessé et alarmé dans sa tendresse paternelle, il accusa l'orpheline d'insensibilité, de vain orgueil et de sécheresse d'âme ; il se demanda si ses propres sentiments pouvaient jamais attendre le moindre retour de ce cœur fermé ; il se demanda aussi avec anxiété si, en continuant de poursuivre son rêve d'amour, il ne hasarderait pas le bonheur de sa fille, qu'il adorait. Il passa dans ces perplexités la première semaine qui suivit son retour aux Genêts.
Par une agréable matinée de la fin de septembre, il s'était assis sur un banc, à l'entrée du parc, attendant Béatrice, qui était un peu en retard pour sa leçon. Marcelle jouait et courait devant lui, en faisant craquer les feuilles sèches sous ses pieds. Elle interrompait ses jeux à tout instant pour venir présenter sa joue à son père. Elle avait pour lui des attentions de petite femme. Elle lui refaisait le nœud de sa cravate, qu'elle jugeait insuffisant ; elle lui enlevait, d'une chiquenaude, un grain de poussière sur son habit ; elle lui jetait un mouchoir autour du cou pour le préserver de la brise un peu fraiche. Ayant découvert dans l'herbe quelques pâquerettes attardées, elle en fit un bouquet et le passa dans la boutonnière du peintre, en l'y fixant avec une épingle double qu'elle tira de ses cheveux ; puis, s'asseyant, elle s'accommoda de son mieux sur le banc, rabattit soigneusement ses jupes, et, se câlinant contre son père :
-Es-tu bien, père? lui dit-elle; moi, je suis très bien !... C'est si joli, les bois.
Cette scène intime avait depuis quelques minutes un témoin. Mademoiselle de Sardonne sortant du château et portant sa boite de peinture, s'était approchée sans être aperçue elle s'arrêta, puis s'avança vers le banc, et, de sa voix grave
-Vous vous aimez bien tous deux ? dit-elle.
-Nous sommes tout l'un pour l'autre, répondit Fabrice qui s'était levé.
Elle attacha sur lui un regard attentif, et se retournant vers Marcelle :
-Tu aimes bien ton père, dis?
L'enfant, très intimidée par la présence de son ennemie, répondit d'un simple geste, en posant sa petite main à plat sur son cœur.
-Chère mignonne ! dit Béatrice. Embrasse-moi, veux-tu ? Tout étonnée, la fillette s'approcha lentement. Mademoiselle de Sardonne l'enleva de terre, la mit debout sur le banc et la pressa contre son sein en la couvrant de baisers.
Cette caresse passionnée, de la part d'une personne si avare d'expansion, troubla Fabrice jusqu'au fond de l'âme, comme s'il l'eût reçue lui-même. Toutes ses craintes, toutes ses anxiétés, toutes ses défiances s'évanouirent au souffle de ces baisers. Il devina toute la chaleur d'âme que la fière jeune fille dissimulait, par une sorte de pudeur, sous ses glaces habituelles. Sa passion, un moment découragée, le reprit tout entier.
Marcelle était rentrée au château. Béatrice prit place sur le banc et se mit au travail sous l'œil du maitre.
Elle achevait de dessiner une sorte de chalet couvert d'une draperie de vigne vierge qui servait de logement au jardinier. Fabrice examina son esquisse, la lui prit des mains, y fit une légère retouche, et, la lui rendant :
-Comme vous avez été bonne pour ma fille ! dit-il.
-Cela vous étonne ?
-Non, assurément... mais...
-Si... cela vous a étonné... J'ai vu cela dans vos yeux... Je sais bien que je ne l'avais guère gâtée jusqu'ici, votre fillette... Il faut m'excuser... Je suis quelquefois si distraite, si préoccupée... Vous me disiez, monsieur Fabrice, que vous êtes tout l'un pour l'autre, votre fille et vous... Y a-t-il longtemps que la pauvre enfant a perdu sa mère?
-Un peu plus de cinq ans.
-Vous vous étiez marié bien jeune !
-Très jeune, oui.
-Et la petite n'a plus d'autre parent que vous ?
-Elle a un oncle... un frère de sa mère.
-Elle est au couvent, n'est-ce pas ?... Aux Oiseaux, je crois?
-Non, mademoiselle... à l'Assomption d'Auteuil.
-Ah ! je connais... Elle est très bien là... c'est un paradis... Mon Dieu ! monsieur Fabrice, comme mes branches de vigne tombent mal ! comme elles sont raides !... Ah ! ça ne va pas... Je me décourage, monsieur Fabrice !
-Vous avez tort, mademoiselle... Je vous assure que vous avez fait de sérieux progrès.
-Mais je n'aurai jamais de talent, n'est-ce pas?
-Pardon... répondit le peintre avec sa sincérité un peu rude... vous aurez un joli talent d'amateur.
-Oui... mais jamais un talent qui, à la rigueur, pût me faire vivre?
-Vous pourriez y arriver... Mais il faudrait, pour cela, donner plus de temps à vos études...
-Plus de temps ! murmura-t-elle.
En ce moment même, la cloche du château sonna deux coups.
-C'est pour moi ! dit Béatrice en se levant vivement, -et replaçant son esquisse dans sa botte Vous voyez, monsieur, comme c'est facile, comme je suis maîtresse de mon temps !
-Votre vie n'est guère heureuse ! dit Fabrice en la couvrant d'un regard de tendre pitié .
-Monsieur Fabrice, lui dit-elle alors en baissant la voix, mais avec une énergie extraordinaire, ce n'est rien que d'être malheureux... -Ce qui est terrible, c'est de sentir qu'on devient méchant !
Et elle se dirigea d'un pied rapide vers le château.
Fabrice rentra aussitôt chez lui.
Il se promena longtemps entre sa chambre et son salon, agité par de suprêmes hésitations ; puis il s'assit devant une table, prit une plume et écrivit cette lettre :
« Mademoiselle,
Je vous écris ce que je n'ai pu trouver le courage de vous dire. Ma lettre sera courte. Je vous respecte trop pour vous faire entendre le langage d'une admiration et d'une galanterie banales. Le seul hommage que je veuille vous rendre, c'est de mettre ma destinée entre vos mains. Elle ne peut désormais être heureuse ou malheureuse que par vous. N'est-ce pas vous dire assez qu'il n'y a pas un de vos mérites, pas une de vos grâces, pas une de vos douleurs dont je ne sois profondément, éperdument touché et pénétré ? Je vous estime si haut, mademoiselle, qu'il me semble commettre une profanation quand j'ose vous aimer. Mais enfin, je vous offre humblement le peu que je suis·: voulez-vous être la mère de ma pauvre petite fille?... Voulez-vous d'elle et de moi?
Votre respectueusement dévoué à jamais et quand même,
JACQUES FABRICE. »
Comme Fabrice, après avoir fermé sa lettre, réfléchissait au moyen de la faire parvenir sûrement et promptement à son adresse, il vit, par la fenêtre de son salon, mademoiselle de Sardonne traverser la cour d'honneur du château. Cette cour, très vaste, était garnie de pelouses et plantée en partie; un beau catalpa formait, dans un angle, une sorte de bosquet, sous lequel étaient quelques sièges de jardin... Béatrice venait quelquefois, dans l'après-midi, s'y installer pendant un moment et y faire quelque lecture pour son compte, quand la baronne la laissait respirer. -Le peintre appela sa fille, qui occupait une chambre voisine de la sienne.
-Ma chérie, lui dit-il, mademoiselle Béatrice est assise sous ce grand arbre que tu vois là-bas, près de la chapelle... Tu vas lui porter cette lettre de ma part... Va, ma chère petite.
Un instant plus tard, Fabrice suivait de l'œil, avec angoisse, la marche de l'enfant à travers la cour. Elle disparut sous l'ombrage épais du catalpa. De longues minutes s'écoulèrent. Puis Marcelle sortit du cercle d'ombre et revint vers le château à petits pas. Fabrice crut voir qu'elle rapportait sa lettre. Il passa sa main glacée sur son front, dit simplement :
-Mon Dieu ! et attendit immobile.
Marcelle entra.
-Voilà, père ! dit-elle.
Et elle lui remit le pli qu'elle tenait à la main. C'était, en effet, l'enveloppe de sa lettre, mais l'enveloppe seule, ouverte et à demi déchirée. Sur un coin du papier était écrit au crayon ce seul mot:
« Demain. »
Après une pause :
-Elle ne t'a rien dit? demanda-t-il à l'enfant.
-Rien.
-T'a-t-elle embrassée?
-Non.
Tous ceux qui aiment ou qui se souviennent d'avoir aimé s'imagineront aisément, sans qu'on les leur décrive, les agitations de cœur et d'esprit, la fièvre d'attente, les élans d'espoir et les profondes désespérances au milieu desquels Jacques Fabrice se débattit pendant les heures éternelles de jour et de nuit qui le séparaient du lendemain. Il se rencontra dans la soirée comme de coutume avec Béatrice sans pouvoir surprendre ni dans sa froide attitude, ni dans son œil impassible de sphinx le moindre signe qui pût l'aider à deviner l'énigme qu'elle avait enfermée dans ce mot -Demain !
Lui écrirait-elle? Lui répondrait-elle de vive voix en venant, suivant son usage quotidien, prendre sa leçon de peinture ?...
Le lendemain, bien avant l'heure habituelle, il était au rendez-vous, assis sur le banc où avait eu lieu leur entretien de la veille. Elle arriva, répondit à son salut par un léger mouvement de tête, s'installa sans prononcer un mot en préparant son vélin et ses couleurs, puis, enfin, lui faisant signe de s'asseoir :
-Monsieur Fabrice, lui dit-elle d'une voix contenue, douce et triste je vous suis reconnaissante... très reconnaissante... mais je ne veux pas vous tromper... je puis vous promettre ma main... mais je crains que mon cœur accablé, usé, flétri par le malheur, ne puisse vous rendre tout ce que le vôtre me donne... je crains que mes sentiments sincères d'estime et de sympathie pour vous ne répondent que bien imparfaitement à ceux que vous voulez bien avoir pour moi... Je crains que cela ne vous rende malheureux.
-Mademoiselle, je n'ai pu m'attendre à trouver chez vous dès à présent la tendresse infinie que vous m'avez inspirée... Je ne puis espérer, je le sais, un pareil sentiment que du temps, de mes soins affectueux , de mon dévouement passionné à votre bonheur.
-Monsieur Fabrice, on n'est jamais sûr que du présent, et j'ai dû vous dire la vérité... Quant à l'avenir, tout ce que je puis vous assurer, c'est que je ferai mon possible pour être une bonne et honnête femme pour vous, une bonne mère pour votre enfant.
Fabrice, l'œil humide d'émotion, prit la blanche main qu'elle lui offrait, comme pour la porter à ses lèvres. Mais elle la retira doucement :
-Prenez garde ! dit-elle. Si vous croyez avoir à me remercier, vous me remercierez plus tard... Nous sommes trop surveillés ici... et je vous demande de ne pas trahir notre secret, du moins jusqu'à ce que j'en aie instruit... ma bienfaitrice.
Mademoiselle de Sardonne eut un sourire d'une étrange amertume en prononçant ce dernier mot.
-Mais, mademoiselle, dit le peintre, n'ai-je pas moi-même une démarche à faire auprès de celle que vous appelez votre bienfaitrice ?
-Assurément, cela sera convenable et même nécessaire. Mais je crois devoir lui parler d'abord. J'ai mes raisons.
-Mon Dieu ! mademoiselle, nous savons tous deux, n'est-ce pas? que vous allez rencontrer des dispositions un peu hostiles... qu'on peut vous rendre cet entretien très pénible... Permettez-moi de vous l'épargner... ou, du moins, ajouta-t-il en souriant, d'essuyer le premier feu... Je respecte infiniment madame de Montauron ; mais je n'en ai pas peur.
-Mais... moi non plus, dit mademoiselle de Sardonne... Si vous m'avez vue subir patiemment les humiliations d'une véritable domesticité, -quels que fussent les motifs de ma résignation, -soyez sûr que la lâcheté n'y était pour rien. Vous me connaitriez bien mal, monsieur Fabrice, si vous pensiez... -Elle s'interrompit brusquement : -la cloche du château venait de sonner les deux coups qui rappelaient la lectrice auprès de la baronne.
-J'y vais ! dit-elle en se levant, et un éclair farouche jaillit de sa prunelle.
Elle tendit de nouveau sa main à Fabrice et s'éloigna.
Le jour où madame de Montauron avait imposé à Béatrice le sacrifice définitif de son amour pour Pierrepont, elle lui avait enlevé, en réalité, le seul motif que pût avoir l'orpheline de supporter l'existence misérable qu'elle menait auprès d'elle. Dès cet instant, le sentiment très compréhensible de sourde irritation que la jeune fille nourrissait à l'égard de sa dure protectrice, s'était changé dans cette âme contenue, mais ardemment passionnée, en une véritable horreur. La vue même de la baronne lui était devenue odieuse. Sa résolution de la quitter était absolument arrêtée, et elle n'hésitait plus que sur l'heure et sur le choix de sa retraite. Sa première pensée, on s'en souvient, avait été de s'ensevelir par une sorte de suicide dans une communauté de l'ordre le plus austère. Elle avait parlé de nouveau à son amie, madame d'Aymaret, de sa prochaine entrée au Carmel, et c'était avec sincérité qu'elle s'y préparait en s'efforçant de reporter vers le ciel un amour qui n'avait plus aucun avenir terrestre. Mais il n'est pas si difficile de faire un sacrifice que de le soutenir : à mesure qu'elle y songeait plus posément, la pauvre fille trouvait dans son attachement naturel à la vie et au monde, dans son énergique et florissante jeunesse, des résistances qui lui rendaient bien douloureux l'éternel renoncement... Et cependant que faire ? où aller ?
La lettre et la déclaration de Fabrice vinrent la surprendre au milieu de ses cruelles indécisions. Fort étonnée d'abord, et même froissée, elle voulut pourtant prendre quelques heures pour y penser. Elle eut à vaincre plus d'une révolte secrète.
Mais enfin, dans l'extrémité où elle était réduite, comment ne pas se jeter dans ce refuge, honorable après tout, que lui ouvrait une main affectueuse et dévouée? Pour une naufragée comme elle, c'était la vie du moins, sinon le bonheur. C'était surtout le terme certain, immédiat de son pesant esclavage. En outre, elle n'ignorait pas que la nouvelle de son mariage et de son départ serait horriblement désagréable à madame de Montauron, et le plaisir de le lui annoncer satisfaisait chez mademoiselle de Sardonne le sentiment le plus violent peut-être qu'il y ait au monde, la haine d'une femme contre une femme.
Madame de Montauron, cependant, venait de faire paisiblement sa sieste dans un boudoir attenant à son grand salon. Elle avait, en général, la digestion lourde et le réveil maussade ; dès qu'elle vit entrer Béatrice :
-Il me semble, ma chère, lui dit-elle, que vous vous attardez beaucoup avec votre professeur ?... J'ai déjà eu le temps de lire la moitié de mon journal... mes yeux en pleurent. Tenez... prenez aux faits divers... ou plutôt non, lisez-moi le feuilleton... voyons ce que devient cette étonnante duchesse... que l'auteur fait parler comme une marchande de pommes...Eh bien, lisez donc!
-Pardon, madame, dit la jeune fille avec une extrême politesse, puis-je vous dire quelques mots auparavant?
La baronne la regarda avec une vague inquiétude :
-Quoi donc? dit-elle sèchement.
-Madame, reprit Béatrice, me permettez-vous de vous rappeler la conversation qui a eu lieu entre nous dans votre chambre, il y a une quinzaine de jours? Vous avez bien voulu me dire que si jamais quelque galant homme, quelque homme de cœur me demandait en mariage, non seulement je n'aurais à craindre aucune difficulté de votre part, mais que je pourrais compter sur votre concours le plus empressé... Ces paroles, madame, m'étaient trop précieuses pour qu'il me fût possible de les oublier... Avez-vous vous-même la bonté de vous en souvenir ?
La baronne, qu'il n'était pas facile de déconcerter, perdit cependant contenance à l'audition de cet exorde, et ce fut presque en balbutiant qu'elle répondit:
-Mon Dieu... c'est possible... oui. J'ai pu dire quelque chose d'approchant... mais non sans réserves...
-C'est vrai, madame, il y avait quelques réserves. Vous mettiez en effet à votre bienveillant concours deux conditions : la première était que votre neveu serait excepté du nombre de ceux parmi lesquels je pourrais choisir mon mari : je l'ai respectée... La seconde, madame, était que je ne prendrais jamais d'engagement sans vous en avertir... c'est ce que je viens faire.
-Eh bien ! j'écoute.
-Madame, poursuivi t mademoiselle de Sardonne sur le même ton de parfaite urbanité, la circonstance que vous m'aviez fait l'amitié de prévoir et de désirer pour moi se présente aujourd'hui.
-Ah!
-Et je viens vous prier d'agréer la recherche dont M. Fabrice veut bien m'honorer.
-Il vous demande, Fabrice ?
-Oui, madame.
-Il me semble qu'il aurait pu commencer par s'adresser à moi... C'était d'un savoir vivre élémentaire.
-Il l'aurait pu sans doute, madame ; mais il a jugé inutile de vous tourmenter à ce sujet avant de s'être assuré de mes sentiments personnels... qui lui importaient avant tout.
-Et ça vous plaît, ce mariage-là?
-Oui, madame, M. Fabrice est un honnête homme et un homme de talent dont je serai heureuse de porter le nom.
-Vous savez, je suppose, à qui vous succédez ?... il avait épousé en premières noces une blanchisseuse.
-Pardon, madame, c'était une fleuriste.
-C'est tout comme... Vous verrez une drôle de société dans ce monde-là.
-Je me trouverai assez heureuse, madame, si j'y suis traitée avec égards.
-Et ainsi... vous me plantez là, moi, tout bonnement, oubliant tout ce que j'ai fait pour vous depuis que je vous ai recueillie comme une amie, comme une fille...
-Soyez sûre, madame, que je n'oublie aucune des bontés singulières que vous avez eues pour moi depuis que vous m'avez prise à votre service.
Il y avait cela d'agréable avec madame de Montauron, qu'elle saisissait les moindres nuances de langage : aucune des impertinences correctes et des ironies vengeresses que lui décochait sa lectrice n'était perdue pour elle. -Sur cette dernière et sanglante réplique, la baronne s'était levée si elle eût disposé de la foudre, il est vraisemblable que mademoiselle de Sardonne n'aurait pas vécu deux secondes de plus. -Faute de mieux, elle pouvait la chasser ignominieusement de chez elle… elle y songea. Un peu de réflexion lui montra tous les inconvénients d'un éclat de ce genre. Les mauvaises langues pourraient l'accuser de s'opposer, par un sentiment d'égoïsme tyrannique, au mariage après tout fort convenable de sa protégée. Quoi qu'elle pût faire d'ailleurs désormais, Béatrice lui échappait. Si irréparable que fût sa perte, il fallait donc en prendre son parti et se donner au moins les apparences et le mérite de la bonne grâce... Enfin, ce sot mariage avait au moins un bon côté : il délivrait à jamais madame de Montauron de la terreur de voir son neveu Pierrepont épouser cette fille ruinée.
En vertu de ces diverses considérations, l'entretien belliqueux de la baronne et de sa lectrice allait avoir un dénouement assez inattendu, quoique parfaitement féminin. -Madame de Montauron, qui avait fait quelques pas avec agitation dans son boudoir, posa doucement sa main sur l'épaule de Béatrice :
-Ma chère enfant, lui dit-elle, vous ne devez pas vous étonner que mon premier mouvement, en apprenant que vous me quittiez, ait été un mouvement d'humeur... Car j'ai des regrets, moi, quoique vous n'en ayez guère... Voyons, ma chère petite, embrassez-moi !
Mademoiselle de Sardonne se rendit à ce vœu ; et, tout en la serrant sur son Cœur, la baronne, qui avait les nerfs très montés, fondit en larmes. -Ce fut pour elle un soulagement.
-Savez-vous, reprît-elle à travers ses sanglots, combien il gagne par an?
-Je ne le lui ai pas demandé, madame.
-Ces peintres, une fois qu'ils ont la vogue, gagnent ce qu'ils veulent... Vous serez riche, ma chère... c'est toujours ça!
-Puis-je dire maintenant à M. Fabrice, madame, que vous voulez bien le recevoir?
-Mais sans doute... à l'heure ordinaire do nos séances... Il faut bien, d'ailleurs, qu'il termine mon portrait... Je l'attendrai dans une demi-heure.
Béatrice lui présenta de nouveau son front et se retira. -Elle eut bientôt rejoint Fabrice à l'entrée du parc. Elle lui fit un court résumé de son entretien avec la baronne.
-Vous voyez, monsieur, lui dit-elle, que cela s'est passé, en somme, assez doucement, et qu'elle ne m'a pas trop maltraitée...
-C'est qu'elle a senti une forte défensive, dit le peintre en riant. Mais je suis tenu envers elle à plus de ménagements et de respect; elle le sait, et j'ai grand'peur que l'orage, qui n'a fait que gronder sur vous, n'éclate sans pitié sur moi.
-Vous devez certainement, mon pauvre monsieur, vous attendre à quelques impertinences... Mais si vous m'aimez un peu, vous les supporterez patiemment, afin de ne pas gâter les choses, puisque, après tout, elles vont bien...
-Je vous le promets, dit Fabrice, et je souhaite maintenant que l'épreuve soit très dure, puisque je dois la souffrir pour vous.
-Merci, monsieur... Vous comprenez, n'est-ce pas, que je désire sortir d'ici, autant que possible, sans esclandre.
Leur conversation se prolongea encore un peu de temps. Pendant qu'ils allaient et venaient à petits pas dans la principale avenue du parc, Béatrice lui donna quelques détails sur la personne de son tuteur, à qui elle se proposait d'écrire dans la journée, mais dont le consentement n'était pas douteux. Puis l'heure de la séance de portrait étant arrivée, Fabrice rentra au château et se trouva, l'instant d'après, en tête à tête avec la baronne.
Madame de Montauron avait déjà pris sa pose sur son fauteuil au centre de son salon.
-Madame la baronne, lui dit le peintre, mademoiselle Béatrice m'a dit que vous aviez , la bonté d'approuver l'union que j'ai eu l'extrême hardiesse d'ambitionner... Je vous en remercie, pour ma part, d'autant plus vivement, que vous vous privez en ma faveur d'une compagnie, d'une intimité dont personne ne peut mieux que moi comprendre le prix.
-Mon Dieu ! mon cher monsieur Fabrice, que voulez-vous? Ce qui fait le bonheur des uns fait le malheur des autres... C'est la vie !... Asseyez-vous donc... Nous causerons de tout cela pendant que vous travaillerez, puisque cela ne vous dérange pas...
Il s'inclina, installa son chevalet, prit sa palette et se mit à peindre.
-Pensez-vous terminer aujourd'hui, mon cher maître?
-Je crois que nous aurons encore besoin de deux séances, madame.
-Enfin ! dit la baronne. -Et après un silence : -Eh bien ! pour revenir à votre mariage, mon cher monsieur Fabrice, vous allez épouser une personne dont je n'ai absolument que du bien à vous dire... Sa conduite, depuis qu'elle est auprès de moi, a été positivement exemplaire, comme vous avez pu en juger vous-même... Elle est pourvue de mille qualités que j'apprécie infiniment… et malgré tout cela, si vous m'aviez fait l'honneur de me consulter avant de lui offrir votre main, peut-être me serais-je efforcée de vous en détourner.
-Puis-je savoir pourquoi, madame la baronne?
-Mon Dieu ! parce que le jour où elle vous épousera, ses qualités mêmes -en partie du moins -peuvent devenir des inconvénients... Ainsi, ce n'est pas moi qui lui reprocherai, assurément, d'être fière de sa naissance et de porter très haut l'estime de son nom et d'elle-même... Mais même pour moi, -qui suis naturellement très indulgente à cet égard, -mademoiselle de Sardonne pousse ce mérite à l'excès... Elle a en réalité -je vous le dis entre nous l'orgueil de Lucifer... Vous vous en apercevrez, je le crains, mon cher monsieur... Je ne vais pas jusqu'à dire, bien entendu, qu'elle méprisera son mari, -qui est si au-dessus d'un semblable sentiment de la part de qui que ce soit, -mais une alliance comme celle qu'elle contracte, -si parfaitement honorable qu'elle soit d'ailleurs, est trop contraire aux traditions, aux habitudes de sa famille et de notre monde, pour que mademoiselle de Sardonne n'en souffre pas plus ou moins dans le secret de son cœur... Hélas ! mon cher monsieur, je sais aussi bien que vous qu'au point de vue de la saine raison, cela est complètement absurde... Mais permettez-moi de vous dire que je connais mieux que vous les idées qui ont cours à ce sujet dans notre région sociale... Elles ont très peu changé, je vous assure, depuis le temps de Louis XIV et de Saint-Simon... Pardon! je sais ce que vous allez me dire... Vous allez me parler de la Révolution. Mon Dieu ! certainement, il y a eu la Révolution... Mais si la Révolution nous a enlevé. nos privilèges et même nos têtes, elle n'a pu nous enlever les bénéfices de ce que vous appelez, je crois, l'atavisme... c'est-à-dire, en vieux français, la qualité d'un sang qui s'est distillé et raffiné dans nos veines de génération en génération pendant cinq ou six cents ans... C'est ce sang-là, mon cher maître, qui se révolte, malgré nous, quand on le mélange avec du sang... plus jeune... plus pur peut-être, mon Dieu ! je ne dis pas le contraire... mais qui, enfin, n'est pas de la même essence ni du même azur !... En conséquence, ce n'est pas l'usage aujourd'hui, plus qu'avant la Révolution, qu'une fille noble épouse un industriel... un savant... un écrivain... un artiste, fussent-ils du premier mérite... On voit peut-être quelquefois des femmes titrées épouser des poètes ou des artistes... mais ce sont des princesses étrangères!... En France, la chose est à peu près sans exemple... et n'allez pas supposer, mon cher monsieur Fabrice, que cette exclusion ait le moindre côté blessant pour ceux qui en sont l'objet... personne au monde n'aime et ne goûte plus que nous les poètes et les artistes... Nous en faisons avec le plus grand plaisir l'ornement de nos tables, l'intérêt et l'agrément de nos salons... mais nous ne les épousons pas!... Pardon ! Vous allez me dire, n'est-ce pas, que nous sommes moins difficiles pour les alliances de nos fils, et que nous les marions très volontiers à des demoiselles peu ou point nées, pourvu qu'elles soient riches... Je vous répondrai d'abord que ce n'est pas ce que nous faisons de mieux, et en second lieu que, d'après nos vieilles coutumes, le mâle anoblit, -principe, remarquez-le bien, qui repose sur une conception très juste de la nature humaine : car il y a chez les femmes une finesse d'instinct, une souplesse d'assimilation, une plasticité... si je m'exprime mal, mon cher monsieur, reprenez-moi!... il y a, dis-je, chez les femmes, des qualités de flexibilité qui les plient assez aisément à toutes ,les conditions de la vie sociale... On fera une petite duchesse très suffisante avec la fille d'un parvenu, et du parvenu lui-même on ne fera jamais rien... Vous comprenez! surabondamment, mon cher maître, que le mot de parvenu, dans ma bouche, signifie les hommes d'argent, et non les hommes de talent... Ceux-ci, fort au contraire, ont en général dans leur nature quelque chose de féminin qui peut les assortir plus ou moins aux femmes les plus délicates... Car n'oubliez pas, monsieur Fabrice, -et ici je vous parle plus que jamais en véritable amie -n'oubliez pas que, dans nos longues successions et sélections de famille, ce n'est pas seulement le sang qui se raffine, comme je vous le disais tout à l'heure... c'est aussi l'éducation, le goût, le tact, le savoir-vivre... tous les sens et toutes les facultés... De là celte distinction supérieure qui vous enchante chez mademoiselle de Sardonne et qui sera à la fois pour vous un grand charme et un grand danger... Car une nature si perfectionnée et si exquise est froissée d'un rien, révoltée d'une nuance... Il faudra faire bien attention, monsieur Fabrice... il y a des détails qui vous semblent de la dernière insignifiance, dont vous ne vous apercevez même pas, et qui peuvent sembler monstrueux à mademoiselle de Sardonne... Un exemple seulement... une misère! -Vous m'appelez à tout bout de champ, quand vous me parlez : -Madame la baronne! -Eh bien ! soyez sûr que cela agace singulièrement mademoiselle de Sardonne... parce qu'il est tout à fait incorrect d'appeler les femmes par leur titre... quand on leur adresse la parole... Ça ne se fait qu'au théâtre ou dans les antichambres... Il y a comme cela, mon cher monsieur, une foule de petites choses qui peuvent être des écueils dans votre ménage, et contre lesquelles je vous mettrais en garde, si je ne craignais de vous fatiguer.
-Si vous n'êtes pas fatiguée vous-même, madame, vous pouvez continuer, répondit froidement le peintre. Malgré cette invitation, madame de Montauron ne continua pas.
Quoique Fabrice gardât son calme, elle comprit peut-être, à la pâleur de son visage, qu'elle aurait tort de le pousser davantage, et la vérité est qu'il avait eu besoin plus d'une fois d'évoquer l'image de Béatrice pour ne pas couper court à la séance en balafrant de son couteau à palette le portrait de son insolent modèle. -Quand il rendit compte, un peu plus tard, à mademoiselle de Sardonne, de cette pénible entrevue, il n'entra dans aucun détail. La baronne, lui dit-il simplement, a été aussi désagréable que possible dans la forme ; mais comme, dans le fond, elle se bornait à me faire entendre que j'étais indigne de vous, nous étions en réalité du même avis.
Madame de Montauron n'en avait pas moins atteint le but que sa rancune haineuse se proposait. Elle avait fait l'œuvre de ces mouches venimeuses dont la piqûre imperceptible laisse pourtant dans l'organisme un trouble profond, rongeur, parfois mortel.
Ce ne fut pas sans embarras, ni même sans angoisse, que mademoiselle de Sardonne se rendit le lendemain matin chez la vicomtesse d'Aymaret, à qui elle voulait apprendre elle-même son engagement avec Fabrice. Mais madame d'Aymaret n'en parut ni froissée, ni même étonnée. Depuis le jour où elle avait vu Béatrice refuser la main du marquis de Pierrepont, elle demeurait persuadée, d'après le langage un peu équivoque et les demi-confidences de son amie, qu'elle avait quelque amour au cœur; en y réfléchissant, elle n'avait vu, parmi tous les hôtes des Genêts, que Jacques Fabrice dont la personne, le talent, la réputation, pussent justifier la passion dont mademoiselle de Sardonne paraissait possédée. Ses soupçons semblaient encore confirmés par l'espèce d'intimité particulière que les leçons d'aquarelle avaient établie entre eux. Elle crut comprendre que la jeune fille avait renoncé au couvent dès qu'elle avait su que son amour était partagé, et Béatrice, trop heureuse de n'avoir pas d'explication à imaginer, se contenta de ne pas la détromper.
Madame d'Aymaret, dans le cours de leur entretien, lui suggéra une idée qu'elle s'empressa d'adopter, et qu'elle n'eut pas de peine à faire accepter par Fabrice . Il paraissait difficile , dans l'état de leurs relations avec madame de Montauron, que leur séjour aux Genêts pût se prolonger avec agrément ou même avec convenance. Il fut donc décidé que Béatrice prendrait prétexte des acquisitions du trousseau et des préparatifs de son installation pour se rendre à Paris la semaine suivante. Elle se retirerait jusqu'à son mariage dans le couvent d'Auteuil où la petite Marcelle était en pension. Madame de Montauron, qui avait appréhendé qu'on ne lui imposât les embarras et les frais d'une noce, se prêta sans murmurer à cette combinaison.
Quelques jours plus tard, le comte de Villerieux tuteur de Béatrice, venait la chercher aux Genêts et remmenait à Paris, où Fabrice était déjà retourné avec sa fille.
-Les adieux de la baronne et de sa lectrice furent, on le devine, de la plus parfaite sécheresse.
Nous ne dirons rien, quant à présent, du sentiment que fit éprouver au marquis de Pierrepont la nouvelle des fiançailles de mademoiselle de Sardonne avec Jacques Fabrice. --Les lettres qui furent échangées en cette occasion entre les deux amis n'auraient même pour le lecteur aucun intérêt. Celle de Fabrice n'était qu'une simple notification de l'événement qui comblait ses vœux. La réponse de Pierrepont était amicale et brève. Il venait malheureusement de prendre avec son hôte, lord S*** un engagement pour une excursion sur son yacht dans la Méditerranée : mais il espérait bien être de retour à temps pour assister au mariage. Il le chargeait de ses respectueux sentiments et de ses meilleurs vœux pour mademoiselle de Sardonne. Presqu'en même temps que cette lettre, un riche bracelet arrivait de Londres à l'adresse de Béatrice.
Quatre mois se sont passés. -Nous sommes à Paris, boulevard Malesherbes, chez la mère de Marianne de La Treillade, ou plutôt chez Marianne elle-même, qui a son petit salon particulier où elle se trouve plus à l'aise pour potiner, suivant l'expression qu'elle affectionne. Elle potine, en ce moment, en compagnie de sa fidèle institutrice, miss Éva Brown, de la gentille millionnaire américaine, miss Ketty Nicholson, celle qui a, d'après Pierrepont, une vague odeur de pétrole, et de mademoiselle Chalvin, cette jeune personne qui, si l'on en croit sa bonne mère, rue quand on la contrarie. Ces demoiselles, qui se sont liées aux Genêts, se retrouvent avec plaisir à Paris, en revenant un peu tard, suivant l'usage actuel, de leurs villégiatures respectives. Elles sont toutes jolies, y compris l'institutrice blanche et rousse; mais la plus jolie est toujours cette peste de Marianne, avec le pur ovale et la pâleur mate de son visage, ses grands yeux ironiques et ses petites dents de rongeur.
Marianne était de passage à Paris à l'époque du mariage de Béatrice et elle rend compte à ses amies de cette cérémonie. Elle avait eu lieu dans l'église de Passy. Béatrice avait désiré qu'elle fût très simple à cause de ses deuils et de ses malheurs de famille. Il y avait d'ailleurs peu de monde à cause de la saison. Cependant, Marianne avait remarqué dans l'assistance une quantité de têtes de concierges. Elle supposait que c'étaient des parents du marié... Madame de Montauron avait prétexté une crise de rhumatisme et n'était pas venue. Elle s'était fait remplacer par une boîte d'une douzaine de couverts... C'était ignoble... Le marquis de Pierrepont avait également manqué à la fête. Il avait envoyé une dépêche de Malte. Son absence avait paru singulière... car il était l'intime ami de Fabrice... mais il avait craint probablement que la mariée ne se jetât à son cou dans l'église... Il était si content de sa délicieuse personne, et si persuadé que toutes les femmes l'adoraient ! Marianne ne connaissait rien au monde de plus détestable qu'un fat... Miss Éva et mademoiselle Chalvin étaient du même sentiment... Seule, miss Nicholson, timide quoique Américaine, prenait doucement la défense du marquis... Marianne insista... C'était un homme qu'elle n'avait jamais pu sentir... D'abord elle lui en voulait d'avoir compromis, -des pieds à la tête, -sa cousine d'Aymaret... laquelle, du reste, ne demandait pas mieux... « Il était même, entre nous, ajoutait-elle, passablement en train de compromettre Béatrice de Sardonne, quand elle a eu le bon esprit d'épouser ce Fabrice, qui me fait l'effet d'un bien honnête homme... Ils sont assez bien installés rue de Prony... C'est ma cousine d'Aymaret qui s'est occupée de l'ameublement... Fabrice voulait faire des folies... Ma cousine d'Aymaret me disait qu'elle avait été forcée de l'arrêter dans son élan... Il n'est pas riche en réalité... Il n'a que ce qu'il gagne au jour le jour... Il est vrai qu'il vend ses tableaux très chers... Je voudrais bien savoir par parenthèse combien il a demandé à la baronne pour son portrait... A sa place je l'aurais joliment salée... pour sa douzaine de couverts !
-Et le marquis de Pierrepont, dit miss Nicholson, est-il toujours à Malte?
-Non... pour le moment, il est, je crois, à Cythère.
-A Cythère ?
-Oui, -du moins je l'ai vu hier soir au théâtre avec une dame qui m'avait bien l'air d'être de ce pays-là...
-Est-ce qu'il est mauvais sujet? demanda miss Nicholson en rougissant.
-Non !... II se gêne! répliqua Marianne.
Les informations de mademoiselle de La Treillade, relativement au mariage de Béatrice et de ses circonstances accessoires, peu bienveillantes dans la forme, étaient assez exactes quant au fond, et elles nous dispensent d'entrer dans plus de détails à ce sujet. -Il était également exact que le marquis de Pierrepont était de retour en France depuis quelques semaines ; mais il n'avait fait d'abord que traverser Paris, sans y voir personne, pour se rendre immédiatement aux Genêts où sa tante commençait à s'impatienter. Depuis quelques jours seulement il était définitivement rentré à Paris avec madame de Montauron, et s'était réinstallé dans son élégant entresol du boulevard Malesherbes, qui n'était pas très loin de l'hôtel où respirait Marianne de La Treillade.
Sa première visite fut pour la vicomtesse d'Aymaret, qui demeurait elle-même près de là, sur le parc Monceau. II l'avait prévenue d'un mot, et elle l'attendait le cœur un peu serré. Elle n'avait pas osé lui écrire, et elle n'en avait reçu elle-même aucune nouvelle directe depuis son départ pour l'Angleterre. Elle ne pouvait oublier qu'elle l'avait encouragé dans sa malencontreuse passion pour mademoiselle de Sardonne, qu'elle s'était faite sa messagère officieuse auprès de la jeune fille, qu'elle avait contribué enfin pour sa bonne part à l'humiliation qu'il avait subie, et dont le mariage de Béatrice avec Fabrice était venu encore aggraver l'amertume. Elle n'était donc pas sans appréhender quelque scène de désespoir, peut-être de colère et de reproches. Mais elle en fut quitte pour la peur. -II lui apparut un peu pâle, mais calme et courtois, et même souriant. Après avoir répondu presque gaiement aux questions qu'elle lui adressait sur son voyage :
-Chère madame, lui dit-il, je vais encore une fois abuser de votre amitié... J'ai un conseil à vous demander.
-Je ne sais pas comment vous pouvez me demander encore des conseils, dit-elle tristement.
-Je ne m'en lasserai jamais... Je suis, je vous l'avoue, très incertain sur la conduite que je dois tenir avec Fabrice... Vous n'ignorez pas l'amitié assez étroite dans laquelle nous avons vécu, lui et moi, depuis plusieurs années... Je n'ai aucune raison de rompre mes relations avec lui... Mais, avant d'aller le voir, je voudrais être assuré que ma présence chez lui ne sera un embarras ni pour lui, ni pour sa femme, ni pour moi... En d'autres termes, croyez-vous que mademoiselle de Sardonne... madame Fabrice veux-je dire... ait informé son mari des sentiments que j'ai eus pour elle, et de la recherche que j'ai faite de sa main? Vous comprenez que s'il en est ainsi...
-Pardon, si je vous interromps, dit madame d'Aymaret, mais je ne puis vous certifier dès à présent que vous n'avez rien à craindre à cet égard... Pas plus tard qu'hier, j'ai vu Béatrice, et comme on avait parlé de votre retour, elle m'a dit qu'après y. avoir réfléchi, elle avait résolu de ne jamais faire cette confidence à son mari. Elle considère que ce serait le troubler gratuitement, et en outre manquer de délicatesse envers vous.
-Vous pensez donc que je puis me présenter chez eux sans inconvénient?
-Il y aurait plus d'inconvénients, il me semble, à ne pas vous y présenter, Fabrice ne s'expliquerait pas votre abstention, il en chercherait la cause et la soupçonnerait tout au moins, ce qui ne serait bon pour personne. Je vous engage donc à ralentir des relations qui doivent vous être désormais pénibles, mais non à les rompre brusquement.
-Vous avez raison... J'irai... Je vais même y aller en sortant d'ici... pensez-vous que je les rencontre?... Madame Fabrice a-t-elle un jour?
-Oui, le lundi... c'est aujourd'hui mardi... nais vous êtes toujours sûr de rencontrer Fabrice dans son atelier... et probablement aussi sa femme... Car je crois qu'il est en train de faire son portrait...
-Ah ! cela m'intéressera.
Il parla ensuite des pièces nouvelles, de quelques commérages mondains, et ne tarda pas à prendre congé. -Comme il lui serrait affectueusement la main
-Bien heureuse, lui dit la jeune femme avec émotion, de vous voir si sage !
-Les voyages forment la jeunesse, répondit Pierrepont en riant, et il partit.
En le complimentant sur sa sagesse, madame d'Aymaret avait espéré provoquer quelque expansion confidentielle dont elle avait évidemment besoin. Car, après avoir redouté de la part de cet amoureux si cruellement éconduit des transports trop violents, elle l'avait trouvé d'une tranquillité et d'une sécheresse qui la laissaient à demi froissée, à demi alarmée. Si cette indifférence de Pierrepont était sincère, elle témoignait d'une légèreté que les femmes n'admettent pas dans les affaires de cœur. Mais, avec la connaissance qu'elle avait du caractère fier et réservé du marquis, elle craignait plutôt que cette froideur apparente ne dissimulât une de ces blessures d'autant plus douloureuses et inquiétantes qu'elles saignent en dedans.
Dix minutes plus tard, Pierrepont entrait chez Fabrice, et sur l'indication d'un domestique, il montait directement à l'atelier du peintre avec la familiarité des anciens jours. Il frappa légèrement et, soulevant une portière, il se trouva en face de Béatrice, dont les lèvres s'entr'ouvrirent soudain comme pour un cri, mais qui resta muette. Elle était assise à quelques pas du chevalet de Fabrice, tenant un livre d'une main et caressant de l'autre la longue chevelure flottante de la petite Marcelle qui était agenouillée à ses pieds. Au milieu de cette grande pièce, tendue de tapisseries, et décorée sobrement de quelques buffets d'un style sévère, c'était une de ces scènes d'intérieur comme on en voit dans les vieux tableaux flamands -où les nobles joies du travail semblent se mêler aux plus douces idées de bonheur et de paix domestiques.
Fabrice eut une exclamation joyeuse, et courut au-devant de Pierrepont à qui la franchise de cet accueil ne put laisser aucun doute sur la discrétion de Béatrice. Il en eut plus de liberté d'esprit pour complimenter le jeune ménage sur son installation. Il s'excusa de nouveau de n'avoir pu revenir à temps pour le mariage, ayant été retenu à Malte par une grave indisposition de son ami lord S***. -La main de Béatrice posée sur la tête de Marcelle s'ouvrait et se refermait un peu convulsivement, en faisant scintiller les pierreries de ses bagues. C'était le seul signe d'émotion que donnât la jeune femme. Elle remercia Pierrepont du bracelet qu'il lui avait envoyé de Londres et dont elle vanta le bon goût ; puis elle s'informa avec intérêt de la santé de madame de Montauron. Pierrepont répondit que sa tante rajeunissait tous les jours, et que c'était un plaisir de la voir. Personne n'ayant dit le contraire, -quoique tout le monde le pensât, -le marquis, après avoir loué chaudement les portraits ébauchés, qui prenaient effectivement une tournure de chef d'œuvre, ne voulut pas interrompre plus longtemps la séance, et se retira.
Il se retira emportant tout vivant dans son imagination le tableau de cet intérieur heureux, honnête et gracieux qui est la tentation assez ordinaire des blasés de son âge, et qu'il avait lui-même rêvé avec une ardeur si sincère.
Hélas ! qu'elles sont trompeuses souvent ces mises en scène de bonheur! Que de fois, en pénétrant vers le soir dans l'intimité d'un salon de famille, que de fois en passant devant la grille de quelque riante villa, pleine de soleil, de fleurs et d'enfants, on se dit : le bonheur est là! -Et que de fois on s'abuse !
Telle que Fabrice l'a vue, entendue et admirée pour la première fois dans le salon blanc de madame de Montauron, avec sa beauté de Muse et sa voix grave et chantante, telle Béatrice est devant lui en ce moment, et elle est sa femme ! il a là en même temps sous les yeux, sous la main, près du cœur, sa fille, son art, tout ce qu'il aime au monde, -et il n'est pas heureux... Les insinuations venimeuses de madame de Montauron reviennent trop souvent à son souvenir. Il croit sentir dans la manière d'être de Béatrice avec lui une sorte de tristesse résignée, un manque d'abandon, une froideur un peu dédaigneuse qui semblent justifier les prophéties perfides de la baronne. Quoique cette belle statue lui appartienne, il croit sentir qu'elle ne lui appartient pas tout entière, qu'il y a en elle quelque chose qui se refuse, un fonds de tendresse passionnée qu'elle ne lui livre pas, qu'elle garde en réserve. Comme il lui est impossible de soupçonner qu'il ait un rival dans son cœur, il s'en prend à lui-même, et un peu aussi à son entourage. Il éprouve un malaise inquiet : il se surveille avec une défiance pénible de soi, il craint qu'il n'y ait dans son langage, dans sa tenue, dans ses habitudes personnelles, quelque gaucherie involontaire, dont les instincts délicats, le goût raffiné, et la culture supérieure de sa jeune femme ne soient offensés. Il redoute également les froissements qu'elle peut ressentir au contact de quelques relations un peu vulgaires que le métier et la camaraderie imposent à l'artiste.
Malheureusement, les appréhensions qui obsèdent Fabrice ne sont pas très loin de la vérité. Bien qu'elle l'ait épousé par un coup de désespoir, Béatrice est entrée chez lui en honnête femme, avec la plus sincère résolution d'étouffer tout sentiment contraire à ses nouveaux devoirs, et de s'attacher à son mari. Mais, quoiqu'elle estime son talent, il y a dans l'art du peintre une partie manuelle et commerciale qui choque la jeune patricienne. Elle remarque aussi avec ennui, presque avec souffrance, dans les petites circonstances quotidiennes de la vie commune, de légers solécismes de goût, de menus péchés d'ignorance, des fautes vénielles contre l'usage, qui dénoncent chez le pauvre grand artiste les lacunes trop naturelles de l'éducation première. Les femmes nées et élevées comme Béatrice pardonneraient plus aisément un vice, peut-être un crime, qu'une incorrection. -Fabrice, connaissant la passion de sa femme pour les exercices du sport, avait voulu qu'elle se remît à monter à cheval. Il avait pris lui-même depuis deux ou trois ans l'habitude de l'équitation, et il allait assez régulièrement faire une promenade au Bois le matin. Il était hardi et solide cavalier ; mais il montait mal, sans principes et sans élégance. Sa femme en était gênée; elle cherchait souvent un prétexte pour ne pas l'accompagner, préférant se priver de son plaisir favori que de voir sourire, sur le passage de son mari, les habitués corrects de l'allée des Acacias.
Il était également vrai qu'il se trouvait parmi les familiers de l'atelier de Fabrice, comme de tous les ateliers, quelques amateurs ou compagnons de jeunesse, appartenant plus ou moins à l'art et à la littérature, et dont le ton et les façons effarouchaient extrêmement Béatrice. Le peintre, en alléguant ses obligations de travail, s'efforçait de décourager ces visiteurs parasites, et d'écarter surtout ceux qui avaient quelque odeur de bohème. -Au nombre de ces derniers, il y en avait un, par malheur, que Fabrice se croyait forcé de supporter et de ménager, et c'était précisément celui qui était le plus antipathique à Béatrice. Il s'appelait Gustave Calvat, il était le frère de la première femme de Fabrice, et par conséquent l'oncle de la petite Marcelle. Sa liaison avec Jacques remontait à l'époque déjà lointaine où ils avaient été tous deux élèves du même maître dans le même atelier. Ils avaient donc un point de départ commun . Mais pendant que Fabrice, se concentrant dans l'effort continu d'un travail austère, arrivait peu à peu aux degrés les plus élevés de son art, Gustave Calvat se dissipait et se dépensait en paroles, en projets, en théories, en critiques transcendantes, et en considérations esthétiques qui faisaient l'admiration du boulevard des Batignolles. -« Tu parles trop, et lu ne dessines pas assez, » lui disait sobrement Fabrice.
Calvat avait longtemps cherché le genre de peinture qui pourrait le mieux convenir à son siècle et à lui-même. Il avait cru plusieurs fois l'avoir trouvé. Pendant un voyage en Italie, qu'il avait fait aux frais de Fabrice, il s'était engoué des peintres primitifs, et il était revenu ne jurant plus que par Ducio, Cimabue, Giotto, Taddeo Gaddi, le Masaccio, le Pérugin, -en extase devant les mosaïques de San-Miniato, et le simplisme hiératique des Byzantins. -« C'était, disait-il avec.sa faconde trop souvent mouillée d'alcool, c'était à cette source fraîche et pure qu'il fallait retremper l'art épuisé du XIXe siècle... Il se ferait lui-même personnellement l'apôtre et le précurseur d'une nouvelle renaissance... L'inspiration, le procédé de ces admirables primitifs, il s'en était profondément pénétré... Et quel était ce procédé ? La sincérité, la naïveté, la foi !... L'artiste devait commencer par passer hardiment l'éponge sur l'histoire du monde depuis l'an 1400... oublier carrément qu'il y a eu Luther, qu'il y a eu Voltaire, la prise de la Bastille, les principes de 89, et cætera, et cætera... fermer les yeux, se recueillir, s'agenouiller en esprit au milieu d'un chapitre de vieux moines du XIVe siècle... puis rouvrir les yeux... et regarder en haut, simplement, humblement... comme un petit enfant qui fait sa prière... Et alors... alors saisir sa palette et peindre ! » -Sur quoi, il traçait dans l'air, de quelques coups de pouce énergiques, les lignes maîtresses d'un chef-d'œuvre imaginaire.
Il était curieux de voir Gustave Calvat mimer, suivant sa coutume, cette puissante théorie, en donnant par moments à son visage de bohémien des airs et des mouvements d'yeux préraphaéliques.
Après avoir peint une Annonciation sur fond d'or, et une Sainte Famille à longues mains sur un bleu sans nuages, il prit les primitifs en dégoût, -(il y avait de quoi !) -et passa à l'imitation des Vénitiens, puis à l'école flamande et hollandaise, qui se rapprochait davantage de la nature, et enfin à la nature elle-même, ce fut son dernier avatar. Il tenait enfin la vérité. Il se mit donc à copier la nature, toujours avec la simplicité d'un petit enfant, et dès ce moment ses œuvres, qui avaient successivement ressemblé à celles de tout le monde, ne, ressemblèrent plus à rien.
Fabrice essayait en vain de lui suggérer que l'art ne consiste nullement à copier la nature, laquelle est par elle-même inerte et stupide, mais à refléter sur elle l'idée qu'elle dégage dans notre intelligence, et à lui prêter un peu de l'âme que nous avons et qu'elle n'a pas. Calvat le traitait de paysagiste en chambre, de peintre de salon, et l'envoyait finalement à la fosse commune de l'immonde idéalisme, c'est-à-dire à l'Institut.
Jacques, qui était sans rancune, riait volontiers des bavardages de son beau-frère et de sa peinture par gestes. Mais ce qu'il lui pardonnait moins aisément, c'était le désordre de sa vie qui s'écoulait à peu près tout entière dans les cafés et les brasseries. Il lui pardonnait plus difficilement encore le méchant esprit d'envie, et le dénigrement haineux dont il poursuivait tout ce qui avait plus de talent que lui. Malgré tout, Fabrice continuait d'accueillir amicalement ce triste parent, et même de répondre aux fréquents appels qu'il faisait à sa bourse. C'était d'abord par une piété d'honnête homme envers la mémoire de cette première femme qui avait été sans doute une assez fâcheuse créature, mais qui était maintenant une pauvre morte couchée dans sa froide tombe ; c'était aussi parce que ce drôle de Calvat avait au moins une vertu, celle d'aimer sa nièce, la petite Marcelle, -et un mérite, celui de plaire à l'enfant, ou plutôt de l'amuser. Avec son goût et ses dons pour la mimique, il lui jouait des scènes de Guignol : il savait figurer avec ses mains des ombres d'animaux sur les murailles, il imitait leurs cris, il imitait aussi divers instruments il faisait enfin mille tours et grimaces qui arrachaient à Marcelle des éclats de joie très doux à l'oreille de son père.
A la première vue et on peut dire au premier flair, ce grand vieux garçon, dégingandé, et gesticulant, -avec son nez en bec d'oiseau de proie, sa moustache gluante, ses ongles douteux, et sa forte odeur invétérée de tabac et de bière, avait été pour Béatrice un objet souverainement déplaisant. Elle avait été touchée des raisons de cœur par lesquelles Fabrice crut devoir lui expliquer ses ménagements envers son beau-frère mais ce n'en était pas moins pour elle une tristesse et une confusion de subir l'intimité familière de ce personnage.
Calvat, de son côté, avait vu d'un très mauvais œil le mariage de Fabrice avec cette grande dame, dont il pressentait justement les dédains, et qui ne pouvait manquer de le gêner dans ses habitudes. D'abord, il se plaignait d'être forcé maintenant, toutes les fois qu'il allait chez son beau-frère, de se mettre sur son trente-six, -ce qui voulait dire, probablement, de se laver les mains. A part ce grief considérable, il éprouvait pour Béatrice l'espèce d'aversion que lui inspirait toute supériorité physique, intellectuelle ou morale. Enfin, elle l'inquiétait dans le seul sentiment honnête qui lui restât : il craignait qu'elle, ne lui enlevât une part de l'affection de Marcelle, et qu'elle ne voulût l'éloigner plus ou moins de l'enfant.
Pour toutes ces raisons, Gustave Calvat haïssait Béatrice autant qu'elle le méprisait, et l'antipathie mutuelle de ces deux êtres rapprochés par le hasard, et si différents par les instincts et l'éducation, ne pouvait que croitre et s'envenimer avec le temps.
Ce doit être un fait scientifique, -peut-être un fait de suggestion, -que la prédilection si constante et si remarquable des maris pour l'homme qui est aimé de leur femme. Le pauvre Fabrice ne devait pas échapper à cette fatalité : depuis le retour de Pierrepont, il montrait pour lui un redoublement d'amitié, qui s'expliquait peut être d'ailleurs par le désir d'assurer à sa femme la compagnie d'un homme de son monde. Pierrepont ayant mis une réserve naturelle à renouveler souvent ses visites au jeune ménage, le peintre lui en fit des reproches et le pressa à ce sujet au point de l'embarrasser. De toutes les gaucheries involontaires dont Fabrice pouvait être coupable envers sa jeune femme, ce ne fut pas celle dont elle fut le moins choquée. Oubliant trop que Fabrice ignorait absolument son secret et celui de Pierrepont, elle vit dans son insistance à attirer le marquis chez elle un manque de tact, une maladresse agaçante, et de plus une véritable cruauté envers elle. -Comment ! quand elle s'épuisait en efforts de volonté et de courage pour chasser de sa pensée celui qu'elle avait tant aimé, c'était son mari qui le lui ramenait par la main et qui lui imposait sa présence troublante !
Ce fut un nouveau grief qui vint se joindre à tous ceux qu'elle nourrissait déjà contre lui, et qui n'avaient guère au fond plus de justice. Mais quand une femme a le malheur de ne pas aimer son mari, elle trouve toujours des raisons pour pallier à ses propres yeux un tort que sa conscience réprouve, et elle est presque de bonne foi car pour son esprit aigri tout est froissement, pour son cœur malade tout est blessure .
Béatrice avait toutefois l'âme trop haute pour céder il la tentation vulgaire d'abuser de l'aveuglement de son mari. Elle persista donc dans la conduite qu'elle s'était tracée d'avance en prévision du retour de Pierrepont, et il lui fut d'autant plus facile de le tenir à distance, qu'il paraissait l'éviter lui-même avec autant de soin et de hauteur, préférant évidemment encourir les reproches du mari que les mépris de la femme.
Fabrice cependant, tout en sentant avec amertume la froideur triste dont Béatrice ne se départait jamais avec lui, ne désespérait pas de la vaincre à la longue, à force d'attentions généreuses et délicates. Après avoir gâté et paré de son mieux pendant tout le cours de l'hiver son ingrate idole, il lui loua pour l'été, entre Meudon et Bellevue, une jolie villa qui avait, entre autres agréments, celui de la rapprocher de son amie madame d'Aymaret, laquelle passait elle-même cette année-là la saison à Versailles. L'habitation, souvent occupée par des peintres, à cause de quelques dispositions spéciales, était assez simple, mais elle dominait la radieuse vallée de la Seine, et, à l'arrière-plan, le mirage grandiose de Paris. Le rez-de-chaussée ouvrait de plain-pied sur le plateau d'un vaste jardin qui descendait en pente douce presque jusqu'à la Seine, à travers des bouquets de bois, des pelouses et des taillis un peu négligés et sauvages. -On rencontrait à mi-côte une espèce de grand hangar fermé et vitré qui servait d'atelier à Fabrice. Tout à fait au bas du jardin, s'étendait une allée rectiligne bordée de charmilles treillagées, et qui par son grand style paraissait être le reste d'un ancien parc de château. Un chemin public profondément encaissé passait au-dessous. Elle était bornée, à ses deux extrémités, par des murs très élevés, contre l'un desquels on avait établi une plaque de tir. En face, à l'autre bout, était un banc rustique.
Cette allée, malgré quelques vues ménagées sur la campagne, était un lieu particulièrement retiré et solitaire que la femme du peintre avait pris en affection. -Elle y promenait sa rêverie, par un après-midi du mois de juillet, quand elle vit paraître au détour d'un sentier la vicomtesse d'Aymaret, qui lui dit gaiement :
-J'étais sûre de te trouver dans l'allée des soupirs !
Puis, après l'avoir embrassée :
-Je viens t'apprendre une nouvelle... assez inattendue... La pauvre baronne, qui se flattait si bien d'avoir encore trente ans à vivre...
-Quoi ! s'écria Béatrice en lui saisissant le bras violemment.
-Elle est morte la nuit dernière, ma chère, -d'un accès de goutte sur le cœur... c'est Pierrepont qui m'envoie une dépêche, en me chargeant de te...
Madame d'Aymaret s'interrompit : Béatrice, devenue subitement très pâle, la regardait avec une fixité effrayante... une faible convulsion plissa sa bouche ; elle s'appuya contre la charmille, défaillit tout à fait, et glissa sur le sol.
La vicomtesse poussa un léger cri, parut hésiter une seconde, puis, comprenant qu'elle était trop loin de l'habitation pour être entendue, elle s'agenouilla devant la jeune femme évanouie, et lui fit respirer son flacon de sels, en lui prodiguant de douces paroles. Béatrice reprit peu à peu connaissance, et pendant qu'elle se relevait d'un air étonné et égaré :
-Qu'est-ce que j'ai eu? murmura-t-elle.
-Elle contracta son front brusquement, et son pâle visage se couvrit d'une couche de pourpre.
-Ah! je me rappelle !
-Veux-tu que j'aille prévenir ton mari? dit madame d'Aymaret, en l'aidant à gagner un banc.
-Non... Non... d'ailleurs, il est allé à Paris... As-tu la dépêche?
-La voilà.
Béatrice lut le télégramme, et laissant tomber ses deux bras par un geste d'accablement :
-Ah ! mon Dieu ! dit-elle à demi voix, c'est pour m'achever?
Et, comme madame d'Aymaret la contemplait avec stupeur :
-Tu me crois folle?... reprit-elle. Tu ne t'expliques pas l'émotion que me cause la mort de cette femme ?
-C'est vrai... je ne comprends pas... mais absolument pas.
-Eh bien ! tu vas comprendre mais promets-moi sur l'honneur que ce que je vais te dire restera entre nous deux?
-Je te le promets... Tu me fais peur... Qu'est-ce qu'il y a?
-Il y a, ma pauvre Élise, il y a que j'aimais le marquis de Pierrepont...je l'aime depuis que j'existe; et j'ai refusé sa main parce que sa tante m'avait juré qu'elle le déshériterait si je l'épousais... et aujourd'hui... elle est morte... comprends-tu ? ... morte quelques mois après mon mariage avec un autre... et si j'avais attendu ces quelques mois, j'aurais été sa femme... et j'en suis séparée à jamais... et je l'aime depuis que j'existe !
Elle cacha son visage dans ses mains et sanglota.
Pour madame d'Aymaret, qui jusqu'à cet instant n'avait pas cessé d'être convaincue que Béatrice avait épousé Fabrice pur un entrainement de passion, cette révélation était si nouvelle, si bouleversante qu'elle n'y put répondre d'abord que par de confuses exclamations d'étonnement et de pitié :
-Ah! est-ce possible!... Pauvre amie ! Pauvre chère!... Comment ne m'as-tu pas dit cela dans le temps !
Béatrice lui conta alors brièvement, par phrases entrecoupées, ce qui s'était passé moins d'un an auparavant entre elle et la baronne de Montauron, -l'engagement qu'elle avait pris de se taire, -engagement que la mort venait de rompre.
-Et quand même, ajoutait-elle, j'aurais été libre alors de te confier mon secret, je ne l'aurais pas fait... je te connais... Tu n'aurais pu y tenir... tu aurais tout dit au marquis... Il aurait bravé sa tante, et le malheur serait arrivé... J'aurais été cause de sa ruine, et peut-être me l'aurait-il reprochée un jour en tout cas, moi, je me la serais reprochée !... Non, vois-tu, ma seule faute a été de ne pas suivre ma première inspiration... de ne pas entrer au couvent, -au lieu de faire ce malheureux mariage... et de tromper un honnête homme !
-Mais, dit madame d'Aymaret, cet honnête homme, qui est en même temps un homme de grand cœur et de grand talent, ne peux-tu donc l'aimer un peu ?
-J'ai essayé... Je ne pouvais déjà pas... Juge... maintenant! répliqua Béatrice avec une sorte d'emportement.
Interrogée affectueusement par son amie, elle la mit dans la confidence de ses souffrances domestiques, de ses froissements continuels, de ses secrets dégoûts. Madame d'Aymaret affecta de rire de ces petites misères, comparées aux sérieuses douleurs de la vie; elle représenta très justement à Béatrice qu' il lui suffirait de le vouloir pour effacer de légères inégalités d'éducation entre elle et son mari en lui donnant, avec gentillesse et gaieté, quelques leçons de parfaite correction , qu'il recevrait certainement avec la même bonne grâce. La vraie souffrance de Béatrice était cet amour étranger qu'elle avait apporté comme malgré elle dans son ménage; c'était cet amour qui lui ôtait tout courage, qui lui empoisonnait toutes choses et dont il fallait faire franchement le sacrifice.
-Facile à dire ! murmura Béatrice.
Madame d'Aymaret, prenant un ton plus confidentiel, lui fit alors -entendre qu'elle avait eu elle-même, quelques années auparavant, l'occasion de faire un sacrifice du même genre, qu'elle savait que c'était difficile, mais pas impossible...
-Et tu avoueras, ma chère, ajouta-t-elle, que j'aurais eu de meilleures excuses que toi ?
-Et comment t'y es-tu prise? dit Béatrice, que cette circonstance mystérieuse intéressait. Tu as cessé de le voir?
-Ma chère, cesser de se voir est un vain mot. On ne cesse jamais de se voir quand on est du même monde... Non... j'ai simplement ct sincèrement changé mon amour en amitié... De cette façon, le cœur ne perd pas tout.
Béatrice la regarda au fond des yeux :
-C'était Pierrepont? dit-elle très bas.
-Il y a quatre ans de cela... répondit madame d'Aymaret. Je ne me souviens pas très bien... mais c'était quelqu'un qui lui ressemblait beaucoup... Du reste, sois tranquille... il ne m'aimait pas autant qu'il t'a aimée... Car, moi, ce n'était pas pour m'épouser...
Béatrice hésita, puis elle l'attira vers elle et, pendant qu'elle l'embrassait, elles pleurèrent toutes deux.
-Eh bien ! je tâcherai... reprit Béatrice. Tu m'aideras de tes conseils, de ton .exemple... Mais toi tu es une sage petite femme, et moi un pauvre être tourmenté... N'importe, je suis heureuse de pouvoir maintenant causer de tout cela avec toi... Mais surtout, jamais un mot, jamais un souffle qui puisse faire soupçonner au marquis ce que je t'ai confié!
-Si je commettais une pareille faute, dit madame d'Aymaret en riant, je ne serais plus une sage petite femme...
Le soir approchait et elle fut forcée de partir... Mais elle revint voir son amie assidûment pendant quelques jours, jusqu'à ce qu'elle lui semblât plus calme. Cependant, quoiqu'elle se prêtât docilement aux exhortations tendres de madame d'Aymaret, il était impossible que Béatrice ne demeurât pas profondément troublée des réflexions et des regrets que lui suggérait forcément la mort de madame de Montauron… il était impossible que ses devoirs ne lui en parussent pas encore plus difficiles et ses déplaisirs plus amers.
Madame de Montauron n'ayant pas pris de dispositions contraires, le marquis de Pierrepont héritait légalement de la totalité de ses biens, ce qui lui constituait désormais un revenu annuel de plus de quatre cent mille francs. Il passa les premiers temps de son deuil à chasser solitairement dans sa propriété des Genêts et rentra à Paris vers la fin d'octobre. Il s'installa dans le grand hôtel de la rue de Varenne qui avait appartenu à sa tante; mais il garda en même temps son entresol du boulevard Malesherbes, ce qui fit sourire les dames... Il avait toujours été, même au temps de sa pauvreté relative, un personnage très en vue dans le monde parisien, où sa grâce chevaleresque, sa dignité personnelle, sa galanterie discrète semblaient donner le ton de la distinction la plus parfaite. Ce ne fut donc pas sans surprise qu'on le vit reparaître sur la scène où il était si connu et si apprécié, avec des allures beaucoup moins irréprochables. Déjà l'hiver précédent, après son retour de Londres, on avait remarqué des changements bizarres dans ses habitudes. Assez fréquemment on l'avait aperçu au théâtre, derrière l'écran d'une avant-scène, en compagnie de jeunes femmes fort agréables sans doute, mais avec lesquelles il n'est pas d'usage de se montrer en public, quand on a passé l'adolescence. Ce détail, on peut s'en souvenir, n'avait pas échappé à la clairvoyance de Marianne de La Treillade. -On l'avait vu également chevaucher sans façon dans les allées du, Bois, à côté de quelques amazones peu farouches, ce qui n'étonnait pas moins de la part d'un homme passé maître en fait de bienséance. On disait même qu'il avait rapporté d'Angleterre un vice qui ne parait pas y être aussi rare qu'il l'est chez nous. Du moins, le vicomte d'Aymaret, qui s'y connaissait, assurait à sa femme que ce diable de Pierrepont avait pris là-bas un goût tout à fait confortable pour le porto et le brandy.
Les deux personnes qui, dans tout Paris, s'intéressaient le plus au marquis de Pierrepont, c'est-à-dire Béatrice et madame d'Aymaret, s'étaient émues dès ce temps-là de ces méchants bruits. Mais elles avaient aimé à se persuader que ces propos étaient de pures médisances.
Cependant, à peine rentré à Paris, le riche héritier de madame de Montauron, comme grisé par sa nouvelle fortune, donna à ses écarts de tenue et de conduite un éclat tel qu'il devint impossible aux plus bienveillants de méconnaitre l'étrange métamorphose qui s'était opérée dans son caractère. Il n'avait jamais été un puritain ; mais on l'avait toujours vu apporter, dans les aventures de galanterie, toute la délicatesse morale qu'elles comportent et qui semble consister, pour l'honnête homme, à ne pas mettre le public dans la confidence de ses amours, encore moins de ses vices. Et maintenant, on eût dit qu'il affectait de braver l'opinion. C'est ainsi qu'il affichait fort indiscrètement sa liaison avec une étoile d'opérette qui, grâce il ses libéralités, menait chaque jour au Bois le plus bel attelage de France. Mais c'était là, disait-on, le moindre de ses égarements, et on commençait il lui prêter des traits de mœurs qui avaient un assez vilain caractère de débauche. On parlait entre haut et bas, dans les cercles et dans les salons, de certains soupers hebdomadaires où il réunissait à quelques amis des séries de ces femmes sans préjugés que Paris voit flotter, comme des astres échappés de leur orbite, sur les frontières du monde et du demi-monde. Quelques-unes y étaient même amenées par leurs maris, dont c'est assez faire l'éloge.
On racontait de Pierrepont d'autres excentricités du même ordre qu'il est inutile de préciser et qui, sans atteindre formellement son honneur, soulevaient peu à peu autour de son nom, jusque-là si respecté, une rumeur de mésestime.
Béatrice et madame d'Aymaret étaient trop mêlées au mouvement parisien pour ne pas avoir çà et là, tantôt au théâtre, tantôt au Bois, l'occasion de constater par leurs yeux les désordres très peu dissimulés du marquis. La vicomtesse était, en outre, renseignée à ce sujet par son mari, convive assez habituel des fameux soupers, et Béatrice l'était de son côté par Gustave Calvat, que son industrie de bohémien, méprisé, mais amusant, -introduisait dans les théâtres et dans les cafés de journalistes où il recueillait avidement les scandales courants du Tout-Paris. Il n'y avait jamais eu beaucoup de sympathie entre lui et Pierrepont, qu'il rencontrait souvent autrefois chez son beau-frère, et il était bien aise de mettre ses incartades en relief, surtout devant Béatrice, dont il sentait la secrète solidarité avec un homme de sa caste. Mais ce qui, auprès des deux jeunes femmes, accusait Pierrepont plus que tout le reste, c'était le fait de les avoir complètement abandonnées l'une et l'autre, comme par un aveu de son indignité. Il ne paraissait même plus à l'atelier de Fabrice, qui, dans sa fidèle amitié pour son camarade de combat et d'ambulance, s'en montrait très affecté.
Pierrepont, du reste, avait renoncé à la plupart de ses anciennes relations. On l'apercevait pourtant encore quelquefois dans le monde ; car nous le trouvons, vers le milieu du mois de décembre, dans le petit salon de Marianne de La Treillade. Il est vrai qu'il y est amené par une circonstance tout à fait exceptionnelle il vient complimenter mademoiselle de La Treillade sur son mariage. Car cette jolie fille se marie. Elle épouse le baron Jules Grèbe, fils de la maison de banque Grèbe frères, -déjà propriétaire d'une douzaine de millions du fait de son père, et héritier présomptif de son oncle.
Au moment où Pierrepont se présente, madame de La Treillade, très affairée et les bras chargés de précieux cartons, est près de sortir : elle le prie de l'excuser si elle le laisse seul avec sa fille et miss Éva; mais on l'attend au grand magasin de blanc du boulevard.
Si, jadis, Pierrepont n'a pas apprécié pour son compte mademoiselle de La Treillade au point de vue du mariage, il ne l'en a pas moins jugée fort digne d'intérêt à d'autres égards, et il continue de la cultiver de temps en temps, à tout événement, comme une personne d'avenir.
-Mademoiselle, lui dit-il en s'asseyant, d'un ton de gravité un peu équivoque, permettez-moi de vous adresser mes plus Sincères félicitations... Vous épousez un de mes jeunes et bons amis, -un parfait galant homme, -et un excellent garçon, dont vous ferez tout ce que vous voudrez.
-Je ne sais pas, répond Marianne en le regardant en plein de ses grands yeux railleurs, je ne sais pas s'il est aussi exemplaire que vous le faites; mais il vous donne, en tout cas, un exemple que vous devriez bien suivre... il fait une fin !
-Malheureusement, mademoiselle, tout le monde n'en trouve pas une aussi belle occasion.
-Et notez, reprend Marianne, qu'il est plus jeune que vous de plusieurs années...
-Oui; mais moi, mademoiselle, je suis très jeune pour mon âge !
-On le dit !
-On a parfaitement raison... tandis que lui -Jules -est très rassis pour le sien.
-J'en suis enchantée, riposte Marianne, et vous ne sauriez m'en faire un éloge qui me touche davantage. Je suis moi-même tellement douce, tranquille et sensible, qu'un mari trop vif me serait infiniment désagréable.
-J'en suis depuis longtemps convaincu, mademoiselle, et à tel point que je me suis permis d'en avertir mon jeune ami.
-Comment cela, mon cher monsieur ?
-Mon Dieu, oui... Mon cher Jules, lui ai-je dit -car nous en sommes dans ces termes-là tous deux -j'ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle de La Treillade à la campagne, chez ma tante... J'ai eu l'occasion de l'étudier -et j'ai remarqué chez elle une douceur, une sensibilité -et passez-moi l'expression, mademoiselle, une candeur... qui demandent les plus grands ménagements.
-Monsieur de Pierrepont, Je ne sais vraiment comment, vous remercier de vos bontés pour moi...
-Elles ne font que commencer, mademoiselle... si , vous les encouragez !
-Eh bien ! je les encourage... Viendrez, vous me, voir quand je serai mariée ?
-Tous les jours, mademoiselle, si vous me le permettez.
-Tous les jours, c'est peut-être beaucoup... Ce serait bien fatigant pour vous... car nous allons demeurer rue de Monceau -et c'est un peu loin de votre affreuse rue de Varenne.
-Pardon, mademoiselle... mais concurremment avec mon hôtel de la rue de Varenne, je conserve mon entresol du boulevard Malesherbes.
-Pourquoi, monsieur ?
-Pour avoir l'honneur de rester votre voisin .
-Vraiment !... si vous saviez comme je m'amuse, monsieur de Pierrepont !
-Mais je ne m'ennuie pas non plus, mademoiselle, je vous assure !
Ce dialogue, qui paraissait divertir beaucoup l'institutrice, fut interrompu par l'entrée de deux ou trois jeunes personnes qui firent irruption dans le salon de Marianne en piaffant sous leurs fourrures musquées. Le frais visage américain de miss Ketty Nicholson -une des nouvelles venues -prit une teinte de rose de Bengale quand elle aperçut Pierrepont. Malheureusement, le marquis ne crut pas devoir prolonger sa visite et se retira après avoir serré la main de Marianne, qui lui dit comme il sortait :
-Je ne vous tiens pas quitte !
-Je l'espère bien ! dit Pierrepont.
Après les embrassades préliminaires, mesdemoiselles Chalvin et d'Alvarez qui accompagnaient miss Nicholson, demandèrent avec empressement si la date du mariage était fixée.
-Oui, dit Marianne, elle est fixée au 5 janvier... pour mes étrennes, ou plutôt pour celles de mon mari.
-Croirais-tu, ma chère, dit mademoiselle Chalvin, que je ne l'ai jamais rencontré, ton fiancé... Je meurs d'envie de le voir.
-Gourmande, dit Marianne. -Eh bien ! sois heureuse... je l'attends.
-On le dit charmant, ma chère.
--Il l'est, ma chère. Je trouve même le mot charmant un peu faible...
Le moment d'après, la porte s'ouvrit, et on vit entrer le baron Jules Grèbe, autrement dit Fin de siècle. C'était un surnom, ou plutôt un titre qu'il aimait à se donner lui-même, et dont ses amis l'appelaient familièrement. II était fils unique ; il avait été fort gâté par sa mère, qui n'avait pas cessé d'être en extase devant lui depuis le jour où elle l'avait vu bâiller pour la première fois. Elle avait souri avec attendrissement à ses premières débauches de jeunesse, et elle avait finalement beaucoup contribué à en faire l'insupportable petit monsieur qu'il était. Pour conserver dans le monde la prépondérance et la suprématie auxquelles on l'avait habitué dans sa famille, il avait cherché une attitude, une pose qui le dispensât de tout autre mérite. II n'avait rien trouvé de mieux que d'étonner -ou plutôt, comme il le disait, d'épater ses contemporains par une affectation de cynique perversité. Quelques bribes de Darwin, recueillies çà et là, et mêlées à une confuse teinture de Schopenhauer, lui avaient fourni la vague théorie du nihilisme moral qu'il affichait. En toutes choses, en littérature, en art, en politique, mais surtout en morale, il se déclarait profondément sceptique, blasé, désabusé, écœuré des vieilles conventions, corrompu et décadent jusqu'aux moelles, déliquescent même, et à ce point déliquescent qu'on serait bientôt forcé, comme il le disait avec orgueil, de le ramasser avec une cuillère. Telles étaient les prétentions de « Fin de siècle », qui, n'ayant plus les croyances du passé, et n'ayant pas davantage celles de l'avenir, n'en avait naturellement aucune.
Quelques-uns de ses camarades de cercle, éblouis par son aplomb, par sa grande fortune et son immoralité doctrinale, le regardaient comme un homme très fort, et il était lui-même de cet avis.
Cependant les frais de représentation du jeune baron avaient pris, dans ces derniers temps, de telles proportions, que son oncle l'avait menacé non seulement de le déshériter, mais de le pourvoir d'un conseil judiciaire, s'il ne se rangeait pas. C'est pourquoi il épousait Marianne de La Treillade, qu'il se proposait d'ailleurs d'épater extraordinairement.
Jules Grèbe était de sa personne un garçon de vingt-six à vingt-sept ans, petit de taille, mais bien fait et d'une élégance ultra-britannique. Ce qui le déparait un peu, c'était une paire de gros yeux d'un bleu pâle dont l'expression était morne et à demi éteinte. II marchait résolument, en faisant sonner ses pas, et les jambes toujours un peu écartées, comme si, même à pied, il eût été à cheval.
C'était avec cette allure triomphale qu'il s'avançait dans le salon de Marianne. il salua d'un petit coup de tête ironique et remit dans les belles mains de sa fiancée une énorme boite de chocolat. Sa manière de faire sa cour était étrange : elle consista, ce jour-là, à manger, sous les yeux émerveillés des jeunes filles, une quantité prodigieuse de chocolats à la crème. Surexcité par les rires admiratifs de la galerie, il poursuivit de son air froid et morne cet aimable jeu jusqu'à ce qu'il eût complètement vidé la boite. Il n'était pas, au fond, sans inquiétude sur les suites d'un pareil exploit ; mais il avait épaté ces demoiselles, et il était heureux.
Le mariage eut lieu trois semaines plus tard, à l'église Saint-Augustin. Le jeune couple avait été d'accord pour ne pas faire le banal voyage de noces. Il entra donc le soir même, en quittant l'appartement de madame de La Treillade, dans l'hôtel que Marianne avait fait acheter à son mari rue de Monceau, et dont elle avait dirigé elle-même l'aménagement avec beaucoup de goût, car ce n'était pas le goût qui lui manquait.
Un boudoir capitonné de soie bouton d'or précédait la chambre à coucher de la jeune femme. Elle s'y arrêta, rejeta le capuchon de sa pelisse, découvrit sa tête charmante, et, comme lasse des cérémonies de la journée, se laissa tomber dans un fauteuil. Son mari s'était adossé à la cheminée et se chauffait les pieds. Il avait paru tout le jour plus froidement dédaigneux que jamais ; et, en ce moment même où il se trouvait seul avec sa jolie femme sur le seuil de la chambre nuptiale entr'ouverte, il n'avait pour elle qu'un sourire railleur et un mauvais regard sarcastique.
-Ma chère enfant, lui dit-il tout à coup, est-ce que vous êtes vieux jeu ?
-Vieux jeu ?... Pardon... je ne comprends pas.
-Je vous demande, ma chère, reprit le jeune baron, si vous avez la simplicité de prendre au sérieux les vieilles routines sociales, les conventions démodées de nos pères... et en particulier le mariage !
-Où voulez-vous en venir, mon cher Jules ?
-A nous bien entendre tous deux, ma chère enfant, et pour cela il est nécessaire de nous bien connaitre... Quant à moi, je vais vous dire nettement ce que je suis... On vous aura conté, peut-être, que j'étais un terrible libertin, un dépravé, un don Juan... Rien de pareil, ma chère... je suis tout uniment un homme de mon temps, dégagé de toutes traditions, de tout préjugé... un homme qui peut se soumettre à la coutume et à son oncle... mais sans aliéner son indépendance.
-Et ensuite ? dit Marianne avec une indifférence souriante qui ne laissa pas de décontenancer légèrement le baron.
-Ensuite... mon Dieu !... simplement... j'ai voulu vous prévenir que vous pouvez compter sur mes meilleurs sentiments, mais que vous ne devez pas attendre de moi les assiduités... les habitudes régulières d'un marié de village.
-Ça veut dire ? demanda la jeune femme, toujours gracieuse et impassible.
-Ça veut dire... que pour établir tout de suite le principe de cette indépendance que je réclame, je sollicite la permission d'aller ce soir faire un tour de cercle... si, bien entendu, cela ne vous contrarie pas trop.
-Cela me fait le plus grand plaisir, mon ami.
-J'ajoute que je rentrerai peut-être un peu tard... vers le matin.
-Vous me comblez ! répondit-elle.
-Eh bien ! dit le jeune homme en prenant son chapeau, c'est parfait comme ça... vous me permettez de vous baiser la main?
-Avec reconnaissance ! dit Marianne, et elle lui tendit sa main gantée.
Jules Grèbe sorti t de son pas vainqueur et gagna la rue par un escalier particulier de leur appartement.
C'était un coup d'éclat qu'il avait prémédité depuis plusieurs semaines et dont il espérait retirer quelque gloire. Aller passer sa nuit de noces chez sa maitresse, rien ne pouvait être plus « fin de siècle », -rien ne pouvait mieux témoigner de son profond mépris pour la morale bourgeoise.
Il descendit, en fumant, l'avenue de Messine, fit quelques centaines de pas sur le boulevard Haussmann, dans la direction de la rue d'Argenson où demeurait sa maîtresse, qui l'attendait, et brusquement s'arrêta... En réalité, le cœur lui manquait soit que l'énormité de sa vilaine action réveillât sa conscience hébétée, soit que la tranquille ironie de Marianne l'eût inquiété, soit qu'il fût tout bonnement amoureux de sa femme, il renonça à pousser plus loin son indigne fanfaronnade et reprit tout doucement le chemin de la rue de Monceau. -Après une si courte absence, il lui serait facile de tourner la chose en plaisanterie.
Rentré chez lui, il pénétra, en souriant à l'avance, dans le boudoir jaune où il avait laissé sa femme : deux ou trois lampes y brûlaient encore; mais Marianne n'y était plus. -Après avoir frappé discrètement, il passa dans la chambre à coucher qui était faiblement éclairée; il vit avec surprise qu'il n'y avait personne. Il monta à la hâte chez l'institutrice, miss Brown ; elle n'était pas chez elle. -N'osant interroger les domestiques, il sortit de nouveau et alla s'informer à l'hôtel du boulevard Malesherbes où demeurait madame de La Treillade. -Marianne n'y avait pas paru. -Il retourna alors chez lui et se promena dans la chambre de sa femme de minuit à sept heures du matin, où il eut la satisfaction de voir rentrer Marianne frileusement enveloppée dans un manteau de loutre.
-D'où venez-vous ? lui dit-il d'une voix étouffée.
-Je viens de promener mon indépendance comme vous promeniez la vôtre.
-Ça, c'est un peu fort ! s'écria le jeune baron.
-N'est-ce pas ? dit Marianne.
-Mais moi, reprit-il, je n'ai voulu faire qu'une plaisanterie !
-Moi aussi, dit la jeune femme.
-Pour qui me prenez-vous, décidément? dit-il en bégayant de colère.
-Je vous prends pour un pauvre garçon qui a une mine de déterré. Allez vous reposer, mon ami, croyez-moi... Voyons, allez !
Elle lui montra la porte, et il sortit, car il était épaté.
-Mon cher, disait-il quelques jours plus tard sur un ton de confidence au marquis de Pierrepont, vous savez si je suis «fin de siècle » !... eh bien ! ma femme l'est encore plus que moi!
-Vous m'étonnez, Jules, répondit Pierrepont.
Deux mois environ après le mariage de mademoiselle de La Treillade avec le baron Jules Grèbe, Fabrice et sa femme, en compagnie de M. et de madame d'Aymaret, étaient allés passer la soirée au Théâtre-Français. Ils occupaient cette grande baignoire d'avant-scène que beaucoup de Parisiens connaissent, el dont l'administration du théâtre, à qui elle est réservée, fait profiter de temps en temps les amis de la maison. La loge est d'autant plus recherchée qu'elle communique avec un petit salon ménagé de l'autre côté du couloir.
Il était neuf heures et demie et le rideau venait de se relever sur le second acte de Mademoiselle de la Seiglière, quand l'attention que Béatrice et madame d'Aymaret prêtaient à la. pièce fut brusquement troublée par la bruyante installation de trois ou quatre personnes dans l'avant-scène qui leur faisait face, Elles reconnurent tout de suite la baronne Grèbe, née de La Treillade, escortée de sa fidèle institutrice, de son mari et du marquis de Pierrepont. cette société avait l'air de très belle humeur, et l'exubérance de son entrain souleva dans la salle quelques chuts réprobateurs.
Tout Paris s'entretenait, depuis quelque temps, de l'intimité de Pierrepont avec la jeune baronne Grèbe, et quant au baron, entièrement dompté, fasciné et hypnotisé par sa femme, il avait pris rang parmi ces maris dont le monde regorge et dont on ne sait si on doit plaindre l'aveuglement ou admirer la complaisance. Même pour ceux qui n'en-connaissaient pas les détails les plus fâcheux, cette liaison publique de Pierrepont avec une jeune mariée de la veille avait un faux air de détournement de mineure, qui généralement déplut. On peut croire qu'elle fut une tristesse nouvelle pour ses amis des anciens jours, qui voyaient se dégrader ainsi sous leurs yeux, de scandale en scandale, cette noble, délicate et chevaleresque figure qui les avait charmés.
Il y avait longtemps que Béatrice et son amie n'avaient prononcé entre elles le nom du marquis quand elles eurent la pénible surprise de se trouver face à face avec lui et avec Marianne dans l'avant-scène du Théâtre-Français. Elles virent aussitôt qu'elles étaient elles-mêmes reconnues, et elles crurent remarquer au jeu des lorgnettes et à l'expression des physionomies qu'elles n'étaient pas étrangères à la conversation de leur vis-à-vis. Marianne parlait avec animation, paraissant diriger avec insistance l'attention de Pierrepont sur la loge de Fabrice.
A l'entr'acte, Fabrice, qu'un travail urgent rappelait chez lui, se retira, suivi de M. d'Aymaret, qui allait faire un bésigue au cercle. Sa femme devait reconduire Béatrice.
Au même moment. le marquis de Pierrepont, semblant obéir un peu à regret à quelque prière de Marianne, se levait et sortait lui-même de son avant-scène. -Béatrice, qui, derrière son écran, ne le quittait pas du regard, sentit son cœur bondir et posa brusquement une main sur son sein.
-Qu'as-tu donc? lui dit madame d'Aymaret.
-Je suis sûre qu'il vient ici!
-Tu es folle... impossible!
-Tu vas voir !
Trois ou quatre minutes plus lard, on frappa légèrement à la porte de la loge. madame d'Aymaret alla ouvrir, et Pierrepont entra.
Il salua avec une politesse un peu raide, et, jetant les yeux autour de lui, comme étonné de voir les deux femmes seules :
-Fabrice est donc parti ? demanda-t-il.
-Oui, dit madame d'Aymaret, il vient de s'en aller.
-Ah !... fâché... très fâché ! -dit Pierrepont en prenant avec une gaucherie étrange le siège qu'on lui offrait. -Il lui arriva en s'asseyant de laisser tomber à deux reprises sa lorgnette, qu'il tenait à la main, et il la ramassa en riant plus que de raison de sa maladresse. -J'étais chargé, reprit-il, d'une commission pour lui... pour ce bon Fabrice... mais, certainement, madame Fabrice voudra bien me servir d'intermédiaire... je n'en doute pas.. . et, naturellement, elle obtiendra toutes chose, comme elle en est digne...
La bizarrerie de ce langage, son accent hésitant et empâté, l'espèce de ricanement qui accompagnait sa parole pénible, ne pouvaient échapper aux deux jeunes femme, qui pensèrent aussi tôt douloureusement aux habitudes d'intempérance qu'on lui prêtait.
-Voici le fait, continua-t-il, pendant qu'elles l'écoulaient avec une véritable stupeur: -Tout le monde parle du portrait de miss Nicholson que Fabrice vient de terminer... un parfait chef-d'œuvre, dit-on... La baronne Grèbe se monte la tête à ce sujet... elle voudrait avoir aussi son portrait... de la main du grand artiste... mais il parait qu'il est surchargé... qu'il refuse des clients... qu'il faut des tours... des tours de faveur... J'oserai... j'oserai en réclamer un pour la femme de mon jeune ami... par l'intermédiaire, -je le répète -de madame Fabrice...
Ni l'objet de cette requête, ni le ton dont elle lui était adressée, n'étaient de nature à plaire à Béatrice.
-Mon mari, répondit-elle avec un froid dédain, ne me consulte pas sur le choix de ses modèles.
-Ah!... Madame Fabrice, alors... si je comprends bien... nous refuse son concours... en cette circonstance?
-Oui, monsieur, je vous le refuse, dit Béatrice en se levant avec dignité. -Elise, ajouta-t-elle, tu me permets de prendre ton coupé... je te le renverrai dans vingt minutes...
-Elle passa devant Pierrepont, ouvrit la porte de la loge et entra dans le petit salon contigu, où elle se revêtit à la hâte de sa pelisse et de ses fourrures. Madame d'Aymaret était accourue et l'aidait. Elles se serrèrent la main, et Béatrice partit.
Pierrepont, debout, immobile, muet, avait assisté, -dans l'ombre de la baignoire, à cette courte scène. Il rejoignit madame d'Aymaret dans le petit salon. Elle s'y était assise sur un divan, respirant avec force, comme oppressée.-Il se posa devant elle ses mains étaient agitées d'un léger tremblement: son front et ses joues avaient pris une teinte de pourpre, car la colère avait achevé de le griser, -et ce fut presque en bégayant qu'il essaya l'apologie de sa conduite
-A vous... je puis dire... avec respect... mon intention n'a pas été... Pas l'habitude, vous savez, d'insulter les femmes... je ne crois pas avoir mérité... comme elle m'a répondu... C'est, du reste, affaire entre hommes maintenant... Quant à vous... je désire invoquer des souvenirs... qui, j'espère...
Tout à coup, il cessa de parler. -Madame d'Aymaret avait couvert son visage de ses deux mains, et il voyait des larmes glisser entre ses doigts à travers ses bagues. Il y eut un silence d'une minute ou deux ; puis le marquis de Pierrepont, devenu subitement pâle comme une cire, lui dit d'une voix basse, mais assurée :
-Pourquoi pleurez-vous?
Elle ne lui répondit que par une explosion de sanglots.
-Oh ! je sais, -reprit-il en secouant tristement la tête: -Vous pleurez sur moi !.., vous pleurez sur l'homme que vous avez honoré de votre estime... de votre amitié... et que vous voyez aujourd'hui tombé dans la dernière dégradation... mais si je vous fais pitié... ou plutôt si je vous fais horreur. -comme je me fais horreur à moi-même... à qui la faute... à qui? si ce n'est à celle misérable femme qui sort d'ici ?
-Monsieur de Pierrepont !
-Je ne vous apprends rien, madame, je suppose... Le changement singulier qui s'est fait dans ma vie peut être une énigme pour tout le monde, excepté pour vous... Il est impossible que vous, du moins, vous n'en connaissiez pas la cause véritable... et laissez-moi dire l'excuse !
-Quelquefois... sans doute, murmura la jeune femme, j'ai eu cette pensée... Mais comment m'y arrêter?... Comment croire qu'une déception, si amère qu'elle soit, puisse faire descendre un homme...
Elle hésitait.
-Aussi bas !... dit Pierrepont, achevant la phrase. -Mais, mon Dieu ! madame, vous avez pourtant été ma confidente... à cette heure affreuse de ma vie ! .Rappelez-vous donc, je vous en prie, ce qu'a dû être pour moi cette déception dont vous parlez... A l'âge où la destinée d'un homme est en suspens, c'est une femme souvent qui en décide... qui la tourne au bien ou au mal... Pour moi, il s'est trouvé que votre amie a été cette femme-là... Telle qu'elle m'apparaissait alors... de même qu'à tout le monde... avec sa beauté trop réelle et ses vertus factices... elle était comme le symbole charmant du bonheur que je rêvais auprès d'un foyer respecté... J'avais peu à peu mis tout mon avenir, toute ma vie dans ce rêve dont elle était l'inspiratrice... Vous savez tout ce qui me séparait d'elle... vous savez toutes les objections, toutes les résistances, tous les obstacles que j'avais eu à vaincre ou à braver... Vous savez que j'étais prêt à tous les dévouements, à tous les sacrifices... Vous savez que j'acceptais tout, les privations, la gêne, la sujétion, le travail... pourvu qu'elle fût ma femme... Vous savez enfin combien je l'aimais... de quelle tendresse folle... presque sainte, j'ose le dire... Et quand elle a trompé odieusement un pareil amour, vous vous étonnez que je sois devenu un désespéré, et que je l'appelle une misérable !
-Monsieur de Pierrepont, je vous plains de toute mon âme... Mais est-il digne de vous, de votre bon sens, de votre droiture, de traiter une femme de misérable parce qu'elle a refusé de vous épouser?
-Je ne la traite pas de misérable parce qu'elle a refusé de m'épouser... mais parce que pendant des mois et des années elle a encouragé ma passion, parce qu'elle m'a laissé croire qu'elle la partageait, -et parce qu'elle mentait ! Voyons, madame... est-ce que j'étais un enfant? Est-ce que je pouvais me tromper à son attitude, à ses regards, à son accent, à son silence même ? Est-ce que tout cela ne disait pas qu'elle m'aimait?... Allons! vous en étiez persuadée vous-même !... et tout cela n'était que mensonge et froide coquetterie... C'est qu'alors, malgré la médiocrité de ma fortune, j'étais un beau parti pour elle qui n'avait rien... Mais le jour où un prétendant plus riche s'est offert, sans souci de me briser le cœur, elle s'est jetée dans ses bras !
-Si vous saviez, monsieur, si vous pouviez savoir comme vous êtes injuste !
-Elle s'est jetée dans ses bras ! -continua-t-il avec une exaltation croissante, et tout ce qui s'est passé en moi dans ce moment-là, tout ce que j'ai ressenti de désenchantement, de douleur, d'humiliation, de jalousie sauvage... comment ne le comprenez-vous pas ? J'ai pensé à me tuer... mais la vie que je mène est un suicide comme un autre... avec la honte en plus, c'est vrai!
-Monsieur de Pierrepont... je vous en prie... calmez-vous... je vous en prie !
-Elle m'a 'rendu fou... elle m'a rendu mauvais de toutes les manières... et elle s'en apercevra!... Là, tout à l'heure, elle me refusait avec insolence un léger service... et cela pour outrager cette jeune femme... qui ne vaut rien, c'est possible... mais qui vaut cent fois mieux qu'elle... Eh bien, elle lui fera amende honorable, ou je lui tuerai son mari... Je le hais, d'ailleurs, son mari; un honnête homme tant qu'on voudra... mais je le hais, et pardieu! il fera le portrait de ma maitresse, ou je le tuerai !
-Monsieur de Pierrepont ! s'écria la jeune femme en lui saisissant le bras, par tout ce que j'ai de cher et de sacré au monde, je vous jure... entendez-vous ?... que Béatrice est innocente de ce dont vous l'accusez !
-Elle vous l'a dit! murmura Pierrepont en souriant amèrement.
-Ah ! mon Dieu ! reprit madame d'Aymaret hors d'elle-même. -Eh bien, oui, elle me l'a dit... elle m'a tout dit... elle m'a dit que depuis son enfance elle n'a jamais aimé que vous, que la pensée d'être votre femme était pour elle le ciel même... qu'elle vous adorait, enfin... et que votre tante l'a forcée de refuser votre main sous peine de vous déshériter, et qu'elle s'est sacrifiée, et qu'elle a souffert le martyre... Voilà ce qui est vrai !... et vous seriez le dernier des hommes si vous me faisiez jamais repentir de l'indiscrétion coupable... bien coupable... que je viens de commettre... Mais il fallait bien pourtant prévenir le malheur... le crime que vous méditiez !
Il la regardait d'un œil stupéfait, incertain, encore hésitant. Mais la confidence qui venait de jaillir du cœur et des lèvres de la jeune femme avait un caractère de vérité qui s'imposait. Il le comprit vite, et, lui prenant doucement la main en s'asseyant devant elle avec un air d'accablement :
-Est-ce possible !... Oui... je sais que vous ne mentez jamais... Ah ! soyez bénie pour le bien que vous me faites ! Ah ! que je vous remercie !... Vous ne me rendez pas le bonheur, hélas !... mais vous me rendez le courage et l'honneur !
-J'en prends acte ! dit-elle en lui serrant fortement la main.
Elle lui parla alors en termes plus explicites de la contrainte que Béatrice avait subie de la part de madame de Montauron, n'ayant plus en réalité aucune raison de lui refuser ces détails dont il paraissait avide.
Un brusque rappel d'acteurs dans la salle les interrompit en leur apprenant qu'un acte finissait.
-Mon cher monsieur, dit madame d'Aymaret en se levant, nous avons besoin tous deux maintenant de repos... et encore plus de réflexion... et puis on doit commencer à s'inquiéter là-bas, dans la loge en face.
Pierrepont fit de la main un geste de souveraine indifférence.
-Venez demain me voir à deux heures, reprit-elle. Nous avons à traiter une question bien sérieuse, celle de la conduite à tenir à l'égard de Béatrice.
-A demain donc, madame... et, encore une fois, soyez bénie !
Il gagna la porte du couloir, pendant qu'elle rentrait dans sa loge.
La sage petite femme passa une nuit fort agitée à se représenter toutes les conséquences probables ou possibles de la révélation si grave qu'elle avait dû faire à Pierrepont. Cette révélation lui avait été arrachée par une nécessité tellement impérieuse que sa conscience ne pouvait la lui reprocher. Nul doute que son devoir n'eût été d'écarter, même à ce prix, la menace d'un conflit personnel et sanglant entre Pierrepont et Fabrice. Mais elle n'en déplorait pas moins d'avoir été réduite à cette extrémité. Elle ne pouvait se dissimuler que la force des choses allait placer désormais Béatrice dans une situation infiniment délicate vis-à-vis de l'homme qu'elle aimait, et qui était entré en possession de son secret. Laisser ignorer à son amie que Pierrepont était devenu maître de cette confidence, c'eût été une précaution illusoire ; car elle ne pouvait espérer que le marquis se condamnât à la même réserve il était impossible de supposer qu'il consentit maintenant à rester chargé du mépris de Béatrice, sans essayer auprès d'elle un mot d'excuse, de justification, de repentir, ne fût-ce qu'à propos de sa conduite et de son langage offensant de la veille. Dès qu'une explication était inévitable, madame d'Aymaret pensa qu'elle serait mieux placée et moins périlleuse dans sa bouche que dans celle de Pierrepont, et elle résolut de s'en charger. Quant aux relations nouvelles qui s'établiraient entre Béatrice et le marquis, elle ne vit rien de mieux, pour en prévenir le danger, que de faire appel aux sentiments d'honneur qu'elle leur connaissait à tous deux. Franche et droite elle-même, elle mettait une confiance généreuse et peut-être excessive dans les moyens francs et droits. Aussi bien, dans la circonstance telle qu'elle se présentait, il paraissait impossible d'en trouver de meilleurs.
Ce fut dans ces dispositions qu'elle reçut le marquis de Pierrepont quand il vint chez elle le lendemain à l'heure qu'elle lui avait fixée. Il était extrêmement sérieux, et ses beaux traits, un peu altérés, ne portaient plus aucune trace de ce mauvais sourire qui s'y était fixé depuis quelque temps, dans une sorte de tic nerveux.
-Assurez-moi, d'abord, chère madame, que je n'ai pas rêvé ce que vous m'avez confié hier soir.
-Vous ne l'avez pas rêvé.
-Et maintenant causons un peu raisonnablement tous deux, si c'est possible. -Je vous ai délivré d'une chimère qui vous rongeait le cœur... C'est un peu malgré moi, j'en conviens... mais enfin, pourtant, vous devez m'en savoir un peu de gré.
-Un gré infini.
-Nous allons bien voir... Disons les choses comme elles sont. Vous possédez maintenant le secret de Béatrice ! vous savez qu'elle vous a beaucoup aimé, et qu'au lieu de vous avoir trahi et sacrifié, comme vous le pensiez, c'est elle qui s'est sacrifiée. Elle a sans doute aujourd'hui d'autres affections, d'autres devoirs, et vous ne réussiriez pas, j'en suis certaine, à l'en détourner; mais si vous abusiez de mon indiscrétion forcée, vous pourriez tout au moins troubler son repos... et moi, monsieur, en retour du service que je vous ai rendu, vous me plongeriez dans un abîme de chagrin .
-Dites ce que vous voulez que je fasse.
-Monsieur de Pierrepont, vous êtes séparé à jamais de la femme avec qui vous aviez rêvé de vous unir, et qui vous aimait, comme vous l'aimiez... c'est une grande tristesse, c'est un grand malheur. Mais il est accompli, et il est irrémédiable. Vous ne devez plus songer qu'à sauver du naufrage ce qui peut en être sauvé honnêtement. Je ne demande pas de vous exiler de Paris et de ne plus revoir Béatrice... je craindrais de trop exiger... :Mais je vous demande de la revoir franchement, comme une femme dont vous n'attendez plus rien que de l'estime et de l'amitié... Il vous faudra peut-être pour cela beaucoup de courage, mais ne m'avez-vous pas dit que je vous avais rendu le courage... et l'honneur ?
-Madame, j'espère vous le prouver.
-Je vous remercie, dit la jeune femme avec un peu d'émotion. Mais pour vous y aider, ajouta-t-elle en souriant, vous me permettrez de prendre quelques précautions que me suggère ma vieille expérience... Parmi toutes les circonstances qui pourraient mettre votre courage à l'épreuve, il en est une au moins qu'il m'est possible de prévoir, et de vous épargner... Je vous prie de n'avoir aucune explication directe avec Béatrice. Cela vous agiterait trop tous deux. C'est moi qui la mettrai au courant aujourd'hui même, et vous n'aurez plus qu'à vous présenter chez Fabrice tranquillement comme autrefois. Je vous promets que vous y serez bien reçu. On ne fera aucune allusion au passé, ni au présent, et vous me promettez, n'est-ce pas, de n'en faire aucune de votre côté... de ne pas vous attendrir... d'être un bon vieil ami, comme vous l'êtes pour moi... et rien de plus ?
-Je vous le promets , et je n'ai pas grand mérite, je vous assure. Ce que vous m'offrez me paraîtra très doux après ce que j'ai souffert.
-A la bonne heure !... à présent, je vous renvoie... Je vais chez elle. Je lui ai donné rendez-vous ce matin.
-Mais, madame, puisque vous me défendez de m'excuser, de me justifier moi-même, qu'elle sache bien...
-Elle saura tout... Si je ne vous écris pas, allez la voir quand il vous plaira, mais de préférence un lundi... c'est son jour... vous serez perdu dans la foule... Ce sera moins gênant... Mais le temps me presse... Bonsoir ! -Et ils se quittèrent.
Encore sous l'impression douloureuse de la scène de la veille, Béatrice n'avait pas senti diminuer son angoisse en recevant dans la matinée le billet laconique par lequel madame d'Aymaret la préparait à une sérieuse communication. -Dès qu'elle la vit entrer, elle courut à elle, le visage en feu :
-Qu'est-ce qu'il y a? dit-elle.
-Il y a que je t'apporte d'abord les excuses de Pierrepont, et ensuite l'assurance que nous n'aurons plus à rougir de notre amitié pour lui.
-Est-ce vrai ! s'écria Béatrice, en joignant vivement ses mains dans un élan de surprise heureuse.
-Oui, mais, dame ! ce sont des satisfactions que j'ai achetées un peu cher... Mets-toi là, que je te conte mon histoire.
Elle lui fit alors le récit de l'orageux entretien qu'elle avait eu la veille avec le marquis dans le petit salon du Théâtre-Français, sans en omettre bien entendu le dénouement. Elle avait trahi Béatrice ! Mais elle l'avait trahie pour la défendre contre d'injustes et cruelles imputations, pour rendre à lui-même un malheureux abusé et désespéré, enfin et surtout pour conjurer le danger imminent d'un duel déplorable.
Béatrice, qui l'avait écoutée avec un intérêt passionné, ne put lui répondre qu'en lui baisant les mains.
Sûre de son pardon, la sage petite femme passa aux recommandations, aux conseils; aux prières. Elle lui tint, sous une forme un peu différente, le langage qu'elle avait tenu une heure auparavant au marquis de Pierrepont. Elle lui dit ce qui avait été convenu entre eux. Elle était convaincue que Béatrice voudrait bien comprendre, comme Pierrepont l'avait compris, qu'en renonçant sincèrement à l'impossible, en acceptant l'irréparable, ils trouveraient encore quelque douceur, -une douceur un peu mélancolique sans doute, mais pure et profonde, dans les sentiments qui leur restaient permis. Hors de là, il n'y avait pour Béatrice que honte, dégradation et désespoir, -et pour madame d'Aymaret elle-même que remords éternel de son imprudence, -si involontaire.
Béatrice la remercia avec effusion, lui avouant qu'elle était heureuse au fond que Pierrepont fût instruit de la vérité. Elle serait heureuse aussi de le voir redevenir honnête homme. Quant au reste, elle suppliait madame d'Aymaret d'avoir confiance en elle. "-Il y a, lui dit-elle avec une entière bonne foi, et non sans un peu de hauteur, il y a des pensées qui ne me viennent pas... J'ai souffert beaucoup, et je souffrirai beaucoup encore, -mais, quand je n'aurais aucun principe, j'ai trop d'orgueil, trop de respect de moi pour chercher la consolation de mon amour perdu dans une intrigue de galanterie."
Après une conférence si satisfaisante, madame d'Aymaret rentra chez elle, s'étendit sur sa chaise longue, et s'endormit d'un sommeil d'enfant.
Le surlendemain était un lundi, jour de réception chez la femme du peintre. Pierrepont ne voulut pas attendre plus longtemps pour faire une démarche qui l'attirait et qui l'inquiétait tout à la fois. Il trouva Béatrice en assez nombreuse compagnie, ce qui leur facilita à tous deux cette première entrevue. Un serrement de main un peu prolongé, un rapide échange de regards profonds, ce fut toute l'explication qu'il y eut entre eux.
Pierrepont en la quittant entra dans l'atelier de Fabrice, qui ne put réprimer, quand il l'aperçut, un mouvement de surprise et d'embarras :
-Mon cher maître, lui dit simplement le marquis, me revoilà... pareil à l'enfant prodigue... En deux mots, j'ai eu de grands chagrins... j'en ai vainement demandé l'oubli à une misérable vie d'étourdissement... je viens le demander à mes vieux amis, -et j'avoue que j'aurais mieux fait de commencer par là.
-Vous êtes le très bien revenu, mon cher ami, dit Fabrice en lui secouant vigoureusement la main. Votre présence me manquait fort, -et aussi vos conseils... et pour réparer tout de suite le temps perdu il faut que je vous montre une petite toile qui me tourmente bien. Il souleva une enveloppe de serge jetée sur un chevalet : - Pour que vous ne fassiez pas d'erreur, continua-t-il, c'est le portrait de miss Nicholson. Vous voyez, je la peins en Hébé, -dans le vieux style allégorique de nos pères... c'est un essai... Elle s'apprête à verser à boire aux dieux... qui sont dans la coulisse... Qu'en pensez-vous ?... Moi, je trouve ça atroce.
-C'est parfaitement exquis, dit Pierrepont après une minute de contemplation.
-Allons ! tant mieux ! -Mais il me faut encore une dizaine de séances... j'ai une autre machine en train... mais celle-là, c'est tout un monde... Figurez-vous que le père Nicholson, la première fois qu'il est venu me voir, a découvert dans un de mes cartons une esquisse de quatre grands panneaux représentant plus ou moins les quatre saisons... il s'en est épris, et il m'a demandé de les lui peindre pour sa salle à manger de Chicago... Vous voyez qu'ils ne se refusent rien, à Chicago... Quatre morceaux de peinture de trois mètres sur deux excusez !... Mais, mon pauvre monsieur, lui ai-je dit, il faudrait pour cela vous consacrer exclusivement une année de ma vie, au moins, -et franchement mes moyens ne me le permettent pas... Ça n'a fait que l'exciter, cet homme, -et il m'a offert... bah ! une fortune ! -Ma foi ! j'ai une femme et une fille... c'était une occasion d'assurer leur avenir à tout événement... j'ai accepté !
-Vous avez eu grandement raison, et le père Nicholson a plus d'esprit que je ne le croyais... Et sont-ils commencés, vos panneaux ?
-Ils sont ébauchés... mais je ne peux pas y travailler ici... mon atelier est trop petit... Je suis forcé d'emprunter celui d'un voisin, en attendant que je retrouve mon hangar de Bellevue, où nous serons très à l'aise, mes panneaux et moi . Nous venons de relouer notre habitation de l'an dernier, et ma femme, en considération de ce travail exceptionnel, veut bien me faire le sacrifice de s'installer à la campagne de très bonne heure cette année... J'espère, mon cher marquis, que vous ne profiterez pas de notre éloignement pour nous abandonner de nouveau?
-Craignez plutôt, dit en riant Pierrepont, de me voir poindre trop souvent à l'horizon.
Ainsi fut rétablie dès ce moment sur l'ancien pied la liaison des deux amis. -Fabrice ne cacha pas à sa femme le contentement qu'il en éprouvait. Le soir, pendant leur diner, comme ils s'entretenaient à ce sujet, il la pressa de questions un peu embarrassantes sur ce qu'elle pouvait savoir ou deviner des causes qui avaient amené cette heureuse et subite conversion de Pierrepont.
-Je me figure, lui dit-il, que votre amie madame d'Aymaret n'y a pas nui.
-Je me le figure aussi, dit Béatrice.
-Ce qui m'étonne, reprit Fabrice, c'est qu'avant-hier soir, au théâtre, il n'avait pas du tout la mine d'un pénitent.
-Justement ! dit Béatrice.
-Il est venu voir Élise dans sa loge après notre départ et elle l'a fortement sermonné.
-Quelle gentille créature ! répliqua Fabrice.
-Mais il s'excuse sur de grands chagrins qu'il aurait eus... Quels grands chagrins? En avez-vous quelque idée?
Elle répondit d'un geste négatif, avec un vague sourire d'insouciance.
Peu de jours après ces incidents, on parlait dans Paris d'une rupture entre le marquis de Pierrepont et la baronne Grèbe. Ce bruit était fondé. Le marquis ayant décidément refusé de s'entremettre auprès de Fabrice pour qu'il fît le portrait de la jeune baronne, elle l'avait congédié après une scène violente. Il est vrai qu'elle l'avait rappelé le lendemain, par un billet du matin : mais il fut inexorable, quoique le baron Jules, complètement domestiqué, eût pris la peine d'apporter le billet lui-même.
Dans les premiers temps qui suivirent la réconciliation de Pierrepont avec Béatrice, madame d'Aymaret eut la joie de voir leurs relations prendre le caractère qu'elle leur avait assigné dans sa jeune sagesse. Elle remarquait dans leur attitude mutuelle, dans leurs yeux, dans leur langage, une franchise, une paix, et même une sorte de gaieté qui lui semblaient d'un excellent augure. Ils avaient tout l'air de gens qui se trouvent heureux comme ils sont et qui n'en demandent pas davantage. En réalité, ils étaient encore tout entiers à leur première impression, qui était pour tous deux celle d'un immense soulagement Béatrice n'avait plus sur l'esprit l'insupportable tourment de se savoir méconnue et accusée par l'homme dont le jugement lui importait le plus au monde. De son côté, Pierrepont, que l'apparent dédain de Béatrice avait si profondément atteint dans sa sensibilité, et aussi, il faut bien le dire, dans son orgueil, ne sentait plus ses blessures depuis qu'il se savait aimé. Ce fut un moment de détente et d'épanouissement qui devait leur donner à eux-mêmes, pour quelque temps du moins, l'illusion d'un bonheur suffisant et durable.
Cependant Pierrepont avait repris ses habitudes familières dans l'atelier de Fabrice, et il y rencontrait souvent Béatrice, surtout pendant les séances de pose de miss Nicholson, avec laquelle elle s'était liée assez intimement. Madame d'Aymaret, qui avait également de la sympathie pour la jeune Américaine, l'accompagnait quelquefois chez Fabrice où elle voulait bien lui servir de chaperon, quand son père était empêché. Miss Nicholson étant sur le point de repartir pour l'Amérique, après deux ans de Séjour en France, était alors très occupée de ses dernières acquisitions, et de ses visites d'adieu, et elle ne pouvait venir poser tous les jours. Il se passa donc environ trois ou quatre semaines avant que son portrait eût reçu le dernier coup de pinceau et la signature du maître. Elle ne paraissait du reste nullement pressée de le voir terminé, et montrait pendant les longues et fatigantes séances une patience vraiment angélique, particulièrement quand le marquis de Pierrepont y assistait. Madame d'Aymaret ne manqua pas d'observer cette nuance, et il ne lui échappa pas davantage que le visage rose et charmant de la jeune fille devenait plus rose et plus charmant encore quand le marquis de Pierrepont daignait lui adresser la parole. Malheureusement rien n'indiquait que le trouble de la pauvre Ketty fût contagieux pour le marquis.
Madame d'Aymaret faisait en même temps quelques autres observations qui lui donnèrent beaucoup à penser, et qui lui parurent exiger de sa part de nouveaux efforts de diplomatie. La jeune Américaine étant venue lui dire adieu à la veille de son départ pour le Havre et New-York, elle saisit cette occasion pour jeter les bases du projet qu'elle commençait à former. Elle vit que miss Nicholson était toute disposée à lui faire sa confession, et elle s'y prêta d'autant plus volontiers qu'elle avait l'intention de la lui demander. La jeune Américaine lui avoua donc, avec ce mélange de pudeur et d'intrépidité qu'on pourrait appeler son charme national, qu'elle avait une tendre inclination pour le marquis de Pierrepont. Mais elle sentait qu'elle n'était payée d'aucun retour, et elle partait désespérée. Madame d'Aymaret lui releva un peu le courage, en lui offrant de se charger de ses intérêts : elle songeait depuis longtemps à marier le marquis; il voulait bien avoir quelque confiance en elle. Elle lui dirait tout le bien qu'elle pensait de sa petite amie, dont elle s'engageait d'ailleurs à ménager la délicatesse.
-Mais entendons-nous bien, ma mignonne, ajouta-t-elle si je vous l'envoie à Chicago un de ces jours, il peut être assuré, n'est-ce pas, d'un bon accueil chez vous ?
Miss Ketty répondit d'un geste expressif, qu'elle accompagna d'une brève exclamation dans sa langue, équivalant dans la nôtre au mot : Parbleu ! -Puis elle se jeta au cou de madame d'Aymaret, la pressa à plusieurs reprises sur son jeune cœur, et sortit de son petit pas militaire, le front aussi radieux que s'il eût déjà porté l'élégante couronne de fleurons entremêlés de perles.
La vérité était que les relations de Pierrepont avec la femme du peintre affectaient de plus en plus, par les facilités de l'atelier une façon d'intimité qui n'était pas entrée dans les prévisions de madame d'Aymaret, et dont elle commençait à se préoccuper sérieusement. Leur contenance réciproque présentait certains symptômes sur lesquels le flair d'une femme ne se trompe guère. A leur franche allure des premiers jours avaient succédé des airs de timidité gauche, de contrainte, de rêverie. Il était visible qu'ils se recherchaient, et qu'en même temps ils semblaient embarrassés de se rencontrer. Il y avait dans les plus insignifiantes paroles qu'ils échangeaient quelque chose d'ému et de vibrant. Elle savait que leurs tête-à-tête étaient fort rares, et qu'ils paraissaient même les éviter elle en concluait avec raison qu'ils se tenaient en garde contre la tentation des épanchements, des retours sur le passé, des attendrissements partagés. Elle était donc loin de les croire coupables, et elle ne faisait que leur rendre justice. Mais un rapprochement si constant et si familier entre eux ne devait-il pas être une épreuve trop forte pour leurs bonnes résolutions, si sincères qu'elles pussent être? Ne les remettait-il pas en présence l'un de l'autre exactement comme autrefois chez madame de Montauron ? Ne pouvait-il réveiller peu à peu dans toute leur ardeur leurs sentiments mutuels, tout en exaspérant l'antipathie de Béatrice contre son mari ?
La vicomtesse avait espéré que l'installation de Fabrice et de sa femme à la campagne pourrait relâcher les liens de cette dangereuse intimité en ralentissant les assiduités de Pierrepont, qui n'aimait pas en général à s'écarter du boulevard. Mais elle perdit bientôt cette illusion. Prétextant le vif intérêt avec lequel il suivait l'œuvre gigantesque que le peintre avait entreprise, il allait plusieurs fois chaque semaine à Bellevue, où il était assez fréquemment retenu à diner. Quand madame d'Aymaret l'y rencontrait, elle remarquait qu'il gardait toujours la même réserve à l'égard de Béatrice; mais elle les voyait pâlir dès que leurs mains se touchaient; elle sentait passer entre eux un souffle d'orage; elle se disait que si une telle situation se prolongeait, il pouvait suffire un jour d'un hasard, d'une surprise pour déchainer les flots de passion si longuement amassés, agités et comprimés
dans ces deux cœurs.
Profondément alarmée dans sa conscience, dans son honnêteté et dans son amitié, elle comprit qu'une mesure radicale, héroïque, pouvait seule arrêter Pierrepont et Béatrice dans leur marche presque inconsciente vers les abîmes. C'est alors que l'idée lui était venue de marier Pierre avec miss Nicholson, combinaison qui aurait l'avantage immédiat de le tenir loin de la France pendant un assez long temps.
Restait à faire agréer ce projet par les principaux intéressés. Miss Nicholson y était convertie d'avance, mais madame d'Aymaret ne trouverait-elle pas chez le marquis et aussi chez Béatrice une opposition d'autant plus insurmontable qu'ils pourraient l'appuyer de raisons spécieuses : ils n'avaient rien à se reprocher; ils se tenaient scrupuleusement dans les bornes de l'honnête amitié que madame d'Aymaret elle-même leur avait recommandée. Pourquoi les tourmenter? Pourquoi leur enlever cette innocente consolation de leurs souffrances passées ? N'accuseraient-ils pas leur amie d'une importunité gratuite et tyrannique, et ne courrait-elle pas le risque de s'aliéner sans autre profit, leur précieuse affection ?
Une circonstance particulière mit fin aux hésitations de la jeune femme. Son mari, le vicomte d'Aymaret, débilité par les excès de toute nature dont sa vie était faite, était tombé depuis quelque temps dans un état d'anémie assez inquiétant. Les médecins lui ordonnaient un séjour prolongé à Glion, sur le lac de Genève, et sa femme se disposait naturellement à l'y accompagner. Elle devait partir dans quelques jours. Il fallait donc tenter l'effort suprême qu'elle méditait.
Elle se rendit un matin à Bellevue. Quand elle se présenta chez le peintre, on lui dit que Béatrice était dans le jardin, et probablement à l'atelier de son mari. -Cet atelier, si on veut bien s'en souvenir, était situé à mi-côte, à quelque distance de l'habitation -elle n'y trouva que Fabrice, travaillant à ses panneaux, qui s'annonçaient comme de vraies magnificences.
Comme elle lui adressait quelques compliments :
-Parfait ! s'écria-t-il gaiement. Vous me dites précisément ce que Pierrepont me disait tout à l'heure, et quand votre goût se rencontre avec le sien, je suis content.
-Il est ici, Pierrepont ?
-Oui... Béatrice lui fait faire le tour du parc... Je crois qu'ils viennent de descendre dans l'allée de charmilles... Vous savez le chemin?
-Parfaitement.
Elle gagna par un sentier tournant le bas du jardin. On était alors à la fin d'avril, et le feuillage étant encore assez clairsemé, elle put voir d'assez loin Pierrepont et Béatrice marcher lentement côte à côte dans l'allée ; elle entendit malgré elle quelques-unes de leurs paroles, elles n'avaient rien de mystérieux ni de confidentiel, et cependant, quand ils l'aperçurent tous deux, leur visage trahit une sorte de confusion.
Après quelques mots indifférents :
-Monsieur de Pierrepont, dit madame d'Aymaret, puis-je vous prier de me laisser un moment seule avec Béatrice?... Mais d'abord, dites-moi, par quel train comptez-vous rentrer à Paris?
-Mais... par le train de trois heures vingt... je crois.
-Excellent!... C'est mon train... Nous retournerons ensemble, si vous voulez?
-Je crois bien !
-J'irai vous prendre à l'atelier dans quelques minutes.
Aussitôt que Pierrepont fut hors de vue, elle aborda bravement avec Béatrice le sujet qui l'amenait. Elle se garda de lui faire l'ombre d'un reproche ; elle s'accusa seule d'avoir été légère, imprévoyante, mauvaise conseillère : avant de s'éloigner, pour plusieurs mois peut-être, elle voulait réparer son imprudence : elle savait qu'il n'y avait rien de mal entre elle et le marquis; mais enfin, leurs relations avaient quelque chose d'incorrect, d'équivoque; elles manquaient de sincérité. Il était impossible de croire qu'elles pussent se continuer sans porter atteinte soit au repos, soit à la réputation de Béatrice ou à l'honneur de son mari. Il était donc nécessaire de les modifier, et le mariage de Pierrepont pouvait seul y apporter une diversion efficace.
Béatrice, quoique évidemment saisie de cette suggestion inattendue, l'accueillit sans révolte et n'y fit même aucune objection. Peut-être, au fond de son âme troublée, commençait-elle à se défier d'elle-même et à souhaiter presque qu'on la sauvât à tout prix d'une lutte qu'elle sentait chaque jour plus douloureuse et plus redoutable. Elle autorisa madame d'Aymaret à dire au marquis qu'elle désirait ce mariage; elle demanda seulement qu'il ne lui en parlât pas et que, s'il devait partir, il ne l'informât ni de l'époque, ni du jour de son départ.
-Je t'aimais, lui dit simplement madame d'Aymaret en l'embrassant avant de la quitter ; maintenant je te vénère !
Elle la laissa dans l'allée de charmilles et rejoignit Pierrepont dans l'atelier.
-Nous avons encore, lui dit-elle, une bonne demi-heure avant le passage du train... Si nous allions l'attendre à la gare de Meudon, en nous promenant tout doucement... en tête à tête ?
-Mon rêve ! dit gaiement Pierre en levant les yeux au ciel.
Ils prirent congé de Fabrice. L'instant d'après, ils cheminaient sur la route qui descend de Bellevue à Meudon, et madame d'Aymaret lui faisait, en son nom et au nom de Béatrice, sa délicate communication. Le front du marquis se chargea de nuages. Mais, tout en montrant une extrême surprise et une assez vive impatience, il était trop droit pour ne pas reconnaître qu'il jouait entre Fabrice et sa femme un rôle qui pouvait être mal interprété, quoique fort injustement. Il parut très sensible à la crainte de compromettre Béatrice, -et plus encore peut-être à celle de jeter le ridicule et la déconsidération sur Fabrice. Il était évident qu'il professait pour le peintre un profond sentiment d'estime, même de respect, et qu'il repoussait avec une sorte d'effroi la pensée de trahir la confiance de l'honnête et grand artiste. Il voulut bien admettre la nécessité d'espacer tout au moins des relations qui pouvaient prêter au soupçon.
Il convint même que le mariage serait le moyen le plus sûr de rompre définitivement avec le passé.... Mais pourquoi l'Amérique ? Pourquoi miss Nicholson plutôt qu'une autre ?
Madame d'Aymaret parvint à enlever ce dernier retranchement, en lui révélant le culte secret que la jolie millionnaire lui avait voué, espèce de flatterie-à laquelle un homme est toujours plus ou moins sensible.
-Mais enfin, dit-il, après s'être rendu, je ne peux pas partir ce soir !... -Vous me donnerez bien quelques jours, j'imagine ?
-Pas beaucoup, mon cher monsieur ; car je pars moi-même dans huit jours, et j'aimerais assez à ne pas vous laisser trainer longtemps derrière moi.
-Votre confiance me charme... Mais, soit ! je partirai par le prochain paquebot du Havre... Car, enfin, je ne puis pas aller à la nage ! Voyons... vous faut-il ma parole ?
-S'il vous plait !
-Je vous la donne.
-Merci... Rappelez-vous que vous ne devez pas prévenir Béatrice du moment de votre départ.
-C'est entendu... Mais je pourrai bien lui dire adieu, je suppose ?
-Trop naturel ! dit la jeune femme.
Ils étaient arrivés à la station comme le train entrait en gare. Ils se trouvèrent seuls dans leur wagon jusqu'à Paris, et, pendant le trajet, madame d'Aymaret put s'accorder avec lui sur les termes de la lettre qu'elle se proposait d'écrire, dès le lendemain, à miss Nicholson pour lui annoncer le prochain voyage du marquis de Pierrepont en Amérique.
Elle était presque étonnée, en même temps que ravie, du succès rapide et relativement facile de sa double campagne. Elle se disait, non sans justesse, que la faible résistance de Béatrice et de Pierre à un pareil sacrifice témoignait éloquemment combien, au fond, ils étaient eux-mêmes pénétrés de l'irrégularité et des périls de leur situation.
Elle écrivit le soir même à Béatrice, brièvement et à mots couverts, pour lui faire connaître le résultat de son entretien avec Pierrepont. Les jours suivants, pendant qu'elle se livrait aux apprêts de son départ, elle reçut plusieurs fois la visite du marquis et lui donna, sur la personne et la famille de celle qu'il acceptait pour fiancée, des renseignements et des détails dont il se montrait curieux. C'était une nouvelle garantie de la sincérité de sa résolution, dont sa parole, au reste, ne permettait pas de douter.
Madame d'Aymaret devait se mettre en route, avec son mari et ses enfants, le 1 er mai, qui était un mardi. Elle alla la veille à Bellevue embrasser une dernière fois Béatrice, qu'elle laissa profondément triste, mais résignée et sans larmes. Elle sut que Pierrepont y était venu lui-même dans la matinée et qu'il avait annoncé à Fabrice ses projets de voyage.
Il devait partir trois ou quatre jours plus tard, le samedi 6 mai, jour fixé pour le départ du paquebot sur lequel il avait retenu son passage. Dans sa visite d'adieu à madame d'Aymaret, il lui promit de lui envoyer un télégramme aussitôt arrivé à New-York. Comme il allait sortir, l'aimable jeune femme lui tendit ses joues rougissantes.
-Embrassez votre sœur, lui dit-elle simplement.
Elle quitta Paris le lendemain.
Jusqu'au vendredi, veille de son départ, Pierrepont hésita à retourner à Bellevue. Il s'y décida enfin, après avoir écrit à Béatrice deux ou trois lettres d'adieu qu'il jugea ou trop sèches ou trop tendres, et qu'il brûla. Arrivé chez le peintre, il franchit la petite grille d'entrée et alla directement à l'atelier, où il trouva Béatrice travaillant, près de son mari , à un ouvrage de tapisserie.
-Mon cher, dit-il, je viens vous serrer la main à tout hasard... car je ne sais pas si je vous reverrai avant ma fugue en Amérique.
-Comment ! vous partez si tôt? dit Fabrice en interrompant son travail. Qu'est-ce qui vous presse tant ?... Ah ! pardon ! je m'en doute... vous voyez que ma femme n'a pas été discrète...
-Oh ! tout cela est encore dans les nuages... Il n'y a que le voyage de bien arrêté...
Après quoi il ne lui parla plus que de ses panneaux, dont il admira la composition grandiose, tout en risquant quelques légères critiques de détail que l'artiste admit ou discuta avec sa bonne grâce et sa modestie habituelles. Une demi-heure se passa dans cet entretien, auquel la femme du peintre prit peu de part. Elle continuait, d'un air absorbé, à piquer ses aiguillées de soie, sa belle tête brune penchée sur son canevas. Un seul mot bref de temps à autre et quelques regards d'un bleu sombre attachés furtivement sur celui qui allait partir.
Quand Pierrepont eut donné à Fabrice sa dernière poignée de main, elle se leva.
-Je vous reconduis, dit-elle.
Il s'inclina et ils sortirent tous deux de l'atelier. Ils gravirent silencieusement la rampe qui menait sur le haut du plateau. Il y avait là, devant la façade de la petite viIla, une pelouse et quelques plates-bandes encadrées dans des allées sablées. Malgré l'époque peu avancée de la saison, la journée avait été accablante et, dans l'après-midi, un orage avait éclaté sur Paris. La pluie, qui était tombée à torrents, avait alors cessé; mais le ciel était encore lourd et chargé.
On respirait cette forte odeur que les pluies d'été font sortir de la terre, de l'herbe, du feuillage et des fleurs. Les premières roses, les lilas, les acacias saturaient l'air de leurs parfums violents. Béatrice el Pierrepont se promenèrent lentement, pendant quelques minutes, dans les allées de ce parterre sans dire une parole, -s'arrêtant çà et là pour jeter un coup d'œil distrait sur les confuses architectures de Paris lointain, où le soleil déclinant lançait par intervalles, à travers les déchirures des nuages, des lueurs d'incendie.
Tout à coup Béatrice, avec une résolution brusque :
-Il faut partir, je vous prie... Mais, auparavant, je veux vous donner quelque chose pour Elle.
Elle se dirigea alors d'un pas rapide vers la maison. -Son appartement personnel , composé d'un grand salon, d'un boudoir et de sa chambre, occupait tout le rez-de-chaussée. La chambre de Fabrice et celle de Marcelle étaient au premier étage.
Béatrice monta les trois ou quatre marches du perron, se retourna en murmurant : « Je reviens ! » -et entra dans le salon.
Pierrepont, incertain, attendit quelques secondes et l'y suivit. La pièce était un peu obscure, les persiennes ayant été à demi fermées pendant tout le jour, par précaution contre la chaleur. Pierrepont put voir cependant que Béatrice n'y était plus. Elle reparut l'instant d'après, sortant de sa chambre. Elle tenait un écrin.
-C'est votre bracelet, dit-elle à demi voix, le bracelet que vous m'ayez envoyé de Londres pour mon mariage... Vous le donnerez de ma part à votre fiancée... Je veux que mon sacrifice soit complet.
Pierrepont prit l'écrin. Il essaya de la remercier ; mais sa voix, trop émue, défaillit. Il mit sa main dans la main qu'elle lui tendait :
-Adieu ! dit-elle.
-Adieu !... répéta Pierrepont.
Mais ce mot fatal n'était pas prononcé qu'ils étaient dans les bras l'un de l'autre, oubliant la terre et le ciel, emportés et affolés par un de ces orages de passion qui font, en un instant, de l'honneur d'un homme et de la pudeur d'une femme, des choses mortes.
Le premier réveil d'une femme honnête et fière qui a succombé à une passion défendue est un réveil affreux. Mais s'il n'est pas rare qu'elle se repente de sa faute, il est rare qu'elle y renonce. D'abord, la chute est si profonde qu'il semble impossible d'en remonter la pente. De plus, après la faute, tout est perdu, excepté l'amour. C'est le seul bien qui reste. Il faut bien s'y attacher, et la plupart s'y attachent avec une sorte de violence désespérée. On comprend que nous parlons ici des femmes d'élite, et non de celles pour qui l'amour est un simple jeu de société.
Il ne pouvait plus être question ni du départ de Pierrepont, ni de son mariage. Cela ne fit même pas l'objet d'un entretien entre eux. Mais ils eurent à se demander comment ils expliqueraient ce changement de projets à ceux qu'il pouvait intéresser. Miss Nicholson avait été informée du voyage de Pierrepont avec trop de réserve pour qu'il y eût lieu de se préoccuper de sa déception. Mais madame d'Aymaret? Comment justifier auprès d'elle un manque de parole qui éveillerait nécessairement ses pires soupçons ? Pierrepont dut se résigner à lui écrire banalement que des affaires graves et imprévues le forçaient de différer son départ. Elle n'en crut rien, car elle ne lui répondit pas. Elle n'écrivit pas davantage à Béatrice, qui, tout entière à sa passion déchaînée, fut presque indifférente à l'affront de ce silence. Quant à Fabrice, il admit sans peine que Pierrepont différât un voyage pour lequel il ne lui avait jamais vu beaucoup d'entrain.
Alors commença pour Pierrepont et pour Béatrice cette vie profondément mêlée d'ivresses et d'amertumes, d'étourdissement et de remords, de secrètes voluptés et de secrètes terreurs qui est la vie des amours coupables. Ils pouvaient enfin se parler sans réserve du passé, se confier tout ce qu'ils avaient ressenti et souffert l'un pour l'autre, effacer les dernières traces du terrible malentendu qui les avait séparés. Les transports mêmes de la passion égalaient à peine l'enchantement de ces mutuelles confidences, de ces heures attendries. Mais leurs tête-à-tête étaient rares, plus rares même qu'avant leur faute; n'étant plus innocents, ils s'observaient davantage. -Ils ne s'observaient pas encore assez. Fabrice était, à la vérité, d'un naturel trop généreux et trop confiant, il était trop habitué, depuis son séjour aux Genêts, à l'intimité particulière de Pierrepont avec Béatrice, peut-être aussi était-il trop absorbé dans son œuvre pour soupçonner de lui-même la trahison dont il était victime. Mais un œil plus méfiant et malheureusement plus clairvoyant veillait pour lui.
L'antipathie de son beau-frère, Gustave Calvat, contre Béatrice avait pris de plus en plus, par suite de leurs froissements quotidiens et des mépris peu dissimulés de la jeune femme, toute l'intensité de la haine. Il n'aimait guère davantage le marquis de Pierrepont, qui lui avait toujours témoigné une froideur hautaine. Quoique Fabrice continuât, par bonté d'âme, à le recevoir chez lui et à l'obliger de sa bourse, Calvat ne pouvait manquer de s'apercevoir qu'il gênait, qu'il était retenu moins souvent à diner, que Béatrice, qui s'occupait beaucoup de l'éducation de la petite Marcelle, évitait de la laisser souvent seule avec lui. Il n'y avait pas de vengeance à laquelle il ne fût prêt contre celle qui le chassait peu à peu d'une maison qu'il considérait comme la sienne.
Fabrice, afin de s'épargner du temps, l'avait prié deux ou trois fois de l'aider dans quelques détails matériels du grand travail qu'il avait entrepris, et Calvat profitait de celle circonstance pour reparaitre plus souvent dans l'atelier de son beau-frère, sous prétexte d'offrir ses services ; quand ils étaient inutiles, il allait fumer dans le jardin ou rôder dans l'habitation, à la recherche de Marcelle.
Un jour, comme il venait de faire un tour dans le parc avec l'enfant, il entra brusquement dans l'atelier, et, s'étant assuré que Fabrice y était seul
-Mon cher, lui dit-il, j'ai à te parler.
-Parle, dit le peintre, en poursuivant tranquillement sa besogne.
-Je suis désolé de te contrarier, reprit Calvat, mais je te serai obligé de remettre Marcelle dans son couvent d'Auteuil. Elle est la fille de ma sœur, et j'ai des devoirs envers elle.
Fabrice descendit lentement les degrés du marchepied sur lequel il était monté et regardant Calvat fixement :
-Qu'est-ce que ça veut dire ?
-Ça veut dire que Marcelle est ici à trop mauvaise école, et qu'elle ne doit pas y rester.
-Mon cher Gustave, dit Fabrice, Marcelle est ici entre les mains d'une honnête femme, d'une mère excellente, d'une institutrice dévouée, -et elle y restera.
-Mon cher Jacques, répliqua Calvat, je regrette de t'ouvrir les yeux et de déranger tes idées sur ta princesse... Mais tu le veux... eh bien !... sais-tu la question que m'adressait Marcelle tout à l'heure, à propos de son excellente mère et de son institutrice dévouée ? -Mon oncle, me disait-elle, est-ce que les dames et les messieurs s'embrassent quand ils ne sont pas parents? -Quelquefois, ai-je répondu... dans des occasions... dans des fêtes... Pourquoi me demandes-tu cela, petite ? -Parce que hier soir, après le diner, comme je revenais de dire bonsoir à père, dans l'atelier, j'ai vu en rentrant au salon M. de Pierrepont embrasser maman...
Il n'avait pas achevé de prononcer ces mots, que Fabrice le saisissait à la poitrine, et le secouait à lui faire perdre pied.
-Misérable ! lui dit-il... tu es ivre ! Va-t'en !... Sors de chez moi !
Et il le poussa dans la large baie qui servait de porte à l'atelier.
-Pauvre dupe ! murmura Calvat en ricanant.
-Je t'ai prié de sortir ! dit Fabrice en marchant sur lui.
Calvat fit un signe de tête menaçant, et se retira, suivi pendant quelques pas par Fabrice, qui ne le quitta de l'œil qu'après l'avoir vu franchir la grille.
Rentré dans l'atelier, le peintre essaya machinalement de continuer son travail ; mais il demeura l'œil fixe, le pinceau levé, la main inerte. Il déposa avec un geste de découragement sa palette et ses pinceaux, s'assit sur le bord d'une table, et s'abandonna à ses pensées : -Oui... Calvat était un misérable, -une âme dégradée par la paresse et la débauche, -capable de tout pour satisfaire ses passions d'envie et de haine... Il détestait Béatrice... Il l'avait toujours poursuivie de sa malveillance sourde... il en venait maintenant à la calomnie ouverte... C'était tout simple... Fabrice se disait tout cela ; mais il se disait en même temps que sa femme, dont il était resté aussi passionnément épris que le premier jour, n'avait pas cessé de garder avec lui une froideur de marbre... Cette froideur était sans doute dans son tempérament... Que de fois cependant elle l'avait fait songer amèrement aux prédictions, aux insinuations perfides de madame de Montauron ! Que de fois il avait cru surprendre en effet, chez Béatrice, ce sentiment de mésalliance, de dédain, de regret, qu'on lui avait fait appréhender !... Cette pensée, qu'elle ne l'aimait pas, était pour lui une torture perpétuelle dont il ne trouvait l'oubli que dans l'excès du travail... Mais enfin, qu'elle aimât plus ou moins son mari, elle n'en était pas moins Béatrice, cette créature chaste et fière qu'il avait vue soutenir avec tant de noblesse les tentations de la mauvaise fortune... Si elle ne l'aimait pas, elle aimait le devoir et l'honneur... Sa sympathie pour Pierrepont n'était ni douteuse ni cachée... mais ne s'expliquait-elle pas naturellement par les rapports de naissance et d'éducation, les traditions de famille, les souvenirs communs?... Pierrepont n'était-il pas lui-même un homme cité pour sa loyauté exceptionnelle ? Comment les soupçonner tous deux d'une abominable duplicité, d'une basse trahison, -et cela, sur les imputations d'un être comme Calvat, -sur la foi d'une dénonciation qui avait tout juste la valeur d'une lettre anonyme... Car les paroles que Calvat avait l'indignité de mettre dans la bouche de Marcelle, Fabrice était convaincu que la pauvre enfant ne les avait jamais prononcées... Calvat avait bien présumé que jamais le père n'interrogerait sa fille sur un pareil sujet...
Comme Fabrice se livrait à cette cruelle délibération, la portière en vieille tapisserie qui fermait l'entrée de l'atelier se souleva, et le frais et joli visage de Marcelle apparut.
-Je te dérange, père ? dit-elle.
Le père devint très pâle.
-Non, dit-il.
-Je peux entrer ?
-Certainement.
Elle entra, son cerceau à la main, et vint lui tendre son front.
-Tu es triste ? demanda l'enfant.
-Pourquoi veux-tu que je sois triste?
-Tu ne travailles pas...
-Je me repose un peu... Tu viens de courir, ma chère petite? tu es toute rouge...
-Je viens de prendre ma leçon de piano avec maman.
-Elle est toujours bonne pour toi, ta mère?
-Très bonne.
-Tu l'aimes toujours bien?
-Toujours bien... mais toi mieux !... A présent je vais jouer... sous les arbres. pas au soleil... sois tranquille ! Elle s'en allait. -Il la rappela.
-Ah ! je voulais te dire, mon enfant... Viens ici ! Il lui prit la tête entre ses mains, et la regardant dans les yeux: Ma chère petite, je voulais te demander... une chose...
-Quoi, père?
Il hésita pendant quelques secondes ; puis brusquement, avec un sourire contraint
-Je voulais te demander de m'embrasser encore... Va maintenant, ma petite. -Va jouer... va vite !
Elle sortit en courant.
Quand elle eut disparu, l'artiste, qui était pourtant ferme comme un roc, essuya une larme. -Puis il se leva, reprit sa palette, et se remit à peindre.
Le lendemain, dans l'après-midi, il eut l'étonnement de voir Calvat entrer dans son atelier.
-Comment oses-tu te représenter chez moi ? lui dit-il avec une menaçante gravité.
-Mon cher, répondit Calvat d'un ton de soumission, la nuit porte conseil... je viens te faire mes excuses... Je n'étais pas ivre hier, comme tu me l'as dit un peu rudement, et j'ajoute que je ne mentais pas... Mais j'ai eu tort, j'en conviens, de te rapporter un propos d'enfant qui devait t'affecter profondément, et qui pouvait être, qui était certainement un mensonge. J'y ai bien réfléchi, et je suis persuadé que Marcelle a imaginé l'histoire qu'elle m'a contée. Les enfants, tu le sais, sont volontiers menteurs, et leurs inventions ont souvent ce caractère de malice sournoise et de fausse naïveté que tu peux remarquer dans cette plaisanterie de Marcelle... Il ne servirait à rien de l'interroger... En pareil cas, que l'enfant soutienne son mensonge ou qu'il le désavoue, on n'en sait pas plus long... Le mieux est donc, il me semble, de passer l'éponge sur la faute de la petite, d'oublier mon excès de zèle... assez compréhensible, -et de me donner ta main.
La justification alléguée par Calvat n'était pas sans vraisemblance. Elle apportait à l'âme bouleversée de Fabrice un demi-apaisement qui le désarma.
-Soit! dit-il, en lui tendant la main... Mais je ne veux plus entendre un mot douteux sur ma femme ! je te prie de t'en souvenir.
Cependant, à dater du jour où le soupçon avait pénétré dans son esprit, le peintre, quel que fût son empire sur lui-même, ne put s'empêcher de laisser voir à sa femme et à Pierrepont quelques signes de la préoccupation qui l'obsédait. Ils sentirent confusément que son attention était éveillée sur eux. Par un commun accord, leurs rendez-vous en devinrent plus rares encore, en même temps que leur passion, plus gênée et entravée, en devenait plus impatiente. Ils ne se rencontraient jamais hors de la villa de Bellevue, Béatrice ayant opposé une résistance invincible à toutes les combinaisons que Pierrepont lui proposait pour faciliter leurs tête-à-tête. Elle était coupable ! Mais même dans sa faute, elle conservait une hauteur d'âme qui se refusait aux expédients de la galanterie vulgaire. Dans les conditions d'existence qui leur étaient faites, pour suppléer à la rareté des épanchements de vive voix, il était difficile qu'il ne leur vint pas la tentation fatale de s'écrire, -c'était ce qu'attendait Gustave Calvat.
Comme on s'en doute, Calvat n'avait affecté le regret de sa délation, et ne s'en était excusé auprès de Fabrice, que pour ménager sa rentrée dans la maison et y surveiller plus à l'aise celle qu'il avait résolu de perdre. Calvat était un drôle ; mais il n'était nullement un sot, et il avait surtout à un haut degré ces instincts et ces goûts de policier qui semblent particuliers aux bohèmes de sa sorte. Avant même que Marcelle lui eût adressé l'innocente et terrible question qu'il s'était empressé de répéter à Fabrice, il avait soupçonné, avec la malignité et la clairvoyance de la haine, la liaison de Pierrepont et de Béatrice : il en avait maintenant acquis la certitude ; mais il comprenait qu'il se perdrait lui-même s'il essayait de la faire partager à Fabrice sans lui apporter quelque preuve irréfutable.
Convaincu par une suite de déductions naturelles que les deux amants devaient s'écrire, il s'appliqua à découvrir leurs moyens de correspondance. Les fréquentes et longues promenades de Béatrice dans la partie basse du jardin lui paraissant équivoques, il supposa que les lettres pouvaient s'échanger par-dessus le mur de clôture peu élevé qui donnait sur le chemin. Sa surveillance de ce côté n'aboutit à rien. S'écrivaient-ils simplement par la poste? Calvat, pour s'en assurer, prit l'habitude de se trouver assez souvent le matin devant la grille de la villa, à l'heure où le facteur apportait les lettres. Cet homme, le connaissant pour le beau-frère du peintre, n'hésitait pas à lui remettre celles qui étaient destinées à la maison, et Calvat en étudiait les adresses avec soin. Quoique Fabrice n'ouvrît jamais les lettres adressées à sa femme, il n'était pas vraisemblable que le marquis écrivît à Béatrice sans prendre des précautions exceptionnelles. Au bout de quelques jours d'espionnage, Calvat était frappé du nombre de lettres qui arrivaient à la villa, avec cette suscription Madame la vicomtesse d'Aymaret. aux soins de Madame Jacques Fabrice. -Il les remarqua d'autant plus que l'écriture lui en parut contrefaite. -Il se décida à en ouvrir une : -à part l'adresse, elle était tout entière de la main de Pierrepont.
La voici :
« Chère Béatrice, oui, cette existence de fourberie et de trahison est indigne de nous deux. Je vous aime de le sentir comme moi... Tant qu'elle dure, notre bonheur n'est qu'une illusion, notre amour qu'une souffrance... et n'avons-nous pas assez souffert !... Croyez bien que je suis aussi incapable que vous de chercher des mots hypocrites pour tromper ma conscience... Nous sommes coupables, je le sais, mais jamais crime d'amour eût-il de pareilles excuses ?... y eût-il jamais entre deux cœurs honnêtes et sincères de pareilles fatalités ?... Oui, nous sommes des coupables, mais nous sommes aussi des victimes... Ce qui serait vraiment criminel et sans excuse, ce serait-de persister dans cette vie de honteuse duplicité... Il faut donc partir... Je vous en supplie, ma bien-aimée, daignez consentir... Fiez-vous à moi... toutes mes mesures sont prises... Tout ce qui est possible à un homme je le ferai pour que votre exil soit un exil enchanté. -Je t'aime. -PIERRE. »
Quand il eut terminé sa lecture, le visage de Calvat se crispa dans un hideux sourire. -Il replia la lettre, se fit ouvrir la grille, et se dirigea vers l'atelier de Fabrice. -Tiens ! c'est toi ! dit le peintre. -J'ai cru que c'était le marquis, qui doit venir ce matin.
-Non... ce n'est que moi, dit Calvat. Mon cher, poursuivit-il en baissant un peu la voix, tu ne m'accuseras plus, j'espère, d'être un ivrogne et un menteur... Le hasard m'a mis en possession d'une lettre très intéressante pour toi... Comme ton parent et ton ami, -quelque peine que j'en éprouve, -il m'était impossible de ne pas te la communiquer... Tu en conviendras toi-même quand tu l'auras lue.
-Je ne la lirai pas; répondit Fabrice en repoussant la main de Calvat qui lui tendait la lettre. -Sors d'ici à l'instant, et je te défends d'y remettre jamais les pieds !
-Tu me rappelleras, dit Calvat, et comme je suis sans rancune, je serai là à ton premier signe. -Cette lettre est de Pierrepont et elle est adressée à ta femme. -Je te la laisse. -Il la jeta sur la table et sortit de l'atelier.
L'artiste, demeuré seul, eut un moment d'affreuse perplexité. Immobile, pétrifié, il regardait la table, et, sur la table, la lettre, -Enfin, il s'avança d'un pas raide, d'un pas de statue. Il saisit la lettre, hésita encore, fit un mouvement pour la déchirer; puis avec une décision brusque, il la déplia et la lut...
Calvat, cependant, en passant devant l'habitation, avait aperçu dans le salon Béatrice assise et travaillant près d'une fenêtre ouverte. Il s'approcha vivement, et se penchant un peu à l'intérieur :
-Madame, lui dit-il, j'ai le plaisir de vous informer qu'au moment où j'ai l'honneur de vous parler, votre mari est en train de lire la dernière lettre de votre amant…
Bonjour !
Et il prit le chemin de la grille. Comme il allait la refermer sur lui, quelqu'un lui fit signe de loin de la laisser ouverte c'était Pierrepont qui arrivait de la gare. Ils se saluèrent. Calvat disparut à l'angle d'une rue et Pierrepont entra dans la villa.
Béatrice, sous .le coup de l'avis effroyable qu'elle venait de recevoir, était demeurée foudroyée. elle avait entendu les paroles de Calvat ; elle n'en saisissait pas le sens. Puis une lumière terrible envahit son esprit et elle comprit : -Une lettre de Pierrepont était dans les mains de son mari... Elle aperçut d'un coup d'œil dans un chaos sinistre tout ce qui pouvait sortir dans quelques minutes des plis de cette lettre : -le déshonneur, la honte, la perdition, la mort. -Elle ferma les yeux et ne vit plus pendant un moment que des ténèbres traversées par des gerbes d'étincelles. Elle fût éveillée tout à coup de cet égarement par un bruit de pas sur le sable des allées : elle jeta un regard au dehors et reconnut, avec une terreur inexprimable, le marquis de Pierrepont, qui passait dans le jardin, se dirigeant vers l'atelier de Fabrice. -Elle se leva, puis, subitement, sans réflexion, sans dessein arrêté, entraînée follement par la crainte d'un conflit imminent entre les deux hommes, elle s'élança, sa tapisserie à la main, descendit le perron en courant, et marcha à pas précipités vers l'atelier où Pierrepont venait d'entrer.
La grande baie qui servait de porte à. l'atelier était fermée par deux portières qui laissaient entre elles un étroit vestibule. Béatrice, après avoir vivement soulevé la première, s'arrêta, -et écouta, autant que les battements désordonnés de son cœur le lui permettaient... Elle pouvait même entrevoir à travers l'entrebâillement de la seconde portière ce qui se passait dans l'atelier.
Fabrice, au moment où Pierrepont était entré, s'occupait de charger des pistolets qui lui avaient été donnés précisément par le marquis et avec lesquels il avait coutume de s'exercer assez fréquemment dans son jardin pour se distraire un moment de son travail.
-Vous êtes toujours content de ces armes-là? dit Pierrepont en prenant et en reposant ensuite sur la table le pistolet que le peintre venait de charger.
-Enchanté, dit Fabrice.
-Vous alliez tirer?
-Oui.
-Eh bien ! nous allons faire un match, si vous voulez ?
-Très volontiers.
-Vous n'êtes pas souffrant, ce matin ?...
Vous avez l'air fatigué.
-Oui... ça doit être... Je viens d'avoir une scène très pénible avec Calvat.
-Ah!... je l'ai rencontré comme il sortait de chez vous.
-Ce malheureux a voué à ma femme une haine mortelle.
-C'est assez visible.
-Il la diffamait tout à l'heure d'une manière affreuse.
-Cela prouve que c'est un méchant homme et rien de plus.
-Je l'ai chassé.
-Bon débarras, entre nous, mon cher.
-Et pourtant il m'a troublé... je ne puis dire cela qu'à un vieil ami comme vous... .Mais il m'a troublé... il m'a laissé des doutes...
-Des doutes sur une femme comme la votre ?... Voyons, mon ami, c'est de la folie !
-Oui, n'est-ce pas ? reprit Fabrice. -Vous la connaissez bien... et même depuis plus longtemps que moi... Vous me répondriez de son honneur sur le vôtre, n'est-ce pas ?
-Absolument.
-Et vous auriez raison... car le vôtre et le sien se valent... Et, lui mettant brusquement sa lettre sous les yeux
-Tenez !
Pierrepont recula comme s'il eût vu un spectre.
-Puis, saisissant sur la table le pistolet qu'il venait d'y placer, et présentant la crosse de l'arme à Fabrice
-Tue-moi ! lui dit-il.
-Non, dit le peintre; pas ainsi, du moins.
Il fit quelques pas à travers l'atelier, comme pour rassembler sa pensée; puis, revenant au marquis
-Pouvez-vous, lui dit-il, et voulez-vous m'expliquer quelques mots de votre lettre dont la signification m'échappe... Vous invoquez pour excuses certaines circonstances mystérieuses du passé, certaines fatalités que vous auriez subies, mademoiselle de Sardonne et vous... Puis-je savoir à quoi vous faites allusion ?
Pierrepont lui dit brièvement ce qui s'était passé autrefois entre Béatrice et lui, leur attachement mutuel, et comment madame de Montauron avait forcé la jeune fille de refuser la main qu'il lui offrait.
Après une pause de rêverie et de silence, Fabrice lui répondit
-Vos sentiments pour mademoiselle de Sardonne vous font désirer, je suppose, que cette affaire se traite entre vous et moi sans éclat, afin de lui épargner aux yeux du monde une flétrissure que je désire moi-même épargner à mon nom.
-Tout ce que vous me proposerez dans ce dessein, dit Pierrepont, est accepté d'avance.
-Un duel, avec son accompagnement ordinaire de témoins, révélerait tout au public... Vous m'offriez tout à l'heure de faire avec moi un match au pistolet... J'accepte... je crois que nous sommes à peu près de force égale... Pour celui de nous qui aura l'avantage, ce sera la vie; pour l'autre, ce sera le suicide.
-Soit! dit Pierrepont, c'est entendu.
-Chacun de nous s'engage sur l'honneur à respecter ces conditions.
-C'est entendu, répéta Pierrepont.
-Maintenant, dit le peintre, il faut que je me résigne à vous adresser une demande... Je sais que cela est tout à fait incorrect, -et je m'en excuse. -Voici ce dont il s'agit... Si je dois laisser ma fille orpheline, je ne voudrais pas du moins la laisser sans ressources. -Or, je n'ai rien, sauf cent mille francs qui m'ont été donnés à compte sur ces panneaux par Nicholson, -et que je serais d'ailleurs forcé de lui rendre si je n'achevais pas mon travail... il doit me verser en outre le double de cette somme quand je lui livrerai les panneaux... Je ne crois pas pouvoir les finir avant quatre mois... Je vous demande donc, si c'est moi qui dois mourir, de m'accorder ce délai de quatre mois, -et je n'ai pas besoin de vous dire que cette convention sera réciproque.
Il y avait dans cette précaution du malheureux artiste quelque chose de si poignant, que Pierrepont se détourna, pour cacher l'agitation presque convulsive de ses traits.
-Ce sera, dit-il, comme vous le désirez.
Le peintre enferma les pistolets dans leur boîte et prit quelques cartons de tir.
-J'ai l'habitude de ces pistolets, dit-il. En voulez-vous d'autres ?
-C'est inutile! dit Pierrepont. J'ai moi-même beaucoup pratiqué ceux-ci. Allons !
Ils quittèrent l'atelier et se dirigèrent, en descendant les rampes du jardin, vers l'allée de charmilles dont il a été plus d'une fois parlé dans le cours de ce récit. On se souvient peut-être qu'une plaque de tir avait été établie à l'une des extrémités de cette allée. -En face, à l'autre bout, était un banc rustique adossé au mur. -Quand Pierrepont et Fabrice arrivèrent devant la plaque de tir pour y fixer les cartons, ils aperçurent Béatrice assise sur ce banc : elle travaillait à sa tapisserie.
Les deux hommes échangèrent un regard. -Ils savaient l'un et l'autre que l'allée de charmilles était pour Béatrice un lieu de promenade et de retraite favori. Ils ne furent donc pas surpris de la voir là ils crurent et ils devaient croire que le hasard seul l'y avait amenée. Mais sa présence pendant la scène qui se préparait avait un caractère tragique dont tous deux subirent profondément l'impression. Elle leur imposait en même temps une dissimulation de physionomie et de langage qui, dans un pareil instant, était aussi pénible qu'elle était nécessaire.
Béatrice, cependant, soutenue par l'horreur même de la crise et par son excessive tension nerveuse, continuait de piquer son aiguille avec une apparence de calme, et ce fut avec son sourire habituel qu'elle rendit à Pierrepont son salut en lui donnant la main.
-Belle journée, dit-elle, n'est-ce pas?
-Oui... vraie journée d'été... Vous voyez... nous allons faire un match, Fabrice et moi...
-Ah ! quel est le plus fort de vous deux ?
Pierrepont fit un geste incertain.
-Nous allons voir, dit-il en souriant.
Fabrice déposa sur le banc, à côté d'elle, la boîte d'acajou et un paquet de cartouches.
Les armes dont ils allaient se servir étaient des pistolets Flobert du calibre le plus fort. -Les cartons de tir étaient divisés, suivant la coutume, en un certain nombre de cercles se développant autour d'une mouche centrale mi-partie noire et blanche. La distance était de la longueur de l'allée, c'est-à-dire d'environ vingt-cinq pas. -Devant Béatrice, profondément attentive sous son apparence distraite, ils achevèrent d'arrêter leurs conventions. -Le match devait être de sept balles, le tir était à volonté, chacun d'eux devait tirer deux balles coup sur coup aux deux premières reprises ; à la troisième, trois balles également coup sur coup. Chaque division de la cible touchée par les tireurs donnait le nombre de points déterminé par l'usage, et indiqué d'ailleurs sur les cartons : -le cercle le plus éloigné du centre, un point ; la mouche centrale, sept.
Une pièce de monnaie jetée en l'air décida que Fabrice devait tirer le premier. Il commença donc le feu et mit ses deux premières balles dans l'intérieur du second cercle. Pierrepont, moins adroit ou moins heureux, perdit une de ses balles dans la plaque ; l'autre entama le carton. Cette première reprise assurait donc quatre points à Fabrice et un seul au marquis.
-Vous me ménagez, je crois, dit le peintre.
-Nullement, dit Pierrepont.
A la seconde reprise, Fabrice logea ses deux balles dans le troisième cercle. -Pierrepont, après lui, fit deux et deux. Fabrice avait dix points contre cinq.
La troisième épreuve lui donna une avance encore plus considérable de ses trois balles il fit douze points. Il en avait donc alors vingt-deux contre cinq.
Pierrepont, dont l'attitude indiquait une sorte de nonchalance découragée, s'apprêtait à tirer à son tour ses trois dernières balles ; il armait son pistolet quand un léger froissement le fit retourner il rencontra alors le regard ardent de Béatrice tendu vers lui avec une expression telle qu'il en fut pénétré jusqu'au fond de son être. Il comprit instantanément qu'elle savait tout... Elle savait tout, et ce regard désespéré, éperdu, suppliant, impérieux, le conjurait et lui ordonnait de vivre et de se garder pour elle. Jamais sa sombre beauté n'avait eu une telle puissance de fascination. -Il se replaça, ajusta un peu longuement et fit feu. De ses deux premiers coups il perça l'étroit cercle noir qui entourait le point blanc central ; sa dernière balle troua la mouche centrale elle-même. -Il gagnait dix-neuf points... -Il en avait donc alors vingt-quatre contre vingt-deux. -Fabrice était condamné.
La fumée du dernier coup de feu n'était pas dissipée, qu'un violent éclat de rire retentissait aux oreilles des deux hommes stupéfaits -Béatrice s'était dressée soudainement, les yeux démesurément ouverts, et comme illuminés de folie elle balbutia quelques mots inintelligibles, puis éclata de nouveau en rires saccadés, sauvages et tellement continus, qu'ils semblaient répétés et prolongés dans la campagne par quelque écho sinistre. La voyant chanceler, Fabrice la soutint et la repoussa doucement sur le banc ; peu à peu son rire s'éteignit, elle s'agita dans une légère convulsion et s'évanouit.
-Elle nous avait écoutés !... murmura le peintre comme se parlant à lui-même.
Il se retourna vers Pierrepont, qui se tenait immobile à deux pas, aussi pâle qu'un mort sous son suaire.
-Je vous prie, monsieur, lui dit-il, de nous laisser.
Pierrepont eut un geste d'hésitation et lui montra Béatrice renversée et inerte sur le banc.
-Me croyez-vous donc capable, reprit le peintre, de maltraiter une femme... même celle-là ?...
Pierrepont s'inclina, salua du chapeau et s'éloigna.
Fabrice, alors, relevant le mouchoir de Béatrice, qui était tombé à ses pieds, alla le tremper dans l'eau d'un bassin encadré de rocailles qui se trouvait au milieu de l'allée ; et, revenant à sa femme, lui baigna les tempes et le visage. -Après quelques minutes, elle se réveilla, promena son regard vague autour d'elle, puis le fixa sur son mari : -une sorte de gémissement et le mouvement subit par lequel elle couvrit ses yeux de sa main témoignèrent qu'elle reprenait possession de sa mémoire, qu'elle recouvrait le sentiment de la terrible réalité.
-Béatrice, dit alors le peintre, si une explication vous est trop pénible en ce moment, je l'ajournerai.
-Oh ! non... Tout de suite ! -murmura-t-elle.
-Elle ne sera pas longue, au reste, reprit Fabrice ; car, si je ne me trompe, j'ai peu de choses à vous apprendre... Vos nerfs viennent de vous trahir... Vous avez entendu, n'est-ce pas, ce qui s'est dit, il y a une demi-heure, dans mon atelier, entre le marquis de Pierrepont et moi ?
Elle fit signe qu'elle avait entendu.
-Vous savez par conséquent pour quelle raison j'ai voulu éviter l'éclat, le scandale d'un duel ?... Vous savez que c'est pour vous épargner une tache personnelle, qui pouvait d'ailleurs rejaillir sur ma fille innocente ?
Elle fit le même signe de tête affirmatif.
-Comme vous devez le comprendre, cette précaution n'aurait plus aucune utilité; elle serait illusoire, si vous quittiez la maison de votre mari, tant qu'il vivra. Ce serait révéler au public ce qu'il vous importe autant qu'à moi de lui cacher. Il nous sera infiniment dur, sans doute, sachant l'un et l'autre ce que nous savons, de supporter la vie commune pendant trois ou quatre mois. -Mais puisque j'aurai ce courage, j'espère que vous l'aurez aussi.
-Ce que vous voudrez !
-Pour vous soutenir pendant cette épreuve, vous aurez la consolante pensée d'être bientôt tout entière à celui... à celui pour qui vous faisiez des vœux tout à l'heure pendant que nous nous battions.
Béatrice ne répondit pas.
-Pour finir, ajouta Fabrice, je n'ai pas, je pense, de plan de conduite à vous tracer... Je suppose que vous n'oublierez pas, le marquis de Pierrepont et vous, le respect qui est dû à un homme dont les jours sont comptés.
Il la quitta sur ces paroles et regagna son atelier.
Pour elle, elle demeura jusqu'au soir dans cette allée fatale, tantôt marchant avec égarement, tantôt se rasseyant, anéantie, sur son banc... Était-ce bien elle qui était là ?… qui venait d'être mêlée à ces scènes effroyables ?... Était-ce elle, Béatrice, qui venait de recevoir, -et de mériter, hélas ! -le reproche sanglant que lui avait adressé Fabrice ?... car elle n'avait pas osé le nier... il était trop vrai que pendant le combat où la vie de son mari était en jeu contre celle d'un autre, ce n'était pas pour son mari qu'elle tremblait ; -il était trop vrai qu'elle avait commis, dans un élan de passion, le crime de pousser la main hésitante de Pierrepont, -et qu'en voyant son mari frappé d'un arrêt de mort, son premier mouvement avait été celui d'une joie farouche... -Elle savait alors, la pauvre créature, -comme tant d'autres l'ont su avant elle, -jusqu'à quel degré la passion peut fausser et pervertir les âmes les plus pures et les plus hautes quand on la laisse s'établir en souveraine sur les ruines de la raison, de la volonté et de l'honneur.
Plusieurs semaines se sont écoulées. On est au mois d'août, Béatrice et Pierrepont ne se sont pas revus. Par un scrupule qui leur est commun, ils ont même évité toute communication écrite. Béatrice sait seulement que Pierrepont, contre son habitude, passe l'été à Paris, et elle présume qu'il y attend ses ordres.
Il reçoit d'elle un matin le billet suivant :
« Je vous conjure de partir pour Glion. Je sais que madame d'Aymaret y est encore ; -confiez-lui tout. Dites-lui que je suis à ses pieds, que je deviens folle, que je l'attends. »
Quelques heures après, le marquis partait pour la Suisse. Il était le lendemain dans l'après-midi à Glion, et deux jours plus tard, madame d'Aymaret, -dont le mari était à peu près rétabli, -arrivait à Paris, d'où elle se rendit aussitôt à Bellevue. En la voyant entrer dans son salon, la femme du peintre laissa échapper un faible cri : -Élise ! -et elle joignit les mains en la regardant d'un air de supplication. -Madame d'Aymaret l'attira dans ses bras, et Béatrice s'y précipita avec des sanglots déchirants.
-Merci ! merci ! lui dit-elle à travers ses larmes : -il y a deux mois que je n'avais pleuré ! Et quand elle se fut un peu calmée :
-Il t'a tout dit ?
-Tout.
Elle la fit asseoir.
-Eh bien !... qu'est-ce que tu penses ?... Car moi, je ne pense plus!
-Je pense, dit madame d'Aymaret, qu'il faut tout faire pour sauver la vie de ton mari.
-C'est impossible... Il ne voudra pas !
-Qui... ne voudra pas ?
-Lui... mon mari !
-Pourquoi ?
-Parce qu'il a engagé sa parole !
Madame d'Aymaret prit un accent sévère, presque dur :
-Béatrice, lui dit-elle, si je pouvais imaginer une seule minute que tu envisages sans horreur la perspective prochaine de ton veuvage, je ne te reverrais de ma vie.
-Écoute-moi, dit Béatrice : cet effroyable sentiment que tu me prêtes là, -je l'ai éprouvé... je l'ai éprouvé pendant leur combat, -pendant que leurs deux existences étaient en jeu... Il m'a poursuivi... Il m'a longtemps encore obsédée malgré moi... Maintenant... il faut que Dieu ne m'ait pas encore abandonnée tout à fait... car il a permis que je me rendisse maîtresse de cette affreuse tentation... Maintenant je puis t'affirmer en toute vérité que je donnerais ma vie pour sauver celle de ce malheureux...
-Tu l'aimes ! s'écria madame d'Aymaret.
-Je ne l'aime pas !... mais il me fait une telle pitié !... une telle pitié ! Il a si peu mérité cette longue agonie qui lui est infligée !... et il la supporte avec tant de courage... et de douceur !... Je suis sa prisonnière... il pouvait me torturer l'âme... me martyriser... et jamais, -sauf peut-être le premier jour... à la première heure, -il n'a eu pour moi un mot de reproche, une parole amère... Il est avec moi comme autrefois... Si bien qu'il y a des instants, quand je l'entends me parler, quand je le vois me sourire, des instants où je crois vraiment qu'il ne s'est rien passé, que j'ai fait un rêve épouvantable !...
-C'est qu'il t'aime encore, ma pauvre chérie, et alors rien n'est désespéré !
-Ce n'est pas qu'il m'aime... comment veux-tu ?... Non... c'est qu'il se souvient, c'est qu'il se venge de mon orgueil, de mes préjugés de naissance, de mes misérables dédains... c'est qu'il veut me prouver qu'un artiste sait souffrir et mourir en gentilhomme...
-Combien de temps reste-t-il, dit madame d'Aymaret, avant le terme fatal?
-Je n'en sais rien, car s'il ne peut le dépasser, ce terme, il peut le devancer... Tout dépend de son travail... dès qu'il l'aura terminé, certainement il se tuera !
-Et où en est son travail ?... Tu ne le sais pas ?... Tu ne vas plus dans son atelier ?
-Pardon !... il y a quelques jours j'ai rassemblé mon courage, et j'y suis retournée... Je m'assois là, je travaille à côté de lui... il me laisse faire... il m'adresse un mot de temps à autre... un mot indifférent... c'est affreux !
Son cœur éclata de nouveau, et elle pleura un moment en silence.
-Je te demandais, ma chérie, reprit madame d'Aymaret, où en est ce travail ?
-Très avancé... le malheureux ne perd pas une minute... Dès le point du jour, il est devant ses panneaux... C'est admirable, ce qu'il fait !... Comment a-t-il le courage de travailler, avec une telle préoccupation sur l'esprit ?... Je ne comprends pas !
-Et il parait tranquille, dis-tu ?
-Il parait tranquille, oui !... mais ses cheveux blanchissent...
-Ah ! il faut le sauver ! s'écria madame d'Aymaret en se levant. Tu me donnes pleins pouvoirs, n'est-ce pas ? tu approuves d'avance tout ce que je pourrai tenter ?
-Tout... absolument tout... et du fond du cœur, grand Dieu !
-Eh bien ! écris-le à Pierrepont, que je dois voir demain.
Béatrice s'assit aussitôt devant son bureau, et écrivit rapidement ces deux lignes
Le lendemain, Pierrepont, sur un mot de la vicomtesse, arriva chez elle. Elle lui remit tout d'abord le billet de Béatrice.
-De quoi s'agit-il ? dit gravement le marquis après avoir lu.
-Il s'agit d'empêcher que Fabrice n'accomplisse son suicide, quand l'heure en sera venue... Pouvons-nous compter sur vous pour cela ?
-En doutez-vous ?... C'est comme si vous proposiez à un meurtrier de le délivrer de sa conscience... Mais que puis-je faire ?... Je ne l'imagine pas...
-Autant que j'en puis juger, reprit madame d'Aymaret, il y aurait, pour arriver à notre but, deux obstacles à lever : d'abord le point d'honneur, la parole donnée qui enchaine Fabrice... Ne pourriez-vous lui rendre cette parole, et dans des termes tels qu'il consentît à la reprendre ?
-J'y suis tout prêt... mais...
-Vous craignez qu'il ne refuse ?
-Je le crains... cependant j'essayerai, et en toute sincérité, comme vous le verrez.
-J'attendais cela de vous... Quant au second obstacle que nous aurions à vaincre, c'est la conviction où doit être Fabrice que s'il survivait, il vous trouverait toujours entre sa femme et lui... car il doit croire que vous attendez l'un et l'autre sa mort pour vous unir... Il n'y a qu'un moyen sûr pour le détromper, c'est de revenir à votre projet de mariage avec Ketty, et d'y donner suite dans le plus bref délai possible... Le voulez-vous ?
Après une pause de réflexion
-Votre amie, dit Pierrepont, désire-t-elle ce mariage?
-Elle désire et approuve tout ce qui peut la tirer de l'enfer où elle est.
-Eh bien ! j'obéis... je partirai demain... S'il n'y a pas de bateau en partance chez nous, j'en trouverai un en Angleterre... Vous recevrez ce soir la lettre destinée à Fabrice... Vous la lui remettrez quand vous le jugerez bon... Adieu, madame.
-Il lui pressa les deux mains avec force, et se retira.
Deux jours après, il s'embarquait sur un transatlantique du Havre.
Madame d'Aymaret avait reçu la veille la lettre qu'il adressait à Fabrice. Elle était ouverte. Elle la lut et en fut contente, mais elle résolut de ne la remettre au peintre que le jour où elle pourrait lui apprendre en même temps le mariage de Pierrepont, espérant qu'il en serait plus accessible à leurs instances. Béatrice fut du même sentiment, et quant au mariage lui-même, elle en reçut la nouvelle avec indifférence.
Encouragée par son amie, elle entrevoyait maintenant une chance, si douteuse qu'elle fût, de sauver son mari et d'échapper elle-même à des tortures morales où elle craignait de laisser un jour sa raison. Elle n'en continuait pas moins de suivre, de surveiller avec un intérêt poignant les moindres actes, les moindres paroles de Fabrice. Malgré ses faiblesses d'orgueil aristocratique et de vanité mondaine, c'était un cœur trop véritablement noble pour rester insensible à la contenance ferme, généreuse, héroïque de l'artiste en face de la mort. Dans son admiration, mêlée d'une profonde pitié et peut-être d'un sentiment plus tendre encore, elle ne se souvenait plus que pour en rougir des griefs mesquins qu'elle avait nourris contre son mari… elle s'étonnait de l'avoir à ce point méconnu, d'avoir fermé les yeux si obstinément sur les hautes distinctions de l'homme et de l'artiste, pour n'apercevoir que quelques imperfections de surface. La personne physique du peintre lui apparaissait elle-même sous un jour nouveau ; elle était frappée de la dignité naturelle de sa démarche, qui la faisait penser à l'allure puissante et souple des grands fauves ; elle était frappée de l'éclat lumineux de son front, du caractère énergique de ses traits calmes, auxquels ses cheveux légèrement blanchis et comme à demi poudrés prêtaient alors une douceur étrange. Il lui semblait transfiguré, comme si les pensées qui l'occupaient et le soutenaient en ces jours suprêmes l'eussent enveloppé de quelque rayonnement supérieur.
Cependant, le temps passait. C'était le 20 juillet que la convention du suicide avait été arrêtée entre Pierrepont et Fabrice. Le sursis de quatre mois accordé au peintre devait donc expirer le 20 octobre. On était arrivé à la première semaine de ce mois, quand Béatrice reconnut avec terreur que les grands panneaux destinés à l'Amérique allaient être terminés : ils l'auraient même été dès ce moment, si Fabrice n'eût tenu à justifier plus que jamais, dans son œuvre dernière, la réputation de conscience et de probité artistique qu'il s'était acquise. Mais il n'avait plus à faire que de légères retouches qui demandaient à peine quatre ou cinq jours de travail. Déjà le correspondant de M. Nicholson à Paris était venu s'entendre avec le peintre pour la livraison et l'expédition de ses toiles.
A mesure que le terme redoutable approchait, l'angoisse de Béatrice devenait plus incessante, plus intolérable, plus mortelle.
Dévorée de fièvre, en éveil jour et nuit dans l'attente de quelque bruit sinistre ou de quelque spectacle tragique, elle pressait ardemment madame d'Aymaret de tenter auprès de Fabrice la démarche suprême à laquelle était suspendu son dernier espoir. Mais madame d'Aymaret, déjà prévenue par Pierrepont que son mariage aurait lieu à une date prochaine, voulait attendre pour parler que la nouvelle lui fût formellement confirmée. Ce fut au commencement d'octobre qu'une seconde lettre du marquis lui apprit que l'événement était accompli. Il lui envoyait en même temps un journal américain qui en faisait le récit détaillé. Elle n'hésita plus.
Depuis son retour, dans ses fréquentes visites à Bellevue, elle s'était plus d'une fois rencontrée avec Fabrice. Il pouvait se douter qu'elle était dans la confidence de Béatrice ; mais il n'y avait pas eu entre la jeune femme et lui l'ombre d'une allusion à ce sujet. Un matin, il la vit entrer brusquement dans son atelier. Il avait pour elle beaucoup d'affection. Mais, pressentant vaguement, à sa mine à la fois troublée et résolue, l'objet de sa démarche, il prit un air très grave.
-Vous avez à me parler, madame ? lui dit-il.
-J'ai à vous parler, oui... Mais ne m'ôtez pas mon courage... Soyez bon pour moi, je vous prie.
-Il est bien facile d'être bon pour vous... répondit-il avec un triste sourire... Voyons, parlez.
Il lui approcha une chaise, car il vit qu'elle était près de défaillir.
-Monsieur Fabrice, dit-elle après un silence, j'ai été informée aujourd'hui d'une chose que vous pouvez avoir quelque intérêt à connaître...
Et elle lui remit, d'une main qui tremblait, la dernière lettre qu'elle avait reçue de Pierrepont et le journal américain qui rendait compte de son mariage. Le peintre, après avoir lu ces deux documents, les lui rendit froidement.
-Je vous remercie, lui dit-il.
-Monsieur Fabrice, reprit-elle avec une émotion croissante, j'ai encore une lettre à vous communiquer... Elle vous est personnellement adressée.
-Voyons, madame.
Il prit la lettre : c'était celle que Pierrepont lui avait écrite ayant son départ, en voici les termes
« Sur le point de quitter la France pour longtemps, -pour toujours si vous l'exigez, -je viens vous dégager de la parole que vous m'aviez donnée. Au nom de votre fille, je vous supplie de vivre. -Si c'était moi que le sort eût condamné, et si vous me rendiez ma parole aussi sincèrement et aussi publiquement que je vous rends la vôtre, j'atteste que je n'hésiterais pas à la reprendre.
Marquis DE PIERREPONT.
Pour M. Jacques Fabrice. »
Après avoir lu et relu ce billet avec une profonde attention, il le tendit silencieusement à madame d'Aymaret.
-Mais, dit-elle, vous devez garder cela.
-Soit ! dit Fabrice.
Elle attendit un moment, et le voyant toujours impassible et muet :
-Monsieur Fabrice, reprit-elle, en lui saisissant la main, me laisserez-vous partir sans emporter un mot d'espérance ? Maintenant votre honneur est sauf... Ayez pitié de votre enfant... ayez pitié aussi de la pauvre coupable... elle a tant expié... et si j'osais vous dire quelque chose de plus...
-Non, madame ! ne me dites plus rien : c'est assez... Je suis bien touché de votre démarche, des sentiments qui vous l'ont dictée... mais vous devez comprendre que ce n'est pas dans une minute d'attendrissement qu'on peut trancher une question comme celle qui m'est posée... Permettez-moi d'y penser sérieusement, comme je le dois. Mon travail est aujourd'hui terminé... Je puis disposer de quelques journées... Mon intention, dont vous pouvez faire part à votre amie, était de consacrer ces journées à un court voyage à l'étranger... en Suisse... Je persiste plus que jamais dans ce dessein... J'ai besoin, -maintenant surtout -pour arrêter ma résolution, -d'un repos et d'une liberté d'esprit que je ne trouverais pas ici... Je compte partir demain... Elle le regarda fixement dans les yeux... II se leva et lui prit une main : -Au revoir, madame, lui dit-il, -et avec un léger trouble dans la voix -Allez, mon enfant !
La jeune femme sortit. -Elle s'arrêta un instant sur le seuil de l'atelier pour essuyer ses yeux humides, puis se dirigea d'un pas rapide vers la maison. Béatrice qui avait attendu le résultat de l'entrevue en parcourant fiévreusement les allées de son parterre, courut à elle dès qu'elle l'aperçut, et l'interrogeant d'un regard affolé :
-Eh bien ? dit-elle.
-Eh bien ! j'espère !
-Est-ce possible ! -Et elle l'entraina à la hâte dans son salon.
Madame d'Aymaret lui rapporta alors tous les détails de son entretien avec Fabrice, en essayant de lui persuader, et de se persuader à elle-même que l'impression qui lui en restait était favorable. Mais la nouvelle du voyage soudainement projeté par son mari terrifia Béatrice.
-C'est la mort ! dit-elle d'une voix sourde.
-Pourquoi partirait-il, dit madame d'Aymaret, s'il était décidé à mourir ?
-Qui sait ?... Pour ménager le cœur de sa fille... peut-être pour me ménager moi-même !... Il veut être généreux jusqu'à la fin...
-Je t'assure, reprit madame d'Aymaret que le langage qu'il m'a tenu m'a paru véritable... Avant d'arrêter sa décision dans une circonstance si grave, il veut réfléchir en paix, loin des souvenirs, des émotions qui pourraient troubler sa pensée...
Elles furent interrompues par la petite Marcelle qui entra comme un tourbillon; elle présenta sa joue à madame d'Aymaret, et se retournant vers Béatrice, lui dit toute haletante
-C'est vrai que père va partir?
-Qui t'a dit cela?
-C'est Henriette... à qui il a dit de préparer sa grande valise.
-Oui, il part demain... son travail l'a beaucoup fatigué... On lui recommande un peu de distraction.
-C'est ennuyeux de le voir partir, dit l'enfant... Je vais aider Henriette, si tu veux... pour qu'elle n'oublie rien...
-Je vais y aller moi-même dans un moment... Va, ma fille. Marcelle sortit en courant. -Madame d'Aymaret s'était levée.
-Penses-tu que je souffre assez ? lui dit Béatrice. -Il ne se fait pas un mouvement, il ne se prononce pas une parole dans cette maison qui ne me mette au martyre... et tu me quittes, toi !
-Oui, je te quitte... je serai ici dès demain matin, -mais je me reprocherais de rester entre vous dans ces dernières heures... Je vous abandonne tous deux à l'inspiration de vos cœurs... A demain !
Elles s'embrassèrent et madame d'Aymaret se retira.
Béatrice monta dans l'appartement de son mari pour surveiller les apprêts de son départ. La femme de chambre lui apprit que Fabrice venait de se rendre à Paris ; il serait de retour pour le diner.
La femme du peintre passa le reste de la journée à errer dans le jardin. Vers le soir, elle entra dans l'atelier. Le vide laissé par les panneaux enlevés lui donnait un air d'abandon, de désordre et de tristesse solennelle. Elle s'y promena jusqu'à la nuit tombée, songeant à tout ce qu'une grande intelligence et une grande âme avaient dépensé là de pensées et de douleurs.
Puis l'idée lui vint que déjà tout 'était fini, que le prétendu départ pour Paris n'était qu'un prétexte, que son mari ne rentrerait pas. -Elle regagna précipitamment la maison. -Fabrice était rentré depuis quelques minutes.
On se mit à table. Fabrice était calme, mais plus sérieux et plus distrait que de coutume, et en même temps plus causeur. Il semblait craindre le silence. Il parlait de la brièveté croissante des jours, de la beauté de la soirée, de quelques expositions récentes, des paysages de la Suisse, de l'impuissance des peintres à en tirer parti.
Après le diner, on descendit au jardin. Quoiqu'on touchât alors à l'automne, la nuit était tiède et magnifique sous un ciel plein d'étoiles. La clarté était suffisante pour que Marcelle pût diriger son cerceau à travers les allées étroites du parterre. Elle s'amusait à donner cette preuve d'adresse devant son père, qui, assis sur un banc, près de là, la regardait, -et parfois aussi regardait le ciel. -Béatrice, épuisée, s'était assise elle-même à quelques pas, dans l'ombre d'un groupe d'arbres épais.
Au bout d'un instant, Fabrice éleva doucement la voix :
-Marcelle !
La petite accourut.
-J'ai peur que tu ne prennes froid... Il faut rentrer, vois-tu !
-Tout de suite ?
-Oui, je t'en prie, mon enfant.
-Eh bien ! je rentre, père.
Il la prit sur ses genoux :
-C'est bien d'être sage... Tu me promets de l'être toujours, n'est-ce pas ?
-Je te le promets.
-Même quand je ne serai plus là?
-Oui... mais pourquoi t'en vas-tu?
-J'ai tant besoin de repos, ma pauvre enfant !
-Si tu m'emmenais, père ?
-Je voudrais bien !... murmura Fabrice.
-Alors, emmène-moi !
-Ce n'est pas possible, ma chère petite... Allons, va!
-Tu pars pour longtemps ? reprit l'enfant.
-Pour quelque temps... Je ne sais pas trop... Va, ma petite fille...
Il l'embrassa
-Présent ou absent, dit-il, tu m'aimeras toujours bien, n'est-ce pas ?
-Toujours bien... je te promets.
Elle le quitta pour aller à Béatrice qu'elle embrassa ; puis, revenant à son père, elle lui dit à demi-voix
-ElIe pleure ! II la retint par la main ; et, après un silence
-Aime bien aussi ta mère, lui dit-il d'une voix grave.
-Je te le promets, répéta l'enfant.
Elle s'éloigna pensive et rentra dans la maison.
Au même instant, Fabrice entendait un gémissement étouffé, et Béatrice, sortant de l'ombre, se jetait à genoux devant lui sur le sable de l'allée.
-Je vous en prie, Béatrice ! dit-il d'un ton de sévère reproche, en essayant de la relever.
-Ah ! s'écria-t-elle à travers ses larmes, le Christ a pardonné!
-Mais... je vous pardonne... Ne venez-vous pas d'entendre ce que j'ai dit à ma fille ?... Je sais que vous avez beaucoup souffert dans ces derniers temps... il y a d'ailleurs dans la vie des heures où l'on est indulgent... Relevez-vous... Asseyez-vous près de moi.
Incertaine, stupéfaite, elle prit place sur le banc à côté de Fabrice.
-Béatrice, reprit-il, vous avez mon pardon... Vous faut-il quelque chose de plus? Parlez.
-Il me faut... que vous viviez, mon Dieu !
-En êtes-vous sûre ?... Êtes-vous bien sûre que vous ne me mépriseriez pas demain si je cédais aujourd'hui à vos prières?
-Vous mépriser?... Comment le pourrais-je?... Est-ce que je ne sais pas que vous êtes libre... qu'on vous a rendu votre parole ?
-Ne vous diriez-vous jamais, Béatrice, qu'un autre, à ma place, se fût montré plus délicat, plus scrupuleux sur le point d'honneur ?
-Mais, mon Dieu ! je vous en prie, ne m'accablez pas, mon ami !... Ayez pitié de moi ! Tout cela est si dur !... Moi qui vous aime tant, mon Dieu !... et qui n'ose même pas vous le dire... parce que vous croiriez que je mens pour vous sauver de la mort... et pourtant... là, devant Dieu... c'est bien vrai que je vous aime, allez !...
Et, toute pleurante, elle levait éperdument ses bras vers le sombre azur constellé.
Il y eut un long silence, troublé seulement. par le bruit de ses pleurs; puis Fabrice dit d'une voix profondément émue :
-Je vous crois !
Elle lui saisit la main.
-Oui, continua-t-il, cette parole que j'ai tant désiré entendre de vos lèvres... je l'entends enfin... et je sens qu'elle est sincère... Tu m'aimes !... La foudre devrait me frapper à l'instant... que je n'en remercierais pas moins le ciel... pour cette seule minute si longtemps rêvée !
Elle lui baisait les mains en sanglotant.
-Béatrice... dit-il en se dégageant doucement, tout cela était si inattendu !... Vous voyez que j'en ai perdu mon calme... presque ma raison... Laissez-moi recueillir un peu ma pensée, je vous en supplie... Vous vous défieriez trop justement de résolutions prises sous l'empire d'une pareille émotion... Venez... rentrez dans votre salon... Je vous y rejoindrai tout à l'heure et nous causerons sérieusement.
Elle s'appuya sur son bras et il la conduisit jusqu'au premier degré du perron. Comme elle hésitait à se séparer de lui et le regardait fixement, il l'attira et baisa ses cheveux.
-A tout à l'heure ! dit-il en souriant.
Elle s'assit dans l'intérieur du salon , près d'une fenêtre ouverte, et le suivit de l'œil dans le jardin. -II s'y promena longtemps, à pas lents. Par intervalles, son ombre disparaissait sous les arbres, et Béatrice se levait, épouvantée, jusqu'à ce qu'il fût sorti des ténèbres... Elle l'avait perdu de vue depuis quelques minutes, quand le vitrage de l'atelier s'éclaira d'une lueur subite ; en même temps, un coup de feu retentissait dans la nuit.
La jeune femme étendit les bras, poussa un cri et tomba toute raide sur le parquet.
. . . . . . . . .
Ce fut madame d'Aymaret, mandée en toute hâte, qui trouva sur la table de l'atelier et qui remit à Béatrice ce billet qui lui était adressé :
« Béatrice, je voulais vous épargner cela... mais j'ai craint de faiblir... Oui, je crois que votre cœur s'est enfin ouvert pour moi... oui, je crois que vous m'aimez... Mais m'aimeriez-vous demain, -vivant par la grâce de l'homme qui m'a mortellement outragé ? Je ne le crois pas et je meurs. »
Le suicide de Jacques Fabrice ne fut pas soupçonné. Les journaux annoncèrent que le malheureux artiste s'était tué par accident en déchargeant ses pistolets, à la veille d'un voyage.
Béatrice est entrée en religion chez les Bénédictines d'Auteuil, où elle a pu achever elle-même l'éducation de Marcelle, conformément aux dispositions testamentaires de Fabrice.
FIN