UN MARIAGE DANS LE MONDE

OCTAVE FEUILLET

I

Madame de la Veyle, veuve du contre-amiral de Lorris, avait épousé en secondes noces le général marquis de la Veyle. Heureuse à son gré dans ces deux unions successives, la marquise s'était fait un devoir, pieux et divertissant à la fois, de propager le goût d'une institution dont elle n'avait eu elle-même qu'à se louer. Elle s'occupait avec passion de marier les gens. Sa considération personnelle, ses grandes relations, ses succès remarqués dans quelques opérations difficiles, lui avaient conquis la confiance du public. Elle avait en outre, comme elle le disait elle-même, une bonne enseigne à sa porte : c'était sa belle-fille, Louise de Lorris. M. de Lorris était officier de marine ; ses absences fréquentes et prolongées imposaient à sa jeune femme un rôle délicat dont elle s'acquittait avec un mérite qui faisait grand honneur au discernement de sa belle-mère.

Madame de la Veyle recevait le jeudi soir. Ses jeudis étaient froids, quoiqu'on y fit de la musique. On y respirait un air de mystère. On y voyait passer des inconnus en cravate blanche qui souvent ne revenaient pas. Des jeunes filles éclataient subitement en sanglots sans qu'on sût pourquoi. Tout cela jette de la glace dans un salon. Ce soir-là, la marquise accomplissait une œuvre de pure charité : il s'agissait d'un mariage d'une classe inférieure dont elle n'attendait réellement qu'une satisfaction de conscience. Un cousin pauvre du général, qu'on nommait simplement Edouard dans la maison, devait être offert à la fille d'un professeur de Sainte-Barbe. Edouard était un jeune homme gauche, timide, et d'un physique médiocre qu'il n'était pas facile de produire avec éclat. Cependant il était musicien ; il jouait passablement de la flûte. Madame de la Veyle avait décidé qu'il se présenterait sous ce caractère.

- Mon Dieu, disait-elle, je sais bien que la flûte est un instrument qui ne parle pas beaucoup à l'imagination, mais c'est encore le côté brillant de ce pauvre Edouard.

II était donc entendu qu'Edouard exécuterait dans la soirée un morceau de flûte avec le concours du général et de madame de Lorris. Le moment venu, madame de Lorris donna le lasur le piano, et le général sur son violoncelle. Edouard, après avoir essayé de prendre l'accord, traversa soudain le salon d'un pas discret, s'agenouilla devant la cheminée, démonta sa flute et en fit chauffer les fragments avec précaution.

- Qu'est-ce que c'est? dit madame de la Veyle pendant que la fille du professeur échangeait avec sa famille des regards soucieux, qu'est-ce que c'est donc, mon ami? Quelle singulière occupation!... Pourquoi faites-vous chauffer votre flûte?

- C'est pour en hausser le diapason, ma cousine, dit Edouard.

- Comment! vous croyez?... Quelle drôle de chose!... Cela me paraît bien bizarre... bien invraisemblable, mon ami. Enfin tout est possible !

Edouard, intimidé par le silence contraint du public, se releva un peu à la hâte, et prit de nouveau l'accord que le général et madame de Lorris lui donnaient avec une bienveillance infatigable. Son oreille n'étant pas encore satisfaite, il alla reprendre son humble posture devant la cheminée, et exposa une seconde fois les fragments de sa flûte à la chaleur du foyer. Cette malheureuse récidive fit naître dans l'assistance un sourd murmure où la réprobation se mêlait à l'hilarité. La fille du professeur, plus rouge qu'une tomate, attacha sur sa mère un œil suppliant.

- Mon cher Edouard, dit alors la marquise, en voilà assez. Nous ne pouvons pas passer la soirée à vous voir chauffer votre flûte. C'est impossible, vous devez le comprendre. Il vaut mieux renoncer...; ce sera pour une autre fois, mon ami..., pour une autrefois.

Après ce pénible incident, la conversation ne pouvait être que languissante. La famille du professeur ne tarda pas à prendre congé. Le pauvre Edouard replaça mélancoliquement sa flûte dans son étui de maroquin, essuya son front défait et disparut.

- Belle séance ! dit le général en sortant lui-même presque aussitôt pour gagner sa chambre.

Un seul personnage restait alors dans le salon en compagnie de madame de la Veyle et de sa belle-fille. C'était un jeune homme d'une trentaine d'années, bien fait, élégant et de haute mine. Les péripéties de la soirée paraissaient lui avoir complètement échappé. Son visage froid et fier n'avait accordé aucun signe d'intérêt ou même d'attention au drame subalterne que nous venons d'esquisser. Il ne vit partir ni Edouard ni la famille du professeur, se souleva seulement un peu sur sa chaise quand le général sortit, puis se remit, tranquillement à crayonner des têtes de Turcs sur un album.

- Monsieur de Rias, lui dit tout à, coup madame de Lorris, et mes vers, à propos?... Quand?

- A l'instant même, madame, si vous voulez.

- Oh! un impromptu alors?... bravo!

Elle poussa devant lui l'album réservé aux poètes, et le jeune homme, après deux minutes de réflexion, y écrivit fort couramment quelques lignes. Puis il présenta l'album à madame de Lorris en la saluant de la tête.

- Qu'est-ce qu'il vous dit, ce monsieur? demanda madame de la Veyle s'arrachant à ses sombres méditations.

- Voilà, maman ! dit la jeune femme.

Et elle lut avec gravité :

La demoiselle que ce soir
Ma marraine avait invitée
N'a pris aucun plaisir à voir
Edouard ou la Flûte enchantée.

- Hon! mauvais garçon,... dit la marquise. Au lieu de me retourner cette flûte comme un poignard, vous feriez mieux de m'expliquer votre conduite, qui, décidément, n'est pas naturelle.

- Comment, chère madame?

- Mon Dieu, mon cher Lionel, je ne m'abuse pas sur mes jeudis... Je sais qu'ils ne peuvent pas avoir grand attrait pour vous...; quand vous êtes deux ans sans vous souvenir qu'ils existent, je trouve cela tout simple..., mais, depuis quelque temps, vous n'en manquez pas un, et je vous avoue que cela me paraît moins simple. Voyons, franchement, mon ami, quel est votre objet? pour qui ou pourquoi montrez-vous cette assiduité? Venez-vous pour séduire ma belle-fille ici présente, - ou pour que je vous marie?

- Mais, d'abord, ai-je le choix? dit Lionel.

- Dois-je sortir, maman? s'écria gaiement madame de Lorris en développant son cou de cygne, et en montrant sa jolie tête par-dessus son métier à tapisserie.

- Madame et chère marraine, dit M. de Rias, retenez madame de Lorris, je vous en prie! - Puisque vous allez, suivant toute apparence, me prêcher le mariage, ne vous privez pas d'un si puissant argument.

- Vrai? vous y pensez donc, mon ami? dit la marquise, dont les yeux rayonnèrent. Eh bien, vous me charmez..., positivement vous me charmez I Voilà, une compensation délicieuse aux désagréments de cette soirée... Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher Lionel, avec quel zèle je me mettrai à votre disposition, par amitié pour vous d'abord, puis en souvenir de votre pauvre mère... Mais vraiment, mon ami, puisque nous avons à causer..., si ma belle-fille vous gêne...

Madame de Lorris se leva à demi, et étendit ses bras comme deux ailes, dans une attitude d'interrogation souriante et de soumission toute prête.

- Non, non, je vous en conjure, reprit Lionel; la présence de madame de Lorris ne m'est pas seulement agréable..., elle m'est utile..., elle me soutient dans cette épreuve; elle me montre le mariage sous un jour...

- Ah! permettez, mon ami, dit la vieille marquise, il ne s'agit pas de faire la cour à madame de Lorris, sous le prétexte d'un mariage fictif... Vous ne me prendrez pas à ce jeu-là... Au surplus, restez toujours, ma fille...; nous allons bien voir

- C'est ça, dit la jeune femme en se replaçant à son métier.

- Voyons, mon ami, reprit madame de la Veyle, est-ce sérieux? êtes-vous décidé à faire une fin?

- Je n'ai pas grande fin à faire, dit modestement M. de Rias; mais j'ai toujours eu l'intention de me marier un jour, comme c'est l'usage dans ma famille... Or, j'ai trente ans et je trouve sage et décent de me présenter à l'autel, pendant que je suis encore présentable... Voilà... J'ajoute, pour calmer madame de Lorris, qui me lance des regards terribles, que je puis être attiré vers le mariage par des considérations d'une nature moins positive..., que je ne suis pas étranger à certains sentiments honnêtes et tendres, bien que je n'aime pas à en faire parade; que je puis être hanté comme un autre par des images de douce intimité et de bonheur domestique; que l'idée d'apercevoir, en rentrant chez moi, une jeune tête gracieuse et fidèle penchée sous une lampe ou sur un métier à tapisserie ne m'est nullement indifférente, et qu'enfin je serais heureux de voir remplie d'une manière si digne et si charmante la place vide que ma mère a laissée dans ma maison.

- Tout cela est parfait, dit la vieille dame. Je vous dirai même que vous m'attendrissez... Votre main, mon cher enfant.

M. de Rias baisa respectueusement la main qu'elle lui tendait, et reprit en riant :

- Reste le chapitre des objections!

- Quelles objections, mon ami? Au surplus, mon Dieu, ne me les dites pas vos objections... Je les connais... Il y a des mariages qui tournent mal, n'est-ce pas? il y a de mauvais ménages dans le monde?

- Il y en a même beaucoup, dit Lionel.

- Et ensuite? Que voulez-vous y faire? Certainement, il y a des méchants..., il y a des sots..., il y a des maladroits... Eh bien, tant pis pour eux !

- Vous ne prétendez pas me faire croire, chère madame, qu'il dépende toujours d'un homme d'être heureux ou malheureux en ménage ?

- Je vous demande bien pardon..., je prétends vous le faire croire, car c'est la vérité... Voyez donc les femmes des marins, mon ami. Pourquoi sont-elles toutes des modèles de bonne tenue et de bonne conduite? - Saluez, ma fille ! - Parce que leurs maris ne sont pas là pour gâter la situation !

- Allons, ma chère marraine, vous m'avouerez bien qu'il y a des femmes qui sont des monstres, et que les maris, présents ou absents, n'y changent rien !

- Mais non, mon ami, il n'y a pas de monstres, - ou du moins ils sont très rares..., excessivement rares... C'est une manie qu'ont les hommes aujourd'hui de soutenir que toutes les femmes sont des monstres de naissance... C'est commode..., on n'est plus responsable! Au reste, vous pouvez être certain que je ne vous donnerai pas un monstre... Ça, j'en réponds... - Louise, poursuivit-elle en s'adressant à. sa belle-fille, sais-tu à. qui je songe pour lui?

La jeune femme leva vers le plafond ses grands yeux clairs, et, les ramenant soudain sur sa belle-mère :

- Marie! dit-elle.

- N'est-ce pas?... C'est-à-dire qu'on les voit ensemble... Cela vous saisit...; il y a longtemps, au reste, que ce mariage-là est fait dans ma tête.

- Marie, dit M. de Rias, est un joli nom quand il est bien porté; mais permettez-moi une question : Mademoiselle Marie est-elle Parisienne?

- Tout ce qu'il y a de plus Parisien, dit madame de Lorris.

- Cela suffit. Je repousse formellement sa candidature.

- Parce que?... dit la marquise.

- Parce que je sais comment les jeunes filles sont élevées à Paris, et, sans me faire de grandes illusions sur l'innocence des champs, je crois mettre une bonne chance de mon côté en prenant ma femme en province.

- Ah! mon ami, ne faites donc pas ça! s'écria la marquise. Pour Dieu, ne faites pas ça! Quelle idée! prendre sa femme en province... comme on y prend ses domestiques!... Savez-vous ce qui arrive aux domestiques qu'on fait venir de province? Paris les grise, la tête leur craque et ils sont pires que d'autres... Vous aurez une femme gauche, qui ne saura pas se mettre, qui aura des mains rouges, qui vous couvrira de honte... et qui ne vous en trompera pas moins, tout comme une autre!... Non! voyez-vous, mon ami, en réalité, il y a des dangers partout... Encore faut-il choisir les moins ridicules.

- Mais, en vérité, chère madame, s'écria Lionel avec un éclat plaisant, je ne vous comprends pas ! Je me figurais que vous alliez m'exciter, m'encourager, et tout ce que vous me dites est effrayant !

- Je vous assure, maman, dit madame de Lorris en riant de tout son cœur, que vous n'êtes guère engageante.

- Que veux-tu que je lui dise, ma chère? Il voudrait, comme tous les hommes du reste, qu'on lui offrît sur un plat d'argent un mariage sans inconvénients, sans dangers, sans mauvaises chances... Eh bien, je n'en tiens pas de ce genre-là, parce qu'il n'y en a pas. Règle générale, mon ami, je ne marie que des gens qui réunissent des éléments suffisants de convenance et de bonheur. Je connais, par exemple, une jeune fille bien née, bien douée, qui peut faire une femme admirable; je connais d'autre part un jeune homme distingué, plein d'honneur, à peu près charmant..., c'est vous, par parenthèse...; je les marie, voilà mon affaire, le reste les regarde... Je te marie, Dieu te guérisse! D'ailleurs écoutez, mon cher Lionel, au point où vous en êtes, vos réflexions, vos objections, vos raisonnements, tout cela ne sert à rien. Vous nous avez dit vos symptômes; ils sont décisifs. Vous êtes mûr, laissez-vous cueillir et ne vous débattez pas !

- Mais véritablement, dit Lionel d'un ton sérieux, je ne suis pas aussi décidé que vous me faites, et je désire y penser encore.

- Vous le pouvez, mon ami ; seulement, pendant que vous y penserez, mon oiseau rare peut s'envoler.

- Ah!... qu'il s'envole! dit le jeune homme en saisissant son chapeau comme pour se retirer. Mais il ne se retira pas, et, s'adossant à la cheminée, il soupira longuement et reprit avec une sorte de murmure mélancolique :

- Me marier,... soit ! mais je ne demande pas à me marier demain matin!

La vieille marquise se tourna vers madame de Lorris et lui dit avec une gravité comique :

- Vous assistez, ma fille, à une scène touchante, les dernières convulsions d'un célibataire !

Lionel se mit à rire :

- Voyons, reprit-il, comment a-t-elle été élevée, votre jeune personne?

- Mon ami, dit la vieille marquise, elle a été élevée dans une tour... par les fées... Ça vous convient-il?

- Est-elle de vos amies, madame? demanda le jeune homme à madame de Lorris.

- Oui, monsieur; je l'aime beaucoup.

- C'est quelque chose.

- Oh ! mon Dieu, s'écria la marquise, voilà bien assez de mystère. Elle n'est pas seulement son amie, elle est sa cousine... et, pour ne pas la nommer, c'est mademoiselle Fitz-Gérald.

- Mademoiselle Fitz-Gérald?

- Oui...; qu'avez-vous à dire?

- Que ce serait une alliance aussi honorable qu'avantageuse...; mais vous êtes sûre qu'il y a une demoiselle Fitz-Gérald?... Je crois bien avoir aperçu autrefois un enfant chez les Fitz-Gérald...; seulement, je pensais que c'était un garçon.

- Eh bien, c'est une fille.

- Mais où la voit-on?

- On la voit partout où on se voit..., mais, il est vrai, depuis deux ans seulement, - depuis que vous êtes en deuil, - de sorte que vous pouvez en effet ne pas la connaître.

- Vous souvenez-vous, dit madame de Lorris, de ma pauvre petite belle-sœur?

- Madame de Kévern? Certainement!... Pauvre jeune femme! Elle était charmante.

- Eh bien, Marie Fitz-Gérald est une personne dans ce genre-là. Je trouve même qu'elle lui ressemble physiquement..., n'est-ce pas, maman?

- Si on veut, dit la marquise; mais enfin elle est très-bien. Au surplus, mon ami, vous en jugerez prochainement par vos yeux, car je me propose de faire pour vous une chose héroïque. Marie et sa mère sont en ce moment à leur campagne, près de Melun. Ce pauvre Kévern, le frère de ma belle-fille, a un petit château dans leur voisinage, et il l'a mis à notre disposition en son absence. C'est un endroit que je n'aime pas; mais j'irai avec Louise m'y installer pour quelques jours. Vous viendrez nous y voir, et la présentation se fera tout naturellement; est-ce convenu?

- Je suis confus de votre bonté, dit Lionel; mais je voudrais bien que cette démarche ne m'engageât pas d'une manière absolue.

- Mon Dieu, quel homme ! on ne vous épousera pas malgré vous, mon cher ami, soyez donc tranquille... D'ailleurs, vous-même, vous pouvez très -bien ne pas plaire... Ça vous étonne, mais enfin vous pouvez très-bien ne pas plaire! Ainsi personne n'est engagé. Voulez-vous sonner, mon ami? Revenez demain dans la journée, nous achèverons d'arrêter nos projets.

M. de Rias renouvela ses remercîments, fit ses révérences, et se retira, laissant madame de la Veyle et sa gracieuse belle fille livrées à celle douces excitation qu'éprouvent les femmes jeunes ou vieilles quand elles sont mêlées, même indirectement, aux aventures où l'amour est appelé à jouer un rôle.

II

Madame Fitz-Gérald, veuve d'un conseiller d'État, avait été fort belle, et l'était encore, bien qu'elle eût atteint quarante-cinq ans. Lorsqu'aux premiers soleils de mars ou d'avril, elle sortait de ses fourrures et daignait descendre le boulevard, de la rue de la Paix à la Madeleine, en compagnie de sa fille, les promeneurs, qui s'écartaient sur leur passage avec une déférence involontaire, pouvaient se faire une idée de l'élégance parisienne dans sa pureté suprême. La mère et la fille, quoique peu habituées à la marche, s'avançaient d'un pas ferme et sûr, fendant la foule avec une souveraine indifférence, et échangeant quelques paroles d'une voix brève et haute, comme si elles eussent été en tête-à-tête dans leur parc. Leurs toilettes, quoique merveilleusement assorties à leurs âges, avaient entre elles de secrets et charmants rappels; leurs démarches se répondaient harmonieusement; elles laissaient sur leur passage une odeur de fleurs de serre, et semblaient purifier l'asphalte qu'elles foulaient. Les étrangères étudiaient d'un œil jaloux la mise, les mouvements, les allures royales de ces deux Parisiennes parcourant leur empire, et désespéraient avec raison de jamais les imiter.

Quoique restée veuve de bonne heure et dans tout l'éclat de sa beauté, madame Fitz-Gérald était parvenue à doubler le cap de la maturité avec une réputation parfaitement nette. Sans être armée de principes très-solides ni très-élevés, elle avait au plus haut degré la religion des hermines et des femmes du monde, l'horreur des taches. Elle appliquait à l'ordre moral les goûts et les répugnances qu'elle portait dans le soin physique de sa personne. Tout désordre, toute souillure révoltaient ses instincts et ses habitudes. Le mal pour elle n'était pas seulement le mal, il était surtout l'inconvenance. S'il ne faut pas exagérer la valeur morale de cette manière de sentir, il ne faut en méconnaître ni la délicatesse ni la valeur pratique. Elle est l'unique sauvegarde de bien des femmes. C'est un charme qui ressemble à la vertu.

Un oncle de son mari, le comte Patrice Fitz-Gérald, s'était dévoué au service de la jeune veuve avec une courtoisie chevaleresque, et s'était fait son guide et son protecteur dans le monde jusqu'au jour où elle put y présenter sa fille. A dater de ce moment, le comte Patrice rentra avec bonheur dans son château de Fresnes, et sa nièce prit l'habitude d'y venir passer avec lui quelques mois de l'été.

Ce fut là que madame Fitz-Gérald reçut, par une belle matinée de juillet, l'intéressante communication que la marquise de la Veyle lui avait déjà fait pressentir par une mystérieuse missive. Cette ouverture matrimoniale fut accueillie avec un enthousiasme à peine dissimulé par la réserve que commandait la circonstance. Madame Fitz-Gérald essaya de murmurer que sa fille était bien jeune encore, qu'elle avait à peine dix-neuf ans, qu'elle était d'ailleurs fort recherchée et en situation de faire son choix à loisir. Puis finalement, oubliant toute bienséance dans son élan maternel, elle sauta au cou de sa vieille amie et fondit en larmes. Lionel de Rias était en effet, par son nom, sa fortune, son mérite et ses agréments personnels, un de ces gendres que les mères se plaisent à évoquer dans leurs rêves.

Le comte Patrice fut naturellement appelé au conseil, et ne se montra pas moins sympathique à ce projet d'alliance. On prît quelques jours pour en causer à l'aise et pour traiter toutes les questions de convenance et d'intérêt. La marquise était installée dans une agréable maison de campagne qu'on appelait le Pavillon, et qui appartenait au frère de sa belle-fille : le Pavillon n'étant situé qu'à deux ou trois kilomètres de Fresnes, on put, grâce aux faciles relations de voisinage, multiplier les conférences intimes sur ce sujet délicat, sans éveiller la curiosité de mademoiselle Marie Fitz-Gérald, et sans intéresser sa sensibilité. Elle pouvait ne pas plaire à Lionel, et Lionel pouvait ne pas lui plaire. Il était donc de la dernière importance de lui épargner des agitations prématurées et toujours peu convenables chez une jeune personne. Pendant que les grands parents se livraient à leurs pourparlers, la jeune madame de Lorris était chargée d'amuser mademoiselle Marie, et elle s'acquittait de sa tâche en conscience, trop sage et trop discrète elle-même pour trahir les secrets de l'école.

On avait gagné ainsi le jour fixé pour la première entrevue des deux jeunes gens avec l'heureuse certitude que mademoiselle Marie affronterait cette épreuve dans la plus entière liberté de cœur et d'esprit. On ne négligea, du reste, aucune précaution pour ôter à cette entrevue toute apparence officielle et pour lui donner le caractère d'une improvisation soudaine du hasard. Bien que l'arrivée de M. de Rias chez sa marraine, parmi beaucoup d'autres allants et venants, n'eût rien que de fort naturel, les billets suivants, convenus à l'avance, furent échangés entre le Pavillon et le château de Fresnes dans la matinée de ce jour solennel.

MADAME DE LA VEYLE A MADAME FITZ-GÉRALD.
« Ma chère Clarisse,
Ne comptez plus sur nous aujourd'hui pour dîner. Il m'arrive du monde par le train. Ce sont des gens fort aimables assurément, mais qui auraient pu mieux choisir leur jour, et surtout me prévenir. Je déteste les surprises les plus agréables.
Regrets tendres, ma belle. »

MADAME FITZ-GÉRALD A MADAME DE LA VEYLE.
« Amenez-moi, chère amie, vos gens fort aimables. Dites-m'en seulement le chiffre à cause de mon couvert.
Je vous embrasse, mon amie. »

MADAME DE LA VEYLE A MADAME FITZ-GÉRALD.
« Ma belle amie, mes gens aimables ne sont qu'un. C'est mon filleul Lionel de Rias; mais enfin je ne puis le laisser dîner seul, et je ne puis vous l'amener. Il ne vient que pour un Jour, et il n'a pas apporté d'habit.
Affectueux désespoir. »

MADAME FITZ-GÉRALD A MADAME DE LA VEYLE.
« Chère amie, amenez M. de Rias comme il est. Mon oncle restera en jaquette pour le mettre à l'aise. Venez de bonne heure, nous ferons une promenade.
Yours for ever.»

MADAME DE LA VEYLE A MADAME FITZ-GÉRALD.
« C'est donc entendu, ma belle, nous vous arriverons dès trois heures, le général, Louise et moi. Quant à M. de Rias, il a quelques visites à faire dans les environs. Il viendra nous rejoindre vers six heures sur un des chevaux du général. »

Madame Fitz-Gérald eut grand soin de communiquer successivement à sa fille chaque pièce de cette astucieuse correspondance, et elle n'eut qu'à se féliciter de la parfaite indifférence avec laquelle mademoiselle Marie en suivit les diverses péripéties.

Cependant, vers cinq heures et demie du soir, une jeune fille se promenait solitairement sur la terrasse d'un parc qui domine la route de Melun à Fontainebleau. De temps à autre, elle interrompait sa marche légère et rapide, semblait écouter quelque bruit lointain, et se penchait vers le chemin par une des arcades ouvertes dans l'épais rideau de charmille qui bordait la terrasse. Puis elle reprenait sa promenade cadencée du pas glissant d'une femme qui va s'enlever pour la valse.

Comme elle venait de hasarder un nouveau regard furtif à travers une des arches de verdure, elle rejeta brusquement en arrière son buste ployant, et murmura quelques mots entre ses lèvres entr'ouvertes par un vague sourire. On entendait nettement sur la terre sèche de la route le pas souple et relevé d'un cheval qui devait être un cheval de race, et qui ne pouvait porter qu'un cavalier de distinction. La jeune fille souriait toujours; elle se mit hors de vue, et, le sein palpitant, elle se ménagea, en écartant légèrement le feuillage dans l'épaisseur de la charmille, un petit observatoire. Le cavalier passa. Elle le regardait avec un intérêt si vif, que sa respiration en était suspendue. M. de Rias lui apparut alors avec sa tranquille élégance, sa grâce virile, ses traits fins et fiers, un peu pâlis en ce moment par l'émotion.

Quand il eut passé, elle soupira longuement en comprimant d'une main son cœur agité : elle fixa un instant dans le vide ses yeux bleus rayonnants; puis, les abaissant lentement vers le sol , elle dit à demi-voix :

- Mon mari!

Sur ce mot, son visage se teignit de pourpre; elle le couvrit de ses deux mains, et demeura ainsi quelques minutes immobile, pareille à une statue de la pudeur ;- après quoi, mademoiselle Fitz-Gérald reprit d'un pied leste le chemin du château.

On l'y attendait avec une extrême impatience, car déjà M. de Rias avait fait son entrée dans la cour, au grand désespoir de la vieille marquise.

- Mais où est donc Marie? demandât- elle à madame Fitz-Gérald postée à ses côtés dans l'embrasure d'une des fenêtres du salon. Lionel est très-bien à cheval..., j'avais arrangé les choses pour qu'elle le vît d'abord dans toute sa gloire..., car la première impression est capitale... Le voilà qui arrive, et cette petite fille n'est pas là!... C'est une vraie mésaventure.

- Ma chère marquise, répondit madame Fitz-Gérald, vous savez qu'avant tout nous avons voulu que Marie ne pût concevoir aucun soupçon... D'ailleurs, votre filleul me paraît aussi bien à pied qu'à cheval. Il n'y a donc rien de perdu.

Quand mademoiselle Marie voulut bien paraître dans le salon de famille, quelques minutes avant le dîner, elle y trouva M. de Rias déjà acclimaté, et en possession manifeste des bonnes grâces de madame Fitz-Gérald et de celles du comte Patrice. Il lui fut aussitôt présenté, et elle répondit au profond salut du jeune homme par une révérence imperceptible et distraite jusqu'à l'impertinence. Lionel, un peu étonné parce qu'il était généralement mieux traité des dames sur sa mine, se mit à chercher en lui-même la cause de ce froid accueil. A force de se creuser l'esprit, il s'imagina l'avoir découverte. Madame de la Veyle lui avait soumis sa correspondance diplomatique du matin avec madame Fitz-Gérald, et, bien qu'en approuvant l'esprit général, il avait jugé passablement malheureux le détail relatif à son habit. Il pensa que mademoiselle Fitz-Gérald, très-experte en fait de bienséances sociales, en avait été choquée elle-même, et que l'idée d'un homme qui courait les châteaux sans habit lui avait paru à juste titre assez ridicule.

Cette chimère était, comme on voit, une vraie puérilité d'amoureux. Lionel l'était-il donc déjà? En réalité, il l'était avant même d'avoir aperçu mademoiselle Fitz-Gérald; car, si l'inconnu du mariage éveille chez les hommes de l'âge de M. Rias de secrètes épouvantes, il y a du moins dans cet inconnu un point lumineux, une perspective nouvelle et certaine qui les attire et les charme puissamment. C'est l'émotion d'une sorte d'amour et, si l'on ose dire, de volupté que leur vie passée, si riche qu'elle ait été en sensations de ce genre, n'a pu leur faire connaître. C'est le mirage d'une source pure où leur cœur fatigué et leurs sens blasés vont se retremper et se rajeunir comme dans une fraîche rosée. C'est enfin l'image idéale de cette jeune créature immaculée comme le marbre de Pygmalion, et dont le sein vierge leur réserve ses premières rougeurs.

Vivement épris depuis quelque temps de cette aimable vision, M. de Rias n'eut pas de peine à s'éprendre de mademoiselle Fitz-Gérald, qui lui en parut être l'incarnation très-agréable. Elle était effectivement très jolie et très-gracieuse, souple et ondoyante, avec un air de nymphe un peu farouche, et de magnifiques yeux bleus sous des sourcils bruns. Lionel trouva seulement que le marbre ne s'animait pas à son contact avec toute la soudaineté qu'il avait rêvée. La contenance de mademoiselle Marie pendant le dîner acheva de le mortifier. Il eût été le curé de la paroisse qu'elle n'eût pas semblé plus indifférente à sa présence. Elle se montra tranquille et distraite, plaisantant par intervalles avec sa cousine de Lorris sur un ton d'enjouement paisible, et répondant aux questions de Lionel avec une insouciante politesse.

Cette attitude finit par alarmer la vieille marquise elle-même, si versée qu'elle fût dans toutes les ruses de son sexe. Au sortir de table, elle prit sa belle-fille à part.

- Ma mignonne, lui dit-elle, tout va bien d'un côté : Lionel est évidemment sous le charme, mais cette petite fille m'inquiète; tâche donc de savoir ce qu'elle pense..., sans en avoir l'air, bien entendu.

Le moment d'après, on voyait les deux jeunes cousines courir et se poursuivre comme deux pensionnaires à travers les parterres qui ornaient la cour devant la façade du château. Tout à coup madame de Lorris, s'approchant tout essoufflée d'une des fenêtres ouvertes, se pencha dans le salon et fit un signe à sa belle-mère :

- Maman, lui dit-elle, rassurez-vous... Elle ne m'a rien dit; mais je suis sûre qu'elle a tout deviné, et qu'il lui plaît, car elle m'embrasse à tout instant.

Cependant le train de Paris passait à neuf heures, et Lionel devant, pour rester fidèle au programme, repartir le soir même, se disposa à regagner le Pavillon, qui n'était qu'à quelques pas de la gare. On lui amena son cheval dans la cour. C'était un arabe un peu vif qui fit quelques façons et quelques coquetteries en balayant le sable de ses longs crins flottants. Mademoiselle Marie paraissait le connaître, car elle l'appela par son nom : « Sahib! » le calma de la voix et de la main, et le régala de feuillage, Elle finit même par lui servir une grosse rose qu'elle enleva en riant du corsage de madame de Lorris. - Ces attentions, très goûtées du cheval, le furent encore plus du cavalier.

III

Quelques semaines plus tard, on voyait débarquer au château de Fresnes une étrange personne. C'était la comtesse Jules de Bruce, sœur du comte Patrice. Elle habitait dans les environs de Cherbourg, et près de la mer, un manoir sauvage où elle s'occupait d'agriculture et de bonnes œuvres. Elle n'en sortait jamais que dans les circonstances de famille extraordinaires. Son arrivée, disait -elle, équivalait à un sacrement : elle était un signe assuré de mariage, de baptême ou de mort.

La comtesse Jules, malgré cette appellation juvénile qu'on lui avait conservée à travers les âges, était septuagénaire. C'était une petite vieille aux allures délibérées, mise avec une extrême propreté, mais avec une simplicité monastique. Elle était veuve depuis près de cinquante ans. Il était tout à fait impossible d'imaginer quel homme avait pu être dans son temps le comte Jules de Bruce. Elle n'en parlait jamais. Quand on s'étonnait qu'elle eut persisté dans un si long veuvage :

-J'ai été mariée cinq mois, disait-elle, et cela a parfaitement suffi pour me faire reconnaître le néant de ce genre de distraction.

C'était tout ce qu'on savait du comte.

Elle arriva de bonne heure dans la matinée la veille du jour fixé pour le mariage de sa petite-nièce avec Lionel de Rias. Lionel, qui, depuis quelque temps, avait élu domicile au Pavillon, chez sa marraine, afin de pouvoir faire sa cour avec plus d'assiduité, était venu lui-même ce jour-là au château dès l'aurore. Il put donc être présenté immédiatement à la comtesse Jules, qui, après l'avoir regardé avec une fixité redoutable, lui dit d'une voix brusque :

- Monsieur, je suis votre servante... Vous êtes très-joli..., vous me plaisez beaucoup... C'est très-bien comme ça, larirette, c'est très-bien comme ça, larira!

Après quoi, elle lui tourna le dos, se plongea dans un fauteuil, déroula un immense ouvrage de tricot, et se mit résolument à la besogne.

Cependant madame Fitz-Gérald était en proie à de cruelles perplexités , dont elle fit part confidentiellement à la comtesse Jules.

- Ma bonne tante, lui dit-elle, vous êtes aimable d'être venue dès le matin,... votre présence me sauve d'un grand embarras. Nous attendons une vingtaine de parents et d'amis dans l'après-midi...; j'ai une quantité de préparatifs à faire, d'ordres à donner, et par-dessus le marché mes deux amoureux à surveiller... C'est à en perdre la tête ! Dieu merci, vous voilà pour me relever de garde. J'ai la plus absolue confiance dans la délicatesse de M. de Rias...; mais enfin il y a des convenances qu'il faut observer... Après la noce, tant qu'on voudra;... mais, jusque-là, il me paraîtrait souverainement déplacé que ma fille et mon futur gendre demeurassent en tête-à-tête l'ombre d'un instant. J'y ai mis bon ordre jusqu'à présent ; mais, pour aujourd'hui, je vous les confie..., ne les perdez pas de vue une seule minute quand je serai forcée de m'absenter...; vous me le promettez, n'est-ce pas, ma bonne tante ?

Pendant cette invocation, un sourire caustique se jouait sur les traits flétris de la comtesse Jules : elle annonça toutefois d'un signe de tête fortement accentué qu'elle acceptait la mission dont elle était investie.

L'occasion de faire honneur à cet engagement ne tarda pas à, lui être offerte. Après le déjeuner, madame Fitz-Gérald suivit son oncle pour se livrer avec lui aux soins hospitaliers qui les réclamaient; mais elle ne quitta pas le salon sans avoir adressé à sa vieille tante un regard expressif et suppliant.

La comtesse Jules s'était installée dans l'embrasure d'une fenêtre; elle avait repris son ouvrage de tricot, et, tout en travaillant avec ardeur, elle lançait par intervalles des regards sévères sur mademoiselle Marie, qui déchiffrait une partition au piano, et sur M. de Rias, qui lui tournait les pages d'un air fort mélancolique. Un rapide dialogue à demi-voix s'engagea entre les deux jeunes gens.

- Monsieur ? dit mademoiselle Fitz-Gérald, sans s'interrompre, en jetant ses paroles par-dessus l'épaule,

- Mademoiselle?

- Qu'est-ce que vous avez? Vous avez une physionomie de martyr?

- C'est que j'en suis un.

- Comment cela?

- Vous voyez ce qui se passe.

- Qu'est-ce qui se passe?

- Nous voilà maintenant sous la surveillance d'un dragon... Votre mère est vraiment inconcevable!

- Vous savez comme elle aime les convenances... Est-ce que vous n'aimez pas les convenances, vous-même, monsieur?

- J'aime les convenances certainement..., surtout quand elles me conviennent...; mais, franchement, votre mère...

- Voyons, ne dites pas de mal de ma mère.

-Je l'adore...; mais enfin, franchement, elle pourrait se contenter de nous avoir gardés à vue pendant deux mois, et nous laisser respirer au moins la dernière journée... Pas du tout! elle nous livre à ce cerbère!

- N'est-ce pas qu'elle est amusante, ma tante?

- Mais non...; elle est fort loin d'être amusante.

- Prenez garde !... elle n'est pas sourde.

- Je le regrette.

- Pourquoi?

- Parce que... naturellement... j'aurais mille choses à vous dire.

- Dites-les...; je vais mettre la pédale!

M. de Rias se penchait vers l'oreille de sa fiancée pour y glisser une des mille choses qu'il avait à. lui dire, quand un regard plus fixe et plus austère de la comtesse Jules le paralysa soudain. En même temps, la vieille dame cessa de tricoter, planta son aiguille dans son bonnet et prit la parole :

- Mes enfants, dit-elle, approchez... J'ai ouï dire aux personnes instruites, - et ma courte expérience personnelle m'a confirmé à moi-même cette vérité, - que, dans le plus heureux mariage, ce qu'il y avait encore de meilleur, c'était la veille. Je trouve donc parfaitement absurde qu'on ne vous en laisse pas jouir en toute liberté : c'est pourquoi j'use des pleins pouvoirs que votre mère m'a délégués pour vous donner la clef des champs. Il fait un temps superbe. Allez vous promener. Voyons, mes enfants, allez vous promener.

Mademoiselle Marie devint extrêmement rouge.

- Mais, ma tante,... murmura-t-elle faiblement.

La vieille dame, sans répondre, la prit par la main et la poussa hors du salon par la porte-fenêtre, près de laquelle elle était assise, et qui s'ouvrait de plain-pied sur le parc. Lionel la suivit aussitôt après avoir baisé au passage la main de cette fée bourrue mais bienfaisante.

Une fois en plein air, les deux jeunes gens, pareils à des oiseaux longtemps captifs, dont on vient d'ouvrir brusquement la cage, parurent un peu étonnés de leur liberté nouvelle. Ils se regardaient en riant, tout embarrassés de leur bonne fortune. Puis enfin mademoiselle Fitz-Gérald prit le bras que lui offrait Lionel.

Comme ils se dirigeaient à pas lents vers la plus prochaine allée du parc , une fenêtre s'ouvrit derrière eux à l'étage supérieur du château,

- Votre mère! s'écria gaiement Lionel ; nous sommes perdus !

Et, dominant la faible résistance de la jeune fille, il l'entraîna dans une course folle sous le couvert de l'allée.

Ils arrivèrent bientôt au premier carrefour du bois, où ils durent s'arrêter pour reprendre haleine. Mademoiselle Fitz-Gérald, se prêtant alors de bonne grâce à une aventure qui prenait si franchement un tour d'espièglerie, restait suspendue au bras de Lionel, et, l'interrogeant d'une voix haletante avec de jolies mines effarouchées :

- Vraiment, monsieur, croyez -vous qu'on nous ait vus?

- Sans aucun doute on nous a vus,

- Ma mère?

- Il m'a bien semblé la reconnaître.

- Qu'est-ce que vous croyez qu'elle va faire ?

- Elle va envoyer chercher la gendarmerie !

Ils se mirent à rire comme deux amoureux qu'ils étaient ; puis tout à coup :

- Écoutez! dit la jeune fille. Je vous assure que j'entends marcher.

M. de Rias prêta l'oreille :

- Certainement quelqu'un vient... Nous sommes poursuivis... Eh bien, mademoiselle, qu'en pensez-vous? Faut-il nous rendre ?

- Déjà ! dit-elle.

Au même instant, un bruit de pas plus rapproché les fit détaler comme deux chevreuils, et ils se jetèrent à la hâte dans un sentier de chasse qui serpentait à travers le taillis voisin. Ils y marchèrent quelques temps d'une allure précipitée, le jeune homme s'empressant d'écarter les branches et les broussailles qui embarrassaient le chemin, et se retournant par intervalles pour sourire à sa fiancée souriante. Soudain elle le vit s'arrêter et avancer la tête dans le feuillage avec précaution. Ils n'étaient plus qu'à quelques pas d'une des avenues du parc à laquelle le sentier venait aboutir.

- Qu'y a-t-il, monsieur? dit timidement mademoiselle Fitz-Gérald; voyez -vous quelque chose?

- Chut! je vois votre oncle!... On l'envoie probablement pour nous tenir compagnie... Il cherche à droite et à gauche,... il va passer..., vite, cachez-vous !

Il y avait près de là un groupe de deux ou trois vieux chênes couverts de lierre, et dont les troncs étaient presque réunis. Lionel se dissimula derrière ces arbres, tandis que la jeune fille s'agenouillait brusquement sur la mousse qui en tapissait les racines. Ils demeurèrent ainsi quelques minutes en silence : lui debout, un doigt sur ses lèvres, et la regardant ; elle, toute palpitante, pelotonnée à ses pieds comme un enfant, et tendant vers lui son doux visage tout resplendissant de plaisir, de tendresse et d'innocence.

Le comte Patrice cependant, dépêché effectivement par madame Fitz-Gérald avec l'injonction de mettre un terme à l'inconvenance de ce tête-à-tête, promenait vaguement ses regards autour de lui, comme un homme qui accomplit un devoir dont il ne s'exagère pas l'importance. Il s' arrêta une dernière fois pour écouter; puis, prenant son parti, il fit de la tête et de la main un geste annonçant qu'il abandonnait la poursuite. L'instant d'après, il avait disparu.

Lionel, s'étant assuré de cette heureuse circonstance, en informa mademoiselle Fitz-Gérald, qui vint aussitôt le rejoindre dans l'avenue.

- Et maintenant, monsieur, lui dit-elle, qu'est-ce que nous allons faire?

- Nous allons continuer de marcher devant nous, - seuls sous le ciel bleu... Est-ce que ce n'est pas charmant?

- Oui, c'est charmant, dit-elle. Je veux vous montrer les endroits que j'aime. Suivez- moi, monsieur..., ayez confiance.

- Je ne sais pas vraiment si je dois avoir confiance, dit Lionel; je suis sûr que vous allez me perdre.

- Non, non, soyez tranquille.

Il suivait déjà, les pas de la gracieuse fille, qui était entrée de nouveau dans les taillis, et qui s'y dirigeait avec la souplesse d'une couleuvre. Elle avait des petites mules à talons hauts et à boucles d'argent, qui semblaient peu faites pour une excursion en forêt, et qui toutefois s'en tiraient à merveille. Lionel voyait avec un intérêt extraordinaire ces petites mules se poser et s'enlever sur le sol avec une fermeté élastique, méprisant les obstacles, franchissant les racines, se démêlant des broussailles et se perdant par intervalles dans des amas de feuilles sèches pour reparaître aussitôt triomphantes.

Ils arrivèrent au bord d'un ruisseau qu'il fallait traverser sur une digue de grosses pierres que la mousse humide rendait très-glissantes. Mademoiselle Fitz-Gérald passa ce gué comme un oiseau. Lionel fut moins heureux : le pied lui manqua à moitié route; il ne put éviter une légère immersion, et son désastre eût été complet, si mademoiselle Fitz-Gérald ne lui eût vivement tendu la main de l'autre rive, pendant qu'elle envoyait à l'écho des bois ses frais éclats de rire.

Elle le mena ainsi gaiement de bocage en bocage, par monts et par vaux, l'arrêtant devant ses sites préférés, devant les scènes riantes ou sauvages qui parlaient à sa jeune imagination, et qu'elle avait presque tous baptisés de noms symboliques. Il y avait la Salle de bal, qui était une clairière bizarrement décorée de lianes suspendues comme des girandoles; - puis la Chapelle de l'Ermite, non loin du Rond des Fées, - Dans le genre sombre, elle lui fit admirer la Mare criminelle, vieille pièce d'eau fangeuse qui semblait en effet cacher quelque mystère sinistre sous sa surface morne, et enfin le Pont du secret, ainsi nommé parce qu'il était violemment soupçonné de complicité avec la mare criminelle.

Ces menus épisodes de voyage servaient de texte à des réflexions plaisantes, à des polémiques folles, bref à des enfantillages peu dignes d'être recueillis par l'histoire, mais auxquels les deux jeunes fiancés prenaient un plaisir extrême; car, lorsque l'amour tient le piano, l'air qu'on chante importe peu, et sur cet accompagnement délicieux tout est mélodie.

Cependant mademoiselle Marie, ayant consulté sa montre, poussa un cri d'effroi En reconnaissant qu'il s'était écoulé près de deux heures depuis leur départ.

- Monsieur, il faut rentrer, dit-elle.

- C'est dommage, dit Lionel.

- Oui.

Malgré le soupir qui accompagnait sa réponse, elle n'en choisit pas moins la route la plus directe pour regagner le château. A mesure qu'ils s'en rapprochaient, ils devenaient silencieux. Leur entretien, quand ils le reprirent, n'eut plus le même caractère d'enjouement et de légèreté. - Ils se trouvaient alors sur la terrasse de charmilles qui bordait le chemin public.

- Mon Dieu, dit Lionel, que j'étais inquiet et troublé la première fois que je suis passé sous cette terrasse !

- Vraiment?... Pourquoi donc?

- Parce que j'avais peur de ne pas vous plaire, et j'avais grandement raison, car la vérité est que je ne vous ai pas plu.

- Comment cela? Mais il me semble... Elle acheva sa phrase par un regard et par un sourire.

- Oui, vous vous êtes résignée depuis..., mais avouez qu'au premier abord je vous ai fort déplu.

- Qu'est-ce qui vous a fait croire cela?

- Votre accueil...; c'était de l'horreur. Vous affectiez même de ne pas me regarder.

- C'est que je vous avais déjà vu.

- Comment ! où donc ?

- Ici, dit-elle en montrant le chemin; - par là, ajouta-t-elle en montrant la charmille.

- Quoi! si jeune et déjà si perfide! dit Lionel en serrant affectueusement le bras qu'elle appuyait sur le sien.

Après une pause :

- Croyez-vous, reprit-elle, que ce soit vrai, ce que dit ma tante..., que la veille est ce qu'il y a de meilleur dans le mariage?

- Je suis bien tenté de le croire en ce moment, répondit-il avec émotion, car je ne pense pas qu'il puisse y avoir une heure plus douce que celle-ci.

- Je ne le pense pas non plus...; mais ne pouvons-nous donc être toujours heureux comme nous le sommes maintenant, mon ami?

Il s'arrêta, lui prit les deux mains, et, les yeux attachés sur les siens :

- S'il ne faut pour cela que vous aimer, Marie, dit-il d'un accent profondément pénétré, oui, nous serons heureux, car je vous aime bien...

Sa voix s'attendrit tout à fait.

- Je t'aime bien ! ajouta-t-il.

Il l'attira doucement : elle baissa les yeux; son visage, subitement altéré, revêtit une expression étrangement sérieuse, et elle tendit son front pur et pâle au jeune homme qui le pressa longuement sous ses lèvres.

IV

Imaginer que madame Fitz-Gérald accueillit les deux fugitifs avec des explosions de colère et de reproches, ce serait absolument la méconnaître. Elle était navrée sans doute d'une escapade qui choquait toutes ses idées sur les convenances et sur le haut savoir-vivre; mais le comble du mauvais goût eût été d'en exagérer elle-même la gravité. Elle se contenta de sourire et de hausser légèrement les épaules en apercevant les coupables.

- Mes enfants, vous êtes ridicules, leur dit-elle; vous vous conduisez comme deux accordés de village !

- Maman, dit mademoiselle Marie en lui sautant au cou, nous avons obéi à ma tante.

- Mais ta tante, ma chère, ta tante est une sauvage, tu dois le savoir... Elle n'a jamais vécu dans le monde;... c'est une femme des bois, ta tante!... Enfin!

Dans l'après-midi et jusqu'au soir, le château fut le théâtre d'une extrême animation. Les divers trains de Paris amenaient successivement des fournées de parents, d'amis, de témoins et de demoiselles d'honneur, accompagnés de leurs bagages. Le roulement continuel des voitures dans la cour, les salutations de bienvenue, les rires des jeunes filles, les cris des domestiques, le bruyant transport des caisses dans les escaliers, tout cela se mêlait dans un tumulte et dans une confusion indescriptibles. Madame Fitz-Gérald et sa fille, aidées du comte Patrice, s'évertuaient à recevoir leurs hôtes, à les guider dans le dédale des corridors, à les caser tour à tour dans leurs logements respectifs. Lionel, dans la mesure de son rôle, prêtait son concours avec une bonne grâce courtoise, quoiqu'au fond de l'âme cette partie de la fête lui parût d'un intérêt médiocre. Une seule personne restait étrangère à tout ce mouvement. C'était la comtesse Jules, qui, toujours assise dans sa fenêtre, continuait de tricoter avec une impassible sérénité.

A ce violent remue-ménage succéda bientôt le bruit plus doux des longues robes traînantes dans les couloirs et des avalanches de soie dans les escaliers. Un dîner royal réunit tous les conviés dans une vaste galerie, au milieu d'un odorant encadrement de feuillages et de fleurs; après quoi, on passa de la galerie dans le salon, avec cette belle humeur expansive et cette sympathie mutuelle qui sont, dans toutes les conditions sociales et sous toutes les latitudes, les conséquences ordinaires d'un repas confortable.

Pendant qu'on prenait le café, mademoiselle Fitz-Gérald crut devoir présenter particulièrement son fiancé à deux jeunes femmes, la duchesse d'Estrény et madame de Chelles, qui étaient, comme madame de Lorris, ses cousines et ses amies d'enfance. - Madame de Chelles, rieuse, pétulante et d'allures un peu tapageuses, n'en avait pas moins par moments, au fond de ses yeux noirs, une expression bizarre de rêverie distraite et presque égarée :

- Ma chère, dit-elle de sa voix brusque à mademoiselle Fitz-Gérald, la première fois que tu iras aux Bouffes-Parisiens ou au Palais-Royal, tu me prendras avec toi. Je veux jouir de tes premières impressions. C'est très-amusant, tu verras... Moi, je me suis mariée principalement pour aller aux petits théâtres;... mais je commence à m'en lasser parce que mon mari m'en bourre!

- Plaignez-vous donc, ma chère, dit M. de Chelles, qui intervint en caressant sa moustache rousse. Moi, j'ai un système ajouta-t-il d'un ton sentencieux, - car il était de ceux à qui le vin donne de la gravité, - je fais partager tous mes plaisirs à ma femme. Je ne suis pas égoïste,... j'ai mes goûts, mais j'y associe ma femme. Ainsi j'aime les petits théâtres où l'on dit des gaudrioles,... eh bien, j'y conduis ma femme avec moi. J'aime les courses,... j'y conduis ma femme... Je vais au bal de l'Opéra, j'y mène ma femme... Je vais souper avec quelques amis après le bal, je suppose,... eh bien, ma femme soupe avec nous... Une femme doit être le camarade de son mari,... voilà mon système!

-Ah ! mon Dieu, dit madame de Chelles, vous êtes bête avec votre système, allez, mon ami!... vous me perdez... Je vous méprise, du reste!

Et elle tourna sur ses talons en poussant un éclat de rire.

La duchesse d'Estrény était blonde, frêle, supérieurement élégante, avec des yeux pleins de langueur et même de tristesse. Elle était triste parce que le duc son mari, qui l'aimait incontestablement, ne l'aimait pas d'amour. Quand M. de Rias lui fut présenté par sa cousine, elle le considéra d'un air d'intérêt douloureux; puis, embrassant tendrement mademoiselle Fitz-Gérald :

- Aimez-la bien, monsieur,... n'est-ce pas? dit-elle d'un accent profond.

- Oui! s'écria en même temps derrière eux une voix sonore et joviale; mais, diable ! aimez-la d'amour, mon cher ! Tout est là. Voyez-vous, mon cher Lionel, continua le duc d'Estrény, qui était un homme superbe et d'une puissante encolure, il faut aimer les femmes d'amour, ou ne pas s'en mêler! Moi,... je désespère cette pauvre duchesse, parce que je ne l'aime pas d'amour, parce que je ne lui fais pas de vers... Eh! mon Dieu, non... C'est un malheur, mais je ne fais pas de vers... Que voulez-vous! je suis bâti comme ça,... je-ne-fais-pas-de-vers !

Et il scandait ces mots avec force comme pour laisser entendre que, s'il ne faisait pas de vers, il se regardait en revanche comme un prosateur des plus distingués.

Pendant cette tirade, la duchesse ôtait ses gants et ajustait ses bagues avec une mine de froide inattention. Quand le duc eut terminé ses joyeux propos , elle se tourna simplement vers mademoiselle Fitz-Gérald et lui dit :

- Viens-tu ?

Elles se dirigèrent toutes deux vers le piano. La duchesse soulagea d'abord par une fusée de gammes chromatiques son âme indignée; puis les mesures d'une valse à quatre mains éclatèrent bruyamment dans le salon et firent palpiter les corsages des demoiselles d'honneur.

Un peu plus tard dans la soirée, Lionel vint s'asseoir à côté de madame de la Veyle, qui assistait d'un air de satisfaction épanouie à cette fête de famille.

- Ma chère marraine, lui dit le jeune homme d'un ton sérieux, est-ce qu'il est encore temps de rompre ?

- Comment,... de rompre? s'écria la marquise , qui bondit sur son fauteuil. Est-ce que vous êtes fou, mon ami?

- Je le suis certainement de mademoiselle Fitz-Gérald.

- Eh bien, alors?

Au même instant, mademoiselle Marie, qui valsait, s'arrêta devant eux , et , se penchant vivement, le sourire aux lèvres :

- Qu'est-ce qu'il vous dit, madame?

- Il me dit qu'il est fou de toi.

- Oh ! la bonne folie ! dit gaiement la jeune fille en s'élançant de nouveau dans le tourbillon,

- Jamais, reprit Lionel, je ne l'avais appréciée comme aujourd'hui. Elle est simple, elle est vraie, elle est tendre, elle est honnête... C'est une créature charmante, un être exquis!

Mademoiselle Fitz-Gérald , comprenant qu'on parlait encore d'elle, arrêta pour la seconde fois son valseur sur place :

- Qu'est-ce qu'il vous dit encore, madame? demanda-t-elle à demi-voix.

- Il me dit que tu es un être exquis !

- Il est vraiment fou! dit-elle.

Et elle se remit toute rayonnante aux bras de son valseur, qui souriait agréablement, mais que tout cela n'amusait pas.

- Et cependant , poursuivit M. de Rias d'un ton plus confidentiel , je suis tourmenté ce soir des idées les plus sinistres.

- Quelles idées, mon pauvre ami?

- J'ai remarqué une chose effrayante. Nous avons parmi nos invités sept ou huit ménages qui n'ont pas été choisis assurément, qui sont pris au hasard dans le monde,... et il n'y en a pas un seul qui ne soit à l'état flagrant de mésintelligence et de désunion. Jetez les yeux autour de vous, et je vous défie de me démentir.

La vieille dame parcourut le salon du regard, et, faisant des lèvres une moue plaisante :

- Il est certain, dit-elle, qu'en fait de ménages exemplaires nous n'avons pas ici la fleur des pois.

- Eh bien, reprit Lionel, je me dis,... je me dis amèrement que tous ces gens-là, ou du moins le plus grand nombre, se sont aimés comme nous nous aimons, mademoiselle Fitz-Gérald et moi, qu'ils ont tous eu une veille de mariage pleine de charme et d'espérance comme la nôtre, et j'en conclus qu'il doit y avoir dans l'état de notre civilisation, particulièrement peut-être dans nos mœurs mondaines , quelques causes générales qui altèrent le mariage dans sa source , et y déposent un germe fatal,... qui d'avance frappent de stérilité les dispositions les plus généreuses et les plus sincères, et qui font presque infailliblement d'une institution d'amour et de paix une institution de haine et de guerre!... Vous m'avouerez que ce sont là des pensées terribles pour un homme qui se marie demain !

- Mon Dieu, ne cherchez donc pas midi à quatorze heures, mon enfant, dit la marquise : il n'y a pas de causes générales, il n'y a pas de germe fatal,... il n'y a rien de tout cela... J'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, il y a de mauvais maris, voilà tout.

- Mais je n'admets pas du tout votre théorie, s'écria Lionel; elle est en tout cas beaucoup trop absolue!

- Permettez, mon ami... Examinons un peu tous ces maris-là, je vous prie... Voilà en premier lieu le duc d'Estrény, n'est-ce pas? C'est un très-brave homme sans doute; ce n'est pas un mauvais mari, si vous voulez,... mais c'est un absurde maladroit. Sa femme est une petite personne délicate et sentimentale comme la rosée,... et lui, c'est un serrurier,... c'est un vrai serrurier ! Par-dessus le marché, il ne cesse pas de la plaisanter sur son innocente manie romanesque... Eh bien, il la blesse, il l'exaspère ; elle finira par trouver quelqu'un qui la comprendra, c'est certain;... mais à qui la faute?... Maintenant, nous avons ce petit de Chelles...

- Oh! de Chelles, dit Lionel, je vous l'abandonne... Il fait mener à sa femme la vie de garçon;... c'est un sot.

- Bon ! dit la marquise, en voilà déjà deux... Eh bien, les autres, c'est encore pis... Vous n'ignorez pas que M. d'Éblis a commencé par faire patronner sa femme dans le monde par sa maîtresse... Joli début, comme vous voyez... En voilà un autre là-bas dont la sordide avarice a poussé sa femme aux expédients, aux emprunts et à tout ce qui s'ensuit... Si vous ne le saviez pas, je vous l'apprends... Charny, lui, n'est pas avare, au contraire,... il vient de donner à mademoiselle je ne sais qui des Variétés un attelage de vingt-cinq mille francs, et sa femme, modestement traînée par une paire de chevaux de trois mille francs, la rencontre tous les jours au Bois dans cet équipage, dont elle n'ignore pas la provenance, soyez-en sûr... M. de Lastère est un homme sérieux, trop sérieux; il veut être ministre,... il s'occupe d'économie politique; sa femme n'entend rien à tout cela; il la méprise, il l'abandonne;... mais il a pitié d'elle,... il lui envoie tous les jeunes gens qu'il rencontre sur le boulevard : « Allez donc voir ma femme,... allez donc tenir compagnie à ma femme,... allez donc faire de la musique avec ma femme », etc.. Ce pauvre Laumel, lui, a des goûts tranquilles; il est modeste, il est timide, il se défie de lui-même;... il a peur des actrices, il a peur des femmes du monde et même de la sienne;... mais il n'a pas peur des femmes de chambre;... c'est sa consolation. - Eh bien, mon ami, il me semble que c'est tout, et que cela est fort rassurant pour vous?

- Pardon! pas le moins du monde, dit Lionel en riant malgré lui de cette impitoyable énumération. D'abord, j'ai grand'peine à croire que les femmes de ces messieurs soient toutes de pures victimes, parfaitement innocentes des torts de leurs maris... Ensuite, même en me prêtant complaisamment à votre système, je me demande quel homme peut se flatter d'échapper à quelqu'une de vos catégories;... car enfin, si l'on n'est pas un pervers et un sot, on est un maladroit,... et combien y a-t-il de manières d'être maladroit?

- Il y en a cent mille, mon ami, dit la marquise, et il y en a une en particulier qui consiste à faire de la philosophie et à chercher la quintessence des choses avec sa vieille marraine, au lieu de valser avec sa jeune femme quand elle en meurt d'envie. Sur cette sage observation, M. de Rias courut à son devoir, qui n'avait pas encore cessé d'être son plaisir, et eut bientôt oublié sous le regard bleu de sa fiancée les fâcheuses préoccupations qui l'avaient un moment obsédé.

La journée du lendemain, qui fut celle du mariage, parut tout à fait insupportable à Lionel. Il avait, quelque temps auparavant, suggéré timidement à madame Fitz-Gérald l'idée de procéder au mariage civil et religieux, soit à six heures du matin, soit à minuit, dans la stricte intimité de la famille. Madame Fitz-Gérald avait repoussé cette suggestion comme une excentricité sauvage qui eût prêté au mariage de sa fille une sorte de caractère clandestin. Le mariage eut donc lieu à midi, au son des cloches du village et au milieu de l'allégresse publique. Il fallut subir la curiosité de la foule, les cocardes multicolores des chevaux et des cochers, les livrées neuves et la grosse joie des valets, bref tout l'appareil à la fois éclatant et vulgaire d'une noce.

Pendant la cérémonie religieuse, qui seul lui plut et le toucha, M. de Rias ne laissa pas de remarquer un fait qui pouvait donner quelque apparence de raison aux théories de sa marraine. Parmi les assistants, les hommes avaient pour la plupart des attitudes distraites, indifférentes ou doucement ironiques; les femmes, fort sérieuses au contraire, montraient une sorte de ferveur passionnée, et, courbées sur leurs chaises, s'absorbaient dans des recueillements mystérieux; quelques-unes pleuraient : toutes semblaient se souvenir avec angoisse qu'il y avait eu dans leur vie une heure pareille, remplie de pureté, de confiance, d'espoirs infinis et de doux serments qu'elles auraient voulu tenir.

On avait d'abord projeté de terminer la fête par un départ immédiat des jeunes mariés pour l'Ecosse ou pour l'Italie; mais madame Fitz-Gérald avait supplié son gendre de lui laisser sa fille quelque temps encore, et M. de Rias, trop essentiellement Parisien pour avoir le goût des voyages s'était rendu volontiers à ses instances. Il faut avouer qu'il s'en repentit lorsque, le lendemain de son mariage, il dut descendre dans le salon à l'heure du déjeuner et se produire devant une douzaine de parents et d'amis qui avaient été retenus au château. Dans ces étranges conjonctures, les hommes les plus spirituels sont en réalité fort embarrassés de leur contenance : en pareil cas en effet, le sourire est gauche, le rire déplacé, l'épanouissement niais, l'abattement ridicule, l'air de triomphe grossier. L'air naturel serait le meilleur; mais il est impossible.

Madame de Rias, en revanche, parut avec l'aplomb véritablement infernal qui distingue les jeunes femmes d'un jour. Elle servit le thé à l'ordinaire en souriant paisiblement, le front pur et l'œil limpide.

Dans cette matinée, la comtesse Jules quitta le château : après être montée en voiture, elle fit approcher sa petite-nièce, l'embrassa une dernière fois, et lui laissa pour adieu cette belle maxime :

- Rappelle-toi toujours, ma pauvre enfant, que la femme est faite pour souffrir... et l'homme pour être souffert.

V

Après deux ou trois semaines passées à. Fresnes dans les enchantements de leur mutuel amour, M. et madame de Rias s'installèrent à Paris vers le commencement d'octobre, dans un petit hôtel de la rue Vanneau qui appartenait à Lionel. Madame Fitz-Gérald revint en même temps occuper son appartement de la rue de la Chaussée-d'Antin. C'était un peu loin de sa fille ; mais elle était habituée à son quartier, qui était un quartier tranquille, comme elle le disait intrépidement. La vérité est que le faubourg Saint-Germain, par sa solitude relative, lui rappelait la paix des champs qu'elle avait en horreur.

On était aux premiers jours de février de l'hiver suivant, et la lune de miel n'avait pas cessé de briller de son plus doux éclat dans le ciel du jeune ménage, quand un matin madame de Rias manda sa mère auprès d'elle par un billet furtif. Madame Fitz-Gérald accourut aussitôt rue Vanneau : après une mystérieuse conférence avec sa fille, elle alla trouver M. de Rias, qui travaillait dans sa bibliothèque; elle avait les yeux humides, mais le visage radieux.

- Mon ami, lui dit-elle d'une voix émue, Marie est un peu souffrante ce matin, mais ce n'est pas grave, ce n'est pas grave. Par une timidité bien naturelle chez une jeune femme, elle n'a pas osé vous dire elle-même... Enfin, mon ami, allez l'embrasser,

- Comment?... Vraiment, chère madame? dit Lionel.

- Oui, mon ami, allez l'embrasser,... ça la remettra.

- Mais, reprit M. de Rias, est-ce que,... est-ce qu'elle se tourmente, est-ce qu'elle s'affecte?

- Pourquoi voulez-vous qu'elle s'affecte , mon ami ? Elle a la plus belle santé de la terre; elle ne s'affecte pas le moins du monde, mais enfin c'est une circonstance qui étonne toujours un peu les jeunes femmes, n'est-il pas vrai?... Ainsi allez l'embrasser.

Lionel s'empressa d'aller remplir cet agréable devoir, tandis que madame Fitz-Gérald parcourait la bibliothèque à pas lents, et s'éventait doucement avec son mouchoir en parfumant l'air autour d'elle des plus fines essences.

Quelques minutes plus tard, la table de famille réunissait pour le déjeuner trois convives parfaitement heureux. Madame Fitz-Gérald, fière de sa fille, la contemplait d'un œil de triomphe attendri ; madame de Rias, secrètement fière d'elle-même, laissait voir un mélange de gaieté et de confusion tout à fait charmant; Lionel admirait sa femme, qui lui apparaissait extrêmement touchante sous cette face nouvelle de jeune mère en fleur.

L'intéressant événement qui venait de lui être officiellement communiqué causait d'ailleurs à M. de Rias plus d'un genre de satisfaction. Non-seulement il flattait son légitime orgueil de famille, il éveillait en même temps dans son cœur les mouvements d'une sensibilité généreuse : il semblait aussi devoir mettre un terme à une première période du mariage que Lionel avait acceptée avec bonne grâce, mais dont il commençait à souhaiter ardemment la clôture. Cette période avait été naturellement consacrée à l'amusement de sa jeune femme, et en particulier aux plaisirs mondains qui ont pour une nouvelle mariée l'attrait du fruit défendu. Il l'avait menée aux petits théâtres avec sa cousine de Chelles, il lui avait laissé savourer jusqu'à l'aube les ivresses du cotillon ; il lui avait permis la chasse à courre ; bref, il l'avait fêtée et gâtée en amoureux et en galant homme. II l'avait même accompagnée dans ses visites de noce, bien que le cercle lui en eût paru démesurément étendu.

Parmi ces plaisirs et ces obligations, il y en avait bon nombre dont M. de Rias avait dès longtemps, comme la plupart des hommes de son âge, perdu le goût et l'habitude. Pour son compte, il ne faisait plus de visites que très-rarement, se résignant aux plus nécessaires ou choisissant les plus agréables. Il avait été autrefois un fougueux conducteur de cotillon, mais il avait peine à. concevoir qu'il eût pu jamais jouer ce rôle puéril, et les réunions mondaines, surtout celles où l'on dansait, lui étaient devenues souverainement insupportables. Il passait ses soirées à son cercle, quand il ne les donnait pas à l'étude. Il allait encore au théâtre, mais le plus souvent en dilettante blasé , c'est-à-dire derrière la toile. Soutenu par la puissance initiale de sa passion pour sa jeune femme, il avait repris momentanément avec complaisance quelques- uns des goûts de sa propre jeunesse. Cette phase aiguë du mariage était entrée au reste dans son programme ; mais il n'entendait pas qu'elle passât à l'état chronique, et il commençait à rêver aux moyens d'apaiser et d'asseoir sa vie conjugale, quand l'heureuse indisposition de madame de Rias vint résoudre ce problème avec une opportunité providentielle.

Quelques craintes lui restaient encore : il appréhendait que sa femme , arrêtée ainsi dans son premier élan, en pleine fête mondaine et au cœur de l'hiver, ne boudât contre sa destinée et n'essayât même de s'obstiner contre elle. A cet égard, il se trompait : s'il avait son programme, sa femme avait le sien, et ce qui lui arrivait en faisait partie; c'était le complément prévu et même désiré de sa parure de mariée et de sa dignité de femme; elle avait toujours entrevu ce berceau au fond de sa corbeille. Loin de prétendre se dissimuler à elle-même ou dissimuler aux autres ses espérances maternelles, elle en fit au contraire étalage, et se plut à en accuser les symptômes avec un innocent orgueil. Elle renonça sans hésiter aux sorties du soir, et reçut dès ce moment ses visites en robe flottante, étendue sur sa chaise longue et affectant des langueurs prématurées.

Tout cela parut très-rassurant à, M. de Rias; une si complète et si aimable résignation à cette épreuve austère ne le laissa guère douter qu'il n'eût trouvé en mademoiselle Fitz-Gérald l'idéal qu'il avait rêvé et qui est le rêve général de son sexe : - une femme d'intérieur.

Fort satisfait du présent, Lionel portait des yeux confiants sur l'avenir. Quelles causes en effet pourraient altérer désormais une union dont chaque jour d'intimité avait serré les liens et mieux établi l'harmonie? De la part de sa femme, aucun danger à prévoir : il avait depuis quelques mois appris à la bien connaître; elle était parfaitement droite et vraie; elle n'avait que d'honnêtes instincts, fortifiés par l'éducation et par les exemples qu'elle avait reçus d'une mère honnête femme. Elle aimait son mari, et elle avait tout ce qu'il fallait pour lui plaire et se l'attacher : charmante à voir, elle ne l'était pas moins à entendre, car elle avait infiniment d'esprit. Son seul défaut était l'insuffisance évidente de son éducation intellectuelle, de son instruction : en diverses circonstances, Lionel avait pu constater que les connaissances de sa femme en matière historique et littéraire étaient étrangement vagues ; mais il y avait dans son ignorance même quelque chose de piquant, et M. de Rias s'amusait beaucoup des fantaisies de son érudition.

Quant à lui, il avait beau s'interroger sévèrement, il ne se voyait ni coupable ni capable des torts généralement attribués aux maris malheureux par leur faute. Sans s'exagérer ses avantages personnels, il les connaissait et y puisait de justes motifs de confiance : il était digne de l'affection d'une femme; il avait conquis, à n'en point douter, le cœur de la sienne : par quelles fautes ou par quelles maladresses pourrait-il jamais se l'aliéner? Il n'irait pas assurément se briser contre les écueils vulgaires, et il n'aurait même pas grand mérite à les éviter, car aucun de ses penchants ne l'y attirait. Il n'était pas avare, et il avait réglé avec une grande libéralité la pension de madame de Rias et son état de maison. - Il n'était pas homme à perdre et à démoraliser lui-même sa femme en la menant souper dans les cabinets particuliers. Il n'était pas aveugle, et il saurait écarter de son ménage les intimités périlleuses au lieu de les y appeler comme tant d'autres. Il était revenu de bien des choses; il aimait sa femme d'ailleurs et ne se sentait aucune tentation de lui infliger d'outrageantes rivalités. Bref, de son côté comme du côté de madame de Rias, il ne voyait, après mûr examen, que des garanties d'union paisible et de bonheur durable. - Sur ces flatteuses réflexions, il se mit gaiement à organiser sa vie nouvelle comme il la comprenait.

Homme de mœurs élégantes, M. de Rias était en même temps homme d'étude : il était instruit et lettré. Il avait débuté autrefois avec un mérite remarqué dans la diplomatie; mais il avait quitté brusquement cette carrière pour venir habiter avec sa mère quand elle était demeurée veuve. Afin d'occuper une oisiveté qui lui pesait et qui le mortifiait, il avait entrepris alors assez mystérieusement une œuvre littéraire considérable qui le relevait à ses propres yeux en attendant qu'elle lui fît publiquement honneur : c'était une histoire de la diplomatie française au XVIIIème siècle. Ce sérieux travail, souvent ralenti et quelquefois interrompu par les distractions d'une vie tout extérieure , Lionel s'était toujours proposé de s'y appliquer d'une manière soutenue le jour où le mariage aurait rendu son existence plus fixe en rendant son foyer plus attrayant. Ce jour étant venu, il se tint parole, et passa désormais une partie de son temps à recueillir aux archives des affaires étrangères des matériaux qu'il classait ensuite et mettait en œuvre dans sa bibliothèque. Pour faire diversion à cette occupation sévère, M. de Rias reprit avec plaisir quelques habitudes qui lui étaient devenues à peu près indispensables et qui lui parurent honorablement conciliables avec l'état de mariage. Connaisseur en fait d'art et très-curieux des choses du sport, il aimait à suivre le mouvement parisien dans ses manifestations incessantes et variées ; il aimait à le saisir au jour le jour sur le vif, tantôt dans les salons de son cercle, tantôt dans les tribunes des courses, parfois dans les foyers et dans les coulisses des théâtres.

Sa jeune femme cependant l'attendait sur sa chaise longue avec une tendre impatience; il la retrouvait lui-même avec un contentement sincère et profond, car ce genre de vie réalisait ses espérances les plus ambitieuses : un doux visage souriant, lui faisant accueil dès qu'il rentrait au logis, une femme attentive à lui épargner les menus soucis de la vie matérielle, un foyer toujours vivant, des fleurs toujours fraîches, un asile toujours prêt pour les heures de fatigue et d'ennui, - bref, le charme d'un intérieur gracieux, orné, paisible, s'ajoutant à l'intérêt de ses occupations et de ses distractions personnelles, c'était bien là le mariage tel que M. de Rias s'était plu à. le concevoir, - et il n'est pas le seul.

A part quelques appréhensions naturelles, le temps que la jeune madame de Rias passa sur sa chaise longue fut pour elle, comme pour son mari, un temps délicieux. Elle était très-visitée et très-entourée : ses brillantes cousines, mesdames de Lorris, de Chelles et d'Estrény, lui apportaient à peu près chaque jour les nouvelles de la ville. Sa mère ne la quittait que pour courir les magasins et choisir les divers éléments de la layette, qui étaient ensuite soumis à l'approbation de madame de Rias. La chaise longue et le parquet même étaient continuellement inondés de lingerie fine, d'étoffes de laine, de dentelles, de rubans et de petits capuchons étranges. Mesdames de Lorris, de Chelles et d'Estrény péroraient sur tous ces articles et offraient les avis de leur expérience. M. de Rias tombait vers la fin du jour au milieu de ce cercle d'agréables matrones et y redoublait l'animation. Il arrivait généralement les poches et les mains pleines de petites boîtes, de gros sacs, de paquets mystérieux. On développait tout cela : on admirait les bijoux, on se partageait les fleurs, on croquait les bonbons. Enfin c'était une fête.

L'arrivée de la comtesse Jules, vers la fin du mois d'août, imprima aux circonstances un caractère plus grave. - Quelques jours plus tard, on put la voir dans l'église Sainte-Clotilde, tenant sur les fonts de baptême le jeune Louis-Henri-Patrice de Rias. - Le lendemain, elle repartit avec son tricot pour son manoir des environs de Cherbourg.

VI

Madame de Rias se rétablit avec une promptitude qui faisait honneur à son tempérament, et elle se montra bientôt sur le boulevard dans toute sa gloire maternelle, escortée d'une nourrice provençale dont la coiffure bizarre et les yeux noirs éveillaient l'attention profane des passants. - Lionel aurait vivement désiré que sa femme nourrît elle-même leur fils ; mais madame Fitz-Gérald, au nom de la santé et de la beauté de sa fille, avait opposé à ce désir quelques-uns de ces spécieux arguments féminins auxquels les hommes n'ont rien à répondre, attendu qu'ils n'en savent pas davantage. - Il se félicita, au reste, de voir que la jeune mère s'occupait de son enfant avec une sollicitude passionnée; mais il vit en même temps avec regret que cette occupation laissait à madame de Rias des loisirs considérables. Il n'était pas tenu, à, la vérité, d'en remplir tous les vides; il put même continuer pendant le jour sa vie accoutumée; car il n'est pas d'usage que les maris accompagnent leurs femmes dans leurs visites et dans leurs promenades de la journée, et à cet égard il crut faire plaisir à sa femme en lui laissant son indépendance, comme il se faisait plaisir à lui-même en gardant la sienne. Il n'en était malheureusement pas de même des soirées : ni la bienséance, ni la prudence ne lui permettaient de souffrir que madame de Rias courût les bals et les spectacles sans son mari, et une vive recrudescence de goût pour ces sortes de distractions s'était naturellement manifestée chez la jeune femme après les longs mois de réclusion et d'abstinence qu'elle venait de subir. L'hiver parisien se trouvait être cette année-là particulièrement brillant, et Lionel s'estimait heureux quand la même nuit ne lui offrait pas trois ou quatre fêtes successives ; mais sa femme avait certainement droit à quelques compensations, et, quoique cruellement détourné par cette fièvre mondaine de ses habitudes et de ses travaux, M. de Rias, par affection et par justice, se résignait avec une bonne grâce au moins apparente : c'était, il l'espérait, une crise passagère à traverser; - peut-être aussi se flattait-il au fond de son cœur que la Providence, qui l'avait secouru l'hiver précédent avec tant de bienveillance, lui viendrait encore en aide dans cette épreuve nouvelle.

Un matin, en effet, vers la fin du déjeuner, sa femme, qui avait été pendant tout le repas remarquablement sobre et rêveuse, se couvrit tout à coup le visage de ses deux mains, et fondit en larmes.

- Ah! mon Dieu, ma chère enfant, qu'est-ce qu'il y a donc? s'écria M. de Rias en courant à elle.

- Rien, dit-elle à travers ses pleurs : - ce n'est rien... je voudrais voir ma mère...

- Mais enfin qu'avez-vous ? qu'est-ce qui vous arrive?

- Rien... envoyez chercher ma mère, je vous prie.

Au même instant, madame Fitz-Gérald, attirée sans doute rue Vanneau par quelque vague pressentiment, faisait son entrée dans la salle à manger. Sa fille, sans lui laisser le temps de s'étonner, l'entraîna aussitôt dans le salon voisin où Lionel, le moment d'après, put entendre confusément un duo de murmures plaintifs et de sanglots étouffés.

La situation était pénible pour M. de Rias; il leva légèrement les épaules, alluma un cigare et se mit à parcourir un journal d'un œil distrait, en attendant l'issue de la conférence.

Au bout d'une demi-heure, qui lui sembla longue, la porte se rouvrit, et madame Fitz-Gérald reparut seule, les yeux rouges et le teint enflammé; elle promit à sa fille de venir la voir dans la journée, puis elle ferma la porte, et, passant devant son gendre en se drapant dans ses fourrures :

- Vous pourriez, lui dit-elle, vous dispenser de tuer ma fille !

Après quoi , elle sortit majestueusement.

M . de Rias, en des conjonctures si délicates, montra une fois de plus qu'il avait l'esprit et le cœur d'un galant homme. Après avoir vaincu, non sans effort, les révoltes intimes de sa fierté, il entra chez sa femme, qui était encore tout éplorée : il lui parla le langage d'une raison à la fois tendre et enjouée, la gronda un peu, l'embrassa beaucoup, et finit par lui persuader qu'elle était une petite personne assurément digne de pitié, mais en somme fort aimée et passablement heureuse. Madame Fitz-Gérald, quand elle revint vers le milieu du jour, les trouva tous deux sur un canapé, la main dans la main, souriant au jeune Louis-Patrice, qui faisait de la gymnastique primaire sur le tapis.

- Vous ne sauriez imaginer, ma chère, dit gaiement Lionel à sa femme, combien votre mère a été dure pour moi ce matin !

- Mon Dieu, mon ami, dit madame Fitz-Gérald, un peu apaisée par la scène de famille qui frappait ses regards, je vous demande mille fois pardon... J'ai eu tort, j'en conviens... mais vraiment il y a de ces choses qui n'ont pas de nom... Si vous vouliez faire de ma fille une couveuse, il fallait le dire... On prévient dans ce cas-là... Au reste, il paraît que ça lui convient; ainsi je n'ai plus rien à dire.

- Ça ne me convient pas, maman, dit madame de Rias ; mais je me fais une raison!

- Eh bien, ma fille, si tu te fais une raison, c'est parfait.

Lionel ne crut pas avoir acheté trop cher au prix de cet orage, si léger d'ailleurs, la période nouvelle de repos, de calme et de vie intérieure que cette matinée semblait devoir inaugurer pour son ménage. Il voyait déjà se développer devant lui une série de mois paisibles et confortables dans un séduisant tableau, dont la chaise longue de sa femme occupait le centre. - C'était un mirage trompeur. Il ne tarda pas à reconnaître que les meilleurs expédients s'usent, et que les mêmes causes n'ont pas toujours les mêmes effets. La santé générale de madame de Rias s'était tellement fortifiée depuis l'année précédente, qu'elle put cette fois-ci en dérober fort longtemps au public l'altération accidentelle. A force de discrétion et d'héroïsme, elle continua de suivre le mouvement mondain pendant le reste de l'hiver, passa l'été à Trouville sur l'avis d'un médecin complaisant, et n'adopta le régime de la chaise longue qu'à la dernière extrémité, c'est-à-dire pendant quinze jours. Bref, sans humeur, sans bouderie, et même avec une sorte d'allégresse elle parut s'appliquer à démontrer aux gens que l'on ne gagnait pas grand'chose à certains calculs machiavéliques.

M. de Rias, tout en trouvant sa femme très-spirituelle, tomba dès ce moment dans un état moral voisin du découragement. Une charmante petite fille lui était née, à la vérité; mais l'accroissement de sa jeune famille, les soins réclamés par ces deux enfants, auraient-ils pour effet de calmer la fougue mondaine de leur mère et de la fixer à son foyer? Il l'espérait à peine, et il avait raison. Madame de Rias donna à ses devoirs maternels le temps qu'ils exigeaient; mais elle n'en poursuivit pas moins avec beaucoup d'entrain ce genre de vie qui était le seul dont elle eût la notion, et qui lui semblait parfaitement correct et irréprochable.

Lionel essaya du moins quelques palliatifs. Il imposa certaines restrictions, et, pour les faire accepter sans murmure, il eut l'adresse de s'assurer la complicité de sa belle-mère. C'était à l'occasion d'une de ces ventes de charité où des femmes du monde se divertissent à tenir, au bénéfice des pauvres, de petites boutiques élégantes, achalandées par leurs beaux yeux. Madame de Rias, invitée à figurer parmi ces gracieuses marchandes, sollicitait l'agrément de son mari.

- Mon Dieu, ma chère, lui dit-il, vous ferez assurément ce qui vous plaira... ou plutôt c'est votre mère qui va en décider. - Voyons, madame, ajouta-t-il en s'adressant à madame Fitz-Gérald, vous qui avez en matière- de convenances un tact si sûr, si délicat, et, permettez-moi de dire, si exquis, qu'en pensez-vous?

- Mais, mon ami, dit madame Fitz-Gérald, ainsi prise par son faible, à parler franchement, je ne suis pas folle de ces sortes d'exhibitions. De mon temps, cela ne se faisait pas... Il est vrai que les jeunes femmes d'à présent n'y regardent pas de si près.

- Vous voyez ce que dit votre mère, ma chère enfant, reprit M. de Rias; eh bien, je vous avoue que je suis tout à fait de son avis, et que j'aurais horreur de voir le nom de ma femme imprimé dans le journal avec des commentaires aimables sur sa toilette et sur son physique,... Je ne désire pas, en un mot, que vous fassiez partie de ce qu'on nomme vulgairement toutParis ! Et tenez, pendant que je suis en humeur de tyrannie, j'aimerais à rayer sur la liste de vos distractions présentes ou futures toutes celles qui exposent une femme à cette sorte de publicité malséante... Je vois votre mère qui m'approuve du regard, et cela m'encourage... Je voudrais donc supprimer les apparitions bruyantes aux courses, les apparitions clandestines dans les petits théâtres de scandale, la fureur des premières représentations, des bals travestis, des comédies de salon ; enfin, toujours en m'en référant au bon goût de votre mère, généralement tout ce que recherche et tout ce que se permet votre cousine madame de Chelles... Je voudrais même, si votre mère n'y contredisait pas, supprimer madame de Chelles elle-même, qui devient décidément une personne à ne pas voir...; n'est-il pas vrai, chère madame?

- Mon Dieu, mon ami, dit madame Fitz-Gérald, il est certain que c'est une jeune femme qui se lance beaucoup... Au reste, ma fille n'est pas très-heureuse dans ses cousines... J'en excepte madame de Lorris, qui est une petite perfection...; mais cette pauvre duchesse m'inquiéterait passablement, si j'avais la prérogative d'être son mari.

- Oh ! maman, s'écria madame de Rias à bout de sacrifices, laissez-moi la duchesse! Elle est un peu coquette, c'est vrai..., mais si doucement...; et puis elle me plaît tant!

- Si elle lui plaît tant, dit M. de Rias, laissons-lui la duchesse.

Il n'ajouta pas que la duchesse lui plaisait assez à lui-même, ce qui était pourtant la vérité.

Après avoir pratiqué dans les plaisirs de sa femme cette sorte d'élagage, Lionel ne se sentit pas en réalité beaucoup plus heureux qu'auparavant. A quelques égards, sa dignité et ses susceptibilités de mari étaient mieux sauvegardées; mais son indépendance personnelle continuait d'être fort entravée. Dans les limites qu'il lui avait tracées, madame de Rias trouvait encore un cercle d'activité mondaine très-étendu, et, forcé de l'y suivre, il y portait, sous son apparence habituelle de gravité et de courtoisie, un profond ennui.

VII

Vers cette époque, madame de Rias eut le regret de se voir séparée pour quelque temps de celle de ses cousines qui tenait dans ses affections la place la plus large et la plus méritée. Madame de Lorris alla rejoindre son mari, récemment arrivé de l'Indochine, et qui devait passer une ou deux années à Cherbourg avant de reprendre la mer. En même temps, madame de Rias, pour complaire à Lionel, laissait se refroidir sensiblement ses relations avec sa cousine de Chelles, dont elle se fit par parenthèse une ennemie cordiale. Elle reporta donc toutes ses ardeurs d'amitié sur la duchesse d'Estrény, dont les grâces languissantes, la mélancolie tendre et la distinction suprême avaient pour elle un grand attrait. Elles eurent cette année-là une loge commune à l'Opéra et aux Français. La duchesse payait d'un juste retour la sympathie de sa cousine. Elle se préoccupait affectueusement du bonheur de son jeune ménage : elle l'interrogeait en fixant sur elle ses beaux yeux noyés d'une éternelle tristesse :

- Ton mari t'aime-t-il bien, ma chérie?

- Je le crois, disait madame de Rias.

- Mais t'aime-t-il d'amour?

- Oui, il me semble.

- Tu ne désires rien de plus?

- Non.

- Pauvre ange! tu es heureuse!

Et elle lui baisait le front maternellement. C'était, au reste, une habitude de la duchesse que de porter des regards curieux et quelquefois peu discrets sur l'intimité conjugale des jeunes femmes de sa connaissance. Tous les maris, excepté le sien, étaient pour elle l'objet d'un intérêt particulier. Elle s'inquiétait de leur manière d'être, de leur langage, de leurs procédés dans le sein de leur intérieur domestique, et elle établissait ensuite mentalement des comparaisons où il est douteux que le duc obtînt l'avantage. Le duc, il est vrai, continuait de la plaisanter cruellement sur ses manies romanesques et sur ses rêveries idéales, oubliant trop qu'on exaspère un malade en contestant le sérieux de sa maladie, et que cela lui donne la tentation d'en mourir.

La duchesse, pour protester apparemment contre le matérialisme de son mari, et spécialement contre son brillant appétit, affectait de manger fort peu : elle laissait croire volontiers qu'elle se nourrissait à peu près exclusivement de fleurs et de fruits ; elle mordillait tout le long du jour des feuilles de rose et des fleurettes de lilas ; quant aux fruits, elle n'aimait que les plus rares : elle avait en toute saison des ananas dans sa serre; elle les découpait elle-même en tranches fines, et elle en avait toujours des salades à côté d'elle sur un guéridon. Le duc, dans sa grossièreté joviale, prétendait qu'elle se relevait la nuit, comme la goule des contes arabes, qu'il l'avait suivie une fois par curiosité, et qu'il l'avait trouvée attablée devant un énorme pâté de lièvre et de jambon.

- Ce qu'elle en mangea, ajoutait le duc, cela me fit peur à moi-même!...

On dansait chez la duchesse tous les mardis, et madame de Rias y était naturellement très-assidue. - Un soir, ou plutôt un matin, comme elle s'oubliait dans les délices d'un cotillon indéfiniment prolongé, sa cousine de Chelles, qui se retirait, lui dit par-dessus l'épaule en passant près d'elle :

- Quand tu voudras ton mari, ma chère. tu le trouveras dans la serre avec Sabine, tu sais?

Madame de Chelles accompagnait cet avis bienveillant d'un sourire qui ne l'était guère et qui n'échappa pas à madame de Rias. Elle la remercia toutefois d'un coup d'œil et continua de danser jusqu'à ce qu'elle l'eût vue disparaître. Puis, prétextant la fatigue, elle fit une brusque révérence à son danseur et s'éloigna d'un air de nonchalance.

Elle traversa deux ou trois salons qui étaient alors à. peu près déserts, et arriva bientôt devant une glace sans tain qui laissait apercevoir l'intérieur de la serre. La jeune femme plongea son regard entre les grands feuillages exotiques dont la serre était magnifiquement ombragée, et une sensation de froid passa subitement dans ses veines. Ce qu'elle voyait n'avait pourtant rien de fort extraordinaire : son mari était paisiblement assis sur un canapé à côté de la duchesse, et ils causaient à demi-voix en souriant. Leur dialogue ne semblait même pas très-animé; il y avait des pauses et des silences ; par intervalles, la duchesse arrachait des brins de violette qui s'étaient fanés sur son sein pendant la soirée et les mangeait : seulement, de temps en temps, elle en jetait quelques-uns à M. de Rias, qui paraissait y trouver également beaucoup de saveur. - Passant alors à quelque chose de plus substantiel, la duchesse prit dans une assiette du Japon une tranche de ses chers ananas et la mit sous ses dents blanches; mais elle n'en mangea que la moitié, et, après une minute d'hésitation pendant laquelle M. de Rias murmurait quelques mots probablement fort éloquents, elle lui en abandonna l'autre moitié.

Madame de Rias, en voyant la progression inquiétante que suivait ce poétique repas, jugea inutile d'en attendre le troisième service. Elle entra dans la serre avec bruit.

- Ah! vous êtes là, dit-elle. Eh bien, venez-vous?

- Comment, déjà? dit en riant Lionel, qui s'était levé avec empressement ; mais il est à peine trois heures, ma chère;... vous m'étonnez !

Elle reçut ou plutôt subit le baiser d'adieu de la duchesse, et ils partirent.

A peine en voiture, madame de Rias s'endormit profondément dans un coin, et Lionel se sentit agréablement soulagé des appréhensions que sa conscience troublée lui suggérait.

Arrivé à l'hôtel, il allait se séparer de sa femme après l'avoir conduite jusqu'au boudoir qui précédait sa chambre, quand elle lui saisit les deux mains avec une sorte de violence, le regarda dans les yeux et dit d'une voix brisée :

- J'ai tant de chagrin!...

Puis elle se jeta sur un fauteuil et se mit à sangloter amèrement en mordant la dentelle de son mouchoir. Cette explosion de douleur avait été si soudaine, que M. de Rias en demeura d'abord interdit. Redevenu bientôt maître de ses esprits, il s'approcha de sa femme et, s'asseyant à ses pieds sur un tabouret :

- Voyons! Marie, dit-il avec une grâce affectueuse, qu'y a-t-il, ma chérie?

Et, comme elle ne répondait que par de nouveaux transports de désespoir :

- Oh! mon Dieu ! poursuivit-il, je sais ce que c'est : vous m'avez vu manger les violettes de la duchesse... C'est cela, n'est-ce pas?

Elle essaya de parler à travers ses sanglots :

- Et l'ananas ! dit-elle.

L'accent pathétique avec lequel elle prononça ce mot fit sourire M. de Rias :

- Et l'ananas aussi? dit-il; alors, c'est complet !

- C'est mon malheur qui est complet, dit tristement la jeune femme.

- Quant à cela, vous ne le pensez pas, ma chère mignonne, reprit Lionel . vous êtes trop sensée pour interpréter si sérieusement de pareils enfantillages... Vous savez bien qu'ils ne tirent pas à conséquence... surtout avec une personne comme votre cousine, qui est un pur esprit, et qui s'en tient au langage des fleurs.

- Et des fruits! dit madame de Rias, qui se remettait tout doucement.

- Et des fruits, si vous voulez... Ce n'est pas que je prétende l'excuser, notez bien. Ces sortes de coquetteries sont assurément fort inconvenantes... Elle a eu grand tort de se les permettre et moi de m'y prêter... Mais enfin, ma chère enfant, quelle est la moralité de cette histoire?

- Franchement, je ne la vois pas, dit madame de Rias.

- Eh bien, ma chère, permettez-moi de vous la faire voir, dit Lionel en se levant pour déployer plus à l'aise son éloquence. Vous aimez beaucoup le monde : votre vie, la mienne par suite, n'est qu'un bal perpétuel. Vous dansez à Paris l'hiver, l'été aux eaux, l'automne à la campagne... Vous n'y voyez pas de mal, et cela vous fait honneur; mais veuillez en croire mon expérience : si on n'allait dans le monde que pour y danser, passé vingt-deux ans personne n'irait, il n'y aurait que des bals de collégiens et de pensionnaires, les salons se fermeraient; le monde a malheureusement un autre genre d'attrait : le monde est en réalité un commerce de galanterie, et c'est là sa vraie raison d'être. La danse même n'y est le plus souvent qu'un prétexte et une occasion. Ce que les hommes y cherchent toujours et les femmes volontiers, c'est ce qu'on appelle un intérêt de cœur, bien que le cœur joue généralement un rôle très-effacé dans ces choses-là... Il arrive même qu'on l'y rencontre, cet intérêt, sans le chercher... parce que cela est dans l'air, parce que cela est fatal, parce qu'il est impossible d'imaginer qu'un homme qui ne danse pas, qui ne joue pas et qui n'est pas un imbécile, passe chaque soir trois ou quatre heures d'horloge dans un salon sans éprouver les tentations malsaines de l'ennui... C'est ainsi que, sans cesser de vous aimer parfaitement et uniquement, je me trouverais quelque jour une sorte d'infidèle sans le vouloir... Quant à vous, ma chère, vous êtes encore tout entière aux ivresses innocentes de la toilette, du mouvement, de la sauterie; mais un moment viendra où ces plaisirs vous paraîtront fades à vous-même, s'ils ne sont relevés par quelques distractions de plus haut goût... Bref, voulez-vous savoir quel avenir le monde promet à notre ménage, si nous continuons de l'y traîner avec cet acharnement ? Je vais vous le dire en deux mots : je vous tromperai, vous pleurerez... et vous me pardonnerez. Vous me tromperez; je ne pleurerai pas, et je ne vous pardonnerai pas!

- Je n'irai plus, murmura la jeune femme en essuyant deux larmes qui lui étaient arrachées moins par la pensée de son sacrifice que par la sécheresse du langage de son mari.

- Je ne vous demande pas cela. Je vous demande seulement de suivre le monde avec un peu plus de modération et de permettre que, dans ma juste défiance de moi-même, je vous y laisse aller le plus souvent avec votre mère.

- Je n'irai plus ! répéta madame de Rias d'un ton d'accablement.

- Vous y penserez, ma chère... Tout ce que vous ferez sera bien fait... Bonsoir... Pardonnez-moi, ou plutôt plaignez-moi, car vous savez que j'exècre l'ananas... Il lui baisa les cheveux et se retira.

Il se retira, il faut l'avouer, assez content de lui-même. Par une savante manœuvre. il s'était fait de son tort un grief, et non-seulement il s'était dégagé sans dommage d'une situation difficile, mais il en sortait avec avantage. D'une part, il avait reconquis sous les prétextes les plus honorables l'entière liberté de ses soirées, il se flattait d'autre part qu'à force de rétrécir de plus en plus la sphère d'action de madame de Rias, il la réduirait enfin à n'être plus dans sa maison qu'un point fixe. -type achevé et sublime de la pure femme d'intérieur.

VIII

Le lendemain, madame de Rias revêtit une toilette d'une simplicité sévère, et resta chez elle tout le jour. Elle fit des gammes sur son piano , et entreprit un ouvrage de broderie. - Elle reçut dans l'après-midi la visite de la duchesse Sabine d'Estrény, qui arriva plus languissante que jamais, ce qui n'était pas surprenant, si elle n'avait rien mangé depuis la veille. Les deux cousines s'embrassèrent comme de coutume; après quoi, madame de Rias reprit son travail avec une application extraordinaire. La duchesse attachait sur elle des regards inquiets. La conversation se traîna quelque temps dans les lieux communs, puis elle tomba tout à fait, et le silence ne fut plus interrompu que par le pétillement du feu et par les soupirs de la duchesse.

- Est-ce que tu es malade? dit sèchement madame de Rias sans lever les yeux de sa broderie.

- Pourquoi me demandes-tu cela?

- Tu ne fais que soupirer.

- Oui..., je suis un peu souffrante... et puis j'ai envie de pleurer...

- Pourquoi as-tu envie de pleurer ?

- Que veux-tu!... Toujours la même chose !

- Quelle choses

- Je suis si malheureuse avec mon mari !

- Et tu as espéré être plus heureuse avec le mien? dit madame de Rias dressant brusquement la tête et regardant la duchesse en face.

Madame d'Estrény , après quelques secondes de muette confusion, se laissa glisser aux pieds de sa cousine, et, pâmée dans l'ampleur de ses jupes, elle fondit en larmes :

- Que dois-tu penser de moi? murmura-t-elle.

- Je pense que tu n'es pas une bonne amie... Voilà ce que je pense.

- Je l'assure que si, je t'assure... C'est un moment de folie!... j'ai été jalouse de toi, de ton bonheur, c'est vrai... ; mais j'ai été si punie, si humiliée... j'ai si bien vu qu'il ne m'aimait pas, ton mari !

- Ce n'est pas à moi de t'en consoler, je suppose ?

- Il n'aime que toi, va, sois tranquille.

- Ce n'est pas ta faute, franchement... Voyons, relève-toi, Sabine... Je t'ai dit ce que j'avais sur le cœur..., n'en parlons plus.

- Je t'ai fait beaucoup de peine , Marie? dit la duchesse, dont les larmes redoublèrent.

- Beaucoup, dît Marie, qui commença elle-même à s'attendrir.

- Ma pauvre chérie!

- J'avais tant de confiance en toi ! reprit madame de Rias d'une voix suffoquée.

- Mon Dieu! mon Dieu! dit la duchesse.

Et la fin de cette scène se perdit dans un bruit confus de pleurs et de baisers.

Quand M. de Rias rentra vers le soir, il trouva sa femme piquant sa broderie avec acharnement :

- Ciel ! ma chère enfant! s'écria-t-il, en croirai-je mes yeux?... qu'est-ce que vous faites là ?

- Je brode un col pour ma mère.

- Ah ! c'est un col... pour votre mère?... eh bien, c'est très-joli,... vous faites très-bien ces choses-là... Je ne vous connaissais pas ce talent...; mais, voyons, c'est très-avancé déjà... Vous avez donc travaillé toute la journée?

- Toute la journée.

- Comment!... pas sortie du tout?

- Non.

- Pas allée au Petit-Saint-Thomas?

- Non.

- Pas allée aux Trois-Quartiers... ni au Louvre?

- Non.

- Pas chez Guerre, non plus?

- Non.

- Mais c'est la fin du monde alors ! dit M . de Rias en payant sa jeune femme d'un baiser qui lui parut délicieux. Mais il ne faut pas non plus vous cloîtrer , ma chère petite...; il faut au moins prendre un peu l'air dans la journée... Ainsi vous êtes restée toute seule comme cela depuis ce matin?

- La duchesse est venue, dit madame de Rias d'un ton de négligence.

- Ah ! vraiment , la duchesse est venue!... ah! vraiment... Eh bien, comment... comment vous êtes-vous quittées?

- Très-bien..., comme à l'ordinaire.

- Sage petite femme! dit Lionel en l'embrassant de nouveau.

- Nous avons un peu pleuré toutes deux, voilà tout.

- Oh ! ça... ça devait être !

A dater de ce jour, madame de Rias, sans s'astreindre quotidiennement à une réclusion aussi rigoureuse , continua de montrer une louable résolution de modifier son genre de vie. Elle ne sortit plus le soir; ce fut à peine si elle parut en robe montante dans quelques modestes réunions de famille. A ceux qui s'étonnaient de ne plus la voir dans le monde :

-Que voulez-vous! disait madame Fitz-Gérald en levant les yeux au ciel , ma fille se plaît beaucoup chez elle : c'est tout simple : mon gendre est si aimable !... et puis si instruit ! c'est un homme plein de ressources !

Si plein de ressources que fût M. de Rias, il lui était difficile de remplir les immenses loisirs qu'il avait faits à sa femme. Ses occupations et ses distractions particulières ne lui permettaient d'apparaître chez elle qu'à de rares intervalles dans la journée : le soir, il lui tenait compagnie après le dîner pendant quelques instants, se faisait jouer une valse ou deux et s'en allait travailler ou se promener dans Paris. Il la conduisait quelquefois au spectacle; mais le plus souvent il l'abandonnait à ses seules ressources, s'imaginant apparemment qu'elle en avait autant que lui. - La vérité est que leur intimité, n'étant soutenue par aucun intérêt d'esprit qui leur fût commun, était pénible. La conversation entre eux languissait dans une stérilité embarrassante. Avec une intelligence naturelle très-vive et très-ouverte, madame de Rias avait sur toutes choses l'ignorance remarquable des jeunes Françaises : en matière d'art, de littérature, d'histoire, de politique, elle ne possédait que les notions légères et confuses dont une Parisienne s'imprègne au jour le jour. Il arrive qu'à la longue ces notions finissent par se classer et se consolider dans la tête d'une femme intelligente, et lui composent bon gré mal gré un fonds raisonnable d'instruction et d'entretien; mais, chez madame de Rias, elles n'étaient encore qu'à l'état de vapeur, et son ignorance étourdie, qui avait beaucoup diverti son mari au début de leur mariage et de leur amour, ne le divertissait plus autant. Elle le vit rentrer un jour fort soucieux :

- Ma chère enfant, lui dit-il brusquement, vous voulez donc me rendre ridicule ?

- Comment cela, mon ami?

- Vous allez conter à tout le monde que j'écris une histoire de la diplomatie française... au VIIIème siècle!

- Mais je croyais,... vous me l'aviez dit...

- Je ne vous ai jamais dit une absurdité pareille... Quelle diplomatie française voulez-vous qu'il y eût au VIIIème siècle?... avant Charlemagne ! c'est insensé. - Quand on confond le VIIIème siècle avec le XVIIIème..., on parle de chiffons, on ne parle pas d'histoire !

- Je vous demande pardon, mon ami, dit la jeune femme terrifiée ; mais enfin le ridicule , si ridicule il y a, est pour moi.

- Il est pour nous deux, ma chère. Le boudoir de madame de Rias fut plus d'une fois le théâtre de petites scènes de ce genre. Les symptômes d'ennui qu'elle ne pouvait toujours réprimer, les bâillements, les langueurs, les larmes furtives, irritaient son mari.

- C'est une chose inouïe, disait-il, que les femmes ne puissent pas se plaire dans leur intérieur..., il faut absolument qu'elles soient dehors... Eh! mon Dieu, comment faisaient donc les honnêtes femmes autrefois, quand ce qu'on appelle le monde n'existait pas?... A Rome, par exemple,... une honnête femme ne passait pas ses journées à courir les magasins et ses nuits à danser; elle élevait ses enfants et filait tranquillement..., et elle était heureuse!... Je ne vous en demande pas tant; mais vous avez mille moyens de vous occuper... Vous avez vos enfants, votre ménage, vos fleurs, votre aiguille, votre piano..., des livres tant qu'il vous plaît... Vous avez vos devoirs religieux!... et avec tout cela vous vous ennuyez mortellement..., c'est fâcheux !

Quand il rentrait le soir, il la trouvait souvent endormie sur sa broderie ou sur quelque numéro de revue :quelquefois, il la surprenait dans un tête-à-tête confidentiel avec sa mère, et il voyait qu'elles avaient pleuré. Sa fierté en souffrait, peut-être aussi sa bonté.

- Ma chère enfant, lui dit-il un jour, je n'aime pas beaucoup les airs de victime que vous affectez, et que madame votre mère paraît encourager... Je ne suis pas un geôlier... Si vous restez chez vous tous les soirs à vous lamenter, c'est que vous le voulez bien. Vous savez parfaitement que je vous ai autorisée à aller dans le monde avec votre mère, quand cela vous conviendrait... Allez-y donc!... J'irai vous prendre de temps en temps en sortant du cercle. La jeune femme, qui se sentait au bout de son héroïsme, et sur qui les arguments empruntés à l'histoire romaine avaient fait d'ailleurs une faible impression, profita volontiers de la permission, et ne tarda pas à sortir de sa robe montante, comme un papillon de sa chrysalide. Elle rentra triomphalement dans le monde comme dans son élément naturel, et s'y plongea de plus en plus avec l'ardeur innocente mais irréfléchie de son âge.

IX

Pour rendre justice à chacun, il faut dire que M. de Rias était alors beaucoup plus malheureux que sa femme. Pendant qu'elle s'étourdissait bruyamment de sa jeunesse, de sa beauté et de ses succès, son mari méditait fort tristement sur les ruines de ses dernières illusions, et voyait avec une profonde amertume son ménage prendre la plus misérable et la plus vulgaire tournure.

Un soir de janvier, après avoir promené quelque temps sur le boulevard ses sombres pensées, il entra machinalement dans un théâtre voisin où la foule se portait à cette époque avec une curiosité empressée. On y fêtait les débuts éclatants d'une jeune actrice nommée Jeanne Sylva, qui était arrivée récemment de Russie avec une réputation méritée de beauté et de talent. Mademoiselle Jeanne Sylva, quand elle avait quitté, quelques années auparavant, Paris pour Saint-Pétersbourg, était une soubrette de troisième ordre : partie à l'état de simple nébuleuse, elle revenait avec le rang d'une étoile de première grandeur, et le public parisien confirmait chaque soir par ses applaudissements la légitimité de cette rapide promotion. Lionel, qui n'avait pas encore vu mademoiselle Sylva, mais qui en avait beaucoup entendu parler à son cercle, fut fort étonné de reconnaître en elle une figurante obscure qu'il avait autrefois rencontrée dans quelque coulisse, et qu'il n'avait pas remarquée autrement. Il admira, comme tout le monde, sa brillante métamorphose, et crut devoir aller lui en faire compliment pendant un entr'acte. Nous avons quelquefois ouï-dire dans le monde que le prestige des comédiennes cessait dans les coulisses, où l'on peut voir de près tous les horribles artifices dont elles ont soin, comme Jézabel, de peindre et d'orner leur visage. Suivant nous, c'est une erreur, et, si le prestige des comédiennes cesse quelque part, ce qui est possible assurément, ce n'est pas dans les coulisses. C'est là au contraire qu'il se montre dans toute sa puissante et singulière fascination. Le blanc, le rouge, le noir, le bleu, dont elles se servent pour mettre leur beauté dans la perspective théâtrale, leur prêtent en dehors de la scène un éclat étrange et un peu surnaturel qui en fait des sortes de fantômes très-séduisants. Toute cette alchimie dont elles se parent a de plus l'avantage de sentir fort bon, et de répandre autour d'elles une atmosphère musquée qui a son ivresse. Nous ne conseillerons donc pas aux mères de famille d'envoyer leurs fils dans les coulisses pour les décourager des amours de théâtre : l'épreuve, nous le croyons, tournerait au rebours de leurs espérances.

Lionel trouva mademoiselle Sylva enveloppée de cette lumière d'apothéose que jettent derrière la scène les feux éblouissants du gaz; elle était debout, et recevait avec des grâces et des sourires de reine les hommages d'un cercle de fanatiques en cravate blanche. M. de Rias attendait que la foule s'éclaircît pour s'approcher à son tour, quand il vit le regard de la jeune actrice s'attacher tout à coup sur lui, et ses traits s'empreindre subitement d'un sérieux extraordinaire . Elle demeura un moment muette et immobile; puis, fendant le groupe qui l'entourait, elle vint poser le bout de son gant sur le bras de Lionel.

- Vous voilà donc! lui dit-elle.

- Vous me faites l'honneur de me reconnaître, mademoiselle? dit Lionel dominant une assez vive surprise.

- Naturellement! dit -elle en riant, comme si elle eut répondu à quelque pensée intime.

Puis, redevenant sérieuse et le regardant fixement avec ses grands yeux aux cils peints :

- Vous voilà! reprit-elle avec un long soupir ; eh bien, il faut avouer qu'il y a de bons moments dans la vie! Et, après une pause elle ajouta :

- Vous n'y comprenez rien, n'est-ce pas?

- Mon Dieu! mademoiselle, pardon,... mais ne commettez-vous pas quelque méprise?

- Oh ! non, monsieur de Rias, non, je vous assure ! reprit mademoiselle Sylva avec une inflexion de voix d'une douceur infinie ; mais dites-moi franchement, comment me trouvez-vous?

- Très-belle.

Elle eut un geste d'impatience.

- Oui, reprit-elle; mais ai-je du talent ?

- Beaucoup; vous m'avez extrêmement ému tout à l'heure... Vous êtes une grande artiste.

- Eh bien, dit-elle gaiement, je le répète : il y a de bons moments dans la vie l Au revoir, monsieur.

- Mais enfin, mademoiselle, dit Lionel, vous ne pouvez pas me quitter comme cela... Il y a entre nous un mystère, une énigme... je ne sais pas quoi... Est-ce que je ne peux pas en connaître le mot?

- Est-ce bien utile? dit mademoiselle Sylva en penchant de côté sa jolie tête.

- Cela me sera fort agréable.

- Je ne sais pas... Vous êtes marié, à ce qu'il paraît?

M. de Rias s'inclina légèrement avec gravité.

-Au surplus, dit-elle, vous êtes marié..., je suis une vieille femme (elle avait vingt-huit ans), nous pouvons donc traiter cette histoire de jeunesse comme un pur enfantillage, et en réalité ce n'est pas autre chose. Ainsi mettez-vous là. Elle le fit asseoir près d'elle dans un coin retiré, sur un banc de jardin.

- Monsieur de Rias, reprit-elle alors, vous souvenez-vous d'avoir rencontré quelquefois dans ces mêmes coulisses, il y a cinq ans, une humble fillette qui s'appelait alors Jeanne tout court?

- Je m'en souviens parfaitement.

- Imparfaitement serait plus vrai, je crois; mais n'importe... Je n'avais alors ni figure ni talent ; mais j'avais un cœur très-tendre, très-ardent et très-ambitieux... Vous veniez souvent ici pour flirteravec mes grandes camarades, et vous me paraissiez un homme..., comment dire cela?... non pas très-beau, mais très-bien..., supérieurement distingué... J'ai un pied de blanc sur les joues. Dieu merci!... Je ne me permettais pas de vous aimer, grand Dieu ! mais je me permettais de vous admirer:... je n'étais rien; cependant il me semblait que, si vous m'adressiez un mot de bonté et de sympathie, cela me donnerait un courage de lionne, et que je deviendrais quelque chose. J'essayai un soir d'attirer votre attention, et, comme vous passiez près de moi pour porter vos hommages à ma plus grande camarade. - que je détestais cordialement, par parenthèse... pauvre bonne femme, je lui par donne à présent!... je laissai tomber à vos pieds une fleur de mon bouquet..., un brin de lilas blanc, je me rappelle..., histoire d'engager la conversation, vous comprenez... Vous mîtes tranquillement votre botte sur mon lilas... et, remarquant mon pitoyable petit visage, vous crûtes m'avoir heurtée; vous me dites : « Pardon, ma chère petite !... » et vous passâtes, allant à vos amours... Moi, je vins me cacher dans ce même coin où nous voilà, et j'y pleurai toutes mes larmes...

Comme mademoiselle Sylva en était à ce point de son récit, un régisseur vint respectueusement l'avertir qu'elle allait manquer son entrée.

- Ah ! mon Dieu ! dit-elle en se levant brusquement, j'oubliais...

Elle brassa ses jupes d'une main hâtive, repoussa sa traîne d'un coup de talon, composa son visage, et, respirant l'air comme un pur-sang qui va courir, elle se précipita sur le théâtre. - C'était une fin d'acte; elle y jouait une scène très-courte, mais très-dramatique. Lionel entendit vaguement sa voix musicale résonner au milieu d'un tel silence qu'on eût cru la salle vide; puis un cri navrant auquel répondirent des acclamations prolongées et des rappels frénétiques. Après avoir reparu à deux ou trois reprises devant ce public exalté, la jeune artiste, chancelante et haletante, les lèvres ouvertes, les yeux en feu, saisit les deux mains que lui tendait Lionel.

- C'est pourtant à vous que je dois cela! dit-elle.

Puis, se laissant retomber près de lui sur le banc :

- Je ne sais plus trop où nous en étions..., reprit-elle; d'ailleurs, il faut que j'abrège, - car je change de robe dans l'entr'acte... - Donc, en deux mots, dans mon dépit et dans ma douleur, je partis pour la Russie, me jurant d'y laisser ma petite personne ensevelie sous les neiges, ou d'en revenir avec du talent... Et voyez comme c'est singulier, et comme ces rêves i d'enfant sont tenaces. J'ai eu de grandes joies là-bas, j'en ai eu également ici depuis mon retour..., car on est parfait pour moi... Eh bien, je n'ai été réellement heureuse que quand je vous ai vu arriver là tout à l'heure... Alors, oui, j'ai été contente..., c'était complet! Maintenant, je me sauve! Elle se leva et lui tendit la main :

- Vous reverrai-je?

- Je ne sais vraiment pas, dit Lionel. Nous venons de passer tous deux une heure enchantée. Ne pensez-vous pas que tout ce qui serait de la vie réelle romprait le charme?

- C'est possible, dit-elle très-doucement, comme vous voudrez !

Et elle disparut dans un couloir.

M. de Rias sortit du théâtre et prit le chemin de son hôtel, en proie à une violente agitation d'esprit. Il était loin d'être insensible aux séductions de l'aventure qui paraissait assez clairement s'offrir à lui. Ses espérances de bonheur légitime et domestique n'étaient plus que d'amers souvenirs. Comment n'accepterait-il pas cette agréable diversion qui venait l'arracher à son foyer désert et découragé? Et cependant il hésitait. Il comprenait que cette défaillance morale pouvait être décisive dans sa vie. Céder à cette tentation, c'était mettre lui-même la main à-son naufrage, et le rendre irrémédiable; car enfin ce qu'il avait espéré du mariage, ce n'était pas le bonheur seulement, c'était aussi le respect de lui-même, la bienséance de sa vie, la dignité de son âge mûr. Parce que le bonheur lui manquait, allait-il donc abandonner tout le reste à la dérive? Allait-il laisser les passions de la jeunesse reprendre tardivement sur lui leur empire, pour se transformer peu à peu en désordres de mari libertin et en vices de vieillard?

Sa femme était sortie ce soir-là, comme à peu près toujours ; elle était allée au bal avec sa mère : il ne pouvait donc chercher auprès d'elle ses inspirations; mais il pensa à ses enfants qu'il aimait et à qui l'honneur de sa vie n'importait pas moins qu'à lui-même : ce fut à leur berceau qu'il résolut de demander conseil.

Il avait coutume, quand madame de Rias n'était pas chez elle, de passer dans sa chambre pour gagner celle de ses enfants. Il traversa donc l'appartement de sa femme; à sa vive surprise, il vit qu'elle était rentrée, et probablement depuis longtemps déjà, car elle était couchée et elle dormait. Elle dormait, un bras replié sous sa tête. L'image pâle et ardente de la comédienne, qui avait suivi Lionel jusque-là, disparut tout à coup devant cette tête charmante, - pure et calme comme une fleur. Il s'arrêta et la regarda : son cœur s'attendrit, et il y sentit rentrer à flots l'amour et la confiance. - Non, tout n'était pas perdu! Sur ce front chaste, dans ce sein que soulevait à peine un souffle d'enfant, c'était l'honnêteté et la vérité mêmes qui respiraient... Pourquoi donc désespérer? Qu'y avait-il entre eux? Rien..., Quelques nuages, quelques malentendus qu'une parole, une minute d'affection, un élan du cœur dissiperait à jamais... S'il essayait? S'il lui disait : « Écoutez-moi, ma chérie, je vous aime et vous m'aimez..., nous sommes d'honnêtes gens tous deux..., nous avons le bonheur entre les mains, - et cependant il nous échappe, hélas!... pourquoi? Cherchons ensemble, voulez-vous »

Il s'approchait quand elle s'éveilla soudain : son regard, vaguement étonné d'abord en rencontrant les yeux de son mari, prit presque aussitôt une expression d'inquiétude et même d'alarme; ses sourcils se plissèrent légèrement, et elle se rejeta un peu en arrière dans une attitude de timide défense.

M. de Rias devint subitement fort pâle : une froideur rigide glaça ses traits, et, souriant amèrement :

- Oh! ne craignez rien, dit-il, j'allais chez mes enfants. Je ne vous savais pas rentrée; c'est un miracle en effet que vous le soyez à cette heure-ci!... et permettez-moi de vous dire, puisque l'occasion s'en présente, que vous vous dissipez beaucoup : vous n'êtes plus chez vous ni le jour ni la nuit... C'est un peu trop.

- Si vous y étiez vous-même plus souvent, dit la jeune femme, vous sauriez que mes enfants m'occupent tous les jours jusqu'à, trois heures, et que je ne sors jamais le soir avant de les avoir couchés. Mes devoirs remplis, je me distrais comme je peux... Je vais dans le monde où vont toutes les femmes de ma condition... Vous y faites le mal ; moi, non... Vous ne voulez pas m'y accompagner; vous ne voulez pas que j'y aille seule ; vous ne voulez plus, à ce qu'il paraît, que j'y aille avec ma mère... Que voulez-vous donc?... Que je sois un meuble dans votre maison..., un meuble qui ne sente rien, qui ne pense à rien, qui n'agisse pas..., qui soit là toujours immobile et inerte à attendre votre très-rare présence et votre bon plaisir?... Si c'est là ce que vous voulez, dites-le!

- Je ne veux rien, dit Lionel d'un ton de froid dédain... Adieu, Marie.

Et il sortit de la chambre. Il y avait eu dans son adieu un accent si sérieux et si profond, que la jeune femme en comprit soudain la signification suprême. - Ils étaient séparés. - Elle eut un geste de désespoir : elle se souleva à demi; elle était près de s'élancer, de rappeler d'un cri celui qui s'éloignait, celui qu'elle avait tant aimé, et qu'elle aimait encore pardessus tout... Puis, saisie d'une sorte de convulsion de douleur, elle plongea sa tête dans ses oreillers et y étouffa ses sanglots.

X

Deux ans s'étaient passés. - Dès le commencement de juillet, madame de Rias était installée à Deauville pour la saison avec sa mère et ses enfants. Elle habitait la villa des Rosiers, dont le jardin s'ouvre sur la terrasse entre le casino et les dunes. Elle avait autour d'elle bon nombre de ses amies de Paris, et en particulier mesdames de Chelles et d'Estrény : madame de Chelles, avec qui elle avait renoué ses anciennes relations assez malheureusement, était à Villers, - la duchesse à Houlgate. Les trois cousines voisinaient entre elles fort activement, et formaient Ce noyau d'une coterie élégante qui ne se piquait pas de mélancolie. Quelques-uns de leurs valseurs de l'hiver étaient par hasard répandus sur la côte, et contribuaient, comme on dit, à animer le paysage. Ils étaient chargés d'inventer et de mettre en scène chaque jour quelque divertissement nouveau sur la terre ou sur l'onde : promenades en mer, parties de pêche, cavalcades à travers les campagnes, dîners sur l'herbe et retours au clair de lune. Parfois le soir cette bande brillante envahissait triomphalement quelqu'un des casinos de la plage; mais le plus souvent on dansait entre soi, ou l'on jouait la comédie tantôt dans le salon d'une de ces dames, tantôt dans les bosquets de tamaris pavoises de lanternes vénitiennes. Une vive pointe de galanterie se mêlant à tout cela, c'était en somme un genre de vie fort gai pour tout le monde, excepté pour madame Fitz-Gérald, qui en suivait le mouvement avec quelque fatigue, et pour M. de Rias, qui ne le suivait pas du tout.

Il était demeuré, quant à lui, en villégiature à Paris, selon sa coutume, et ne faisait à la villa des Rosiers que de rares et courtes apparitions consacrées à l'édification du public et des domestiques. Il n'y avait jamais entre sa femme et lui l'ombre d'une scène ou d'une explication ; mais ce que pouvait être alors leur intimité, on le devine : c'était ce misérable état d'hostilité sourde et permanente qui est celui de tant de ménages, où l'un ne peut dire un mot sans être contredit par l'autre, où chaque parole est une allusion perfide, un reproche amer, une rancune.

Madame de Rias voyait avec plaisir disparaître à l'horizon la physionomie sombre et ironique de son mari. En revanche, madame Fitz-Gérald épuisait toutes ses grâces, vainement il est vrai, pour retenir auprès d'elle un gendre qui n'avait pas assurément réalisé toutes ses espérances, mais pour lequel elle conservait un certain faible, et dont elle ne prenait pas d'ailleurs les fredaines galantes trop au tragique.

- Ce qui m'étonne de mon gendre, disait-elle confidentiellement à la marquise de La Veyle, qui était elle-même en déplacement à Trouville, ce qui m'étonne de mon gendre, c'est son attitude avec ma fille ! Mon Dieu ! qu'il trompe ma fille,... qu'il coure les demoiselles,... (à propos il paraît que c'est fini avec cette Sylva,... nous rentrons dans le corps de ballet tout bonnement!...) eh bien donc! qu'il trompe ma fille,... qu'il coure les demoiselles, c'est ce qui se voit tous les jours ; mais ce qui ne se voit pas tous les jours, c'est qu'avec cela il soit mal pour ma fille!... Il est charmant pour moi, tout à fait charmant,... car c'est un monsieur excessivement agréable quand il veut...

- Je crois bien... l'animal ! murmura la vieille marquise.

- Eh bien ! pour ma fille, il est de la plus extrême maussaderie. Non content de la trahir jour et nuit, il la boude!... Vous m'avouerez que de la part d'un homme aussi spirituel que mon gendre c'est une chose incompréhensible!... Qu'est-ce qu'il veut? veut-il pousser ma fille à bout? Qu'il la trompe tant qu'il lui plaira, mais au moins qu'il soit aimable pour elle... C'est élémentaire ! Autrement ma pauvre fille finira par perdre la tête,... car enfin elle est fort entourée, cette jeune femme... Certainement j'ai la plus entière confiance dans ses principes ; mais, après tout, elle n'est pas de pierre!... J'aime beaucoup mon gendre, - malgré ses torts incontestables, et je serais désolée qu'il lui arrivât quelque chose de fâcheux ; mais véritablement il est trop léger,... il est trop léger!

- Il est fou ! dit la marquise. Je vous dis qu'il est fou... Qu'on ne m'en parle plus !

Les alarmes que l'instinct de la femme et de la mère éveillait chez madame Fitz-Gérald étaient malheureusement justifiées. Madame de Rias en était venue à cette heure fatale que l'expérience de son mari lui avait autrefois prédite. Elle s'était blasée peu à peu sur les joies bruyantes qui avaient enivré sa première jeunesse. L'agitation mondaine, la toilette, la danse, la fête perpétuelle de sa vie, ne lui suffisaient plus. Son imagination et son cœur la sollicitaient en même temps d'ajouter à ce fonds banal quelque intérêt plus nouveau, plus vif et plus sérieux. On peut croire qu'il ne manquait pas de gens autour d'elle tout prêts à seconder de telles dispositions. Il n'est pas rare que les excitations et les luttes de la vanité se joignent aux mouvements de la passion pour déterminer les préférences d'une femme. Dans les groupes mondains réunis par des relations particulières de convenance et de plaisir, il se trouve assez habituellement quelque personnage principal qui a le privilège de provoquer la concurrence des coquetteries féminines, et dont la conquête n'est pas seulement une satisfaction du cœur, mais en même temps un triomphe de l'orgueil. Ce rôle agréable était rempli dans l'entourage de madame de Rias par le vicomte Roger de Pontis, qui était le parent du duc d'Estrény. - C'était une manière de mauvais sujet sympathique. Après avoir mangé sa fortune dans les coulisses et sur le turf, Il s'était engagé à vingt-cinq ans dans un régiment de hussards. Il s'y était fort vaillamment comporté, et y avait gagné rapidement le grade de lieutenant. Puis, à la suite d'un héritage inespéré, il était rentré dans la vie civile. Ses folies, son courage, ses aventures de guerre et d'amour le recommandaient puissamment à l'intérêt des dames; elles l'aimaient pour ses qualités, plus encore peut-être pour ses vices. Il avait au reste le mérite de se dépenser pour elles sans mesure et sous toutes les formes. II faisait douze lieues à cheval dans la nuit pour aller leur acheter un écheveau de soie qu'il dévidait ensuite à leurs pieds. Il leur chantait des romances, il leur donnait des leçons d'équitation, il menait le cotillon, il organisait les charades, les parties de campagne, les lunch, les feux d'artifice, et toutes les fantaisies dont elles pouvaient s'aviser. Il était propre à tout et prêt à tout pour leur plaire, leste et gai comme un page, souple et ardent comme un tigre.

Sous ces apparences d'aimable fou, Roger, vicomte de Pontis, était un homme et surtout un amoureux très-fin , très-expérimenté et très-dangereux. Fort épris de madame de Rias, il l'avait jugée tout de suite avec une grande sûreté de coup d'œil ; il avait parfaitement compris qu'une place aussi neuve et aussi forte ne pouvait s'emporter par un coup de main de hussard. Il avait donc procédé par de savantes manœuvres. Il l'avait d'abord étonnée en s'occupant très-peu d'elle, tandis qu'il dirigeait de vives attaques contre ses deux cousines. Madame de Rias, qui était et qui savait être la fleur du troupeau, en conçut un peu de dépit, et affecta bientôt de lui rendre mépris pour mépris. C'était un premier succès pour lequel M. de Pontis se marqua un bon point. - Il s'expliqua : sa froideur était du respect; on ne faisait point la cour à une femme comme elle. Pourquoi? Parce qu'on la sentait trop au-dessus de ces galanteries vulgaires,... et puis, fallait-il tout dire? Elle lui faisait peur! C'était étrange; mais c'était ainsi. Une femme comme elle ne pouvait inspirer qu'un attachement sérieux et durable, une grande passion, et M. de Pontis avait toujours redouté de s'engager dans une passion de ce genre, précisément parce qu'il savait quel terrible empire elle prendrait sur sa vie. Il avait tort peut-être, car un tel sentiment serait, sans aucun doute, le terme de cette vie folle dont il commençait à rougir, ce serait sa réhabilitation et son salut;... mais enfin il avait peur!

Sur ce texte, il y avait de fort jolies choses à dire, et il les dit.

L'idée de se perdre pour sauver ce hussard parut d'abord singulière à madame de Rias. Elle fut cependant flattée d'avoir été choisie entre toutes pour opérer un miracle si remarquable, et, tout en se défendant très-convenablement d'en être digne et capable, elle permit pourtant insensiblement à son jeune cœur de caresser cette séduisante chimère. Bref, cette intrigue, habilement poursuivie, semblait approcher des plus graves péripéties, quand l'apparition d'un nouveau personnage vint jeter momentanément quelque trouble dans le jeu du vicomte.

Vers la fin de juillet, madame de Lorris, dont le mari avait repris la mer quelques mois auparavant, rejoignit la marquise de La Veyle à Trouville. Elle était accompagnée de son frère Henri de Kévern, dont le nom a déjà été prononcé dans ces pages, mais que nous présentons pour la première fois au lecteur. M. de Kévern était un homme dont l'extérieur froid et un peu sévère cachait une âme profondément aimante. Il portait encore au fond du cœur le deuil d'une jeune femme, - charmante et parfaite, il est vrai, - qu'il avait perdue une dizaine d'années auparavant. Son désespoir sous le premier coup de ce malheur, avait été tel que sa sœur avait craint quelque résolution sinistre; puis il s'était jeté dans des voyages lointains dont l'intérêt et les périls avaient apporté quelque distraction à sa douleur, mais sans jamais l'en consoler. Il avait gardé à travers tout un fonds de mélancolie sauvage qui l'éloignait du monde. Quand il rentrait en France, il vivait le plus souvent à la campagne, et ne voyait guère que sa sœur, dont l'affection passionnée s'ingéniait sans cesse à le tirer de son isolement. - Une fidélité conjugales si extraordinaire était passée à l'état de légende dans la haute société parisienne, où M. de Kévern était considéré par les femmes comme un héros, et par les hommes comme un poseur.

Dès le lendemain de son arrivée, madame de Lorris accourut chez madame de Rias, avec laquelle elle était toujours liée d'une étroite amitié, bien que sa jeune sagesse blâmât un train d'existence dont madame de Rias s'excusait sur son abandon et sur ses chagrins domestiques. - Après les premiers épanchements, et comme elles se contaient réciproquement leurs nouvelles :

- A propos, ma chère, dit madame de Rias, tu ne sais pas ce qui m'arrive? J'ai un amoureux.

- N'en n'as tu qu'un? dit madame de Lorris.

Madame de Rias rougit légèrement.

- Oh ! quant à cela, reprit-elle, c'est une variété qui pousse assez volontiers sur cette plage;... mais celui-ci est tout nouveau,... et puis il m'intrigue, parce que sa figure ne m'est pas inconnue, et je ne puis me rappeler où je l'ai vu,... c'est peut-être en rêve... Enfin il est fort ridicule, ce monsieur,... depuis trois jours il me suit partout, à pied et, à cheval... Il ne fait que passer et repasser devant ma grille. Hier j'étais à Trouville, et je l'ai vu le nez collé sur tous les magasins où j'entrais... Ce matin, il m'attendait à la sortie de l'église... Je t'assure qu'il m'ennuie.

- Quel homme est-ce?

- C'est un homme très-bien mis,... l'air très comme il faut,... mais un peu égaré, je ne sais quoi... Enfin qu'est-ce que tu me conseilles, s'il continue?

- Je te conseille de ne pas y faire attention... D'abord es-tu sûre que ce soit à toi qu'il s'adresse?

- Enfant ! dit madame de Rias en levant les épaules.

- Tiens! ajouta-t-elle presque aussitôt, regarde, le voilà !

Elles étaient assises à l'extrémité du salon, dans une sorte d'hémicycle vitré qui avait vue sur la terrasse, et dont quelques panneaux étaient ouverts. Madame de Lorris jeta un coup d'œil sur le mystérieux inconnu que madame de Rias lui désignait de la tête, et se mit à rire.

- C'est là ton amoureux? dit-elle. Eh bien! ma chère, je souhaite que tu n'en aies jamais de plus redoutable.

- Tu le connais ? dit vivement madame de Rias.

Sans répondre, madame de Lorris se pencha un peu au dehors, et agitant son mouchoir, elle appela à demi-voix :

- Henri!

- M. de Kévern ! s'écria madame de Rias.

- Lui-même, ma chère. Il est arrivé ici un peu avant moi; je complais te le présenter un de ces jours ; voilà l'occasion toute trouvée... Quant à son acharnement à te suivre et à te contempler... pauvre homme ! c'est bien innocent, va ; je vais t'expliquer le mystère d'un mot : tu ressembles à sa femme !

M. de Kévern cependant, répondant à l'appel de sa sœur avec plus de soumission que d'enthousiasme, avait ouvert tranquillement la grille du petit jardin qui entourait la villa, et montait à pas lents l'escalier extérieur du salon.

Les deux jeunes femmes s'étaient avancées sur le perron.

- Mon frère ! dit madame de Lorris ; ma cousine de Rias!

Madame de Rias, qui se souvenait à peine d'avoir entrevu autrefois M. de Kévern, mais qui connaissait à merveille son histoire, ne trouva pas en lui l'espèce de ténor sentimental et douloureux qu'elle avait imaginé. Petit, alerte et robuste, le teint hâlé, les cheveux noirs et grisonnants sur les tempes , il avait l'apparence d'un officier de chasseurs à pied en tenue civile. Le regard qu'il attachait sur elle avec une évidente curiosité était ferme et presque dur. Il s'assit quelques minutes. Il la questionna d'une voix un peu brusque sur ses enfants, sur ses goûts, sur ses plaisirs, reçut ses réponses d'un air froid et distrait, et s'en alla par où il était venu, la laissant médiocrement charmée de sa visite et de sa personne.

- Et tu dis que je ressemble à sa pauvre femme? demanda-t-elle à madame de Lorris dès qu'il se fut éloigné.

- Beaucoup. Il y a longtemps que j'en ai été frappée,... et j'étais sûre qu'il s'en apercevrait.

- Tu penses vraiment qu'il s'en est aperçu?

- Il me l'a dit.

- On croirait qu'il m'en veut de cette ressemblance,... ce n'est pourtant pas ma faute.

- Où prends-tu cela?... Il ne te plaît pas alors, mon frère?

- Comment veux-tu que ton frère ne me plaise pas!... Il est d'une nuance un peu sombre pour mon genre de beauté;... mais il est ton frère, n'est-ce pas? Donc je l'aime... veux-tu même que je l'adore? Dis-le !

- Non, pas ça; mais sois aimable pour lui, je t'en prie, je voudrais tant le sauver de lui-même... Il est si malheureux,... il est si bon,... je lui dois tant!... tu sais que c'est lui qui m'a élevée...

- Et qui a fait de toi la petite perle que tu es ! interrompit madame de Rias en embrassant cordialement sa cousine. Eh bien! sois tranquille, ma chérie,... nous l'égayerons, va, nous l'égayerons... ça n'a pas l'air très-facile; mais en s'appliquant!...

Madame de Lorris, toujours préoccupée d'arracher son frère à sa solitude, avait déployé sa plus tendre éloquence pour l'entraîner avec elle à Trouville. Elle comptait sur la facilité de relations et sur la familiarité d'habitudes qui caractérisent les stations de bains, pour le faire rentrer tout doucement dans le commerce de la vie. La ressemblance bizarre dont la nature avait doué sa cousine de Rias et l'attrait particulier que cette ressemblance pouvait offrir à son frère n'étaient certes pas entrés dans ses calculs; mais elle y vit une chance de succès dont elle s'empara sans aucun scrupule; car cette sage jeune femme était pourtant une femme, et sa passion fraternelle, qui était à peu près l'unique passion de son cœur, lui dissimula ce qu'il y avait d'un peu équivoque à utiliser, même au profit des plus honnêtes desseins, une circonstance si délicate. - Madame de Rias de son côté comprit à demi-mot le rôle qui lui était assigné par la diplomatie de madame de Lorris, et elle l'accepta avec une bonne grâce à laquelle se mêlait une forte dose de curiosité et peut-être de malice.

Cet innocent complot ne rencontra pas chez M. de Kévern toute la résistance que l'on pouvait craindre. Sa sœur, pendant les longues absences de son mari , était condamnée à une existence bien retirée et bien austère pour son âge ; il était son seul protecteur; il pouvait seul lui donner un peu de liberté et de distraction en l'accompagnant de temps en temps dans le monde. Il s'était souvent reproché de ne pas en trouver le courage. Peut-être le trouva-t-il à son insu dans l'espèce d'intérêt mélancolique que lui inspirait madame de Rias. Quoi qu'il en soit, il consentit à dîner chez elle le lendemain; elle le convia dans la soirée à la suivre le surlendemain avec sa sœur dans une partie de campagne, et il y consentit encore, si bien qu'elle n'hésita pas à croire que M. de Kévern était un homme surfait et au-dessous de sa réputation :
Son innocence enfin commence à lui peser !
dit-elle en riant à sa cousine de Chelles par un souvenir classique emprunté aux mardis du Théâtre-Français. Au retour de la fête champêtre, où M. de Kévern s'était montré d'une humeur encourageante, on dansa chez madame de Rias. Elle jugea plaisant d'affirmer sa puissance en faisant danser ce veuf inconsolable, et, courant à lui tout à coup, elle essaya de l'enlever pour une valse. M. de Kévern la refusa par un non fort sec appuyé d'un regard glacial. Peu habituée à ces sortes d'échecs, la jeune femme fit avec dépit une profonde révérence et alla cacher sa confusion dans les bras du vicomte Roger, qui ne demandait pas mieux. La valse terminée, elle alluma une cigarette, comme par bravade. - M. de Kévern s'approcha d'elle, et la saluant d'un sourire qui donnait à son grave visage un charme très-doux :

- Je vous demande pardon, lui dit-il; vous m'avez trouvé bien maussade tout à l'heure, n'est-ce pas?

- Oui.

- Voyons, madame, reprit- il avec bonté, entendons-nous bien tous deux. Par amitié pour ma sœur, et pour avoir le plaisir de vous rencontrer, je me suis décidé à reparaître dans le monde... Je tâche de ne pas y être un trouble-fête,... je ne viens pas y étaler mes chagrins personnels ; mais vous les connaissez : pourquoi ne les respectez-vous pas? Pourquoi voulez-vous me rendre ridicule? Ce n'est pas bien, ce n'est pas d'une amie,... et j'espérais que vous en seriez une pour moi.

Il y avait dans ces simples paroles un ton de franchise et de confidence qui toucha madame de Rias, dont le cœur était affolé, mais nullement dépravé. - Elle tendit la main à M. de Kévern, et lui dit avec une affectueuse gaieté :

- Une seconde sœur, alors?

- Je vous en prie, dit Kévern.

Après une pause et une bouffée de cigarette, elle reprit d'un air sérieux :

- Il est certain que j'aurais assez besoin d'un frère.

M. de Kévern s'inclina sans répondre.

- Vous le pensez, n'est-il pas vrai? demanda-t-elle.

- Vous me le dites.

- Quand vous ne serez pas content de moi, vous me gronderez,... n'est-ce pas?

- Soit !... tout de suite, si vous voulez!

- Ah!... voyons!

- Eh bien, dit-il en souriant, ne fumez pas.

Une teinte rosée couvrit les traits charmants de la jeune femme : elle laissa tomber sa cigarette :

- C'est entendu, dit-elle, et elle se mit au piano.

Dans les jours qui suivirent, madame de Rias se fit un aimable jeu de soumettre ses faits et gestes à l'appréciation et au contrôle de M. de Kévern. Elle l'interrogeait sur ses toilettes,... n'étaient-elles pas trop tapageuses? - sur sa manière de valser : était- elle suffisamment convenable? sur certaines expressions dont elle se servait : n'étaient-elles pas trop vertes et trop familières? Approuvait-il qu'elle eut des bottes jaunes? Devait-elle porter une canne? - M. de Kévern se prêtait à ces enfantillages avec une sorte d'ironie tranquille et un peu dédaigneuse ; mais elle ne laissait pas d'entrevoir qu'il blâmait généralement tout ce qu'elle disait et tout ce qu'elle faisait, dans l'ensemble et dans les détails.

- Décidément, ma chère, dit-elle un jour à madame de Lorris, ton frère est un gêneur!

Ce gêneur cependant l'occupait et lui imposait. La forte personnalité de M. de Kévern, sa supériorité intellectuelle, la teinte romanesque de sa vie, l'autorité de son caractère à la fois énergique et doux, lui inspiraient un respect mêlé d'attrait. Peut-être n'eût-il dépendu que de lui de prendre dans le cœur de la jeune femme la place qu'y avait usurpée le vicomte de Pontis; mais c'est à quoi M. de Kévern ne songeait pas. Il se renfermait scrupuleusement dans l'emploi fraternel que madame de Rias lui avait attribué, et quand sa jeune amie, entraînée par ses habitudes de coquetterie, essayait d'agiter un peu leurs relations, il avait des sévérités de regard et des brusqueries impérieuses de langage qui réprimaient impitoyablement ces manœuvres irrégulières.

Les femmes, malheureusement, n'aiment pas beaucoup qu'on les aime à demi, et madame de Rias, dans la crise qu'elle traversait alors, avide d'intéresser et de passionner sa vie, était moins disposée que toute autre à goûter les simples douceurs d'une mutuelle sympathie. - Le bouillant vicomte, excité par la lutte, redoublait en ce moment même d'habileté, de verve et d'audace. Il s'était hasardé à écrire, et on recevait ses lettres. Pour qui savait y voir, les a partefréquents, les coups d'œil échangés, les regards suppliants d'un côté, attendris de l'autre, tout annonçait le dénouement prochain et fatal de l'aventure.

Ces symptômes précurseurs devaient d'autant moins échapper à M. de Kévern que madame de Rias paraissait mettre une étrange affectation à l'en rendre témoin. Il y a dans le cœur des femmes des mystères , si insondables que nous n'entreprendrons pas de deviner pourquoi madame de Rias, si curieuse en général de plaire à M. de Kévern, le soumettait à ces épreuves qui ne pouvaient que lui être désagréables.

Elle fit mieux encore. Par une belle soirée d'août, comme on revenait en cavalcade d'une ferme que M. de Chelles possédait aux environs de Caen, et où l'on avait dîné fort joyeusement, elle faussa tout à coup compagnie au vicomte Roger pour joindre M. de Kévern, qui marchait un peu à l'écart, et, profitant des ombres de la nuit, elle lui tint ce singulier langage :

- Monsieur, j'ai quelque chose à vous dire.

- Voyons, madame.

- Votre amitié m'est très-précieuse, de plus en plus précieuse.

- J'en suis très-heureux.

- Mais croyez-vous qu'une amitié, si précieuse qu'elle soit, puisse remplir le cœur d'une femme?

- Je n'ai pas cette prétention.

- Eh bien ! si un jour un sentiment plus puissant s'emparait de ma vie, si je lui sacrifiais des devoirs... dont on a tout fait pour me dégager, vous le savez... pourrais-je toujours compter sur votre amitié ?

- Non, dit froidement Kévern.

- Comment, non? Pourquoi? Ne me serait-elle pas dans mon malheur,... dans ma faute, si vous voulez,... plus utile, plus secourable que jamais?

- C'est possible; mais le rôle de confident d'un amour coupable ne me convient pas.

- Du moins... si cela arrivait,... vous ne m'en voudriez pas?

- Je vous en voudrais beaucoup.

- Est-ce parce que vous seriez jaloux?

-Je ne serais pas jaloux, car je n'ai pas d'amour pour vous, et je n'en puis avoir. Les souvenirs que vous me rappelez me défendent contre vous-même; mais je vous en voudrais beaucoup d'attacher une sorte de flétrissure à ces souvenirs; comprenez-vous?

- Non, dit-elle, c'est trop subtil pour moi !

Elle cravacha son cheval, et alla reprendre rang dans le groupe principal, où il l'entendit rire aux éclats.

Au retour, un souper attendait les gens de la fête dans le chalet que madame de Chelles occupait sur la plage de Villers. On devait naturellement danser ensuite jusqu'à l'aurore. M. de Kévern, qui désirait distraire sa sœur, mais pas à ce point-là, refusa de s'arrêter à Villers, et continua avec elle son chemin vers Trouville. Ils avaient le matin amené madame de Rias, dont la mère était allée passer quelques jours à Paris. Il était naturel qu'elle retournât en leur compagnie, et qu'ils la remissent chez elle en passant ; mais elle ne voulut pas partir de si bonne heure, et il fut convenu qu'elle serait reconduite un peu plus tard par sa cousine de Chelles, laquelle ne se couchait jamais qu'à la dernière extrémité.

Après quelques minutes d'une marche silencieuse sous lé charme d'une nuit d'été :

-Louise, dit brusquement M. de Kévern à sa sœur, cette pauvre enfant est perdue.

- Oh! mon ami ! s'écria douloureusement madame de Lorris.

- Parfaitement... c'est ennuyeux. Son mari n'est pourtant ni un sot ni un drôle... A quoi pense-t-il?

XI

Il était environ onze heures du soir quand madame de Lorris rentra dans le cottage ombragé qu'elle habitait avec son frère sur les quais de Trouville. Presque aussitôt, à. sa grande surprise, on lui annonça que M. de Rias était à sa porte et demandait à lui parler. Elle consulta son frère du regard.

- Mais certainement, lui dit-il, reçois-le.

Et il se retira.

M. de Rias se présenta d'un air fort gai, ou qui du moins voulait le paraître :

- Je suis de la dernière inconvenance, s'écria-t-il, et je vous prie de m'excuser; mais j'ai su que ma femme était partie avec vous ce matin,... et j'ai pris la liberté de venir m'informer si j'aurais le plaisir de la revoir.

- Très -probablement, dit en riant madame de Lorris; mais asseyez-vous donc.

- Non, non, je ne m'assois pas... Ayez simplement la bonté de me dire où est ma femme, et je me sauve.

- Elle est à Villers, chez les de Chelles, qui vous la ramèneront eux-mêmes dans un moment.

- Et pourquoi n'est-elle pas revenue avec vous?

- J'étais un peu fatiguée, et je n'ai pas voulu l'enlever sitôt à nos amis;... mais depuis quand êtes-vous ici?

- Je suis ici depuis cinq heures,... je suis venu par le train des maris, naturellement... On m'a dit à mon arrivée que ma belle-mère était à Paris avec mes enfants, et qu'on ne savait pas où était ma femme... Là-dessus j'ai fait, comme vous pensez, un dîner des plus agréables,... et puis me voilà... J'espère que je suis assez ridicule... Bonne nuit, chère madame.

- Bonne nuit... Si elle tardait un peu à rentrer, ne vous inquiétez pas.

- Non, non... Bonsoir.

Il s'en allait, quand la jeune femme le rappela doucement en lui touchant le bras du bout de sa cravache :

- Monsieur de Rias?

- Madame.

- Vous n'avez pas l'air bien... Est-ce que vous êtes souffrant?

- Je ne suis nullement souffrant, je vous remercie.

- Vous ne gronderez pas trop Marie quand elle rentrera? Il la regarda comme étonné, sans répondre.

- Vous vous rappellerez qu'elle est un peu abandonnée? Il la regarda encore fixement, puis, après un silence :

- Vous me condamnez donc, vous aussi ! dit-il.

- J'aime beaucoup Marie.

- Je l'ai aussi beaucoup aimée, dit Lionel d'une voix sourde.

- Et maintenant? demanda madame de Lorris.

- Maintenant, madame,... c'est très différent.

Puis, avec un éclat soudain :

- Elle est abandonnée, dites-vous? En effet ! mais quel homme de sens et d'honneur pourrait s'associer à une vie comme la sienne?

- Pardon, dit-elle avec la même douceur; mais la vôtre vaut-elle mieux?

- La mienne... eh ! grand Dieu! n'est-ce pas elle qui m'y a jeté?

- Ne peut-elle en dire autant de son côté?

- Oh! sans doute, reprit amèrement Lionel, - et c'est à elle que vous donnez raison!... S'il y a pourtant une personne au monde qui dût être juste pour moi, c'est vous,... car si je suis malheureux,... et je le suis au plus haut degré,... véritablement vous en êtes un peu la cause.

- Moi!

- Vous-même... Je vous supplie de ne pas voir dans mes paroles une intention de galanterie qui serait par trop déplacée en ce moment; mais daignez vous rappeler cette soirée qui décida de mon sort,... cette soirée où ma pauvre marraine combattait mes objections trop fondées contre le mariage... Ce ne fut pas son éloquence qui en triompha, je vous le jure... Ce fut vous seule,... ce fut votre présence, votre exemple... Je vous regardais et je me disais : Eh bien ! oui, il y a des femmes comme cela, après tout ! Le bonheur est possible !

- Mon Dieu I monsieur de Rias, dît madame de Lorris, épargnez-moi , je vous en prie... et permettez-moi de vous dire que je connais votre femme... depuis longtemps,... qu'elle m'est très-supérieure à tous égards... et qu'elle était pour le moins aussi digne que moi de faire le bonheur d'un honnête homme.

- Soit! dit froidement Lionel. C'est donc moi qui l'ai perdue... Adieu, madame.

M. de Rias traversa le pont qui relie les deux territoires rivaux de Trouville et de Deauville, et reprit, en côtoyant la mer, le chemin de la villa des Rosiers. Il y arriva un peu après minuit. Madame de Rias n'était pas rentrée. Il monta chez lui et essaya de lire ; puis il y renonça, et commença à travers sa chambre une promenade agitée qui malheureusement devait être longue.

A mesure que le temps s'écoulait dans cette vaine attente, tous ses griefs, tous ses ressentiments contre sa femme, exaspérés par les pénibles incidents de cette soirée, lui montaient au cerveau avec des flots de colère; - car, il faut le dire à sa louange, Lionel de Rias n'avait point, comme tant d'autres, pris son parti du désordre de son ménage. Il était de ceux pour qui le mariage, quand il a cessé d'être un charme, reste un supplice : la femme sur laquelle il avait fait reposer ses espérances de bonheur et qui portait son nom pouvait lui être odieuse, jamais indifférente. Elle lui était odieuse. Il ne lui pardonnait pas d'avoir détruit l'idéal, un peu vague peut-être, mais après tout honnête et sincère, qu'il s'était formé du mariage. Il se disait, non sans quelque apparence de raison, qu'il avait été pour elle un mari comme on en voit fort peu dans le monde, tendre, généreux, délicat - et même fidèle jusqu'au jour où elle avait brisé de sa propre main le lien conjugal. Depuis ce temps, elle était heureuse : son étourderie, sa frivolité, sa vanité, se donnaient pleine carrière et lui suffisaient Quant à lui, sa vie était manquée : il ne trouvait plus dans les distractions et dans les étourdissements de la jeunesse que le vide, l'ennui et le dégoût. Il était le plus misérable des êtres, découragé et désenchanté de tout, de son foyer et de son travail, sans but, sans avenir, sans dignité, et peut-être bientôt, - grâce à elle, - sans honneur! - Et c'était elle que l'on plaignait, c'était lui qu'on accusait ! - La pensée que l'honnête et gracieuse madame de Lorris était une de ses accusatrices ne contribuait pas à calmer son irritation.

Les premières lueurs de l'aube le surprirent dans ces amères réflexions. On était alors à la fin du mois d'août. Il était donc près de cinq heures du matin, et madame de Rias ne rentrait pas. Passer toute une nuit hors du logis, sans sa mère et sans son mari, en compagnie de jeunes viveurs et sous l'égide unique de madame de Chelles, c'était assurément une escapade un peu forte. -Lionel sentit toute patience lui échapper : il descendit aux écuries, se fit seller un cheval et prit le chemin de Villers.

La route de Deauville à Villers, ainsi que le savent la plupart de nos lecteurs, après avoir tracé quelque temps sa ligne droite entre les prairies et les dunes, ne tarde pas à escalader le flanc d'une falaise qui domine l'Océan. La pente est assez longue et assez raide. M. de Rias gravissait cette rampe au pas de son cheval, quand un bruit de voix et de rires s'éleva à quelque distance et vint frapper ses oreilles dans le silence du matin. Au bout d'un instant, ce bruit cessa, et d'autres sons lui succédèrent : le sol retentit sourdement, comme si une bande de chevaux échappés eût monté au galop le versant opposé de la falaise. Tout à coup le sommet de la côte s'anima, et Lionel vit se dessiner sur l'azur encore pâle du ciel des silhouettes de cavaliers et d'élégantes formes d'amazones. Il comprit aussitôt que sa femme devait être un des ornements de cette société.

La cavalcade, arrivée sur le plateau, s'était mise au pas, et descendait lentement la côte. Les voix joyeuses, les cris et les rires se firent entendre de nouveau avec un redoublement d'éclat : puis brusquement tout s'éteignit dans un vague murmure qui s'éteignit bientôt lui-même dans un silence morne. On avait, suivant toute vraisemblance, aperçu à travers la brume le cavalier solitaire qui se détachait en vedette sur la blancheur de la route. On l'avait même probablement reconnu.

M. de Rias continua de s'avancer d'une allure tranquille jusqu'à ce qu'il se trouvât à quelques pas du brillant escadron; puis il s'arrêta, et, sans laisser voir d'autre signe d'émotion qu'une extrême pâleur, il salua.

- Je vous demande pardon, dit-il en s'adressant à sa femme d'une voix calme et basse; mais j'étais un peu inquiet et je suis venu au-devant de vous.

- Vous voyez, dit madame de Chelles, qu'elle était en bonne compagnie.

- Excellente, dit Lionel. Je vous suis reconnaissant... Venez-vous, ma chère?

Il salua de nouveau, tourna bride aussitôt et reprit aux côtés de sa femme la direction de Deauville, tandis que madame de Chelles et son cortège retournaient à Villers.

Après un moment de pénible silence entre les deux époux :

- Quand donc êtes-vous arrivé? demanda madame de Rias.

- Hier soir.

- Ah! Il y eut une longue pause; puis elle reprit :

- Vous avez vu ma mère à Paris?

- Non.

- Elle revient dans deux jours... Vous savez qu'elle a emmené les enfants?

- Je sais.

Ils étaient alors au bas de la côte, et un temps de galop mit fin à cette conversation languissante. Quelques minutes plus tard, ils entraient dans la cour de la villa.

Ils montèrent sans échanger une parole l'escalier qui conduisait à leurs appartements respectifs. - Au moment où madame de Rias venait d'ouvrir la porte de sa chambre et s'apprêtait à, la refermer :

- Pardon! dit Lionel, et il la suivit chez elle, A peine la porte fermée, et comme la jeune femme hésitante et inquiète se tenait debout devant lui, sa longue jupe d'amazone retroussée sur son bras :

- Ah çà, lui dit-il en fixant sur elle un regard chargé de colère, vous menez donc la vie d'une fille, décidément?

Madame de Rias devint blanche comme une cire. Elle parut chanceler, laissa échapper sa traîne, qui glissa sur le parquet, et s'appuya sur le premier meuble que sa main rencontra; puis, se remettant aussitôt et bravant le regard de son mari :

- Je croyais, dit-elle, que le moyen de vous plaire était de ressembler à ces femmes-là.

- Vous voyez bien que non! répliqua durement Lionel. Ah! poursuivit-il avec un emportement croissant, vous vous plaignez d'être abandonnées, de n'être pour vos maris que des maîtresses d'un jour... Eh bien! c'est la vérité, vous n'êtes pas autre chose!... Et savez-vous pourquoi? C'est justement parce que vous ressemblez à ces femmes-là!... parce que nous cherchons dans nos femmes le contraire de ces femmes-là,... parce que ce qui nous plaît chez elles nous fait horreur chez vous, parce que nous vous demandons d'en différer et non de leur ressembler,... de nous les faire oublier, et non de nous en faire souvenir!... Enfin c'est parce que vous ne leur ressemblez même pas,... vous n'en êtes que de pâles et maladroites copies! Vous imitez leurs toilettes, leurs allures, leur ton, leur langage... Vous avez leur puérilité, leur dissipation folle, leur ignorance,... vous avez, comme elles, le mépris du devoir et la crainte des enfants;... mais, croyez-moi, ce n'est pas assez! Vous êtes toujours vaincues dans cette misérable lutte;... vous y perdez votre charme et vous n'atteignez jamais au leur... Vous n'êtes plus des honnêtes femmes et vous n'êtes même pas des courtisanes;... vous êtes des épouses sans vertu et des maîtresses sans vice!... - Vous n'êtes rien!

A cette implacable tirade, madame de Rias, soit qu'elle en admît les cruelles vérités, soit qu'elle en dédaignât les cruelles injustices, ne répondit pas. Elle repoussa sa robe d'un coup de talon, et, s'avançant vers un cordon de sonnette :

- Permettez-moi, dit-elle, d'appeler ma femme de chambre. Je suis un peu lasse.

Lionel sortit aussitôt, emportant contre sa femme un nouveau grief, celui de l'avoir provoqué à des violences de langage très contraires à ses habitudes de dignité et de bon goût.

Deux ou trois heures plus tard, une voiture l'attendait dans la cour pour le mener à la gare. Il rencontra dans le vestibule la femme de chambre de madame de Rias :

- Madame dort encore sans doute? lui dit-il.

- Oui, monsieur, madame dort, dit cette fille d'un ton bref.

- Je ne veux pas la réveiller, reprit-il; je l'ai prévenue au reste que j'étais forcé de repartir pour Paris aujourd'hui.

Et il partit.

Dans l'après-midi de ce jour, madame de Lorris arriva chez sa cousine pour s'informer des événements. Frappée de l'altération des traits de madame de Rias et de son agitation fiévreuse, elle la pressa de questions et en obtint le récit détaillé de la scène conjugale qu'elle avait subie dans la matinée. La voyant dans un état si violent, elle ajourna les reproches que l'étourderie de sa conduite lui semblait mériter et se borna à lui prodiguer d'affectueuses caresses. Elle fut étonnée d'éprouver une sorte de résistance :

- Ne m'embrasse pas trop, Louisette, lui dit madame de Rias en souriant avec amertume ; tu t'en repentirais peut-être tout à l'heure.

- Pourquoi donc?

- Je te vais le dire... Elle se leva d'un mouvement brusque, alla prendre une lettre dans son buvard, et, la jetant tout ouverte sur les genoux de sa cousine :

- Tiens! lis cela.

Madame de Lorris parcourut la lettre à la hâte. Elle était du vicomte de Pontis : elle contenait les expressions dé la passion la plus brûlante et la plus pressante, et sollicitait pour la nuit suivante un tête-à-tête pour lequel l'absence de madame Fitz-Gérald offrait une occasion qu'on ne retrouverait pas. M. de Pontis suppliait madame de Rias de ne pas le réduire au désespoir en lui refusant quelques minutes d'entretien dans le jardin de sa villa. Il se présenterait à la grille entre onze heures et minuit, et il y attendrait la vie ou la mort.

- Comment t'exposes-tu à recevoir une lettre comme celle-ci? dit sévèrement madame de Lorris. J'espère au moins que tu y as répondu comme tu devais.

- Tu as raison, reprit madame de Rias avec son étrange sourire, hier j'ai répondu à cette lettre comme je devais, parce qu'hier j'étais une honnête femme;... mais aujourd'hui je suis une fille... et je vais y répondre en cette qualité !

Elle saisit un crayon et traça rapidement au-dessous de la signature du vicomte ce seul mot ; - oui! - puis elle fit passer la lettre sous les yeux de madame de Lorris, écrivit l'adresse et sonna.

Madame de Lorris s'était levée et la regardait d'un air de stupeur :

- Marie! s'écria-t-elle, je t'en prie!

Un domestique entra.

- Jean, dit madame de Rias, vous allez de suite monter à cheval et porter cette lettre à Houlgate, à son adresse.

Puis venant vivement à madame de Lorris dès que le domestique se fut retiré :

- Toi, reprit-elle, ne perds pas tes paroles,... ne me dis rien! pas un mot! Laisse-moi,... va-t'en chez toi! - Va me pleurer !

- Tu me chasses, Marie?

- Oui, je te chasse... Va!

- Ma pauvre enfant, dit madame de Lorris en attachant sur elle un regard d'une douceur et d'une pitié profondes, je t'aimerai toujours, tu sais... Calme-toi,... tu es trop exaltée en ce moment pour m'écouter, soit!... je reviendrai.

Elle lui baisa les mains et la quitta.

Elle revint en effet vers six heures, après avoir fait quelques visites. On lui dit que madame de Rias était sortie et qu'elle ne dînerait pas chez elle. Sur la mine embarrassée du domestique, elle comprit que sa cousine avait donné l'ordre de ne pas la recevoir.

Comme elle rentrait au cottage le cœur navré, on lui remit un billet de madame de Rias, qu'elle ouvrit avec anxiété; elle y lut simplement cette demi-ligne :

« Ne dis rien à ton frère ! »

La pensée que ce billet suggéra aussitôt à madame de Lorris, ce fut précisément de tout dire à son frère. Elle avait besoin de conseils. Sa belle-mère, madame de La Veyle, était retournée à Paris depuis plusieurs jours, et les circonstances étaient trop urgentes pour qu'elle pût s'adresser à elle. D'autre part, la préoccupation singulière qui avait dicté le billet de madame de Rias témoignait que M. de Kévern avait conquis sur elle un certain empire, dont il ne serait peut-être pas impossible de tirer parti. Elle courut donc à la chambre de son frère, se posa à genoux devant lui avec sa grâce d'enfant, et lui conta d'une voix basse et animée les tristes incidents de sa visite à sa cousine de Rias. Elle termina son récit en lui montrant le billet qu'elle venait d'en recevoir; puis, avec toute l'éloquence de ses grands yeux éplorés, elle le supplia de lui prêter son aide pour sauver de la honte la plus chère amie de sa jeunesse.

M. de Kévern l'avait écoutée sans laisser voir sur son sérieux visage la moindre impression ; quand elle eut fini :

- Ma chère petite, lui dit-il avec bonté, je comprends ton chagrin... J'en suis malheureux;... mais que veux-tu que je fasse? Je suis presque un étranger pour cette jeune femme... Comment veux-tu que je lutte contre un mari et un amant qui s'accordent si parfaitement pour la pousser à l'abîme?... C'est impossible ! Mon intervention d'ailleurs serait inconvenante... et puis enfin je ne peux pas forcer sa porte.

- Si tu lui écrivais, dit timidement madame de Lorris.

- Que diantre veux-tu que je lui écrive?

- Ce que tu croiras !

M. de Kévern songea un instant d'un air ennuyé, puis tirant à lui sa table de travail, il écrivit ce laconique billet :

« Vous serez bien malheureuse demain.
Kévern. »

- Fais porter cela si tu veux, ma chère, dit-il ; mais je te préviens que c'est absolument inutile. Si tu veux bien réfléchir que ceci va tomber sur une femme que la passion de la vengeance et la passion de l'amour possèdent en même temps, tu comprendras que c'est une goutte d'eau jetée sur un incendie.

- Je vais demander une réponse.

- Tu le peux, dit M. de Kévern avec sa calme ironie.

Une heure après, comme ils achevaient de dîner, le domestique qui avait porté le billet fut introduit dans la salle à manger : - Madame de Rias faisait dire que c'était bien, qu'il n'y avait pas de réponse.

M. de Kévern emmena madame de Lorris sur la plage. Il sentit qu'elle tremblait et frissonnait sous son bras:

- Tu as de la peine, pauvre Louise? lui dit-il.

- Oui, beaucoup. Et puis la soirée est bien froide, je trouve,... on dirait l'automne déjà.

- Eh bien! sais-tu ce qu'il faut faire? il faut rentrer, allumer du feu et nous donner l'illusion d'une douce soirée d'hiver au coin d'un foyer paisible. C'est quelque chose quand on souffre d'avoir au moins autour de soi un cadre souriant.

Ils rentrèrent et furent bientôt installés tous deux dans le petit salon du cottage, auquel la flamme et le pétillement du foyer prêtaient un air de gaieté et de bienveillance. Madame de Lorris avait pris sa fidèle tapisserie, et son frère, assis en face d'elle, lui lisait un article de Revue.Elle parut d'abord l'écouter avec attention; mais à mesure que la soirée s'avançait, elle devenait plus distraite ; ses yeux se portaient à tout instant sur l'aiguille de la pendule, et ses traits accusaient l'angoisse qui lui serrait le cœur. Onze heures venaient de sonner quand M. de Kévern vit des larmes s'échapper des yeux de la jeune femme et tomber goutte à goutte sur sa tapisserie. Il interrompit sa lecture, et lui prenant les mains :

- Voyons, ma chérie, lui dit-il, voyons!

- Que veux-tu? murmura-t-elle ; elle m'a dit de la pleurer,... je la pleure!

Et elle sanglota.

Tout à coup elle dressa la tête, et s'essuya vivement les yeux. - Une voiture s'était arrêtée sur le quai, devant l'entrée du cottage. Quelques secondes plus tard, on montait l'escalier. Elle se leva précipitamment et courut à la porte du salon, qu'elle ouvrit. Elle entendit alors un bruit de soie froissée, et l'instant d'après la tête fine et pâle de madame de Rias lui apparut sortant de l'ombre. - Elle eut un cri: Marie ! ah ! mon Dieu ! - Puis elle la saisit et l'étouffa de baisers.

- S'arrachant tout émue et toute frémissante aux bras de sa cousine , madame de Rias lui dit avec une sorte de fièvre joyeuse :

- Ah çà, ma chère, peux-tu me loger?

- Te loger?

- Mon Dieu, oui. Figure-toi que j'ai peur chez moi la nuit, en l'absence de ma mère et de mes enfants... Je me suis rappelé que ta belle-mère était retournée à Paris, et j'ai pensé que tu pourrais me céder son appartement pour deux nuits.

- Je crois bien! s'écria madame de Lorris. Elle sonna aussitôt sa femme de chambre ; pendant qu'elle lui donnait quelques instructions à voix basse, madame de Rias s'avança vers M. de Kévern, qui s'était tenu discrètement à l'écart depuis son arrivée, et lui tendant la main :

- Merci ! dit-elle.

M. de. Kévern s'inclina profondément sans répondre. Elle s'assit alors entre le frère et la sœur, développa méthodiquement un ouvrage de broderie qui, suivant toute apparence, n'avait pas vu la lumière depuis plusieurs années, et s'accommodant dans son fauteuil :

- Vous avez fait du feu? dit-elle. Quelle bonne idée! Qu'on est bien ici!

XII

A dater de ce moment, une correspondance assez longue et assez active s'engagea entre les principaux personnages de cette histoire. Nous publions simplement les lettres nécessaires à l'enchaînement du récit.

MADAME DE LORRIS A MONSIEUR DE RIAS A PARIS.
« Trouville, 23 août.

- Cher monsieur, hier, après votre départ, votre femme a eu l'aimable pensée de venir me demander l'hospitalité, jusqu'à ce que sa mère soit de retour. Le trouvez-vous bon? »

MONSIEUR DE RIAS A MAHAME DE LORRIS.
« Chère madame, je le trouve excellent. »

MADAME DE LORRIS A MONSIEUR DE RIAS.
« Vous m'encouragez... M'autorisez-vous à me montrer avec vous de la dernière indiscrétion? »

MONSIEUR DE RIAS A MADAME DE LORRIS.
« Plus vous serez indiscrète, plus cela me sera agréable. »

MADAME DE LORRIS A MONSIEUR DE RIAS.
« Je n'en sais rien ! - Quoi qu'il en soit, je commence. - Mon cher cousin, je n'ai pas été aussi insensible que j'en ai eu l'air au reproche flatteur que vous m'avez adressé dans la soirée de samedi dernier. J'aurais été, suivant vous, la cause déterminante de votre mariage... Ce fut mon mérite éblouissant qui vous donna jadis de mon sexe une idée tellement avantageuse que toutes vos objections contre le mariage se dissipèrent soudain, comme un brouillard devant l'astre du jour... C'est très bien. J'accepte le compliment, pourvu que vous me permettiez de remplir les devoirs qu'il m'impose. Je me regarde comme engagée d'honneur à réaliser les espérances que je vous ai fait concevoir. Je veux que votre ménage soit heureux. Vous me direz qu'il est trop tard: je ne le crois pas, je me consacre à vous prouver le contraire; mais il faut que vous me secondiez par votre confiance et votre bonne volonté : il faut que je puisse exiger de vous au besoin quelques sacrifices... Par exemple (je jette la sonde!), êtes-vous homme, malgré votre pure essence parisienne, à entreprendre un petit voyage hors de France, quand je vous en aurai démontré l'opportunité? »

MONSIEUR DE RIAS A MADAME DE LORRIS.
« Oui, si vous m'accompagnez. »

MADAME DE LORRIS A MONSIEUR DE RIAS.
« Vous ne me pardonnez pas apparemment, monsieur, d'avoir pris l'autre soir le parti de votre femme contre vous, et vous vous vengez par une impertinence. Je vais me venger aussi à ma façon. Je veux bien vous dire que notre entretien m'avait laissé une impression de sympathie pour vous. Votre accent de sincérité et de douleur m'avait touchée. Je commençais à me persuader que je m'étais trompée en vous accusant, ou du moins en vous accusant seul des tristesses de votre intérieur. Bref, ce n'était pas seulement par affection pour Marie, c'était aussi par estime pour vous que je vous offrais mes humbles services. - Il ne me reste plus qu'à vous offrir mes excuses. »

MONSIEUR DE RIAS A MADAME DE LORRIS.
« Chère madame, je suis parfaitement honteux de ma sottise. J'étais, à la vérité, sous le poids de cette pensée, que vous étiez vendue à l'ennemi, et uniquement préoccupée de ses intérêts. Vous daignerez convenir que votre proposition un peu brusque de me faire voyager hors de France n'était pas de nature à modifier cette amère conviction.
Votre très-gracieuse lettre me livre à vous tout entier. Je ne plaisante plus, je ne raisonne plus; j'écoute et j'obéis. Je suis prêt à croire qu'en m'invitant à m'expatrier vous me donnez un témoignage tout particulier de votre bienveillance. Vous m'avouerez qu'on ne saurait pousser plus loin la confiance et le respect. - J'attends vos ordres, et je fais mes malles. »

MADAME DE LORRIS A MONSIEUR DE RIAS.
« Encore un peu d'aigreur,... mais enfin de la soumission! Cela me suffit.
Je quitte, monsieur, un ton de légèreté qui convient bien peu au sérieux de mes pensées et des vôtres. Vous aurez compris que j'avais reçu toutes les confidences de votre femme. Vous avez eu avec elle des paroles bien graves, bien offensantes et, permettez-moi de dire, bien imprudentes. Après une telle scène et dans l'état de vos dispositions à tous deux, ne pensez-vous pas que votre intimité serait bien difficile? que la vie commune, reprise aussitôt, ne pourrait qu'envenimer vos mutuelles blessures et les rendre irrémédiables? Ne pensez-vous pas qu'il faut vous donner le temps de vous calmer chacun de votre côté, d'oublier vos griefs, de vous rappeler peut-être vos torts? Je vous supplie de penser tout cela avec moi. - Votre femme rentre à Paris dans huit jours. Je vous ai entendu dire autrefois qu'un séjour en Angleterre vous serait indispensable pour vos recherches historiques, mais que vous n'aviez pas le courage de vous y décider. Ayez aujourd'hui ce courage, je vous en prie. J'ai le sentiment profond qu'il y va du bonheur de votre vie. Pendant votre absence, je me charge de votre femme : elle demeurera chez elle ou chez sa mère à votre gré ; mais nos deux existences seront communes. - Elle est toujours digne de vous, j'en suis sûre et je vous l'affirme ; mais ce n'est pas assez, puisque vous ne l'aimez pas telle qu'elle est... Eh bien! je ferai tout mon possible pour que vous retrouviez en elle la femme de vos rêves, - c'est-à-dire une femme de marin, je crois? - Seulement, monsieur, si vous voulez la conserver telle que j'espère vous la rendre, vous aurez, s'il vous plaît, à faire quelques petites réformes de votre côté. J'ai là-dessus des idées que je vais mûrir dans ma haute sagesse, et que j'aurai l'honneur de vous exposer en temps et lieu. »

MONSIEUR DE RIAS A MADAME DE LORRIS.
« Chère madame, j'accepte l'épreuve. Je n'en-attends rien pour mon bonheur; j'en attends tout pour ma justification. Vous ne tarderez pas à reconnaître qu'il y a des folies incurables qui découragent, qui désespèrent la plus patiente affection. Vous me rendrez alors plus de justice, et je ne regretterai pas le sacrifice que je m'impose, si j'y ai gagné l'amitié d'un cœur aussi délicat et aussi généreux que le vôtre.
-Je pars dans deux jours pour Londres. - Je désire que madame de Rias continue d'habiter chez elle. -Je prie madame Fitz-Gérald de vouloir bien me donner quelquefois des nouvelles de mes enfants. »

MADAME FITZ-GÉRALD A MONSIEUR DE RIAS A LONDRES, HÔTEL CLARENDON.
Paris, octobre.
« Mon cher Lionel, je vous envoie les nouvelles photographies de vos enfants, qui se portent tous deux à merveille. Ils ont posé avec une sagesse bien remarquable pour leur âge. Le photographe n'en revenait pas. C'est un Polonais. Je ne me risque pas à vous écrire son nom. Il nous a été indiqué par la duchesse. Pauvre femme ! elle me désole avec son cousin Pontis, Le duc est bien aveugle. Tant mieux, du reste ; mais revenons à, vos chers enfants. Ce sont deux prodiges d'intelligence et de beauté. Ils me consolent de bien des choses. Vous me comprenez, mon ami. J'espère que votre grand ouvrage avance. Nous serons bien heureuses, ma fille et moi, d'en entendre la lecture. Ce sera délicieux. Nous comptons sortir très-peu cet hiver. Ma fille ne quitte plus sa cousine de Lorris. C'est Paul et Virginie. Elles lisent ensemble madame de Sévigné. On n'écrit plus comme cette femme-là.
Adieu ! mon ami. Quand nous revenez-vous? »

MONSIEUR DE RIAS A MADAME FITZ-GÉRALD A PARIS.
« Londres.
- Je vous demande pardon, chère madame, on écrit encore comme madame de Sévigné, et votre charmante lettre en est la preuve. Les femmes écrivent avec une sorte de génie naturel dont aucun art ne saurait approcher, pas même celui des photographes polonais. Je n'en suis pas moins ravi des deux portraits, et très-reconnaissant de votre attention.
Vous voulez bien vous informer de l'époque de mon retour. Madame de Lorris vous renseignerait beaucoup mieux que moi à ce sujet. Suis-je ici pour deux mois ou pour dix ans? Dois-je me faire naturaliser sujet britannique? Elle seule le sait.
Je baise avec un tendre respect, chère madame, les plus belles mains du monde. Il n'y a rien d'approchant en Angleterre, »

MADAME DE LORRIS A MONSIEUR DE RIAS.
Paris, novembre.
« On me dit, monsieur, que vous désirez être fixé sur la durée de votre séjour dans le Royaume-Uni. Rien de plus naturel; mais je ne pouvais, vous le comprendrez, vous la préciser à l'avance. Tout devait dépendre du succès que j'obtiendrais dans l'œuvre que j'ai entreprise. Votre aimable femme. Dieu merci ! s'y prête avec tant de bonne volonté que je puis dès à présent limiter votre exil à un petit nombre de mois, - trois ou quatre, voulez-vous ? - Mettons six, car enfin faut-il le temps de consolider les choses. »

LA MÊME AU MÊME.

Paris, décembre.
« Vous auriez tort de supposer, monsieur, que nous passons notre vie, votre femme et moi, dans l'austérité du cloître. Nous sommes, à vous dire vrai, deux veuves fort alertes. Nous courons dans Paris comme deux provinciales, et nous y faisons d'étranges découvertes , - par exemple le musée du Louvre, le musée de Cluny, le musée Carnavalet,... que sais-je? Nous poussons même jusqu'au musée de Saint-Germain, en passant par le pavillon Henri lV où nous déjeunons divinement. Nous avons assez souvent un guide très obligeant et très-instruit (et pas compromettant du tout, vous pouvez croire) qui nous démontre, qui nous explique, qui nous traduit... Nous refaisons ainsi tout doucement nos petites études, un peu négligées, il en faut convenir. Nous repassons notre histoire , notre géographie , notre rhétorique et même notre philosophie, comme dans un grand livre illustré. Nous voyageons à travers le temps et l'espace comme si nous avions des ailes. Nous allons de l'âge de pierre au siècle de Louis XIV, des habitations lacustres à l'hôtel de Rambouillet, et nous sentons la différence.
Mais nous avons trop à faire chez nous pour occuper toutes nos journées au dehors. Ne faut-il pas commencer l'éducation de nos enfants? Un peu d'alphabet, un peu de piano, un peu d'histoire sainte, c'est tout pour le moment; mais plus tard, quand ils seront plus capables, et nous aussi, nous ferons mieux. Puis nous avons nos fleurs : c'est une idée qu'a eue votre femme de vider les serres de Fresnes pour emplir sa maison de fleurs et de feuillages, du sous-sol jusqu'aux combles. Tout cela vient et s'en retourne deux fois chaque semaine, pour que les plantes ne souffrent pas. On les place, on les déplace, on les arrose, on les éponge, et cela sent très-bon. - Ce qui sent meilleur encore, c'est notre lingerie... la jolie chose qu'une lingerie, monsieur ! Vous serez fou de la vôtre. Vous tomberez à genoux devant ces grandes armoires vitrées où s'étalent des piles d'un beau linge blanc comme la neige ; ces piles blanches sont reliées avec des rubans bleus, semées de sachets roses, et parfumées d'une saine odeur d'iris qui fait penser à nos grand'mères poudrées. - Bref, c'est un ordre et une propreté extrêmes dans noire maison. Je vous épargne les détails : en voilà assez pour vous prouver que nous prenons goût à notre ménage. Si je voulais vous donner une idée complète de l'emploi de nos journées, il faudrait aussi vous parler de nos œuvres de charité ; mais où serait le mérite, si nous en parlions?
Le soir, nous sommes tout aux arts : théâtre, musique et lecture mêlés. Nous lisons Saint-Simon quand nous revenons de Versailles, madame de Sévigné ou madame de Lafayette quand nous sortons de l'hôtel Carnavalet, un roman de George Sand quand nous voulons rêver, un premier-Paris quand nous voulons dormir.
Mais quoi! me direz-vous, point de chiffons, point de bals, de réunions, de fêtes mondaines? Excusez-moi, mon cher monsieur, un peu de tout cela : nous sommes après tout des femmes du monde, et nous ne voulons pas cesser de l'être, ne fût-ce que pour ne pas cesser de vous plaire, car vous aimez beaucoup les ménagères et les matrones, mais à la condition qu'elles aient les mains blanches, les ongles roses et des robes bien faites. Nous allons en conséquence dans le monde à nos heures : nous savons que le monde est un plaisir permis, mais nous savons aussi que tous les plaisirs permis tournent au vice quand on en abuse. Donc nous n'abusons pas. Nous donnons aux distractions mondaines la part accessoire qui leur revient dans l'existence d'une chrétienne distinguée, et rien de plus.
Vous avez peine à me croire, monsieur. Une métamorphose si brusque et si complète dans les habitudes et dans les goûts de votre femme vous semble invraisemblable. Elle le serait en effet, si elle ne s'expliquait par une raison secrète dont vous ne vous doutez pas, que vous n'imaginerez jamais, que je dois vous taire, et que voici : c'est qu'il y a quelqu'un que votre femme désire contenter, charmer, édifier, attacher, - et ce quelqu'un, je me figure, mon cousin, que c'est vous, quoique indigne. »

MADAME DE LORRIS A MONSIEUR DE RIAS.
« Mars.
- Voilà donc qui est fait, monsieur. Dans quelques semaines, vous rentrez à Paris. Vous avez supporté l'épreuve jusqu'au bout avec une résignation et une loyauté dont je suis touchée. Je sens tout le prix de votre confiance. Je l'ai justifiée de mon mieux. Aidée des conseils de mon frère bien-aimé, à qui je dois moi-même le peu que je vaux, le peu que vous estimez en moi, j'ai essayé de vous préparer une intimité plus heureuse. Votre femme, en ce qui la concerne, a secondé mes efforts de tout son cœur et de toute son intelligence. Il me reste à vous demander de vouloir bien faire comme elle. Ceci n'est point la partie de ma tâche la moins délicate, et j'ai besoin pour l'accomplir d'une certaine audace de franchise que je recommande à toute votre indulgence.
Bien longtemps avant que j'eusse reçu vos confidences, monsieur, votre mariage était pour moi l'objet de réflexions d'une profondeur extraordinaire. Le tour fâcheux qu'il avait pris m'étonnait et me troublait au dernier point : il confondait mon bon sens, déconcertait ma logique et alarmait même ma piété. Je connaissais votre femme comme moi-même; je croyais bien vous connaître aussi : que l'union de deux êtres si heureusement doués et si parfaitement disposés l'un et l'autre pour le bonheur et pour le bien tournât fatalement à la mésintelligence, à la discorde et au mauvais ménage, cela était un peu dur à concevoir. Si le mariage, même contracté dans ces rares conditions de convenance et d'harmonie, aboutissait au désastre, il fallait y renoncer : l'institution était condamnée. C'était ce que j'avais peine à admettre. Par bonheur, à force de creuser ma pauvre tête, je finis par découvrir qu'au lieu d'attribuer les torts au mariage, il était peut-être plus juste de les attribuer aux mariés. - et particulièrement, je vous l'avoue, au marié.
Mon Dieu! je sais, les femmes sont trop légèrement élevées en France, leur éducation est superficielle, frivole, exclusivement mondaine, elle les prépare fort mal au métier sérieux de femme mariée : tout cela, je vous l'accorde; mais, malgré tout cela, j'ose vous affirmer qu'en thèse générale il n'y en a pas une qui ne soit moralement supérieure à l'homme qu'elle épouse, et plus capable que lui des vertus domestiques. Et je vais vous dire pourquoi : c'est que les femmes ont toutes à un plus haut degré que vous la vertu maîtresse du y mariage, qui est l'esprit de sacrifice: mais il leur est difficile de renoncer à tout quand leur mari ne renonce à rien, et c'est cependant ce qu'il leur demande.
Vous avez cru être, monsieur, un mari modèle, et à beaucoup d'égards vous en étiez un : je vous rends cet hommage; mais vous aviez pourtant avec la foule banale de vos confrères un point commun, c'était de vous faire une idée très-nette des devoirs que le mariage imposait à votre femme, et une idée très-vague de ceux qu'il vous imposait à vous-même. Le mariage n'est pas un monologue : c'est une pièce à deux personnages. Or vous n'aviez étudié qu'un rôle, et ce n'était pas le vôtre. Vous êtes trop sincère, monsieur, pour ne pas convenir que votre conception personnelle du mariage était simplement celle-ci : ajouter aux douceurs habituelles de votre vie un accessoire agréable dans la personne d'une femme honnête et gracieuse qui ornât votre maison, qui perpétuât votre nom et vous apportât enfin, sans trop vous déranger, un supplément de confort et de respectabilité. - Vous vous êtes beaucoup préoccupé, comme tout votre sexe, de trouver à Paris, en province, en Chine, cette femme merveilleuse qui devait faire tous les sacrifices et n'en exiger aucun. Vous ne l'avez pas trouvée, et personne ne la trouvera, car cet oiseau rare que vous rêvez tous, - la femme d'intérieur, - suppose un oiseau plus rare encore, - c'est un homme d'intérieur.
Qu'est-ce que c'est, monsieur, qu'un homme d'intérieur? Un homme d'intérieur n'est pas un homme qui fait de la tapisserie aux pieds de sa femme, qui rédige les menus, qui écrit les invitations, qui remonte les lampes et règle les pendules. Nous appelons homme d'intérieur celui avec qui nous lisons le même livre, avec qui nous voyons le même spectacle, avec qui nous admirons le même tableau ou le même paysage, celui qui nous fait une vie intellectuelle et morale à côté de la sienne ou plutôt dans la sienne, celui qui nous associe, sinon à toutes ses occupations, du moins à tous ses loisirs, et qui ne garde par conséquent aucun goût, aucun plaisir, aucun intérêt de cœur ou d'esprit qu'il ne veuille pas ou qu'il ne puisse pas nous faire partager; l'homme enfin qui, en se mariant, verse franchement tout son fonds dans son ménage, sans aucune réserve égoïste. Soyez cet homme-là, et vous attacherez votre femme à votre foyer en vous y attachant vous-même : votre foyer ne sera pas seulement dans votre maison ; vous l'emporterez avec vous comme un autel domestique. Il sera partout où vous serez avec elle; il sera dans son cœur et dans le vôtre partout où vous confondrez dans une affectueuse intimité vos pensées, vos impressions, vos enthousiasmes, vos croyances, votre charité.
Mon Dieu ! certainement, monsieur, le mariage est une entreprise qui promet d'inestimables bénéfices; mais il y a un cahier des charges. L'aviez-vous lu ? Je crains que non, car vous y auriez vu qu'une grande part de l'éducation de la femme revient à son mari, que c'est à lui de modeler à son gré, de former suivant ses vœux, d'élever à la dignité de ses sentiments et de ses pensées ce jeune cœur et ce jeune esprit qui ne demandent qu'à lui plaire : vous y auriez vu qu'il est à la fois sage et charmant d'ajouter aux liens qui unissent une femme à son mari, ceux qui unissent l'élève à son maître, à son instituteur, à. son guide, à, son ami.
J'entends l'objection : ce jeune cœur et ce jeune esprit se dérobaient à vos soins. Ils vous opposaient leur éducation futile, leurs goûts de dissipation, de vanité, de coquetterie, - bref, l'incurable frivolité des femmes ; - monsieur, je ne crois pas à l'incurable frivolité des femmes, ni vous non plus, car vous voyez comme moi tous les jours cette incurable frivolité se transformer sous l'empire de la passion, de la pitié, de la foi, du malheur, en dévouements austères et en abnégations rigides. Comment, pourquoi ne céderait-elle pas a la douce autorité de ce premier amour si puissant sur le cœur de la femme qu'il y reparaît à travers tout, tant qu'elle vit, - à travers ses outrages, ses ressentiments, ses vengeances, ses remords?
Non, avouez-le, vous n'avez pas essayé. Vous avez espéré que cette enfant que vous épousiez allait devenir brusquement du jour au lendemain, par la seule vertu du sacrement, une femme accomplie. - Eh bien ! non, monsieur, c'était un miracle qu'il fallait avoir la bonté d'opérer vous-même,
Je suis, Dieu merci, au bout de mon sermon. Excusez-moi. Daignez méditer sur ce texte pendant les derniers jours de votre exil, et vous ne manquerez pas de perfectionner ici l'ouvrage ébauché par mes faibles mains. »

MADAME DE RIAS A MONSIEUR DE RIAS.
« Avril, - Vous avez jugé nécessaire, mon cher Lionel, de mettre entre nous un intervalle de recueillement et de silence. Je me suis résignée jusqu'à la dernière heure; mais je ne veux pas vous laisser revenir sans vous envoyer un mot de mon cœur. J'espère que vous serez désormais plus content de votre femme affectionnée et fidèle.
Marie.
- Sauf contre-ordre de votre part, je compte m'installer à Fresnes dès le 1er mai. C'est là que je vous attendrai. Je ne perdrai pas la compagnie de ma chère Louise, qui s'établira en même temps au Pavillon, chez son frère. »

XIII

M. de Rias était trop honnête homme, il avait trop véritablement souffert du trouble de son ménage et de l'égarement de sa vie, pour ne pas envisager avec une satisfaction attendrie les jours meilleurs que le ton général de cette correspondance était de nature à lui faire entrevoir. Il était fort loin d'admettre, à la vérité, les théories de madame de Lorris, qui lui paraissaient fortement empreintes de la partialité de son sexe; mais après tout, quelle qu'eût été l'origine des torts de sa femme, il lui suffisait qu'elle les reconnût et qu'elle se montrât disposée à les réparer. Avec la générosité de son naturel, il fit bon marché de la question d'amour-propre, et, sans se préoccuper d'établir une balance plus ou moins équitable des responsabilités, il résolut d'accepter franchement et à plein cœur le bonheur qui semblait de nouveau s'offrir à lui. Il vit dans l'installation de sa femme au château de Fresnes pour le moment de son retour une intention délicate. C'était là qu'ils s'étaient vus pour la première fois, qu'ils s'étaient aimés, qu'ils s'étaient mariés : c'était là qu'ils devaient se retrouver pour y recommencer leur vie commune, et y reprendre pour ainsi dire leur union à sa source. Il y avait dans cette pensée quelque chose d'aimable et de touchant, et M. de Rias se piqua d'y répondre en témoignant de son côté l'empressement et la bonne grâce d'un jeune marié.

Il voulut se donner le plaisir de surprendre sa femme, et devança de deux ou trois jours la date pour laquelle il lui avait annoncé son arrivée. - Il passa une demi-journée à Paris dans son hôtel, dont il admira le bon ordre : vers sept heures du soir, il repartait pour Fresnes, et descendait de wagon deux heures plus tard à la station la plus voisine du château. Ne trouvant pas de voiture pour l'y transporter, il s'y rendit gaiement de son pied léger, laissant ses bagages à la gare.

C'était une belle soirée de printemps, doucement éclairée par un faible croissant de lune et des milliers d'étoiles. Lionel s'avançait avec émotion sur cette route tant de fois parcourue au temps de ses amours avec sa jeune fiancée. Il y recueillait à chaque pas quelques chers souvenirs, - redevenus des espérances.

Il pénétra dans le parc avec mystère par une des avenues du bois, et il aperçut bientôt à travers la verdure nouvelle les lumières du château. Son cœur battait avec violence quand il s'approcha des fenêtres du salon de famille. Il eut la curiosité d'y jeter un regard avant d'y entrer. Son rêve était de trouver sa femme seule pour cette première entrevue; mais madame de Rias n'était pas seule, ce qui n'avait rien d'extraordinaire ni de choquant, puisqu'elle ne l'attendait pas.

Elle était du reste en très-honnête et modeste compagnie. Elle avait autour d'elle sa mère, ses deux enfants, sa cousine de Lorris, M. de Kévern, et c'était tout. A l'une des extrémités du vaste salon, madame Fitz-Gérald et madame de Lorris jouaient sur le piano une sonate à quatre mains. Près de la cheminée, devant une table, madame de Rias était gracieusement agenouillée sur une chaise basse, une main posée sur la tête blonde de son fils, tandis que sa fille était assise à deux pas sur les genoux de M. de Kévern. Ils examinaient un grand ouvrage à gravures étalé sous la lampe, et sur lequel M. de Kévern paraissait leur donner des explications très-intéressantes, si l'on en jugeait par la mine profondément attentive des deux enfants et de leur mère. De temps à autre, ces jolies têtes penchées se soulevaient pour adresser à l'explicateur une question ou un sourire.

Ce spectacle ne présentait aucun caractère de dissipation mondaine, et cependant il fit éprouver à M. de Rias une vive sensation de déplaisir. Il y avait dans cette petite réunion, et surtout dans le groupe où madame de Rias figurait avec M. de Kévern, un air d'intimité heureuse et paisible qu'il semblait véritablement maladroit de troubler par une surprise, si agréable qu'elle pût être.

M. de Rias se retira de la fenêtre avec un geste d'humeur; puis, après quelques pas, il y revint : à mesure qu'il contemplait la scène de famille qui s'offrait à ses yeux, un sentiment plus sérieux et plus profond qu'une simple contrariété s'accusait sur ses traits, et son front se contracta presque douloureusement quand il vit ses deux enfants, pour qui l'heure de la retraite avait sonné, sauter au cou de M. de Kévern et le couvrir de caresses.

On apporta le thé au même instant. Lionel présuma que madame de Lorris et son frère ne tarderaient pas à prendre congé, et il se détermina à attendre leur départ pour se présenter devant sa femme. Il s'engagea sous le couvert de l'allée la plus proche, et y promena ses réflexions.

Au bout de quelques minutes, il entendit ouvrir la porte-fenêtre qui donnait sur le parc, il en vit sortir d'abord madame de Lorris, puis sa femme, qui s'appuyait sur le bras de M. de Kévern. A la direction de leur marche, il comprit que madame de Lorris et son frère, séduits par la beauté de la nuit, retournaient à pied au Pavillon, et que madame de Rias, suivant toute apparence, les accompagnait jusqu'à la grille du parc. Il les laissa s'éloigner, et s'achemina ensuite tout doucement sur leurs traces, afin de se trouver sur le passage de sa femme quand elle rentrerait au château. Le hasard lui ménageait enfin cette première entrevue en tête-à-tête qu'il avait si vivement souhaitée, mais qui déjà, il ne savait trop pourquoi, ne lui promettait plus qu'un plaisir troublé.

Il aperçut de loin madame de Rias avant qu'elle ne pût le voir elle-même. Il était à demi caché dans la frange d'ombre que la futaie projetait sur le bord de l'avenue, tandis que sa femme marchait dans la pleine lumière du chemin. Elle semblait d'ailleurs profondément absorbée dans ses pensées : elle s'avançait à pas lents, les bras croisés et la tête abaissée sur le sein. A quelque distance de la place où s'était arrêté Lionel, il y avait un banc rustique : elle s'y assit tout à coup comme accablée, elle mit sa tête dans ses deux mains, et il l'entendit pleurer amèrement.

En face de cette scène étrange, la première et subite impression de M. de Rias fut une douleur aiguë et glaciale qui le pénétra jusqu'aux moelles.- Il n'était pas aimé, et l'appréhension de son retour était la cause de ces larmes mystérieuses... Telle fut l'idée poignante qui le traversa; mais ce ne fut qu'un éclair qui s'obscurcit aussitôt. Il avait apporté une provision de confiance qui ne pouvait se dissiper ainsi en une minute. Depuis six mois, on l'avait entretenu dans la pensée que sa femme lui était revenue tout entière, qu'elle ne songeait qu'à lui plaire, qu'elle consacrait à cet unique objet tous ses sacrifices, toutes ses abnégations, toutes les réformes de sa vie. Elle lui avait elle-même confirmé ses tendres dispositions dans son billet de la dernière heure. Il se persuada donc que la défiance qui l'avait soudainement envahi était un mouvement d'une injustice et d'une ingratitude coupables. Madame de Rias avait, comme toutes les femmes, les larmes faciles : elle cédait sans doute en ce moment à quelque accès de mélancolie nerveuse. Peut-être donnait-elle un dernier regret aux plaisirs qu'elle lui sacrifiait, et ce regret même attestait tout le mérite de son dévouement.

Pour échapper à de nouvelles chimères, il se dégagea brusquement de l'ombre des bois, et se dirigea vers le banc rustique en suivant la partie la plus éclairée de l'avenue. Au bruit de ses pas, madame de Rias s'était levée tout à coup : il lui adressa de la main un signe amical, et lui parla de loin sur un ton de gaieté :

- Vous allez me trouver bien enfant... j'ai voulu vous surprendre!...

Elle s'essuya vivement les yeux et vint au-devant de lui; il lui saisit les deux mains, et sentant qu'elle grelottait :

- Mon Dieu ! ma chère, reprit-il; que je suis gauche !... Je vous ai fait peur?

- Un peu, murmura-t-elle, j'étais si loin de m'attendre... Voyez, je suis toute tremblante...

- Vous ne m'embrassez pas, Marie?

- Pardon!

Et elle lui tendit son front.

Sur cette froide cérémonie, un peu différente des effusions que M. de Rias avait préméditées, ils reprirent le chemin du château en marchant côte à côte. Après une pause de silence contraint, elle se mit subitement à l'interroger avec une sorte d'animation fébrile sur les incidents de son voyage, sur la traversée, sur les heures des trains et des paquebots ; puis elle passa du même ton à. ses enfants, dont elle lui vanta les progrès et dont elle lui cita les traits d'esprit... Ils étaient couchés depuis un moment, mais pas encore endormis, elle l'espérait.

Aussitôt qu'ils rentrèrent au château, elle l'entraîna dans leur chambre. Les enfants dormaient de tout leur cœur, et Lionel ne voulut pas les éveiller. Il se contenta de jeter sur leur doux visage un regard ému et triste.

On redescendit alors au salon, où madame Fitz-Gérald, qu'on avait prévenue à la hâte, arriva bientôt en cornette de nuit. Elle poussa quelques cris de surprise, embrassa son gendre, s'excusa sur l'inconvenance de sa tenue et se retira discrètement.

Resté seul avec sa femme, M. de Rias ne tarda pas à s'apercevoir que, tout en répondant à ses questions et à ses affectueux compliments avec une apparence d'enjouement, elle était singulièrement distraite et préoccupée. Sa gaieté, visiblement forcée, s'éteignait dans des silences de glace. A mesure que la soirée s'avançait, il surprenait dans ses yeux une expression plus marquée de malaise, d'inquiétude et même d'angoisse. De plus en plus oppressé et glacé lui-même, il rompit l'entretien.

- Ma chambre est préparée, n'est-ce pas, ma chère ? dit-il en se levant tout à coup.

- Oui, oh! oui,... certainement.

Puis elle soupira comme malgré elle.

Elle se tenait debout devant lui, souriante et embarrassée. Il la regarda dans les yeux et elle rougit. - Bonsoir ! murmura-t-il. - Il lui serra faiblement !a main et quitta le salon.

Malgré la fatigue d'une journée de voyage et d'émotions, M. de Rias n'essaya pas même de prendre du repos. Il se promena de longues heures à travers sa chambre dans un état d'esprit digne de pitié. Le désenchantement le plus complet et le plus amer succédait aux illusions dont son cœur et son imagination s'étaient depuis si longtemps bercés. L'espèce d'impression foudroyante qui l'avait frappé dès le premier instant devant sa femme en pleurs était décidément - il n'en doutait plus - une impression juste et vraie. Son retour était pour elle une tristesse, un désespoir, une terreur. Dès ce moment, la vérité se dégageait à ses yeux avec une évidence impitoyable, et l'inondait de sa cruelle lumière. Il repassait dans sa pensée fiévreuse tous les incidents, tous les détails de cette pénible soirée; il en rapprochait différents traits de la correspondance de madame de Lorris; il enchaînait tous ces témoignages, et il les interprétait avec une effrayante lucidité.- Il ne croyait pas que madame de Lorris l'eût abusé et mystifié à plaisir, et que la conversion de sa femme, la transformation de ses goûts et de ses habitudes fussent de mensongères inventions. Non, madame de Lorris ne l'avait pas trompé; mais à son insu elle n'avait dit qu'une partie de la vérité. Il était vrai en effet que madame de Rias s était corrigée de sa folie mondaine, qu'elle avait donné à sa vie un tour plus sérieux, plus intelligent et plus digne, qu'elle s'était appliquée ardemment à élever son cœur et son esprit; il était vrai encore qu'elle avait fait tout cela pour obéir et pour plaire à l'homme qu'elle aimait; mais l'homme qu'elle aimait, ce n'était pas lui, c'était M. de Kévern. - Voilà, ce que madame de Lorris ne lui avait pas dit, et ce que probablement elle ignorait. Il connaissait son honnêteté, sa candeur, sa confiante idolâtrie pour son frère. Elle l'avait associé à son œuvre sans se douter de la part équivoque qu'il pouvait être tenté d'y prendre.

Peut-être, au milieu des agitations de cette nuit douloureuse, M. de Rias ne s'épargna-t-il pas à lui-même les reproches secrets et les tardives leçons, car enfin ce que cet homme avait entrepris, ce qu'il avait obtenu, il eût pu l'entreprendre et l'obtenir comme lui : comme lui, il avait été aimé ; il avait eu toute puissance sur ce cœur qui se révélait si capable de dévouement et de sacrifice, mais il avait négligé d'user de son pouvoir, et maintenant un autre l'usurpait.

Ce n'était pas la première fois que M. de Rias, dans le cours de sa vie, rencontrait un de ces sages prêcheurs qui se font les mentors des mondaines blasées, et qui les sauvent le plus habituellement pour mieux les perdre. Il savait que la plupart de ces austères conseillers sont de dangereux hypocrites, et que ceux qui ne sont pas des hypocrites sont souvent les plus dangereux.

A laquelle de ces deux catégories appartenait M. de Kévern? C'est ce qui importait assez peu à Lionel. Ce qui lui apparaissait avec une pleine certitude, c'est que M. de Kévern avait pris sa place à son foyer, dans le cœur de sa femme et jusque dans l'âme de ses enfants. C'était assez pour qu'il lui jurât une haine mortelle et pour qu'il se promît de lui faire expier tout ce qu'il lui faisait souffrir. - Il entrevit dans cette pensée une espérance, une solution, et put enfin trouver aux premières clartés du jour quelques heures de sommeil.

XIV

A son réveil, M. de Rias arrêta son plan de conduite. Pour avoir le droit de laisser éclater les sentiments qui l'animaient, il lui fallait des preuves plus irrécusables que des soupçons, et il ne pouvait les obtenir qu'en évitant de mettre sur leurs gardes ceux qu'il soupçonnait. Il résolut donc de leur donner toute sécurité en affectant lui-même toute confiance et toute liberté d'esprit. Ses habitudes un peu froides et contenues se prêtaient d'ailleurs à ce rôle et devaient lui épargner des efforts de dissimulation trop pénibles.

Dès cette première journée, il eut l'amertume de voir ses appréhensions confirmées par plus d'une circonstance. La plus douloureuse pour lui fut le témoignage inconscient de ses enfants. Dans ses entretiens avec eux, quand il les questionnait sur leurs occupations et sur leurs plaisirs pendant le temps de son absence, le nom de M. de Kévern revenait à tout instant sur leurs lèvres, innocemment délatrices. Il était mêlé à tous leurs souvenirs, à tous leurs récits, à leurs études et à leurs jeux, à chaque détail de leur vie quotidienne. Madame de Rias au contraire ne prononçait ce nom que très-rarement et toujours avec une réserve embarrassée. A l'entendre, on eut pu croire que M. de Kévern était pour elle un étranger à peine admis par intervalles dans son intérieur, tandis que dans la bouche de ses enfants il était clairement l'hôte et le compagnon assidu de la famille.

Lionel voulut aller le jour même présenter ses respects à madame de Lorris et ses devoirs à M. de Kévern. Celui-ci le reçut avec toutes les apparences d'une tranquille cordialité. En revanche, la physionomie et l'attitude de madame de Lorris furent de nouveaux symptômes accusateurs. Dans l'état de ses rapports avec M. de Rias, à la suite de la correspondance amicale qu'ils avaient échangée, après le succès de l'épreuve qu'elle lui avait suggérée, il semblait naturel que cette aimable femme lui fît un accueil plein de franchise et d'expansion. Il la trouva cependant singulièrement timide et contrainte: il y avait du trouble dans ses yeux, un nuage de tristesse sur son front. Il crut comprendre qu'elle aussi avait surpris la vérité, et qu'elle en était sérieusement inquiétée dans son cœur et dans sa conscience.

Pendant les trois ou quatre journées qui suivirent, les hôtes du château et ceux du Pavillon continuèrent, sur les instances mêmes de Lionel, à vivre dans une étroite intimité, déjeunant ou dînant les uns chez les autres; mais, malgré l'aisance et la bonne grâce que M. de Rias apportait pour son compte dans ces relations quotidiennes, il y régnait un air manifeste de gêne, de malaise et de secrète anxiété. M. de Kévern, sous son calme habituel, était remarquablement soucieux. Madame de Rias, tantôt agitée, tantôt accablée, toujours pâle et maladive, paraissait succomber sous le poids d'une dissimulation trop au-dessus de ses forces et peut-être de sa loyauté. Elle s'observait devant son mari avec une gaucherie compromettante : elle évitait avec scrupule toute apparence de tête-à-tête avec M. de Kévern; mais ses yeux le cherchaient sans cesse et la trahissaient. Quant à madame de Lorris, plus triste de jour en jour, elle surveillait Lionel avec une attention furtive comme si elle eût redouté sa clairvoyance. Elle avait avec sa cousine des a partefréquents d'où elles sortaient toutes deux les yeux rougis par les larmes. Était-elle donc confidente? était-elle complice? Poussait-elle son aveugle affection pour son frère jusqu'à protéger ses amours? - S'efforçait-elle au contraire de rappeler madame de Rias à la raison et au devoir? Quoi qu'il en pût être, il était évident que, pour tout le monde, excepté sans doute pour l'excellente madame Fitz-Gérald, M. de Rias avait eu tort de quitter l'Angleterre, et qu'il en était revenu pour jouer dans sa propre maison et dans le sein de son ménage le rôle d'un intrus et d'un trouble-fête.

Lionel attendait avec une impatience sombre le moment de dénouer violemment cette insoutenable situation, quand le hasard voulut bien le lui offrir. - Tourmenté depuis son retour d'insomnies trop explicables, ii avait coutume de veiller fort tard dans son appartement, et souvent même après avoir éteint les lumières. - Dans la cinquième nuit qui suivit son arrivée au château, il entendit vers une heure du matin le bruit d'une porte qui s'ouvrait avec précaution du côté du parc. L'instant d'après, il vit une forme blanche et élégante passer sous ses fenêtres, glisser d'un pas de fantôme sur une pelouse, et disparaître dans l'ombre profonde d'une avenue. - Une sorte de satisfaction amère contracta soudainement les lèvres de M. de Rias. II saisit avec précipitation une boîte d'acajou qui contenait deux pistolets de tir, puis après une seconde de réflexion, il rejeta violemment les armes sur un canapé, sortit de sa chambre et descendit dans le parc.

La direction qu'avait suivie madame de Rias était pour lui un indice à peu près certain. L'avenue oblique dans laquelle elle s'était engagée allait aboutir à l'une des extrémités du parc qui touchait aux bois de M. de Kévern. Un chemin creux, très-peu fréquenté, même pendant le jour, formait de ce côté la limite des deux propriétés; c'était là que devait se rendre madame de Rias, - si son excursion nocturne avait le but que lui supposait Lionel. - Au lieu de marcher sur ses traces, il prit un sentier de chasse qui traversait le taillis et qui abrégeait la distance. Il comptait sur ses instincts et sur son expérience de chasseur pour en reconnaître les détours malgré les ténèbres; mais y trouva plus de difficultés qu'il ne l'avait pensé : son agitation d'esprit, la hâte même qu'il mettait à sa poursuite, contribuèrent plus d'une fois à l'égarer.

Pendant qu'il se frayait péniblement un passage à travers les broussailles, il ne put se défendre d'un étrange souvenir : il se rappela la promenade d'amoureux qu'il avait faite un jour, la veille même de son mariage, dans ces mêmes bois et dans ces mêmes sentiers, en compagnie de mademoiselle Fitz-Gérald; le contraste des sentiments qui lui avaient charmé le cœur ce jour-là et de ceux qui le torturaient en ce moment lui fit éprouver une douleur déchirante.

Soudain il s'arrêta : un bruit de voix, et, à ce qu'il lui sembla, de gémissements, avait frappé son oreille au milieu du silence des bois et de la nuit. Il se pencha, écarta le feuillage, et, comme l'Indien qui guette, il n'avança plus qu'à pas insensibles. - Il était sur le bord du chemin creux, dont la clarté relative lui permit d'apercevoir deux ombres marchant lentement côte à côte. Il reconnut, à n'en pas douter, madame de Rias et M. de Kévern. Il retint son souffle ; il eût voulu suspendre les battements de ses artères pour mieux écouter, mais leur entretien sans doute touchait à sa fin : ils n'échangeaient plus que de rares paroles d'une voix étouffée. Madame de Rias portait a tout instant son mouchoir à son visage. Tout à coup M. de Kévern s'arrêta, la regarda en silence, et, l'attirant à lui, la serra passionnément sur son cœur.

Un nuage de sang passa sur les yeux de Lionel, et le tint comme aveuglé pendant quelques secondes. Quand il put secouer ce vertige et voir devant lui, M. de Kévern et madame de Rias avaient disparu.

XV

Le lendemain, dans la matinée, le valet de chambre de M. de Rias remettait en mains propres à M. de Kévern ce billet :

« J'étais cette nuit dans le parc. Je vous serai reconnaissant de vouloir bien attendre demain, à neuf heures du matin, deux de mes amis.
Lionel de Rias. »

Aussitôt après avoir expédié ce message. Lionel partit pour Paris. A peine arrivé, il alla trouver un de ses parents, M. d'Éblis, qui avait une compétence spéciale dans les affaires d'honneur. Il lui dit qu'il avait eu depuis son retour plusieurs discussions avec son voisin de campagne M. de Kévern, à propos de la limite de leurs propriétés et de leurs droits de chasse réciproques ; que ces discussions avaient abouti à une querelle sérieuse qui paraissait devoir se dénouer par les armes. Il le priait d'être un de ses témoins. M. d'Éblis espéra qu'un si léger dissentiment se terminerait à l'amiable; il promit d'ailleurs de prendre le lendemain le premier train pour Fresnes, afin d'y être à huit heures du matin.

M. de Rias se rendit ensuite chez le duc d'Estrény; mais le duc était au cercle. Il alla l'y chercher. Comme il pénétrait dans un des salons où un groupe de jeunes gens entourait un table de whist, le hasard voulut qu'un des joueurs prononçât le nom de M. de Kévern. Le silence subit et forcé qui s'établit dès qu'on aperçut M. de Rias lui fut une preuve amère que sa mésaventure conjugale occupait le public. Le duc d'Estrény reçut d'un air grave la communication de Lionel : il écouta sans commentaires l'explication peu vraisemblable qu'il lui donnait sur l'origine de sa querelle, et se mit, comme M. d'Éblis à sa disposition.

En rentrant à Fresnes le soir vers dix heures, M. de Rias trouva dans le salon madame Fitz-Gérald seule et fort triste : elle lui dit que sa fille avait été souffrante tout le jour, et qu'elle s'était sentie si mal après le dîner qu'elle s'était mise au lit en priant qu'on la laissât reposer. Lionel, après quelques questions d'une sollicitude affectée, prétexta lui-même un peu de fatigue et monta chez lui.

Vers minuit, comme il était assis devant son bureau, achevant d'écrire quelques dispositions, la porte de sa chambre s'ouvrit doucement. Il se retourna : madame de Rias était devant lui, pâle comme une morte. - Il fixa sur elle un regard d'une sévérité glaciale :

- Que me voulez-vous? lui dit-il.

- Je veux vous parler, murmura-t-elle d'une voix oppressée et à peine distincte.

- Parlez.

- Lionel, je suis déjà à moitié folle,... reprit-elle avec une expression de douleur navrante : je vous en prie, ménagez-moi,... ne m'achevez pas!

- Qu'est-ce que cela veut dire, ma chère?

- Louise est venue tantôt,.., elle avait des soupçons depuis ce matin,... elle a saisi une minute où son frère était absent,... elle a vu votre lettre,... nous savons tout.

- Et que savez-vous ?

- Je sais que vous vous battez demain avec M. de Kévern.

M. de Rias se leva, et, debout en face d'elle :

- Écoutez, Marie, dit-il froidement, je regrette beaucoup que ce détail soit venu à votre connaissance ; mais vous conviendrez que ce n'est pas ma faute... Maintenant, que venez-vous faire ici? Vous perdez votre temps. Vous devez comprendre que vos dénégations et vos supplications seraient, à l'heure qu'il est, complètement inutiles. Votre accueil et votre contenance depuis mon retour me laissaient peu de doute sur le caractère de vos relations avec M. de Kévern. La nuit dernière, je vous ai suivie; j'ai vu ce qui s'est passé entre vous. Je suis donc édifié, - et rien au monde, vous pouvez en être certaine, ne m'empêchera de sauver de mon honneur ce qui peut encore en être sauvé. - Allons! retirez-vous.

Elle se laissa tomber sur une chaise, et, se tordant les mains, les yeux fixes dans le vide :

- Mon Dieu ! dit-elle, oh! mon Dieu!

- Je vous en prie, laissez-moi, reprit durement M. de Rias.

Elle se releva et fit quelques pas vers la porte ; puis, revenant à lui tout à coup et se jetant à genoux sur le parquet :

- Eh bien! s'écria-t-elle, tuez-moi!... ce sera juste!... mais moi seule! moi seule! Et sa voix se perdit dans une explosion de sanglots.

- Comment ne sentez-vous pas, répliqua violemment Lionel, que chacune de vos paroles est une offense de plus?

- Non,... oh! non, je vous jure!... C'est que vous ne me comprenez pas!... Laissez-moi tout vous dire, je vous en supplie... Ah! vous allez bien voir que je vous dis la vérité!... Oui, je suis coupable,... oui, j'aime M. de Kévern,... oui,... s'il l'eût voulu,... je le crois,... c'est possible,... mon affection, ma faiblesse, ne lui auraient rien refusé !... Vous voyez que je ne m'épargne pas ;... mais il ne l'a pas voulu,... grand Dieu ! il ne l'a pas voulu ! C'est lui qui m'a préservée,... et vous voulez le tuer!.., mais c'est impossible !... ce serai une action odieuse,... abominable!... Je vous en prie,... je vous en prie,... ne la commettez pas!

-Allons! vous l'aimez bien en effet, dit M. de Rias en se rasseyant brusquement.

- Oui, je l'aime, poursuivit-elle toujours agenouillée et comme affaissée sur elle-même, je l'aime parce qu'il m'a sauvée non-seulement de lui-même, mais des autres!... Tenez!... il y a quelques mois, - à Trouville, - après cette scène... si méritée peut-être,... mais si dure, si blessante que vous m'aviez faite,... abandonnée comme je l'étais, ulcérée, désespérée,... j'allais me perdre;... il y avait alors un homme qui me poursuivait de son amour,... que je croyais aimer... qui? vous pouvez le soupçonner. Eh bien! faut-il tout vous dire? je l'attendais, cet homme, dans la nuit qui suivit votre départ;... ce fut un mot, un seul mot de M. de Kévern qui me rendit à la raison, au devoir, à l'honneur,... et vous voulez le tuer!... Mais - depuis -je l'ai aimé... et peut-être mon amour a-t-il été partagé... soit!..., mais cet amour est resté dans nos cœurs... il n'a jamais été criminel... jamais!... Vous nous avez vus tous deux la nuit dernière... hélas! vous m'avez vue dans ses bras... et, je le sens bien... vous avez dû croire... vous devez croire encore mon Dieu!... que vous avez une offense mortelle à venger!... et cependant cela n'est pas... cela n'est pas ! Cet instant d'abandon, de faiblesse..., c'était le premier,... c'était le dernier entre nous,... c'était l'adieu d'un ami,... d'un frère que je ne devais plus revoir. Rien de plus, en vérité!... Depuis votre retour, nous étions, lui, sa sœur et moi, dans de cruels combats... Elle voulait qu'il partît;... lui, il hésitait, craignant que ce brusque départ n'éveillât vos soupçons;... moi,... je ne voulais pas... et puis, - car enfin j'ai encore un peu d'honnêteté!... cette existence de chaque jour entre vous et lui, cette duplicité, cette tromperie continuelle, m'ont soulevé le cœur,... j'ai fait mon sacrifice tout à coup hier soir,... j'ai voulu le voir tout de suite pour en finir... et c'est alors que je suis allée où vous m'avez suivie... Il devait partir aujourd'hui même, - et moi, je devais vous dire une partie de ce que je vous dis!... Alors peut-être vous m'auriez crue... tandis que maintenant vous ne me croyez pas !

- Non, dit brièvement M. de Rias.

Il y eut un silence pendant lequel on n'entendit que les pleurs convulsifs de la jeune femme.

-Et d'ailleurs, reprit tout à coup Lionel, -car vous êtes vraiment étrange, - n'y a-t-il pas, même dans ce que vous avouez, tout ce qu'il faut pour justifier la haine et le ressentiment implacables d'un homme?

- Oui, sans doute,... oui,... et pourtant si vous étiez certain, Lionel, bien certain qu'il n'y a rien de plus que ce que je vous avoue,... si vous étiez bien sûr que votre orgueil seul est blessé, non votre honneur,... qu'il n'y a rien,... vraiment rien... d'irréparable entre nous,... n'auriez- vous pas pitié, - sinon de moi, - du moins de sa pauvre sœur, si innocente, si dévouée et si malheureuse!... Voudriez-vous la tuer elle-même ou la rendre folle?... ma pauvre Louise... qui m'a tant aimée, et voilà sa récompense!... Ah! si vous aviez cette bonté, Lionel, si vous étiez assez généreux pour vaincre ce mouvement de votre fierté offensée,... bien justement offensée, hélas!... ah! tenez... je le sens... je vous le jure... il y aurait encore du bonheur pour nous!... Oui, je serais si touchée, si reconnaissante... que vous pourriez tout attendre de mon cœur!... Il a été tout à vous,... il vous reviendrait... Ce n'est pas le moment,... je le sais bien,... de vous parler de vos torts,... mais enfin vous en avez eu quelques-uns peut-être;... je les oublierais si bien ! je serais si heureuse... si heureuse de les oublier... et de vous faire oublier les miens!... si heureuse!... Ah! je vous en prie,... je vous en prie,... je vous aimerai comme le bon Dieu!...

Elle se tut, étouffée par ses larmes, qui tombaient avec la même effusion que ses prières.

M. de Rias s'était levé visiblement en proie à la plus extrême émotion. Il marcha quelques minutes à grands pas. Ses traits, affreusement altérés, le tremblement convulsif de ses lèvres, témoignaient de la lutte terrible qu'il soutenait. - Tout à coup, il s'approcha de son bureau, prit une feuille de papier à lettre et y écrivit rapidement quelques mots. - Puis, s'approchant de sa femme éperdue et haletante à ses pieds, il lui remit tout ouvert le billet qu'il venait d'écrire :

- Vous pouvez lire, lui dit-il; c'est pour madame de Lorris.

Elle repoussa d'une main ses cheveux dénoués, qui inondaient son visage, et lut le billet, qui contenait cette ligne :

« Veuillez dire à votre frère, madame, qu'il n'attende personne de ma part demain. »

La jeune femme poussa un cri, se dressa subitement tout debout, et saisit avec exaltation les deux mains de son mari, comme pour l'attirer sur son sein ; - puis, abaissant ses yeux noyés :

- Je n'ose pas! murmura-t-elle.

- Non... rien maintenant... rien... je vous en prie, dit M. de Rias d'une voix profondément troublée, - Remettons-nous tous deux. - Allez, Marie, allez,... reposez en paix.

Elle s'inclina, couvrit ses mains de baisers avec fièvre et sortit de la chambre.

XVI

La hauteur de sentiments à laquelle M. de Rias s'était élevé dans l'émotion de cette scène ne pouvait être malheureusement un état d'âme durable. La réflexion, le froid raisonnement, l'expérience amère, ne devaient pas tarder à faire entendre leur voix et à reprendre leur empire. Chaque jour, à mesure que le temps se passait, et que l'impression première des paroles enflammées de madame de Rias, de son accent de vérité, de ses touchantes supplications, s'affaiblissait dans son esprit, le doute et la défiance y regagnaient du terrain et y trouvaient plus d'accueil. Il en vint bientôt à se demander si sa confiance n'avait pas été de la candeur, sa générosité de la duperie, s'il n'avait pas été le jouet d'une de ces comédies perfides, d'un de ces mensonges trempés de larmes où il n'ignorait pas que les femmes excellent.

L'existence commune entre sa femme et lui était alors, dans toutes ses apparences extérieures, pleine de bonne intelligence, de douceur et d'union. C'était de la part de madame de Rias une préoccupation constante d'éviter ce qui pouvait déplaire à son mari, de rechercher ce qui pouvait lui plaire, une affection timide et réservée, mais toujours et passionnément attentive. De la part de Lionel, une grâce courtoise et une bonté qui ne se démentaient pas. Jamais, dans son langage ni dans ses yeux, l'ombre d'un ressentiment ou d'un reproche : il avait le cœur trop haut pour revenir misérablement sur sa parole et sur son pardon.

Mais au milieu de ce doux intérieur qui semblait réaliser les meilleurs rêves de sa vie, il était peut-être au fond de l'âme plus malheureux qu'il ne l'eût jamais été. Un incurable soupçon le rongeait : - il avait été dupe! Il était secrètement l'objet des ironiques dédains de M. de Kévern, et de ceux de sa femme elle-même. - Cette pensée incessante lui causait une tristesse d'autant plus profonde qu'il la sentait irrémédiable. Elle serait toujours désormais entre sa femme et lui : elle glacerait à jamais sur ses lèvres la tendresse et l'abandon. Il en était à regretter amèrement l'élan de cœur qui l'avait condamné à ce supplice d'une défiance et d'une dissimulation éternelles.

Un matin, vers la fin du mois de juillet, comme il fumait un cigare dans la cour des écuries, il aperçut de loin madame de Rias qui se dirigeait d'un pas rapide vers une des allées du parc. Cette allée croisait à quelque distance le chemin d'un village dans lequel madame de Rias avait des habitudes de charité. Il crut d'abord que tel était le but de sa promenade, qui lui sembla cependant étrangement matinale. Le moment d'après, un incident, fort insignifiant en apparence, éveilla chez lui une autre supposition. C'était l'heure où le facteur rural passait chaque jour à Fresnes : après avoir déposé le courrier, il emportait les lettres du château, qui lui étaient remises par les domestiques, ou qu'il prenait lui-même sur la table du vestibule; il continuait ensuite sa tournée et se rendait au village voisin en suivant l'allée où madame de Rias se promenait en ce moment. Lionel eut soudain l'idée que sa femme voulait remettre secrètement de sa propre main quelque lettre à ce facteur, et qu'elle était allée l'attendre dans ce dessein à l'abri de tout regard curieux. Il fut confirmé dans ce soupçon en la voyant reparaître et regagner le château du même pas précipité aussitôt que cet homme eut traversé l'allée.

M. de Rias entra dans les prairies qui longeaient le parc et qui conduisaient au village par un chemin plus court, mais interdit au public. Quelques minutes plus tard, il rejoignait le facteur au moment où celui-ci sortait du bois.

- Je cours après vous, lui dit-il. Vous avez pris tout à l'heure au château une lettre adressée à M. de Kévern, n'est-ce pas?

- Oui, monsieur; c'est madame qui vient de me la donner elle-même.

- Justement... Veuillez me rendre cette lettre; il y a une erreur d'adresse... Vous la reprendrez demain.

Le facteur obéit et poursuivit sa route.

La lettre portait cette suscription :

- « M. Henri de Kévern, hôtel des Bergues, Genève. »

M. de Rias regardait ce pli, le tournait et le retournait dans sa main avec un sentiment d'angoisse inexprimable. - L'ouvrir et en violer le secret, c'était une action dont il ne se dissimulait pas le caractère. - Le respecter, c'était perdre l'occasion probablement unique et irréparable de dissiper l'incertitude horrible qui empoisonnait sa vie.

Il s'était assis devant une des clôtures du parc, sur un tronc d'arbre abattu, et il s'absorbait profondément dans ses perplexités, quand le roulement d'une voiture lui fit lever les yeux. Il reconnut le coupé de madame de Lorris. Il se souvint qu'elle devait déjeuner au château ce jour-là. En apercevant Lionel, madame de Lorris crut apparemment qu'il était venu à sa rencontre; elle donna l'ordre au cocher d'arrêter, descendit aussitôt et renvoya sa voiture.

- C'est très-aimable à, vous, monsieur, dit-elle... Marie va bien?

- Très-bien,... quelle charmante matinée, n'est-ce pas?

Il ouvrit la barrière, fit entrer la jeune femme dans l'avenue qui s'étendait devant eux, et l'y suivit.

Frappée de son air soucieux et distrait, elle lui dit, au bout de quelques pas :

- Eh bien ! quoi de nouveau donc, mon cher monsieur?

- Mais... rien.

- Je vous demande pardon... Votre front est à l'orage... Et puis vous rêviez là tout à l'heure, comme un homme qui médite un crime.

- J'ai quelquefois d'assez tristes pensées, dit Lionel.

- Pourquoi?... Vous ne pourrez donc jamais être heureux, mon pauvre monsieur?

- Je le crains. Elle reprit avec un accent sérieux :

- Cela me fait tant de peine...

- Puis s' arrêtant au milieu de l'avenue :

- Voyons! qu'est-ce qui vous manque?... La confiance, n'est-ce pas?

Lionel ne répondit pas.

- Mon Dieu! poursuivit-elle, que faudrait-il donc dire ou faire pour vous la rendre?

- Il faudrait, dit brusquement M. de Rias, cédant à un mouvement à peine réfléchi, - me dire ce qu'il y a dans cette lettre!

- Cette lettre! qu'est-ce que c'est que cette lettre?

Il l'avait mise sous ses yeux : elle en lut l'adresse, et pâlit légèrement.

- Voici, reprit Lionel, l'histoire de cette lettre. J'ai vu ce matin Marie la remettre secrètement au facteur... Dans le premier instant, l'idée de laisser partir cette lettre,... emportant son éternel secret, m'a paru impossible... Je m'en suis emparé... C'est déjà trop; je ne l'ouvrirai pas. - Prenez-la,... ce n'est pas un piège que je vous tends... Il serait odieux... Ne l'ouvrez pas, je vous en prie, je ne le veux pas!... Si sûre que vous soyez de votre amie et de votre frère, vous ne l'êtes pas assez pour risquer une épreuve semblable. - Brûlez cela, sans le lire vous-même, et sans en parler à personne... Promettez-le moi.

Madame de Lorris prit la lettre d'une main un peu tremblante :

- elle regarda fixement M. de Rias, et brisa l'enveloppe. L'héroïque jeune femme eut alors pourtant une minute de défaillance; un éblouissement passa devant ses yeux, et elle chancela. - Puis elle se mit bravement à lire la lettre tout haut :

« Monsieur et ami,
Ai-je tort de vous écrire ces lignes? Je ne puis le croire, bien que j'en fasse mystère à mon mari. Je veux lui épargner jusqu'à l'ombre d'un souvenir pénible;... mais envers vous aussi je me sens un devoir, celui de vous dire que je suis heureuse. Je vous connais assez pour être certaine que la pensée de mon bonheur sera pour vous la meilleure des récompenses, et, - s'il le faut, - des consolations. Je me souviens de vos paroles pendant ce dernier entretien qui faillit avoir des suites si fatales : - La plus heureuse nouvelle que je puisse jamais apprendre, me disiez-vous, c'est que vous avez mis votre cœur du côté de votre devoir.
Hélas ! cela me semblait impossible alors, - et peu d'heures après cependant ce miracle était fait. Mon mari me sauvait des angoisses de la mort : sa confiance généreuse, sa bonté vraiment divine, ne m'imposaient pas seulement la reconnaissance : elles m'inspiraient une estime, un respect, une tendresse - dignes d'elles. Dès ce moment, il m'avait reprise tout entière, et je l'aimais à jamais.
Chaque jour encore, quand je me rappelle cette nuit terrible, quand je me rappelle les folies, les imprudences de mon langage,... car, pour mieux lui montrer ma sincérité, je me faisais même plus coupable que je n'étais!... quand je pense à son cœur déchiré, à sa fierté révoltée, à tout ce qu'il a dû souffrir, à tout ce qu'il a dû vaincre pour me tendre la main,... j'ai envie de tomber à ses pieds et de l'adorer.
Je n'ose pas. Il est doux et excellent, mais un peu inquiet, un peu défiant peut-être encore dans le secret de son âme. Je le sens. J'en souffre quelquefois, mais sans découragement; car je sens aussi, que l'avenir est à moi, et que toute la vérité qui est dans mon cœur finira par passer dans le sien et me l'ouvrir tout entier !
Voilà , monsieur , ce que je voulais vous dire, - et vous dire cela, n'est-ce pas vous donner la plus grande preuve d'estime que vous puissiez recevoir de votre élève et amie.
Marie de Rias. »

Quand elle acheva cette lecture d'une voix altérée par l'émotion, madame de Lorris vit que M. de Rias avait une main sur ses yeux, et que des larmes glissaient sur son visage.

Nous ne pouvons terminer ce récit sans rappeler au lecteur que les Kévern sont fort rares dans le monde, qu'il est fort délicat de trop compter sur leur concours désintéressé, et qu'un mari jaloux de perfectionner l'éducation de sa femme fera toujours sagement de s'y employer lui-même, et de ne pas déléguer ses pouvoirs.

FIN.