SCÈNE PREMIÈRE,

LA MARQUISE, puis LOUISON.

LA MARQUISE, sur une causeuse, au coin de la cheminée. Elle tricote.

Décidément, c'est une chose ennuyeuse que de tricoter ; mais cela vaut mieux que de faire un petit chien en tapisserie, comme la fille de ma portière. (Elle lève les yeux sur la cheminée.) Tiens, mon journal !... Déjà !... Par où est-il entré ? Je ne sais pas du tout... Ce tricot vous absorbe, c'est effrayant... Voyons... Aïe ! aïe ! question d'Orient... Eh ! mon Dieu ! qu'ils s'embrassent donc une bonne fois, et que ça finisse !... Tables tournantes... Moi, j'y crois, tant pis !... Les savants sont bêtes : ce sont tous des vieux qui n'y voient plus guère, et ça les chagrine, et voilà. (Elle jette son journal.) Allons, travaillons, et ne pensons à rien, si c'est possible... On devrait bien inventer pour les femmes une sorte d'occupation convenable qui empêchât la pensée de trotter, car voilà notre infortune capitale... (Entre Louison.)Qu'est-ce que c'est ?

LOUISON.

Une lettre pour madame la marquise.

LA MARQUISE.

Donnez. (Louison sort. - Déposant son ouvrage.) Qu'est-ce que c'est que ça ? Quelle est l'aimable personne à qui je dois d'avoir un prétexte de paresser encore un instant ?... Une lettre qui vous arrive quand vous êtes seule, le soir, au coin du feu, c'est toute une aventure, un petit mystère charmant, qui, comme tous les mystères charmants, se termine en déception... Voyons, (Elle ouvre la lettre.) Je ne connais pas l'écriture. (Lisant.)

« Madame, un ami sincère prend la liberté de vous prévenir que M. le marquis, votre mari, a ce soir un rendez-vous avec madame de Rioja ; elle l'attend chez elle, rue de Choiseul, à neuf heures. » Et pas de signature ! quelle infamie !... (Elle se lève et marche avec agitation.) Cette madame de Rioja, une Péruvienne, une Mexicaine, je ne sais quoi, tombée on ne sait d'où, veuve d'on ne sait qui, on reçoit cela !... Une femme perdue d'ailleurs, et avec laquelle on ne compte plus... Je croyais meilleur goût à ce marquis. (Elle remonte à la cheminée, jette sa lettre au feu et se regarde dans la glace.) Elle est laide, ou du moins je suis plus jolie qu'elle : il n'y a que lui pour ne pas le voir, avec ses yeux de mari ! (Appuyée sur la cheminée.) Le marquis n'est ni plus ni moins que tous les hommes... Je suis sa femme, c'est tout ce qu'il faut ; je l'aime, c'est un luxe dont il se passerait. Il entend dire qu'il est heureux d'être mon mari, et c'est de l'entendre dire qu'il est heureux... (Après un silence.)Si j'avais des enfants, ma vie serait moins triste, je ne me plaindrais pas... (Reprenant son ouvrage sans se rasseoir encore.) La belle gloire, vraiment, quand il aura placardé cette Péruvienne ! une femme jaune, enfin !... C'est gentil, si on veut... (Elle s'asseoit sur un fauteuil à gauche de la cheminée.) Mais, après tout, quelle foi ajouter à ce misérable anonyme ! Ce rendez-vous serait à neuf heures ; il est déjà huit heures et demie, et je sais que mon mari travaille fort tranquillement chez lui. (On frappe.) Ah ! mon Dieu ! le voici ! (Elle, tricote avec agitation et fait mine de se lever.)