LA MARQUISE, LE MARQUIS, en grande toilette.
LE MARQUIS.
Restez, restez, ma chère, c'est moi. (Il descend lentement la scène, en mettant ses gants.) Qu'est-ce que c'est que ce joli petit ouvrage que vous faites là ?
LA MARQUISE.
Regardez-le donc, ce joli petit ouvrage, avant que d'en parler.
LE MARQUIS.
Mais c'est précisément parce que je l'ai regardé que je vous demande ce que c'est, chère belle ! (Il se contemple de loin dans la glace.)
LA MARQUISE.
Du tout : vous êtes fort occupé à vous admirer dans cette glace, sans quoi vous auriez vu tout de suite que cette vilaine grosse cravate que je tricote pour mon cocher n'est pas un joli petit ouvrage.
LE MARQUIS, gaiement, s'approchant de la cheminée.
Quelle chicane me cherchez-vous là ? Ce sera très-laid autour du cou de votre cocher, et c'est très-joli entre vos mains, voilà tout.
LA MARQUISE.
C'est charmant, ce que vous dites là !
LE MARQUIS.
Je dis ce que je pense. Mais quelle idée vous a pris de faire cette galanterie à Jean ?
LA MARQUISE.
Le pauvre garçon a un rhume perpétuel ; comme je n'ai rien de mieux à faire, je lui tricote ce petit objet de votre admiration : est-ce que cela vous contrarie ?
LE MARQUIS.
Que vous soyez toute bonne, comme vous êtes toute belle ? Non, en vérité.
LA MARQUISE.
J'en suis ravie au fond de l'âme.
LE MARQUIS.
Seulement, vous vous fatiguez les yeux avec vos bonnes œuvres, et je vous prie de les ménager, Madame, si ce n'est pour vous, du moins pour moi, qui les regarde souvent, et qui en rêve toujours.
LA MARQUISE.
Vous êtes ce soir d'une humeur agréable, à ce que je vois.
LE MARQUIS.
Hélas ! je suis ce soir, comme toujours, amoureux de vous, malgré le ridicule que l'on voit à ces sortes de choses.
LA MARQUISE.
N'en mourrez-vous point ?
LE MARQUIS.
Vous êtes surprenante. Pourquoi ne serais-je pas amoureux de vous, voyons ? N'êtes-vous point la plus jolie du monde ?
LA MARQUISE.
Je ne vous dis pas le contraire. (Elle
se lève et va prendre des ciseaux sur la toilette à droite
*.) Mais j'ai l'honneur d'être votre femme, et c'est là, à vos yeux du moins, un inconvénient fort capable d'annuler toutes mes belles qualités.
* Le marquis, la marquise.
LE MARQUIS.
Oh ! oh ! Et la raison de cette déraison que vous me prêtez ?
LA MARQUISE.
Bah ! on s'habitue à tout ; et c'est, je suppose, pour que je ne m'y habitue point que vous êtes si sobre à l'ordinaire des choses gracieuses que vous me prodiguez ce soir... Mais, où allez-vous donc, sans indiscrétion, avec cette toilette écrasante ?
LE MARQUIS.
Je vais à mon cercle. Mais, pour en revenir à vos provocations...
LA MARQUISE.
A votre cercle ? Vous n'avez pas coutume d'y aller en si brillant équipage.
LE MARQUIS.
C'est une tenue de rigueur aujourd'hui ; on nous présente un grand seigneur étranger, un petit souverain de je ne sais quel pays...
LA MARQUISE, s'asseyant un peu en avant du marquis, toujours adossé à la cheminée.
Péruvien, peut-être ?
LE MARQUIS.
Pourquoi Péruvien ?
LA MARQUISE.
Parce que, lorsqu'on vient de si loin, il est fort commode de se faire passer pour ce qu'on veut. Personne n'est tenté d'y aller voir. - Est-il marié ce Cacique ?
LE MARQUIS.
Vous y tenez. Marié ? Je ne sais. Pourquoi cette question ?
LA MARQUISE.
C'est que je ne recevrais pas sa femme, je vous en avertis. A quelle heure faut-il que vous soyez à ce cercle ?
LE MARQUIS.
Mon Dieu, vers neuf heures, je pense. Est-ce que vous me renvoyez ?
LA MARQUISE.
Comme vous voudrez.
LE MARQUIS allant prendre son chapeau.
Avouez au moins que c'est mal reconnaître mes frais
d'amabilité.
LA MARQUISE.
Ne vous mettez pas en dépense sur cette matière : cela deviendrait inquiétant. Je finirais par croire que si vous me jetez aux yeux tant de poudre d'or, c'est qu'il vous parait urgent de m'aveugler.
LE MARQUIS.
Bon Dieu ! me feriez-vous la grâce d'être un peu jalouse ?
LA MARQUISE.
Si je l'étais, je ne vous le dirais pas, je vous le prouverais.
LE MARQUIS, près de la porte.
Et de quelle façon, s'il vous plaît ?
LA MARQUISE.
Mais en vous donnant, s'il vous plaît, d'excellentes raisons d'être jaloux de votre côté.
LE MARQUIS.
D'excellentes raisons, Madame ?
LA MARQUISE.
D'excellentes raisons, Monsieur ; des raisons qui seraient les meilleures du monde.
LE MARQUIS, posant de nouveau son chapeau et revenant en scène.
Permettez-moi de vous dire que cela serait injuste.
LA MARQUISE.
Injuste ? Je n'ai pas l'avantage de vous comprendre.
LE MARQUIS.
Il ne peut échapper à un esprit supérieur comme le vôtre que l'infidélité d'une femme ne saurait jamais être la revanche légitime, la contrepartie équitable de l'infidélité de son mari, par exemple.
LA MARQUISE.
Croyez-vous ? Le mot devoir est donc un mot à double entente, dites-moi, une sorte de dieu mystérieux à deux visages, qui nous regarde, nous autres, d'un œil implacable, tandis qu'il vous sourit avec aménité ? C'est donc, ce moi devoir, un terme ambigu qui, dans votre franc-maçonnerie conjugale, vous réserve l'infidélité comme un droit, et ne nous laisse que les bénéfices outrageants d'une contrebande criminelle ?
LE MARQUIS.
Permettez...
LA MARQUISE, se levant.
Je ne permets pas, justement. Ainsi, vous n'oseriez, en honneur, violer les conventions arrêtées entre vous et votre valet de chambre, mais la foi jurée à votre femme, l'échange de serments fait entre elle et vous au pied de l'autel, à la bonne heure, cela !
LE MARQUIS.
Pardon, je n'ai pas dit cela, et même je ne le pense pas. Un homme qui se permet de trahir sa femme me paraît commettre une assez méchante action, une faute très-répréhensible.
LA MARQUISE.
Oui, j'entends... une espièglerie ;
LE MARQUIS.
Un crime, si vous voulez, mais avec des circonstances atténuantes qu'on ne peut invoquer pour la faute d'une femme.
LA MARQUISE.
Cela est décisif.
LE MARQUIS.
Cela est certain. Et remarquez que si je voulais parler comme la loi...
LA MARQUISE.
Ah ! la loi ! joli !
LE MARQUIS.
Je dirais que l'infidélité d'une femme peut avoir pour la famille, pour la société, des conséquences désastreuses que n'a point celle d'un mari... Je ne veux pas voir ce côté positif de la question... Je l'envisage à un point de vue plus digne de nous deux. (Il s'arrête un peu embarrassé.) Mais encore cela est très-délicat à dire, et je vous demanderai de me deviner beaucoup plus que de me comprendre.
LA MARQUISE.
Je crois en effet que cela ne me paraîtra pas clair.
LE MARQUIS.
Peut-être. Croyez-vous, Madame, qu'une femme de quelque valeur, bien entendu , je ne parle que de celles-là, qu'une femme puisse avoir un amour, en dehors de son ménage, sans s'y donner tout entière et sans être coupable de trahison à tous les chefs envers son mari ? Un homme, mon Dieu ! un homme dépensera, dans une intrigue passagère, un peu d'esprit... s'il en a...
LA MARQUISE.
Et s'il n'en a pas ?
LE MARQUIS, après un petit signe d'impatience.
Et ce sera tout. Mais une femme ne se donne pas pour si peu : je le dis à votre honneur, à l'honneur de votre siècle, vous ne sauriez avoir un amour sans y placer toute votre âme, tout votre être, sans passer à l'ennemi corps et biens : quand nous ne faisons que détourner quelques-uns de nos loisirs de l'existence conjugale, vous la désertez tout à fait ; vous vous créez une vie nouvelle et complète à côté de celle que vous aviez promis de vivre pour nous. Nos erreurs sont des manques d'égards qui peuvent causer un moment de désordre dans le ménage ; les vôtres sont une ruine absolue et irrémédiable. (s'efforçant de sourire.) C'est pourquoi la peine du talion ne me semble pas applicable en pareille matière. Du reste, il est possible que je m'explique mal, ou que vous n'ayez pas toute l'impartialité nécessaire pour prononcer dans cette cause, quoique, Dieu merci ! elle ne concerne ni vous ni moi.
LA MARQUISE.
Avez-vous fini ? Eh bien ! c'est ce que je disais : quand vous nous trompez, vous êtes des espiègles qui méritez le fouet, et quand nous vous trompons, nous méritons la question ordinaire et extraordinaire. C'est plein d'équité et de galanterie. Bonsoir ; allez à votre cercle: il est neuf heures.
LE MARQUIS.
Remarquez, ma chère, que vous me mettez à la porte.
LA MARQUISE.
Cela vous arrange assez, j'imagine. Moi de même. Bonsoir.
LE MARQUIS, lui baisant la main.
Songez un peu à mes théories ; vous verrez qu'il y a du vrai.
LA MARQUISE.
Vous auriez tort cependant d'en venir à la pratique, je vous jure.
LE MARQUIS, en s'en allant.
Oh ! c'est tout bonnement un exercice oratoire. Demain, si vous voulez, je plaiderai le contraire. Bonne nuit. (Il sort.)