SCÈNE VI.

LE MARQUIS, LA MARQUISE.

LE MARQUIS, soucieux.

Il faudra absolument, ma chère, qu'une bonne fois vous vous décidiez à faire éclairer votre antichambre : on reste là une heure à tâtonner avant de trouver la porte.

LA MARQUISE.

Qu'est-ce qu'on vous a fait ?

LE MARQUIS.

Je dis qu'il vous faut absolument faire éclairer votre antichambre ; si vous croyez que votre lumignon de l'escalier suffit, vous vous trompez fort.

LA MARQUISE.

Mon lumignon ?

LE MARQUIS.

Oui, votre veilleuse, votre lanterne, est-ce que je sais ? (Il traverse toujours grondant, de gauche à droite*.)
* La marquise assise, le marquis debout.

LA ,MARQUISE.

Comment ! il y a une heure que vous êtes là à tâtonner, vraiment !... Pauvre marquis !

LE MARQUIS.

Eh ! sans doute. (Après un silence, il reprend en ôtant ses gants.) Ah çà ! décidément, quelle est cet horreur que vous faites là ?

LA MARQUISE.

C'est ce joli petit ouvrage dont vous me faisiez compliment tout à l'heure.

LE MARQUIS.

Je l'avais mal regardé, en ce cas ; on dirait une paire de bas vue au microscope... Ne pourriez-vous faire des mailles plus petites ? Ceci a l'air d'un filet à prendre du poisson.

LA MARQUISE, sans lever les yeux.

Comme ce n'est point pour vous que je travaille, je me passerai de votre approbation. Et puis je ne tricote point de bas, mon cher Monsieur ; j'ai déjà eu l'honneur de vous dire que c'est une cravate.

LE MARQUIS, s'asseyant sur une chaise, près de la toilette.

Ah ! si c'est une cravate, c'est différent.

LA MARQUISE.

Il est certain qu'une cravate n'est pas la même chose qu'une paire de bas. (Un silence pendant lequel le marquis joue avec le peloton de laine.) Je vous ferai observer, marquis, que c'est mon peloton que vous vous amusez à faire rouler sous votre botte si joliment.

LE MARQUIS.

Ah ! pardon. (Un petit silence.)

LA MARQUISE.

Si vous n'y tenez pas trop, voulez-vous avoir l'obligeance de me le rendre ?

LE MARQUIS.

Soyez tranquille, je n'y toucherai plus. (Autre silence.)

LA MARQUISE.

Sérieusement, refusez-vous de me le ramasser ?

LE MARQUIS.

Pas du tout ; quelle plaisanterie ! Je croyais que vous aviez coutume de le laisser sur le tapis. (Le marquis se baisse pour ramasser le peloton, la marquise l'attire malicieusement à elle, de façon que le marquis pour l'atteindre est obligé de le suivre et de venir tomber à genoux près de la marquise, qui prend le peloton en riant sous cape, et lui dit gravement : « Merci. »)

LA MARQUISE.

C'est une erreur des plus graves... A propos, quel homme est-ce que votre seigneur étranger, autrement dit le Cacique ?

LE MARQUIS, se levant vivement et passant à gauche.

Je ne sais ; il n'est pas venu.

LA MARQUISE.

Ah ! voilà tous vos frais de toilette perdus. Comme je vous connais, vous devez être passablement contrarié.

LE MARQUIS, se dirigeant sur la cheminée.

Est-ce une façon de m'apprendre que vous me trouvez maussade ?

LA MARQUISE.

Je vous trouve charmant, au contraire. Ainsi vous voyez : vous pouviez jouer toute la nuit à votre cercle, et vous venez passer votre soirée près de votre femme... Un bienfait n'est jamais perdu avec moi, marquis ; et, en échange de votre sacrifice, je vais vous apprendre une bonne nouvelle.

LE MARQUIS, appuyé du coude sur la cheminée.

Ah quoi donc ?

LA MARQUISE.

Je puis me tromper, cependant ; dites-moi, n'avez vous pas beaucoup connu autrefois M. Armand de Villiers ?

LE MARQUIS.

En effet ; mais je l'ai perdu de vue depuis quelques années. Il doit être quelque part en Chine, à ce qu'on dit.

LA MARQUISE.

Il n'est pas en Chine ; réjouissez-vous.

LE MARQUIS.

Soit.

LA MARQUISE.

Et non-seulement il n'est pas en Chine, mais encore vous le verrez demain ; il m'a fait demander si je pourrais le recevoir... Êtes-vous content ?

LE MARQUIS, visiblement contrarié, descend près de la table.

Enchanté... (un temps.) Ne vous a-t-il pas fait un peu la cour avant votre mariage ?

LA MARQUISE.

Eh !

LE MARQUIS.

Oui, n'est-ce pas ?

LA MARQUISE.

Il y a bien eu quelque chose à peu près comme cela.

LE MARQUIS.

Il fut même question de vous marier tous deux, si je ne me trompe.

LA MARQUISE, toujours assise.

Le bruit en avait peut-être couru ; mais vous vous êtes présenté, marquis, (Elle s'incline.) vous vous êtes présenté : - c'est tout dire.

LE MARQUIS.

Vous ne l'aimiez donc pas ?

LA MARQUISE.

Je ne sais : je n'étais qu'une enfant, et je ne me rendais guère compte de ce que j'éprouvais dans ce temps-là.

LE MARQUIS.

Dois-je penser, Madame, que vous faisiez profession à mon égard de cette même ignorance naïve, de cet insouciant éclectisme ?

LA MARQUISE.

Vous me demandez des choses de l'autre monde ; comment voulez-vous que je me souvienne de ce que je pensais il y a quatre ans !

LE MARQUIS.

En tout cas, vous n'aimiez pas Armand, à coup sûr ?

LA MARQUISE.

Il ne faut pas dire à coup sûr : je ne l'aimais pas plus qu'un autre, voilà tout.

LE MARQUIS.

Vous l'aimiez donc un peu ?

LA MARQUISE.

Un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout, - comme il vous plaira. (Le marquis s'assied avec humeur dans la bohémienne qui est près de la table.) - Quelle est cette jalousie rétrospective, mon cher marquis ?

LE MARQUIS, ricanant.

Jaloux, moi ? A quoi pensez-vous ?

LA MARQUISE, travaillant toujours.

Je ne demande pas que vous le soyez, bien qu'il fût au moins poli de le paraître ; mais si, pour ne l'être point, vous vous fondez sur l'effet que vous pensez avoir produit tantôt avec votre homélie des cas de conscience, j'ose vous assurer que j'en ai mal profité. J'ai là-dessus des idées qui sont de mon sexe, probablement comme vos idées sont du vôtre ; gardez-les. Mais je suis trop loyale pour ne pas vous avertir que je garderai les miennes.

LE MARQUIS, inquiet et se penchant vers elle.

Est-ce une menace ?

LA MARQUISE.

Pas plus que votre éloquent plaidoyer de tantôt n'était une excuse, je suppose.

LE MARQUIS.

Allons ! vous avez bien vu que je plaisantais.

LA MARQUISE.

Eh bien ! je plaisante à mon tour. - Les vents ont changé, berger, comme dit ma mère.

LE MARQUIS.

Mon Dieu ! si vous y tenez, je suis prêt à convenir qu'en matière d'infidélité les torts d'un mari sont égaux à ceux d'une femme. Là, peut-on être plus raisonnable ?

LA MARQUISE, se lève vivement, et frappant sur la table avec ses baguettes à tricoter, dit avec véhémence.

Mais je vous soutiens, moi, que la faute d'un mari est deux fois plus grave que celle d'une femme.

LE MARQUIS, riant.

Je vous dirai comme M. Trissotin : «  Le paradoxe est fort. »

LA MARQUISE, se servant de la table comme d'une tribune.

D'abord, marquis, avouez que le plus souvent vous placez votre femme dans l'alternative de vous tromper ou de mourir d'ennui. Une vertu, si solide qu'on la suppose, a besoin de quelque encouragement et d'un peu de soutien : vous lui refusez l'un et l'autre.

LE MARQUIS, approchant son siège de la table.

Moi, ma chère ?

LA MARQUISE.

Qui parle de vous, à moins que ce ne soit votre conscience ? Je parle de tous les maris de la terre. Les hommes ont mille façons de passer le temps, d'occuper leur esprit, d'appliquer leur activité, ils n'ont que le choix des distractions. Si, avec cela, ils vont chercher les émotions de l'infidélité, convenez que c'est uniquement pour mal faire.

LE MARQUIS, avançant sa main sur la table.

Oh ! quant à moi...

LA MARQUISE, s'emparant de la main du marquis et la tenant sous la sienne.

Quant à vous, vous êtes un saint, c'est reconnu. De plus, quand vous vous mariez, Messieurs, vous êtes des gens parfaitement de sang-froid : les séductions des sens, comme les entraînements du cœur, vous trouvent fort instruits, pour ne pas dire usés, et fort insensibles, pour ne pas dire blasés.

LE M AR QUIS, avançant l'autre main.

Oh ! Madame, en vérité...

LA MARQUISE, saisissant la seconde main du marquis et le forçant ainsi à l'écouter en face.

Si c'était un effet de votre complaisance de ne pas m'interrompre ? C'est donc par corruption pure, par dévergondage réfléchi, que vous manquez à vos devoirs. Nous autres, hélas ! marquis, c'est différent : nous commençons la vie, et vous la finissez. (Elle quitte les mains du marquis.) Contre tous les dangers, nous n'avons d'autre cuirasse que notre pauvre instinct, tandis que vous êtes armés de pied en cap d'une magnifique expérience. (Elle passe derrière la table et vient près du marquis*. * Le marquis, la marquise.) Ce n'est pas tout : vos trahisons ont un caractère d'initiative et de spontanéité que n'ont point les nôtres ; vous attaquez, et nous ne faisons que nous défendre. Que nous soyons en faute quand nous nous laissons vaincre, je le veux bien ; mais en vérité, que dirai-je de vous, qui nécessairement préméditez vos forfaits, et qui vous mettez en campagne de propos délibéré !... Aussi êtes-vous coupables, même en cas d'échec. (Elle frappe sur l'épaule du marquis, qui tourne la tête vers elle.) Même en cas d'échec, vous entendez ?... L'intention qui vous a mis en mouvement fait le crime. (Elle descend à gauche, à l'avant-scène**. ** La marquise, le marquis.) Bref, nous avons sur vous la supériorité morale du gibier sur le chasseur. Je n'ajouterai qu'un mot, c'est que le plus souvent l'infidélité entre dans votre maison par la porte que vous laissez ouverte en courant chez votre maîtresse.

LE MARQUIS, embarrassé.

Tout cela peut être fort subtil ; mais l'opinion de tous les temps, écrite dans toutes les lois du monde...

LA MARQUISE, vivement et lui tournant le dos.

Eh ! laissez-moi donc avec vos lois ! Ne sait-on pas bien que c'est vous qui les faites ? (Revenant à lui et parlant avec chaleur et fermeté.) Si l'infidélité d'une femme met le trouble dans sa famille, vos infidélités, à vous, ne mettent-elles pas le désordre dans la famille des autres ? La société n'y gagne rien, ce me semble.

LE MARQUIS, éludant.

Ce qui me paraît le plus évident, c'est que vous êtes fort belle quand vous vous échauffez un peu à parler. (Il veut lui prendre les mains.)

LA MARQUISE, retirant vivement ses mains, passe à droite en disant avec un peu de sécheresse.

Me voilà bien avancée, si c'est tout ce que je vous ai démontré !

LE MARQUIS, se lève.

Mais, dites-moi, où avez-vous pris tous ces beaux raisonnements que vous venez de me faire ?

LA MARQUISE.

Vous êtes superbe. Vous me preniez pour une sotte, à ce que je vois !

LE MARQUIS.

Non pas, certes... mais...

LA MARQUISE.

Mais pour quelque chose d'approchant. J'ai remarqué qu'en général vous avez, vous autres hommes, une si petite opinion des femmes, que vous tombez de votre haut si vous leur entendez dire un mot qui ait le sens commun. (Elle va à la table et roule son ouvrage autour de ses longues aiguilles.) Eh bien ! marquis, vous aviez voulu tantôt me faire passer je ne sais quelle pièce de mauvaise aloi ; je vous ai rendu la monnaie. Bonsoir.

LE MARQUIS.

Comment ! vous retirez-vous si tôt ?

LA MARQUISE.

A onze heures, régulièrement tous les soirs ; je suis bien aise de vous l'apprendre.

LE MARQUIS, remontant à la cheminée, compare sa montre avec la pendule.

Vous ne m'apprenez rien ; niais je ne croyais pas qu'il fût si tard.

LA MARQUISE.

Très-gracieux... Faites-moi donc le plaisir de me dire bonsoir et de vous en aller.

LE MARQUIS, près de la cheminée.

Est-ce que je vous gêne ici ?

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! non... au fait... (Elle va s'asseoir à la toilette, Me quelques épingles, puis elle dénoue ses cheveux qui tombent en désordre.)

LE MARQUIS, venant poser un genou sur la causeuse et parlant par-dessus le dossier.

Est-ce que vous n'avez pas besoin de Louison pour tout cela ?

LA MARQUISE, devant la glace, tournant le dos au marquis.

Non ; je vous dirai que je ne me sers de mes domestiques que quand je ne puis pas faire autrement. Tous les soirs, je m'arrange comme vous voyez, dans mon boudoir, après quoi je passe dans ma chambre de mon pied léger.

LE MARQUIS.

Ah ! vous vous défaites vous-même ?

LA MARQUISE.

Vous dites ?

LE MARQUIS, venant près de la marquise, et posant les mains sur sa chaise, de sorte que la marquise est obligée de lever la tête pour lui répondre.

Vous vous défaites vous-même ?

LA MARQUISE, arrangeant ses cheveux.

Personnellement... Mon Dieu ! oui.

LE MARQUIS.

Vous avez une chevelure éblouissante.

LA MARQUISE.

Vous êtes bien bon.

LE MARQUIS.

Vous êtes trop jolie pour être ma femme, savez-vous ?

LA MARQUISE.

C'est possible. Mettons donc que je ne la sois pas.

LE MARQUIS.

Je veux dire qu'on ne peut aimer comme sa femme quelqu'un qui vous ressemble : on l'aime davantage.

LA MARQUISE.

On a de la peine à s'y décider toutefois.

LE MARQUIS.

S'il y a un amour qui ait quelque valeur, ne pensez-vous pas que c'est celui qui naît avec connaissance de cause ?

LA MARQUISE, le regardant froidement.

Allez-vous recommencer votre métaphysique ? (Elle se lève, traverse le théâtre et va ouvrir la porte de gauche.) Allons, bonsoir, bonsoir.

LE MARQUIS.

Vous êtes miraculeusement jolie, et je suis... ma foi, je suis indigne de mon bonheur... (Il prend un flambeau sur la toilette.)Permettez-vous à votre mari de vous éclairer jusque chez vous, Madame ? (Pefit tableau, - La marquise a le bras tendu vers la porte de gauche, le marquis vers celle de droite. - Musique piano jusqu'à la fin.)

LA MARQUISE, après un temps, faisant quelques pas vers le marquis.

Mais, dites-moi, votre conscience est-elle suffisamment tranquille, et n'avez-vous pas à vous confesser de quelque chose par le monde ?...

LE MARQUIS.

En vérité, ma chère, je ne...

LA MARQUISE.

Ne voyez-vous pas que je sais tout ?

LE MARQUIS, posant son flambeau sur la table.

Eh bien ! si vous savez tout, je n'ai plus qu'à vous demander humblement mon pardon.

LA MARQUISE, un peu au public.

Vous verrez qu'il n'avouera point, dans l'espoir de sauver quelque chose ! (Revenant à lui, et avec chaleur.) Mais avouez... avouez donc...

LE MARQUIS.

Que mon aveuglement et ma sottise ont presque été jusqu'à la folie ?...

LA MARQUISE, vivement.

Jusqu'au crime, Monsieur, jusqu'au crime !

LE MARQUIS.

Jusqu'au crime !

LA MARQUISE.

Ce n'est pas tout. Et que madame... (Le marquis se détourne avec un peu de confusion.) eh ?...

LE MARQUIS, avec feu.

Et que madame de Rioja est une coquette éhontée ?

LA MARQUISE.

Ah ! mon Dieu ! n'y mettez pas de colère, ou je croirai que vous l'aimez encore.

LE MARQUIS.

Oh ! ma chère femme, je vous jure...

LA MARQUISE, lui prenant le bras avec tendresse.

Allons ! ne jurez pas ; je vois dans vos yeux que vous dites vrai. (Il lui baise le front.)

FIN.