SCÈNE XI

GONTRAN, ACHILLE.

GONTRAN.

Tu disais, mon ami ?

ACHILLE, dont l'impatience pendant la scène précédente a été très visible.

Eh bien ! je te disais, mon ami... j'allais te dire... Eh ! que diable veux-tu que je te dise ? (se levant.) Je ne sais plus, moi ! Comment veux-tu que je suive le fil de mes idées, quand tu viens me l'embrouiller avec ton cerf, ton daguet et tes écuries ?

GONTRAN.

Là, là, mon ami, ne te fâche pas ! Si tu as perdu ton fil, je te vais le rendre ! Tu vas voir que je suis homme, comme César, à mener de front les préoccupations les plus variées. Tu me parlais de ma femme, tu me laissais entendre avec délicatesse que mon projet de retraite pourrait l'affliger, qu'elle aime Paris, qu'elle serait malheureuse à la campagne... n'est-ce pas cela ? Eh bien, j'allais te répondre, moi, que je suis de ton avis, que ma femme sera en effet malheureuse à la campagne... mais qu'elle l'est aussi à Paris, et qu'elle le serait partout : attendu que son malheur ne vient ni de moi ni de personne, ni des lieux, ni des circonstances, mais d'elle-même, d'elle seule, de sa sainte et immuable volonté !

ACHILLE.

Permets, mon ami...

GONTRAN.

J'aime Camille, tu le sais, et je lui rends justice. Après quinze ou seize ans de mariage, je me félicite encore chaque jour de mon choix... Ainsi, tu vois !... C'est une femme vraiment distinguée entre toutes, bonne, excellente, parfaite ; mais c'est une femme, et il faut bien, à ce titre, qu'elle brûle son grain d'encens sur l'autel du caprice et de la déraison... Eh bien, sa manie à elle, sa faiblesse, sa prétention, c'est d'être une femme malheureuse, et je te le répète, rien au monde, rien, ni personne ne l'en empêchera. Elle a été, elle est et elle sera malheureuse, c'est une affaire entendue, c'est une vocation ! Tous les dons du ciel et de la terre, elle en est comblée : elle est riche, elle est belle, elle a une fille charmante... elle a un mari... ce n'est pas à moi de le vanter !... Mais tu me connais ; suis-je un méchant homme ? Évidemment, non. Suis-je même un homme d'humeur difficile, désagréable ?... Ai-je jamais contrarié un seul de ses goûts ? Pas un ! Elle a fait toute sa vie ce qu'elle a voulu ! Quant aux attentions, aux petits soins, aux cadeaux, je l'en ai accablée. Eh bien, si avec tout cela elle est malheureuse, que veux-tu, bon Dieu, que j'y fasse ? Et qu'elle soit malheureuse à la ville ou à la campagne, je n'y vois pas grande différence ! Je te défie de répondre un seul mot à ces arguments-là ? Allons, à tout à l'heure, mon bon Achille !

Il vent sortir par le fond.

ACHILLE, le retenant.

Attends ! attends !... Que diable ! tu fais toi-même les demandes et les réponses ! Tu as toujours raison de cette façon-là ! C'est clair ! Eh ! mon Dieu ! je sais bien que tu es incapable de rendre ta femme positivement malheureuse, que tu te conduis vis-à-vis d'elle en galant homme, comme on dit...

GONTRAN.

Mais ?

ACHILLE.

Mais enfin, si tu n'as jamais contrarié un seul de ses goûts, lu ne lui en as jamais sacrifié un seul des tiens... Tu as porté, entre nous, le joug de l'hymen avec une certaine indépendance...

GONTRAN.

Bah ! comme tout le monde.

ACHILLE.

Comme tout le monde, précisément... Eh bien, je me figure, moi, mon ami... j'ai peut-être tort... ton expérience supérieure en décidera... je me figure que les femmes ont dans le cœur, lorsqu'elles se marient, un certain modèle d'existence, un certain idéal de bonheur...

GONTRAN.

Bah ! les femmes romanesques !

ACHILLE.

Eh non ! les meilleures au contraire, et que notre libre façon d'entendre la vie et le mariage ne réalise pas toujours complètement à leur gré ce modèle idéal. Alors ces pauvres cœurs se troublent... ils espèrent longtemps cependant, très longtemps, quand ils sont braves et solides... Mais enfin le découragement les envahit, un découragement qui se répand sur tout : et si alors on va jusqu'à leur refuser ces innocentes distractions mondaines dont ils bercent leurs déceptions et leurs ennuis, eh bien ! on risque de les pousser à bout, de provoquer formellement le danger.

GONTRAN, grave.

Quel danger, mon ami ?

ACHILLE, avec embarras.

Mais... mon ami... quel danger ? Je ne sais pas, moi... Mais, voyons, n'as-tu pas remarqué que la santé de ta femme s'altère depuis quelque temps ?

GONTRAN.

Bah ! comment, tu crois ?

ACHILLE.

Oui, je t'assure ; elle est triste, souffrante, changée.

GONTRAN.

Tiens !... mais... mais non ! tu te trompes. Jamais, au contraire, je ne l'ai vue plus gaie, d'un esprit plus libre... Hier soir encore... Ah ! la voilà !

Il va au-devant de Camille, qui entre à gauche, premier plan.