CAMILLE, ACHILLE, Camille, assise près de la table travaille : Achille, debout à quelque distance, parait un peu décontenancé. - Moment de silence.
CAMILLE, tendant la main à Achille.
Pauvre garçon !... je vous remercie !... Oh ! je n'écoutais pas ; mais j'ai compris : vous êtes bon, mais vous entre preniez une tâche bien impossible. Au surplus, je vous assure que je suis toute résignée maintenant... j'ai renoncé ! D'ailleurs il est charmant, mon mari. Tout le monde le dit : j'ai fini par le croire. Il y a même beaucoup de femmes qui me l'envient... Hem, n'en parlons plus.
ACHILLE, prenant une chaise.
Qui avez-vous ce matin à déjeuner ?
CAMILLE.
Mais en vérité, je l'ignore... Vous savez que je reste assez étrangère à ce qui se passe chez moi. Ma belle-mère ne s'en plaint pas... Cependant, voyons, nous avons, je crois, madame Dumesnil, son père, son mari... et deux ou trois centaures quelconques.
ACHILLE, s'asseyant.
Vous ne savez pas pourquoi je vous demande cela ?
CAMILLE.
Non.
ACHILLE.
Parce que j'ai toujours une terreur affreuse de voir arriver chez vous un monsieur que je ne connais pas encore, ni vous non plus, mais qui doit exister quelque part, et qui doit tomber fatalement ici un de ces jours, comme la foudre tombe sur les lieux hauts ; un monsieur au front pâle, au regard pensif, à la parole inspirée...
CAMILLE.
Eh bien, qu'est-ce qu'il ferait ?
ACHILLE.
Il me ferait peur.
CAMILLE, riant.
Ah çà ! cousin Achille, vous me croyez donc tout à fait sur le versant des abîmes ?
ACHILLE.
Non, non, grand Dieu ! non, certainement, mais si jamais enfin... ce serait pour nous tel malheur que mon cœur, qui vous est voué et dévoué, n'y peut penser sans frémir !
CAMILLE.
Et pourquoi ce malheur serait-il plus grand pour moi que pour d'autres ?
ACHILLE.
Parce que vous valez mieux que d'autres.
CAMILLE.
Eh bien ! soyez tranquille ! Je vous dis que j'ai renoncé : d'ailleurs, n'ai-je pas toujours à mes côtés le dragon des Hespérides ?
ACHILLE.
Ahl est-ce qu'elle est toujours aussi attentive, votre aimable belle-mère ?
CAMILLE.
Toujours, et toujours aussi adroite. Hélas ! mon Dieu ! pauvre femme !... une chose qui m'étonne, c'est qu'elle ne se soit pas encore avisée de vous soupçonner, vous, cousin ?
ACHILLE, se levant.
Me soupçonner ! mais, chère cousine, personne au monde, ni mari, ni belle-mère, ne s'avisera jamais de me soupçonner, moi ! C'est mon malheur c'est mon affliction ! c'est mon terrible physique qui en est la cause ! Regardez-moi ! Il suffit de me regarder ! Avec un extérieur comme le mien, jamais une femme ne me prendra au sérieux, jamais ! C'est une abominable injustice ! car, au fond, cousine, je suis vraiment un être poétique et romanesque, je rêve jour et nuit de balcons, de sérénades, d'échelles de soie. J'ai dans le cœur des trésors de dévouement, de tendresse, de folle passion... J'ai enfin l'âme d'un Roméo... mais avec cela j'ai la figure d'un notaire ! Aussi je n'ai qu'à me montrer pour être aussitôt investi de la confiance des mères de familles... les jeunes filles me chargent de leurs petites commissions... elles me donnent leur manchon, leur éventail ou leur bouquet à garder... Il y en a même qui, en plein bal, s'arrêtent devant moi pour me refaire le nœud de ma cravate ! Enfin ! je suis maudit ! quoi ! que voulez-vous ? je suis maudit !
CAMILLE, riant.
Bref, vous êtes une âme incomprise, comme moi.
ACHILLE, gaiement.
Exactement. (Avec une intention marquée.) Et savez-vous comment je me console ?
Il s'approche de Camille.
CAMILLE.
Voyons !
ACHILLE, appuyé sur la chaise.
Eh bien ! vous allez rire, mais dans mon désespoir, je me dis que je me marierai un jour ou l'autre, tant bien que mal ; que j'aurai peut-être une fille, charmante comme la vôtre... je me persuade cela... et qu'alors en guidant avec amour les premiers pas de la chère créature dans les doux sentiers de la jeunesse, je trouverai en elle, dans l'épanouissement de sa jeune âme, le roman qui m'aura été refusé pour mon compte, et qu'ainsi je pourrai encore bénir le ciel de m'avoir donné la vie.
CAMILLE, le regardant.
Oui, je comprends... Vous avez raison !... Ah ! cousin, que ne puis-je vous assurer tout le bonheur que vous souhaitez aux autres... Car j'ai un peu deviné vos secrets, moi aussi...
ACHILLE, très troublé.
Madame ! comment ! vous avez deviné !
CAMILLE.
Mais c'est bien difficile, bien difficile !
ACHILLE.
Oh ! c'est impossible, impossible ! Cousine, n'en parlons pas !
CAMILLE.
Mon ami, quelle fortune avez-vous au juste ?
ACHILLE.
Oh ! dix à douze mille francs de rente.
CAMILLE, avec un étonnement naïf.
On vit avec cela ?
ACHILLE.
On engraisse même, malheureusement.
CAMILLE, apercevant Hélène, qui arrive par la droite, second plan.
Chut ! silence ! c'est elle ! ma fille !