LES MÊMES, GONTRAN.
GONTRAN.
Tiens ! c'est Achille... Bonjour, Achille !
ACHILLE, lui serrant la main.
Mon cher Gontran !
GONTRAN.
Et depuis quand ?
ACHILLE.
Depuis ce matin, mon ami.
GONTRAN.
Tiens ! tiens ! Mais j'ai eu une heureuse inspiration, moi, de quitter mon cercle de bonne heure ce soir.
CAMILLE, assise à gauche.
Au fait... qu'est-ce qui vous a pris ? Habituellement, vous ne rentrez qu'à deux ou trois heures du matin... dit-on ?
GONTRAN, passant.
Ah ! quelquefois... Mais ce soir, je m'ennuyais... je perdais mon argent, d'ailleurs, cela m'agaçait... et puis le pressentiment... comment ! Te voilà revenu, mon brave Achille !... Voyons donc ! que je te regarde... Tu as grandi !
Il s'assoit sur le canapé à droite.
ACHILLE.
Ah çà ! mon ami, tu sais que si je tolère ces familiarités protectrices dont tu m'honores, c'est uniquement en considération...
GONTRAN.
De mon âge et de mon expérience supérieure, c'est convenu... Ah çà ! dis-moi, qu'es-tu allé faire en Suisse, décidément ? Je parie que tu t'es marié ?... Voyons, avoue-le... Tu as commis quelque idylle irréparable ? Tu as épousé la Bergère des Alpes ?
ACHILLE.
Mon ami, je ne me marierai jamais, entends-tu, jamais, tant que j'aurai le libre exercice de ma raison !
GONTRAN.
Dieu ! qu'il est immoral, cet Achille ! Et dire qu'il revient de Suisse, ce malheureux-là, d'un pays qui était renommé pour son innocence et pour sa candeur avant que ce diable d'Achille l'eût visité !... Ça fait mal... ça tire des larmes, ma parole !
ACHILLE.
Voyons, mon ami, as-tu jamais réfléchi ?...
GONTRAN, l'interrompant.
Jamais... à rien, mon ami, je n'ai jamais eu le temps !
CAMILLE.
C'est fort heureux !
GONTRAN.
Oui, c'est fort heureux... Eh bien ! à quoi veux-tu que je réfléchisse, mon ami ?
ACHILLE.
Mais à cette éternelle comédie à trois personnages qui se joue dans le monde... D'une part, une femme au cœur tendre, passionné, délicat, plein de trésors contenus, et qui ne demandent qu'à se répandre.
GONTRAN.
La jeune Isabelle... enfin ! Poursuis !
ACHILLE.
Puis, un homme fatigué, ennuyé, qui n'entend rien, qui ne comprend rien, toujours absent, négligé, distrait, maussade... C'est le mari !
GONTRAN.
Cassandre !... oui... oui ! va !
ACHILLE.
Et en tiers, un autre homme qui entend tout, comprend tout, et profite de tout ; toujours présent, lui, toujours paré, toujours charmant, toujours adorable, et qu'on adore !... Eh bien ! je me dis qu'il doit y avoir là quelque fatalité irrésistible à laquelle j'obéirais comme un autre... Et j'ai trop d'amour-propre pour jouer Cassandre, comme j'ai malheureusement trop d'honnêteté pour jouer Léandre... Voilà !
GONTRAN, se lève et passe.
Il parle bien !... Tu parles bien... tu as mis le doigt sur une des plaies de l'ordre social... La Suisse ne t'a pas corrompu, et tu n'as pas corrompu la Suisse... Je te rends mon estime... Nous lui rendons notre estime, n'est-ce pas, Camille ? (Il s'est appuyé sur le fauteuil de sa femme ; remarquant le bouquet.) Tiens ! des fleurs ! Oh ! le beau bouquet !
CAMILLE, avec un intérêt marqué.
N'est-ce pas ?
GONTRAN, allant à la cheminée.
Qui est-ce qui vous a fait cette politesse ?
CAMILLE.
Quelqu'un.
GONTRAN.
Ah !... Il faut le mettre dans l'eau... Ah çà ! quelle heure est-il donc ?
Il passe.
ACHILLE.
Dix heures et demie, je crois.
GONTRAN.
Ah bien ! ma foi... Je vous laisse en bonne compagnie, ma chère amie... Je vais passer le reste de ma soirée au spectacle.
CAMILLE.
Au spectacle ?
GONTRAN.
Oui... Il y a longtemps que je n'ai entendu Sémiramide...
CAMILLE, se levant.
Sémiramide ?... aux Italiens ?...
GONTRAN.
Oui... j'arriverai... encore pour le dernier acte... Bonjour, Achille... Tu viendras demain déjeuner avec nous, n'est-ce pas ? Tu nous conteras ton voyage fantastique. (A Camille) Bonsoir, vous. (Il va jusqu'à la porte, puis revient.) Ah çà ! j'y pense... je vous laisse là tous deux... je suis peut-être bien confiant, moi... Ce diable d'Achille qui me disait là qu'il ne voulait pas jouer Léandre... C'était peut-être pour me fermer les yeux, pour m'aveugler.
ACHILLE.
Ah ! mon ami.
GONTRAN.
Oui, oui ! mais je ne suis pas si simple que tu crois !... Je te surveille, Achille... je te surveille, va !
ACHILLE.
Mon ami... vraiment tu abuses de ton expérience.
GONTRAN, à Achille et au fond.
Supérieure !... Bonsoir, mon ami.
Il sort.