CAMILLE, GONTRAN.
GONTRAN.
Vous étiez à genoux, madame...
CAMILLE.
Devant Dieu... pas devant vous !...
GONTRAN, avec une colère à peine contenue*.
* Camille, Gontran.
Camille, avant de passer le seuil de cette chambre, j'ai rassemblé... par quel effort de courage, Dieu le sait !... toute ma raison... tout mon sang-froid... tout mon calme... ne me les faites pas perdre !
CAMILLE.
Mais pourquoi êtes-vous entré ? Qui vous a appelé ? Que venez-vous faire ici, enfin ?
GONTRAN.
Je vais vous le dire.
CAMILLE.
Ah ! je le sais ! Vous venez, n'est-ce pas, vous pencher cruellement sur l'abime que vous avez ouvert pour voir se débattre dans la dernière détresse la malheureuse que vous y avez poussée par les épaules !
GONTRAN.
Voyons, je n'accuse pas... n'accusez pas !
CAMILLE.
Je suis coupable, je le sais... je le disais à Dieu tout à l'heure... mais la dernière voix au monde qui ait le droit de s'élever contre moi, c'est la vôtre !
GONTRAN, marchant sur elle.
Camille, ne me provoquez pas ! Eussiez-vous à vos côtés pour vous défendre... la justice, la vérité même... ce que je nie... vous avez devant vous, ne l'oubliez pas, un homme mortellement offensé... vous avez devant vous une de ces colères terribles... sauvages qui ne connaissent rien... qui ne calculent rien, qui font monter aux yeux un nuage de sang... une colère, Camille, contre laquelle il n'y a pas de justice, pas de vérité, pas de lois sur la terre, pas d'anges dans le ciel qui puissent vous protéger un seul instant... si vous osiez la déchaîner dans ce cœur- qu'elle dévore !
CAMILLE, passant à droite.
Ah ! que voulez-vous que je craigne, grand Dieu ? la mort ? Mais la mort en ce moment, ce serait un bienfait ! je ne penserais plus ! je ne sentirais plus la folie s'agiter dans mon cerveau !... Ah ! qui me délivrerait de ma pensée ? Tenez ! vous, vous-même, ôtez-moi ce fardeau pour une heure seulement, et vous-même, oui... je vous bénis... je vous pardonne !
GONTRAN, lui saisissant le bras avec une violence folle.
Me pardonner ! c'est vous qui parlez de pardonner... malheureuse ! Ah ! ne me provoquez pas... tenez ! je vous en prie... je vous en supplie... est-ce assez ? (D'une voix calme.) Asseyez-vous ! (Camille se laisse tomber sur la causeuse ; froidement, après une pause.)J'étais venu, Camille, pour arrêter d'accord avec vous les dispositions que les circonstances nous commandent. Une fois en notre vie, tachons de nous entendre. Il en est temps. Je voudrais vous épargner des allusions, des images qui peuvent vous être douloureuses... Mais il est nécessaire que vous soyez instruite de la vérité. Vous devez du reste la pressentir. Ce matin, dans quelques heures, un combat doit avoir lieu.
CAMILLE, à voix basse.
Dieu !
GONTRAN.
Si cette rencontre ne doit point m'être fatale, voici les conditions que je vous soumets : pour que le monde continue d'ignorer la cause réelle de cette rencontre ; pour sauver l'honneur de mon nom, du vôtre, du nom de votre fille, je désire que nous ne cessions pas de vivre sous le même toit, quoique désormais nous soyons aussi étrangers l'un à l'autre que si l'intervalle de deux mondes nous séparait.
CAMILLE, douloureusement.
Désormais, et depuis longtemps !
GONTRAN.
Soit ! l'effort que je vous demande vous en sera moins pénible. Pour moi, je le trouverais au-dessus de mon courage : cette vie de dissimulation et de duplicité, ce supplice de tous les jours, de tous les instants, dépasserait mes forces s'il ne devait pas avoir un terme, et un terme prochain. Le jour en effet où Hélène sera mariée, nous pourrons, sans éveiller les soupçons du monde et sous le prétexte de quelques froissements d'intérêts, accomplir notre entière séparation. Vous vous retirerez chez votre mère. Acceptez-vous ce projet ?
CAMILLE.
Oui, monsieur.
GONTRAN.
C'est bien. - Maintenant, il faut bien parler de l'autre alternative. Si je ne survivais pas à ce combat...
CAMILLE.
Ah ! de grâce !
GONTRAN.
Gardez votre calme. Vous voyez que j'ai le mien. Dans ce cas, vous trouverez juste que je me préoccupe du sort de ma fille.
CAMILLE.
Mon Dieu ! vous ne pensez pas ?...
GONTRAN.
Attendez. Si j'ai bien entendu, si j'ai bien compris votre langage il n'y a qu'un instant, vis-à-vis de cet homme... vous pouvez encore embrasser votre fille sans rougir ? (Camille le regarde en face avec dignité.) C'est bien. Je vous la laisse.
CAMILLE.
Ah !
GONTRAN.
Je ne vous ferai pas l'injure de vous recommander de l'élever en honnête fille, en honnête femme. Ce que je vous demande (Avec une émotion contenue), c'est de respecter dans le cœur de cette enfant le souvenir de son père, c'est de ne point poser votre main sur ses lèvres ou sur ses yeux, quand une prière ou une larme s'en échappera vers moi.
CAMILLE, se levant et sanglotant.
Ohl je le jure ! je le jure !
GONTRAN, repoussant sa main.
Je reçois votre serment. - C'est tout ce que j'avais à vous dire. Je vous laisse maintenant.
Il s'éloigne.
CAMILLE, le voyant près de sortir, avec un cri de détresse.
Gontran !
GONTRAN.
Que me voulez-vous ?
CAMILLE.
Rien !
Gontran sort. Camille se précipite vers la porte, et tombant à genoux, le front battant contre les lambris, elle sanglote. - La toile tombe.