I

En l'année 1868, l'enseigne Robert de La Pave, jeune officier de grand avenir, passait lieutenant de vaisseau. Presque en même temps Maurice du Pas-Devant de Frémeuse, son camarade et son ami d'enfance, était promu capitaine d'artillerie. La divergence de leurs carrières avait souvent séparé ces deux jeunes gens, mais sans relâcher les liens de leur intimité ; tous deux pleins d'honneur, ils ne se ressemblaient du reste en rien, et ne s'en assemblaient que mieux, malgré le proverbe. Robert de La Pave, après avoir été un enfant violent, turbulent et généreux, était devenu un homme énergique, passionné, enthousiaste. Il était de sa personne brun, carré, vigoureux, brusque, avec des yeux noirs flamboyants. Il semblait que ce robuste marin eut facilement cassé en deux sur son genou son camarade de Frémeuse, qui avait une taille de demoiselle. La tâche, toutefois, eût été plus malaisée qu'elle ne le paraissait. Sous son apparence un peu frêle, le jeune capitaine d'artillerie cachait des nerfs fortement trempés et un cœur qui ne l'était pas moins. Il était entré dans l'artillerie par goût en sortant de l'Ecole polytechnique. Elégant et doux d'aspect, l'œil bleu, la moustache fine et fauve, il ne s'animait qu'au milieu du fracas de ses canons, et son charmant visage prenait alors des airs terribles d'archange combattant. Du reste, il n'était pas d'un tempérament démonstratif ; dès l'enfance, sa sensibilité, quoique très vive, avait été timide et réservée. Il se rappelait encore avoir éprouvé autant d'embarras que d'émotion le jour où le fougueux Robert, alors âgé de dix ans, l'avait entraîné mystérieusement au pied d'une vieille croix de pierre dans un carrefour de village, et lui avait fait jurer sur cette croix un pacte d'éternelle amitié.

Il l'avait juré cependant, ce pacte, et tous deux l'avaient tenu fidèlement. Leurs deux familles demeurant à Paris l'hiver et étant voisines de campagne pendant l'été, ils se trouvaient naturellement rapprochés dès que les hasards de leur profession leur donnaient quelques jours de liberté. Ils profitaient de ces occasions pour remplir les vides que la correspondance la plus active laisse toujours dans les épanchements de l'amitié. Ils se remettaient au courant l'un de l'autre, et leurs deux braves cœurs, retrempés à ce contact, retournaient ensuite plus solides au combat de la vie.

En juin 1869, M. de La Pave revenait un peu fatigué d'une campagne dans l'extrême Orient. Il n'eut que le temps de serrer la main à Maurice, dont la batterie était envoyée en Afrique. Il lui promit d'aller l'y rejoindre et d'y passer quelque temps avec lui, dès qu'il aurait fait une cure à Vichy. Trois semaines plus tard, Maurice de Frémeuse, qui commençait à s'inquiéter du silence de Robert, en reçut la lettre suivante:

« As-tu quelquefois rencontré dans le monde mademoiselle Marianne d'Épinoy, fille de feu le général d'Épinoy ? Réponds-moi par dépêche. Très urgent. »

Après avoir vainement cherché le sens de cette brève épître, M. de Frémeuse y renonça et rédigea en ces termes le télégramme qu'on lui demandait :

« Jamais de la vie ! »

Puis il attendit avec impatience une lettre explicative qui arriva peu de jours après. Nous la transcrivons ici, en y joignant les commentaires qu'elle suggérait de temps à autre à Maurice :

« Cher vieil ami,
Je savais bien que je n'avais jamais aimé !... (Ah ! voilà du nouveau, par exemple l...) Depuis quarante-huit heures seulement, je puis dire que je connais vraiment l'amour... (Pas possible !...) C'est la foudre !... (ta ! ta ! ta !...) J'ai cru quelquefois être amoureux... (En effet !...) Ah ! Mon ami, quelle illusion ! Comme ces prétendues passions vous semblent mesquines, fausses, misérables, quand tout à coup l'amour vrai vous apparaît ! comme on sent que c'est lui... enfin !... le maître... le Dieu ! Deus ! ecce Deus !... (Il est fou, ma parole !...) Je suis véritablement persuadé que nous sommes prédestinés à aimer une seule femme entre toutes... Nous la cherchons quelquefois longtemps... nous croyons souvent l'avoir trouvée... (Oh ! oui, très souvent !) Mais lorsque nous la trouvons enfin, quel éblouissement soudain ! quelle secousse !... Comme nous nous disons : « C'est elle !... » Par quels liens mystérieux, tout-puissants, irrésistibles, elle nous attire, nous enveloppe, et nous enchaîne subitement !... (Allons ! il est parti !)
Tu comprends maintenant, cher ami, ma petite lettre affolée de l'autre jour... (Mais pas du tout !) Quand je me suis senti envahi par cette passion foudroyante, quand j'ai senti que j'allais y engager mon cœur, ma tête, ma vie, mon âme, tout,... j'ai été pris d'un scrupule,... d'une terreur,... je me suis dit, - tu connais mes chimères ! ¬que tu avais pu rencontrer cette jeune fille cet hiver à Paris ; que, si tu l'avais rencontrée, tu devais nécessairement l'adorer !... Sur un point si capital, j'ai voulu m'éclairer tout de suite,… car plutôt que de compromettre dans une rivalité d'amour notre amitié sainte, je me serais sauvé au bout du monde... (Pauvre garçon !...) Mais, Dieu merci, tu n'as pas vu Marianne,… par conséquent tu ne l'aimes pas, - par conséquent je l'épouse ! Du moins c'est mon intention, mon rêve et mon espoir !
Tu sais, mon ami, combien j'aime les femmes... (Oui, certainement je le sais !) Dès mon arrivée, Vichy m'a semblé à ce point de vue un séjour enchanteur. Le nombre des jolies femmes qui se promènent dans le parc aux heures de la musique est incalculable. J'en fus tout de suite charmé et troublé comme un homme qui aime naturellement le beau et qui, en outre, revient de l'Indochine. Je disais à Charles de Villedieu, que j'ai retrouvé là et qui me pilotait : « Le diable m'emporte ! j'ai envie de m'en retourner : Il y a trop de jolies femmes ici. Ça m'agite, ça entrave ma cure... »J'en étais là, quand l'autre mardi, à la musique de l'après-midi, - il faisait un temps superbe, - jamais la réunion n'avait été plus nombreuse ni plus brillante, - deux dames que je n'avais pas encore vues, une jeune et une vieille, traversent modestement la foule et viennent s'asseoir à deux pas de nous... Immédiatement, cher ami, mes jolies femmes de la veille, objets de mon enthousiasme exalté, cessent d'exister ; je n'aperçois plus autour de moi que des poupées informes et d'obscurs laiderons... Il n'y a plus qu'une jolie femme dans le parc,... à Vichy,... au monde : c'est elle !

» - Ah ! mon Dieu ! dis-je à Villedieu : qu'est-ce que c'est que ça ?

» - Ça, me répond Villedieu, c'est une déesse.

» - Je le vois bien,.. mais son nom, son nom de mortelle ?

» - C'est mademoiselle d'Épinoy, de son prénom Marianne, fille du feu général d'Épinoy ; - près d'elle sa tante, madame de Combaleu, - la mère de Combaleu... du cercle.

Je demande à Villedieu s'il connaît personnellement ces dames, - il les connaît personnellement. Je le prie de me présenter, il me présente. - Le soir, je les retrouve au Casino. Je cause, ou plutôt je balbutie avec mademoiselle d'Épinoy. Je sens dès cet instant que ma destinée est fixée... C'est dans la nuit suivante, mon ami, que j'ai été pris de ces terreurs chimériques dont je t'ai parlé, et que ton excellent télégramme a si heureusement dissipées.
Maintenant, cher ami, te ferai-je le portrait de mademoiselle d'Épinoy ? Je n'aurai pas cette impudence. La grâce et le charme ne se décrivent pas. Elle est belle sans doute,… mais ce n'est qu'un détail qui lui est commun avec d'autres femmes. Ce qui n'est qu'à elle, c'est son air, sa tournure, sa démarche, ce je ne sais quoi qui ne peut se peindre et qui faisait dire à Villedieu, le plus prosaïque des hommes : - « C'est une déesse ! » - Pourquoi une déesse ?... On ne sait pas... Incessu patuit !... Voilà tout !

Je te vois sourire, mon capitaine, et je comprends ton sourire. Par quelle infatuation, te dis-tu, ce brave Robert, dont le physique est au-dessous de la critique, peut-il se flatter de plaire à cette divine personne ? - Mon ami, j'en suis étonné moi-même : mais il me semble que je ne lui déplais pas. D'abord tu sais que je veux fortement ce que je veux, - et puis, j'ai l'œil et la mine d'un corsaire, et les femmes ne détestent pas ce genre-là. De plus, - car il faut tout dire, - par suite de tous mes malheurs de famille, je possède aujourd'hui trois cent mille livres de rente, et c'est une circonstance qui met une certaine auréole autour du front le plus ordinaire. Mademoiselle d'Épinoy, il est vrai, n'est point pauvre, elle aura quatre ou cinq cent mille francs de dot, c'est-à-dire de vingt à vingt-cinq mille francs de rente, - mais je n'en reste pas moins pour elle un parti très avantageux. La tante paraît me voir d'un œil clément. La famille est parfaite... Bref, cher ami, malgré les abîmes insondables qui séparent un forban comme moi de cette créature enchanteresse, j'ai vraiment lieu d'espérer que je te donnerai bientôt une sœur dont tu me remercieras. - Sur quoi, je t'embrasse,… non, je t'étouffe !
ROBERT.
P.-S.-Tu sais, du reste, que le mariage a toujours été mon idéal. »

- Son idéal ! murmura M. de Frémeuse en repliant la lettre, parbleu, oui 1 Sans doute I... c'est leur manie !... Les marins ne visent qu'à deux choses qui leur conviennent aussi bien l'une que l'autre : monter à cheval et se marier... Enfin !

Il épargna d'ailleurs à M. de La Pave ses réflexions moroses. Il se contenta de railler un peu son incandescence, l'engageant affectueusement à ne point précipiter les événements et à se donner le temps d'étudier le caractère et l'esprit d'une personne qui paraissait devoir prendre un tel empire sur son cœur et sur sa vie.

Robert de La Pave, quelle que fût l'ardeur naturelle de ses sentiments, n'était dénué ni de raison ni de finesse : il n'avait pas attendu les sages recommandations de son ami pour recueillir auprès des gens bien informés les renseignements les plus authentiques sur le compte de mademoiselle d'Épinoy : lui-même s'appliquait à contrôler ces renseignements par ses observations personnelles. Le résultat de cette double enquête fut, suivant l'usage, complètement nul, nos mœurs exigeant qu'un mari ne connaisse absolument rien du caractère de sa femme avant le mariage, afin qu'il en ait le lendemain toute la surprise. - La suite de ce récit montrera, du reste, que, sous son impénétrable incognito de jeune fille bien élevée, la fiancée de M. de La Pave ne cachait rien de particulièrement monstrueux : c'était simplement une femme, comme sa grand'mère Ève, une femme richement ornée de tous les instincts de son sexe, avec tout l'esprit qu'il faut pour s'en servir.

Dès que mademoiselle d'Épinoy s'aperçut (ce ne fut pas long) que Robert de La Pave était amoureux d'elle, elle se sentit de l'inclination pour lui. Elle savait, à la vérité, qu'il avait trois cent mille francs de rente mais elle crut sincèrement qu'il lui eût plu sans cela, et c'est possible ; car, ainsi que l'avait remarqué Robert lui-même, sa laideur mâle, impérieuse et flambante s'imposait aux femmes. Il valsait d'ailleurs à merveille.

Le mariage eut lieu à Sainte-Clotilde trois mois après la rencontre des deux jeunes gens à Vichy. Mais, comme il n'y a pas de joie pure en ce monde, le cœur de Robert fut attristé au milieu de ses plus douces extases par l'absence de son ami Maurice, qui ne put venir en France à cette époque, étant alors détaché en expédition.

Parmi les conséquences de cette union, il s'en produisit une assez rare. L'amour de M. de La Pave pour sa femme, au lieu de suivre la progression ordinaire en pareil cas, c'est-à-dire la progression descendante, parut encore s'exalter par la possession. Cela faisait sans doute grand honneur à madame de La Pave. Malheureusement une passion si violente et si absorbante ne va guère chez un homme sans quelque défaillance morale. Arrivé au terme de son congé et appelé à reprendre la mer, Robert ne put trouver le courage d'abandonner pour plusieurs mois cette femme idolâtrée : il préféra renoncer à sa carrière et déposer ses épaulettes. Il donna sa démission. Bien que cette détermination fût certainement légitime et qu'elle n'eût rien de contraire à l'honneur, elle déplut cependant souverainement au capitaine de Frémeuse : il y vit, sinon un abandon du devoir, du moins une faiblesse qui diminuait un peu, à ses yeux, le caractère de son ami. Ses sentiments pour lui n'en furent pas altérés, mais il ne put s'empêcher de concevoir une sorte d'antipathie et de rancune contre madame de La Pave, qu'il accusait d'avoir mis une quenouille aux mains d'Hercule. Sa correspondance avec Robert n'en fut ni moins assidue ni moins affectueuse ; mais peut-être y laissa-t-il trop paraître, sous des formes doucement ironiques, l'hostilité sourde qu'il ne cessa de nourrir depuis cette époque contre la femme de son ami.

Il reçut à Constantine, au printemps de l'année suivante, la visite de sa mère, la comtesse de Frémeuse, vieille femme alerte, entendue et spirituelle, qui passait sa vie à restaurer la fortune de son fils, gravement compromise par les spéculations hippiques de feu M. de Frémeuse. Dans ce dessein, elle s'était retirée à demeure, depuis la mort de son mari, dans une terre qu'ils avaient en Normandie et qui touchait, comme nous l'avons dit, à la terre et au château de La Pave. L'arrivée et l'installation du jeune ménage au château de La Pave, depuis longtemps abandonné et vide, avait été dans l'existence solitaire de madame de Frémeuse un événement considérable. Elle ne manqua pas d'en conter tous les détails à son fils, qui ne fut pas fâché d'avoir sur le compte de la belle Marianne des témoignages un peu plus désintéressés que ceux de son mari. A en croire madame de Frémeuse, Marianne de La Pave était effectivement une femme d'une grande séduction.

« - C'est une vraie odalisque, dit la vieille dame, et ton ami Robert fait bien le pendant, du reste, car c'est un vrai Turc pour la jalousie comme pour la force. C'est sa jalousie qui lui a fait donner sa démission, et, si tu veux m'en croire, il a fait une bêtise... Car il y a un point d'honneur chez les femmes des marins, et il est très rare qu'elles se conduisent mal en l'absence de leurs maris... Dans ma conviction, Robert aurait été mieux avisé de s'absenter pendant un an ou deux de temps en temps... C'était toujours ça d'assuré !... Au lieu qu'il va la fatiguer perpétuellement de son amour et de son humeur jalouse, et ça finira mal, tu verras ça... Déjà cet hiver, à Paris, des amies à moi m'écrivaient qu'il prenait des airs de cannibale quand elle valsait avec un autre... Elle est parfaite, cette jeune femme, jusqu'à présent... extrêmement honnête, mais coquette de nature... Elle aime à se faire voir, à plaire, à être entourée et admirée... Elle adore Paris, qui est son théâtre naturel... Eh bien ! tu verras que Robert, qui sent ça, raccourcira tous les ans les séjours à Paris et qu'avant peu sa femme sera cloîtrée à la campagne... Déjà, cette année, il l'y a ramenée dès le milieu d'avril... et puis, je l'entends souvent hasarder des apologies dans ce sens-là,... vanter l'existence du gentilhomme fermier,... du grand seigneur qui vit noblement sur ses terres, en donnant de bons exemples... Ah ! bien, oui, il faut voir la figure de la belle Marianne pendant ces discours-là !... Elle n'a pas l'air de penser à donner de bons exemples, je t'assure... L'autre jour, Robert a parlé de vendre leur hôtel de la rue de Varennes... Sa femme est devenue verte... Du reste, le ménage va très bien, parfaitement bien,… mais voilà le point noir !... Eh ! mon Dieu ! quant à moi, je serais enchantée de les avoir toute l'année pour voisins... Mais cette jeune femme a besoin d'air et de mouvement ;... il faut toujours faire la part du feu,... et si Robert l'enferme dans ce trou de village,... elle deviendra enragée ;... il n'y gagnera rien ;… elle prendra le notaire, voilà tout ! »

Ces jaseries maternelles, tout en faisant sourire Maurice, ne laissèrent pas de l'inquiéter. Dans le temps d'indifférence sceptique et de relâchement moral où nous vivons, on s'étonnera qu'un homme puisse se faire une sérieuse préoccupation du bonheur ou du malheur d'un ami. L'amitié est un sentiment qui exige des âmes fortes. Mais l'âme de M. de Frémeuse était capable de ces sentiments d'un autre âge. Il se tourmenta donc beaucoup des prophéties pessimistes de sa mère sur l'avenir du jeune ménage ; sans en admettre toutes les fantaisies, il ne put se dissimuler ce que ces prévisions avaient au fond de vraisemblable. Il sentit redoubler son antipathie contre la femme malencontreuse qui, après avoir brisé la carrière de Robert, menaçait de compromettre un jour ou l'autre son repos et peut-être son honneur. Mais, en même temps, il se promit d'user de toute son influence sur l'esprit de Robert pour le dissuader de ses projets irréfléchis et lui épargner des fautes de conduite irréparables. Si ses lettres à ce sujet ne paraissaient pas suffisamment efficaces, il résolut de demander un congé et d'aller porter lui-même ses conseils à l'oreille et au cœur de son frère d'adoption.

Mais le destin, en dispensant son amitié de cette tâche, lui en réservait une qui devait être autrement délicate et redoutable.