II

On était alors en 1870. La guerre fatale éclata. Le capitaine de Frémeuse fut rappelé en France et attaché au corps de Mac Mahon. Après Sedan, il parvint à gagner la Belgique, repassa aussitôt la frontière et courut rejoindre l'armée de la Loire sous Orléans. A la suite de la bataille de Patay, une nouvelle organisation amena dans les rangs de l'armée de Chanzy quelques divisions de l'armée du Nord. Ce fut à ce moment, et quand la retraite sur le Mans commençait, que Maurice retrouva Robert de La Pave à la tête d'un bataillon de mobiles. Quand ils se revirent pour la première fois, à cette heure si douloureuse, les deux jeunes officiers s'embrassèrent avec effusion sans oser se dire une seule parole. Mais, à partir de ce moment, il n'y eut guère de jour où ils ne trouvassent l'occasion de se rencontrer.

Dès le début de la guerre, M. de La Pave avait été naturellement désigné pour commander un des bataillons de mobiles de son département. Avant de quitter sa femme pour marcher à l'honneur et au danger, il avait voulu lui donner à tout événement un témoignage suprême de son amour. N'ayant pas d'ailleurs d'héritiers proches, il lui avait légué la totalité de sa fortune. Madame de La Pave avait éprouvé jusque-là pour son mari une affection sincère, mais tranquille : la reconnaissance d'une telle libéralité, les émotions de la séparation, l'absence, l'incertitude, les périls courus y ajoutèrent dès ce jour quelque chose de plus vif et de plus passionné. Quelques lettres que Robert reçut à travers les hasards de la campagne lui apportèrent l'expression de cette tendresse redoublée. Il montrait ces lettres à M. de Frémeuse.

- Elle m'aime, lui disait-il, elle m'aime comme elle ne m'a jamais aimé, je le sens, - et je sens aussi, ajoutait-il avec un sourire amer, que je ne la reverrai jamais !

C'étaient là d'étranges paroles dans la bouche d'un homme d'un naturel si viril et si ferme. Maurice ne les entendit pas sans surprise ni sans inquiétude.

Un soir, comme ils se promenaient tous deux aux avant-postes en fumant, Robert de La Pave, le front plus sombre encore que de coutume, s'arrêta brusquement devant Maurice et lui dit :

- As-tu remarqué que je me ménage au feu ?

- Ça, dit Frémeuse en riant, tu en es incapable, quand tu le voudrais !

- Si fait... pardon ! je me ménage ; je m'en aperçois, et je crois que mes hommes s'en aperçoivent aussi. - Et après un moment : - Avoue que tu me trouves lâche !

- Allons donc ! tu es héroïque du matin au soir ; je l'entends dire à tout le monde.

- Non ; je sens que je me ménage.

Le lendemain, à la chute du jour, le commandant de Frémeuse, - il avait été récemment élevé à ce grade, - venait de poster ses batteries avec tout ce qui lui restait d'hommes à l'entrée d'un des débouchés de la forêt de Marchenoir. La journée avait été très rude. Excédé de fatigue, il s'enveloppa de son caban et s'endormit sur la neige, à côté d'une de ses pièces. Vers le milieu de la nuit, quelqu'un le tira par la manche en l'appelant par son nom ; il se dressa aussitôt et reconnut un vaillant petit lieutenant de mobiles qui appartenait au bataillon de Robert et que celui-ci aimait beaucoup.

- Mon commandant, dit le jeune homme d'une voix très émue, c'est le commandant de La Pave qui vous demande.

Maurice fut debout aussitôt :

- Blessé ? dit-il.

- Oui, mon commandant.

- Gravement ?

- Je le crains... Venez,... ce n'est pas loin : je suis bien content de vous avoir trouvé,... il tient tant à vous voir !

M. de Frémeuse le suivit. Ils marchèrent rapidement pendant vingt minutes dans un sentier qui circulait sur la limite des bois et des champs. Chemin faisant, Maurice pressait le jeune lieutenant de questions anxieuses : - Robert avait été blessé à la reprise du village d'Origny,… un éclat d'obus l'avait atteint en pleine poitrine :

- Ça ne pouvait pas lui manquer, mon commandant, ajouta le jeune homme ; vous le connaissez, vous savez s'il est brave ; mais aujourd'hui, c'était de la folie ; je ne sais pas ce qu'il avait : il était tout drôle ; il riait, ce qui ne lui arrive pas souvent, et il me criait : « Eh bien ! petit Julien, je ne me ménage pas aujourd'hui, hein ? » Il est tombé comme il me disait ça... C'est là, mon commandant. Le major est auprès de lui.

Ils étaient arrivés devant une de ces grandes huttes que les charbonniers dressent pour une saison à la lisière des bois. On voyait à travers les fascines de la cloison une lumière dont les reflets tremblaient au dehors sur la neige. Des groupes de mobiles étaient couchés sous les arbres. Deux ou trois hommes causaient à voix basse devant la porte. M. de Frémeuse entra.

Robert de La Pave était étendu au milieu de la hutte sur un amas de couvertures et de sacs de soldat, son uniforme largement ouvert, sa chemise plaquée de taches rouges. Un mobile, à genoux près de lui, tenait une terrine de faïence grossière dans laquelle trempaient des linges ensanglantés. Un médecin militaire, qui était penché sur le blessé et qui achevait un pansement, se retourna au bruit de la porte. Ce mouvement permit à Robert d'apercevoir M. de Frémeuse. Ses grands yeux, grandis encore par la fièvre, eurent un éclair de joie :

- Ah ! dit-il d'une voix forte et brève, heureux de te voir ! bien heureux !

- Eh bien ! mon ami, murmura Frémeuse en prenant la main qu'il lui tendait péniblement, tu es un peu touché ?

- Oui, un peu, dit-il froidement... Pour combien de temps en ai-je encore, docteur ?

- Mais pour des années, j'espère bien, dit le médecin... Voyons encore ce pouls... Très bien ! Tâchez de ne pas déranger la charpie. Vous avez à parler à votre ami, je vous laisse. A demain !

Robert essaya de se soulever, l'arrêta de la main, et attacha sur lui ce regard trouble et fixe, interrogation terrible des mourants.

Le visage du médecin demeura glacial.

- Allons ! soyez sage. A demain !

- Merci, monsieur ! dit le blessé en se recouchant lourdement. Il laissa sortir le major et son aide ; puis, élevant de nouveau la voix :

- Julien, dit-il au petit lieutenant, laisse-moi seul avec Frémeuse et fais éloigner un peu les hommes, là, dehors... Voyons ! ne pleure pas, enfant !... Va, mon petit !

Le jeune lieutenant ne put retenir un sanglot et se retira. M. de La Pave saisit alors la main de Maurice, et la serrant avec force :

- Mon ami, lui dit-il, tu prendras tout ce que j'ai sur moi, ma montre, ma croix, ma bague, tous mes bibelots, et tu les remettras à ma femme... Embrasse-moi !

Deux larmes glissèrent brusquement sur ses joues creuses. Frémeuse l'embrassa violemment à deux reprises et détourna un peu la tête.

- Maurice, reprit le blessé, dont les traits s'altéraient rapidement, il faut que je te dise... je ne veux pas qu'elle se remarie, tu entends, je ne le veux pas... Si tu m'aimes, si tu veux que je meure tranquille, si tu ne veux pas que je meure avec la rage au cœur...

- Mon ami ! interrompit Maurice d'un ton suppliant.

- Eh bien ! promets-moi...

- Mais quoi, mon ami ?

- Promets-moi, poursuivit-il en accentuant ses paroles avec une énergie sauvage, promets-moi que si jamais elle se remariait,... si jamais elle avait cette indignité,… avant qu'un autre l'ait possédée, tu la tuerais !

- Robert ! dit Frémeuse en le regardant dans les yeux.

- Jure-moi que tu le feras.

- Tu sais bien que je ne peux pas te promettre cela.

Il y eut un silence.

- Je lui ai donné, reprit le mourant, dont la voix devenait rauque, je lui ai donné toute ma fortune... Qu'a-t-elle besoin de se remarier ?... Vois-tu, Maurice, je ne peux pas supporter la pensée qu'elle soit jamais à un autre !... C'est impossible ! Cela me rend fou !... Aie pitié de moi ; mon ami... tu vois que je vais mourir, aie pitié de moi !

- Mon ami, je t'en prie ! dit Maurice en s'agenouillant doucement près de lui.

- Mais du moins, du moins, dit le malheureux homme, promets-moi de lui dire que je lui défends,… que c'est ma volonté suprême, que je la prie, que je la supplie !... que si elle se remariait jamais, si elle se donnait à un autre, je me soulèverais dans ma tombe, qu'elle verrait mon spectre, qu'elle m'entendrait la maudire !... Dis-le-lui, tu me le promets ?

- Oui, cela, je te le promets.

Il sentit une légère pression de la main de son ami, et, après une courte pause :

- Ah ! Maurice, reprit le mourant d'une voix épuisée, n'aime jamais une femme comme j'ai aimé celle-là… Tu vois ce qui arrive... Mais tu me promets bien de lui dire... ce que je t'ai dit ?

- Oui.

- Sur ton honneur ?

- Sur mon honneur.

- Merci !

Pendant le reste de la nuit, sa main garda étroitement serrée la main de Maurice. Mais le délire l'avait pris et il ne prononça plus que des paroles confuses qui trahissaient toujours cependant la même obsession. - Aux premiers rayons de l'aube, il expira.

M de Frémeuse recueillit précieusement tous les souvenirs qu'il était chargé de remettre à sa veuve. Avec l'aide du petit lieutenant, il se mit à la hâte en rapport avec le curé et le maire du bourg le plus voisin ; il pourvut convenablement à la sépulture provisoire du pauvre Robert et retourna à son devoir.

A l'étape suivante, il trouva quelques minutes pour écrire à sa mère. Il lui contait en dix lignes la mort de son ami d'enfance, en lui laissant le triste soin d'apprendre à madame de La Pave le malheur qui la frappait. Il ajoutait qu'aussitôt la campagne terminée, il s'empresserait d'aller porter à la jeune veuve les derniers gages de la tendresse de son mari : il s'acquitterait en même temps auprès d'elle d'une mission de confiance que les dernières volontés de Robert lui avaient imposée. Il ne s'expliqua pas davantage sur le caractère de cette mission, n'ayant ni le temps, ni la liberté d'esprit nécessaires pour traiter un sujet si délicat avec tous les ménagements qu'il comportait. Il ne voulut pas d'ailleurs, à cause du désordre des temps, hasarder dans une lettre de si intimes confidences.

Quinze jours après avait lieu la bataille du Mans. La propriété patrimoniale des Frémeuse, comme celle des La Pave, était située dans le Perche, à une vingtaine de lieues du Mans. Dès que la comtesse de Frémeuse fut informée que l'armée en retraite s'approchait de cette, ville, elle y accourut, espérant voir son fils au passage. Elle n'arriva que pour entendre, avec toutes les angoisses de son cœur maternel, les dernières explosions de la bataille. Le lendemain seulement , elle apprit de l'administration militaire prussienne que le chef d'escadron d'artillerie de Frémeuse, blessé et prisonnier, faisait partie d'un convoi qui était déjà en route pour l'Allemagne.