Il regagna, le front soucieux, sa maison natale, - petit manoir flanqué de deux tourelles pointues qu'on appelait dans le pays le Prieuré. -Il trouva sa mère tricotant fiévreusement sous un tilleul de son jardin.
- Eh bien ? dit-elle, sitôt qu'elle l'aperçut, quoi ?... Tu as l'air consterné.
- Et je le suis, ma mère. J'avais espéré me débarrasser une fois pour toutes du fardeau qui me pèse sur l'esprit depuis si longtemps, et voilà que je le rapporte à peu près entier.
Il lui raconta alors la scène qui venait d'avoir lieu et les scrupules qui l'avaient arrêté au milieu de sa communication. -On peut croire que madame de Frémeuse approuva pleinement ces scrupules.
- Vois-tu, mon cher enfant, lui dit-elle, plus tu y penseras, plus tu reconnaîtras qu'il y a là un cas de conscience pour le moins très douteux... Tiens, veux-tu que nous consultions mon curé, qui est un homme très éclairé et très droit ?
- Mais, ma bonne mère, dit Maurice, qui ne put s'empêcher de rire, je n'ai pas besoin de consulter votre curé... Si j'ai pu hésiter sur la question d'opportunité, je suis parfaitement fixé sur mon devoir, qui est clair comme le jour,… et vous seriez désolée vous-même si j'y manquais,... et vous en auriez du chagrin et du remords toute votre vie... quand même vous me verriez l'heureux propriétaire de la belle Marianne et des quinze cents hectares qui l'entourent.
Madame de Frémeuse, en se voyant devinée, eut un sursaut d'étonnement, et regarda son fils d'un air un peu confus ; puis, prenant son parti :
- Eh bien ! oui, dit-elle, je ne m'en cache pas... c'était mon rêve !... Est-ce que je pouvais prévoir, moi, les extravagances posthumes de ce malheureux Robert ?... J'avais même mis mon brave curé dans ma confidence... et, s'il faut tout dire, il jugeait la chose extrêmement possible et convenable.
- Ah ! ma mère, dit le jeune homme en riant, vous vouliez me faire consulter le curé, - et vous l'aviez dans votre poche ! ce n'est pas bien... Mais voyons, quand même les volontés de Robert n'auraient pas mis un empêchement décisif à l'accomplissement de vos rêves, comment pouviez-vous supposer, ma pauvre chère maman, que je serais jamais un parti acceptable pour madame de La Pave ? Elle a plus de trois cent mille francs de rente... et nous en avons, nous autres, vingt-cinq ou trente !
- Trente-deux, mon fils. - Et je te dirai qu'en fait de mariage, un homme qui a trente mille francs de rente, un beau nom une jolie tournure, et une belle carrière, peut honorablement prétendre à tout... Je souhaite de tout mon cœur, mon ami, ajouta-t-elle avec un peu d'humeur, que tu retrouves une occasion pareille... et une pareille femme !... Car enfin, c'est Vénus !
- Moi, j'aime mieux ma mère, ô gué ! j'aime mieux ma mère ! dit gaiement le jeune homme en baisant les cheveux blancs de la vieille dame.
- Mon Dieu ! que tu es bête ! - dit-elle en lui rendant tendrement son baiser.
Pendant que madame de Frémeuse interrogeait son fils sur les impressions qu'il avait rapportées de sa première entrevue avec madame de La Pave, madame de Combaleu ne se montrait pas moins curieuse des impressions de sa nièce. Elle avait également ses raisons pour observer attentivement dès leur début les relations de Maurice avec la jeune veuve. - Madame de Combaleu était une grande femme maigre, richement couperosée, qui avait un nez d'aigle et des sourcils tellement noirs et fournis qu'ils semblaient postiches. C'était tout ce qui lui restait d'une beauté que plusieurs de ses contemporains avaient admirée d'assez près, disait-on. Mais elle était devenue fort rigide avec le temps : elle avait consacré tout son fonds de passion à son fils unique, qu'elle avait effroyablement gâté et qui, en retour, lui donnait tous les soucis qu'elle en pouvait espérer. Ce fils, Gérard de Combaleu, était alors un grand beau garçon de vingt-sept ans, nullement méchant, et très aimable compagnon, mais surtout en mauvaise compagnie. Sa mère, pour le tirer du boulevard, des coulisses et du cabaret, désirait violemment le marier: elle avait même eu quelques velléités autrefois de lui faire épouser Marianne d'Épinoy, sa cousine, dont elle était la tutrice. Mais la fortune de Marianne, très inférieure alors à celle de Gérard, lui avait paru un obstacle décisif à leur union. Les choses étaient aujourd'hui bien changées. Marianne, héritière de M. de La Pave, était devenue pour Gérard un parti magnifique : discrètement sondé sur ce sujet, le jeune homme avait été fort séduit par les millions de sa belle cousine, qui lui permettraient de satisfaire largement ses goûts pour la grande vie du sport. Bref, ce mariage était, depuis la mort de Robert, l'idée fixe et maîtresse de madame de Combaleu, et l'on comprend qu'elle surveillât avec un soin ombrageux le terrain de chasse qu'elle s'était réservé. Sans avoir l'œil de l'aigle, comme elle en avait le nez, elle avait vaguement entrevu dès la première heure les prétentions rivales de madame de Frémeuse : elle avait cru remarquer dans les conversations de la vieille comtesse avec madame de La Pave une insistance particulière à vanter et à détailler les mérites de son fils, à rappeler l'amitié extraordinaire qui l'unissait à Robert et à le pousser tout doucement dans la place comme l'héritier présomptif de son ami. Elle s'inquiétait peu de cette concurrence, connaissant dès longtemps les sentiments d'animosité passionnée que sa nièce nourrissait contre M. de Frémeuse, et se complaisant à les entretenir. Mais enfin l'entrée en scène du jeune commandant en personne était une circonstance qui l'agitait un peu.
Dès qu'elle sut que Maurice avait quitté le château, elle rejoignit madame de La Pave dans le salon : elle la vit encore tout en larmes : elles pleurèrent ensemble un instant ; puis madame de Combaleu, pour la distraire, lui demanda comment elle avait trouvé M. de Frémeuse.
- Je ne sais pas, ma tante, dit la jeune femme, je l'ai à peine vu... Je pensais à tout autre chose qu'à le regarder, vous comprenez ?
- Mais ressemble-t-il à sa photographie, mon amour ?
- Naturellement, dit madame de La Pave.
- Il doit avoir, reprit madame de Combaleu, l'œil remarquablement faux, comme tous les hypocrites ?
- Naturellement, répéta la jeune femme d'un air distrait.
Elle respira longuement son flacon de sels, puis elle se leva, et, prenant le coffret d'ébène sous son bras :
-Je vais essayer de dormir un moment, dit-elle, j'ai la tête en feu
Et elle traversa le salon avec cette démarche d'une grâce souple et fière qui lui était propre, le menton un peu relevé et la tête légèrement rejetée en arrière.
Madame de Combaleu n'en sut pas plus long pour le moment.