Pendant le reste de cette journée, madame de La Pave rechercha la solitude. Elle s'enferma dans son appartement ; puis elle se promena longuement sous ses charmilles. - Que pouvait-elle méditer ? A quoi rêvait cette jeune femme dans son âme cachée et profonde ? Était-il possible que son mariage avec son cousin, après lui avoir servi de moyen pour atteindre quelque but secret, lui parût à cette heure inutile et importun ? Était-il possible qu'elle eût la pensée de le rompre ? Mais ce mariage, suivant tous les usages, était maintenant comme fait ; il devait avoir lieu dans six semaines ; on en était aux derniers apprêts ; toutes les questions d'intérêt étaient réglées, le jour même de la cérémonie était fixé. Dans de pareilles conditions, comment rompre ? Sous quel prétexte raisonnable et honorable ? Comment rompre sans scandale, sans se donner des torts apparents, sans blesser l'opinion, sans sortir du bon goût et des bienséances du monde ?
Si madame de La Pave se posa en effet ce problème, la solution lui en parut vraisemblablement trop difficile, car elle eut tout l'air d'y avoir renoncé. On la vit même les jours suivants se montrer avec son futur plus attentive et plus engageante qu'elle ne l'avait été jusque-là. Elle se mit sur le pied de le taquiner amicalement à propos de sa réputation de galanterie et de ses mauvaises connaissances. Puis le soir, à table, remarquant que madame de Combaleu, suivant sa coutume, surveillait Gérard dans ses libations et lui lançait des regards terribles quand il semblait faire trop d'honneur aux excellents vins de sa cousine :
- Mon Dieu ma tante, dit-elle, ne tourmentez donc pas Gérard et laissez le pauvre garçon boire à sa soif !... Je suis enchantée pour moi qu'il ait un bon estomac et une tête solide. Rien n'est déplaisant comme un homme efféminé... Voyez nos ancêtres... ils buvaient sec et n'en étaient pas moins des personnages très distingués... Tenez, je lisais ces jours-ci les Mémoires de Bassompierre. Eh bien ! certainement Bassompierre était un beau type de gentilhomme..., et voyez comme il tenait tête aux plus grands buveurs d'Allemagne... Il y a aussi ces charmants et vaillants cavaliers du temps des Stuarts. Tous ces hommes-là buvaient aussi bien qu'ils se battaient... Suivant moi, on a aujourd'hui à cet égard des délicatesses excessives qui témoignent simplement d'un affaiblissement des facultés. - Ainsi, mon cher cousin, ne buvez pas à vous griser, vous me feriez de la peine, mais buvez tout à votre aise, vous me ferez plaisir !
- Ça, ma cousine, dit le bon Gérard profondément touché, c'est gentil ! c'est très gentil ! Je n'abuserai pas de la permission, soyez-en sûre, mais j'y suis sensible. Je suis d'ailleurs tout à fait de votre avis sur Bassompierre... qui était un gaillard comme on en voit peu... et je vide à votre santé, du fond du cœur, ce verre de votre délicieux porto.
Plus habitué à la mauvaise compagnie qu'à la bonne, Gérard de Combaleu n'avait jamais été très à l'aise avec sa cousine, dont les grâces décentes et la distinction suprême lui imposaient. Mais quelques petites attentions de ce genre lui donnèrent plus de confiance en lui-même. Il perdit un peu de l'embarras dont il avait peine à se défendre en sa compagnie. Malgré ses goûts un peu grossiers, il était loin d'être indifférent à la beauté fine et troublante de la jeune veuve ; il en était même à sa manière violemment épris ; mais sa crainte, qu'il communiquait volontiers après boire à quelques amis de choix, sa crainte était que sa future ne fût diantrement bégueule, « et le diable m'emporte, ajoutait-il confidentiellement, si je sais comment on s'y prend avec ces femmes-là ! »
On eût vraiment cru que madame de La Pave était dans le secret des appréhensions et des scrupules de son fiancé, et qu'elle mettait un soin obligeant à l'en soulager. Elle daignait, pour lui plaire, sortir de sa réserve hautaine. Elle lui faisait des niches tendres et familières ; en se promenant avec lui dans ses jardins, elle lui plantait des fleurs dans les cheveux ; elle cueillait des cerises et les lui servait au bout de ses doigts ; elle trouvait des prétextes pour lui passer devant le visage ses belles mains parfumées, comme si elle eût voulu lui faire respirer quelque sorcellerie.
Devant de tels procédés, Gérard ne pouvait guère conserver la timidité défiante qui l'avait si longtemps paralysé auprès de sa belle cousine. Mais il commençait à éprouver un embarras d'un autre genre : peu versé dans la science des amours honnêtes, il se demandait si, en voulant répondre aux charmantes câlineries de sa cousine, - ce qui lui paraissait indispensable, - il ne risquait pas de dépasser la mesure et d'effaroucher une si délicate personne. Cette perplexité le rendait rêveur et plus gauche encore que de coutume.
Dans une de leurs promenades à cheval, madame de La Pave, un peu étonnée sans doute de voir ses avances si froidement accueillies, s'avisa de lui dire tout à coup :
- Mon bon Gérard, est-ce que vous avez été un mauvais sujet vraiment ?
- Mon Dieu ! ma cousine, répondit M. de Combaleu, vous savez..., j'ai été jeune comme tout le monde.
- Et vous l'êtes toujours, Dieu merci !... Mais, du reste, on vous a beaucoup calomnié, n'est-ce pas ?
- Très probablement, ma cousine.
- Ou bien peut-être, poursuivit madame de La Pave, c'est moi qui m'abusais..., car naturellement nous n'avons là-dessus, nous autres, que des notions très vagues,... et un peu chimériques. Mais enfin on m'avait tant dit que vous étiez un mauvais sujet... que j'avais pris de vous une opinion terrible ; j'avais presque peur de vous,... et, en réalité, vous n'êtes pas effrayant du tout.
- Je suis trop heureux, ma cousine, de vous avoir détrompée.
- Mais non,... il ne faut pas être si heureux que cela... Certainement, au fond, je suis très contente que vous ne répondiez pas à l'idée que je m'étais faite d'un mauvais sujet,... mais, d'un autre côté, il y a un peu de mécompte... Vous savez combien les femmes sont curieuses, - les femmes de notre monde surtout !... Pour elles, un mauvais sujet est une sorte de personnage mystérieux, redoutable, dont la pensée seule donne de petits frissons de terreur,... avec lequel on s'attend à des choses extraordinaires,... c'est une espèce de monstre dévorant qu'on craint de rencontrer,... mais qu'on espère pourtant dompter... Voilà comment à peu près nous nous représentons un mauvais sujet.
- Enfin, Dieu merci ! ma cousine, dit Gérard, Dieu merci, vous êtes rassurée ?
- Oh ! tout à fait ! dit la jeune femme d'un ton sec.
Et elle partit au galop.
Tout en la suivant du même train, Gérard se livrait à part lui aux réflexions les plus pénibles. Il avait la peau un peu épaisse, mais pas assez cependant pour ne pas sentir la piqûre des traits que venait de lui décocher sa cousine. Il se persuadait de plus en plus qu'en s'épuisant, comme il l'avait fait depuis des mois, en chastes respects et en réprimant sévèrement auprès de Marianne ses habitudes de galanterie cavalière, il avait décidément fait fausse route.
Il est assez d'usage parmi les bons compagnons de son espèce d'attribuer aux plus honnêtes femmes un goût secret pour les hommes hardis et entreprenants. Cet axiome, plus ou moins fondé, lui revint à l'esprit et fut pour lui un nouveau trait de lumière : il lui expliquait à merveille ce mécompte, ce dépit dont madame de La Pave n'avait pu retenir l'expression. Il était évident que, sur sa réputation de mauvais sujet, elle avait attendu de lui, non pas certainement de la grossièreté, mais des façons plus vives, plus démonstratives, quelque chose qui lui fît sentir l'émotion de l'aventure et du péril.
Oui, positivement, il avait été stupide. A force de respect, il avait été complètement fade et incolore. Il s'était fait mépriser de cette charmante petite femme qui avait cru pouvoir compter sur lui pour sortir un instant, une fois en sa vie, des platitudes de l'amour convenu.
-Et j'ai été d'autant plus bête, ajoutait-il, que c'est une femme faite au tour, que j'en suis fou, et que mon extrême réserve avec elle me gênait infiniment !
M. de Combaleu ruminait encore sur ce texte quand on se mit à table, et, pour achever d'éclaircir ses idées, il crut devoir profiter largement des pleins pouvoirs que sa cousine lui avait conférés sur les vins de sa cave. II se montra, en conséquence, plus expansif qu'à l'ordinaire et il s'abandonna plus franchement à la grosse gaieté qui faisait le fonds de son naturel et qui avait tant de fois ébranlé les vitres des cabinets particuliers. Madame de Combaleu en frémit ; mais la contenance de sa nièce la rassura. Madame de La Pave, en effet, tout en ouvrant de grands yeux un peu étonnés, paraissait beaucoup goûter cette belle humeur rabelaisienne qui charmait probablement ses fines oreilles pour la première fois.
Après le dîner, on passa dans un élégant boudoir où le triomphant Gérard reçut successivement des mains de sa cousine un cigare et un bougeoir pour l'allumer, puis une tasse de café et un verre de liqueur. Pendant qu'elle lui rendait tous ces petits services, il s'inclinait jusque sur ses cheveux pour la remercier, la regardant dans les yeux d'un air mélancolique et lui murmurant de sa voix échauffée des compliments qui la faisaient sourire et rougir. Au bout de quelques minutes, les voyant en si bons termes, madame de Combaleu eut la discrétion d'aller prendre l'air dans le jardin.
Demeuré seul avec sa cousine, Gérard se laissa tomber sur un divan où elle venait de s'asseoir, et se penchant vers elle, l'œil noyé, les joues enflammées, il la regarda de nouveau fixement, puis, sans rien dire, il hocha la tête à plusieurs reprises, comme un homme qui ne trouve pas d'expressions assez fortes pour interpréter ses sentiments.
Afin de remédier à. cette insuffisance du langage, il saisit les admirables mains de la jeune femme, et y appuya ses lèvres avec une ardeur extraordinaire.
- Il me semble, cousin, dit-elle en se dégageant doucement, que vous êtes bien gai ce soir, et que vous vous lancez un peu... Est-ce parce que je vous ai reproché de n'être pas assez mauvais sujet ?
- Ma cousine, je vous avoue que je n'ai jamais eu si bonne envie de l'être qu'en ce moment-ci... et comment vous en fâcheriez-vous ?... Voyons, vous m'avez bien un peu encouragé ?...
Et il lui prit de nouveau les mains.
- Oh ! vous avez bien compris, j'espère, dit la jeune femme, qui semblait fort troublée et qui l'était, - vous avez bien compris que je plaisantais !
- Quoi ! ma chère cousine, - ma belle et délicieuse Marianne... au point où nous en sommes, je n'aurais pas le droit de prendre un baiser sur ce front charmant ?
Elle hésita, - puis avança avec une timidité lente son front pâle, - et le lui offrit.
Ce premier succès l'enhardit malheureusement un peu trop ; il voulut pousser ses avantages, et ses lèvres cherchèrent avec une sorte de violence un baiser moins platonique.
Moitié fâchée, moitié riante, elle le repoussait en murmurant quelques mots indécis :
- Voyons, mon ami !... Tenez-vous, je vous prie !... sérieusement, tenez-vous !
Il se rappela malencontreusement en cet instant l'axiome qui veut que les femmes aiment ceux qui osent, - ou plutôt il ne se rappela probablement rien, et obéissant simplement à l'ivresse de son désir surexcité par le vin et par la lutte, il saisit d'une étreinte presque brutale la taille de la jeune femme. - Elle bondit : elle eut un cri d'indignation qui cette fois n'était pas un jeu ; car elle était sincèrement révoltée, n'ayant jamais été traitée ainsi et n'ayant même jamais supposé que cela fût possible. Mais il l'avait retenue ; il la ramenait sur le divan, et il la maîtrisait entre ses bras, l'épouvantant de ses mines de faune...
- Ah ! mais, s'écria-t-elle, vous êtes un misérable ! - et lui échappant par un effort désespéré, elle courut à la cheminée, et tira violemment à plusieurs reprises le cordon de la sonnette.
Presque aussitôt la porte s'ouvrit, et madame de Combaleu se présenta, suivie de deux domestiques. Elle aperçut avec stupeur sa nièce debout, les cheveux dénoués, le visage en feu, - et, dans un coin, son fils blême, muet, écrasé.
- Ma tante, dit la jeune femme, c'est à vous que je désire parler.
Les domestiques se retirèrent.
- Ma tante, reprit madame de La Pave, votre fils vient de se conduire avec moi comme avec la dernière des servantes et des filles... Jamais un homme capable de pareilles indignités ne sera mon mari, jamais !... Pas un mot, ma tante,... je vous jure que c'est inutile ! - Vous avez des préparatifs à faire... Je vous en laisserai tout le temps,... mais, dès ce moment, le séjour en commun nous serait impossible... Je vais m'installer pour deux jours à Alençon, chez mes cousines !
Ayant ainsi parlé, elle rajusta ses cheveux d'un coup de main, traversa le salon avec sa fierté tragique et sortit.
Trois quarts d'heure après, s'étant refusée à toute communication nouvelle avec sa tante, elle montait dans son landau attelé de deux postiers à grelots et partait pour Alençon.
A la suite de l'interrogatoire détaillé qu'elle fit subir à son fils, madame de Combaleu ne laissa pas de soupçonner que ce grand libertin innocent était tombé dans un piège tendu par une astuce supérieure, et que madame de La Pave avait prémédité de se faire manquer de respect par son fiancé, afin de se débarrasser d'un mariage qui avait cessé de lui plaire. La mère de Gérard n'eut pas beaucoup de peine à établir un rapport direct entre cette rupture improvisée et l'apparition récente du commandant de Frémeuse, pour lequel elle avait toujours senti que sa nièce avait une forte inclination. Si quelque chose pouvait ajouter à l'horreur du coup qui frappait madame de Combaleu, c'était la pensée que cette catastrophe, qui ruinait toutes ses espérances, allait tourner vraisemblablement au profit de sa voisine et de sa rivale détestée, madame de Frémeuse. Malgré tout, elle se garda scrupuleusement de laisser percer ses soupçons devant son fils, comprenant assez qu'une parole imprudente pouvait jeter ce jeune homme humilié et exaspéré au-devant d'un adversaire redoutable. - Il ne lui restait qu'à dévorer sa rage en silence ; elle fit à la hâte ses préparatifs de départ et quitta le château le lendemain soir.