SCÈNE PREMIÈRE.

HENRI D'ALBRET, puis THÉRÈSE.

HENRI.

Il entre par le fond, après avoir entrouvert la porte avec hésitation.

Personne ?... Ah çà, c'est donc le château de la Belle au bois dormant, décidément !... Personne nulle part... Service mal fait ! - (Remarquant une tapisserie sur un guéridon.) Ah ! elle travaille donc, maintenant !... c'est un progrès !... Une table servie... on dîne là ?... Ce n'est pourtant pas une salle à manger, ceci ?... Désordre !

THÉRÈSE, entrant brusquement à droite et parlant à Henri qui lui tourne le dos.

Monsieur désire ?...

HENRI, se retournant vivement.

Ah ! pardon, mademoiselle !... J'ai sonné à la grille et personne n'est venu... j'ai vainement cherché l'entrée des offices... et je me suis permis de pénétrer ici... Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, mademoiselle Thérèse ?

THÉRÈSE, étonnée.

Mais, en vérité, c'est M. Henri... je crois ?

HENRI.

Vous pouvez en être sûre, mon enfant... Ah çà, je suis donc bien changé depuis cinq ans ?

THÉRÈSE.

Ma foi ! monsieur, je n'en reviens pas.

HENRI.

Comment ! à ce point-là ?... Oui... j'ai beaucoup bruni, n'est-ce pas ?... et puis enfin j'ai vieilli...

THÉRÈSE. -

Oh ! non, ce n'est pas que monsieur ait vieilli... au contraire, je trouverais plutôt monsieur... Enfin monsieur a l'air bien moins empoté qu'autrefois.

HENRI.

Ah ! j'avais l'air empoté autrefois ?... Oui,... mais j'ai beaucoup voyagé... et en effet ça m'a un peu dégagé... Et vous, ça va bien, Thérèse ? toujours bien éveillée... Vous n'avez jamais eu l'air empoté, vous !

THÉRÈSE, riant.

Non !

HENRI, riant avec elle.

Oh ! non !... Mais dites-moi, ma chère fille, puis-je voir ma cousine... ou son mari ?... Sont-ils à la maison ?

THÉRÈSE, tranquillement et sur le même ton.

Non, monsieur,... madame est sortie et monsieur est mort.

HENRI, saisi, avec éclat.

Comment ! monsieur est mort !... Qu'est-ce que vous me dites là ? (Baissant la voix subitement.)

- Comment ! Gaston est mort ?

THÉRÈSE.

Oui, monsieur... Monsieur ne le savait pas ?

HENRI.

Mais pas du tout... j'ai quitté la France et l'Europe depuis cinq ans... j'arrive du fond de l'Amérique, du fond des déserts... (Baissant de nouveau la voix, d'un ton de consternation.) Comment ! il est mort ?... vraiment ?

THÉRÈSE.

Oui, monsieur.

HENRI.

Vous êtes sûre ?

THÉRÈSE.

Mais certainement, monsieur, j'en suis sûre.

HENRI.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !... Voilà une nouvelle, par exemple !... J'étais bien loin de m'attendre... J'ai débarqué hier soir à Cherbourg... j'ai pris ce matin le train de Paris ;... où je vais,... je savais que leur château était par là dans les environs ;... je me suis fait descendre à la gare de Bréville pour leur dire bonjour en passant,... et je tombe sur une catastrophe ! (Baissant la voix.)Et comment est-ce arrivé, dites-moi ?

THÉRÈSE.

Oh ! monsieur, tout naturellement... Un refroidissement à la chasse !

HENRI, absorbé.

Un refroidissement à la chasse !... Non, vraiment,... c'est à n'y pas croire !... Pauvre garçon !... et quand cela ?

THÉRÈSE.

Ah monsieur, il y a dix-huit mois !

HENRI.

Dix-huit mois,... déjà ?... Vraiment ? (A part.) Complètement bouleversé !... plus une idée,... hébété, idiot !

THÉRÈSE.

Mais monsieur peut voir madame ;... elle ne peut tarder à rentrer ;... elle est tout près, chez des voisins.

HENRI.

Non !... oh ! non ! je me sauve,... je m'en retourne ! Ma visite serait trop indiscrète dans des circonstances pareilles !

THÉRÈSE.

Mais, monsieur, il y a dix-huit mois !

HENRI.

Oui, sans doute,... il y a dix-huit mois pour vous,... mais, pour moi, il n'y a que cinq minutes,... et pas même... J'étais lié avec lui, vous savez,... sans intimité précisément,... mais nous étions camarades,... et ma vue,... ma présence pourraient renouveler la douleur de sa veuve.

THÉRÈSE.

Mais, au contraire, monsieur,… ça distraira madame.

HENRI, toujours absorbé dans ses réflexions.

Vous croyez, Thérèse ?

THÉRÈSE.

Certainement, et madame à grand besoin de distractions... Sa vie n'est pas très gaie à la campagne,... avec son vieil oncle malade.

HENRI.

Ah ! son oncle demeure avec elle ?

THÉRÈSE.

Oui, monsieur,... depuis que madame est veuve,... pour la convenance.

HENRI.

C'est très bien,... c'est parfait... Mais écoutez, Thérèse, décidément je m'en retourne... Dites-moi, j'ai malheureusement renvoyé la voiture qui m'avait amené de la gare ;... est-ce que je ne pourrais pas en trouver une autre dans le village ?

THÉRÈSE.

Il n'y a pas de village ici, monsieur.

HENRI.

Ah !... Eh bien ! je vais aller à pied.

THÉRÈSE.

Monsieur sait qu'il ne passe plus de train pour Paris avant minuit ?

HENRI.

Dame ! j'attendrai.

THÉRÈSE.

Et qu'il n'y a pas de buffet à la gare ?

HENRI.

Pas de buffet !... ça, c'est ennuyeux ! - Mais enfin ! - Allons, bonsoir, mon enfant I... vous direz à votre maîtresse que j'étais venu pour lui présenter mes respects en passant ; mais qu'en apprenant le malheur affreux qui vient de la frapper...

(On entend éclater tout à coup dans une pièce voisine un air gai et brillant exécuté sur le piano. Henri s'interrompt ; puis, baissant la voix :) - Qu'est-ce que c'est que ça ?

THÉRÈSE.

C'est madame qui vient de rentrer.

HENRI.

Comment I... elle s'est déjà remise au piano ?

THÉRÈSE.

Mais, monsieur, puisqu'il y a dix-huit mois !

HENRI , très troublé et agité.

C'est juste !... j'oublie toujours !... Eh bien ! écoute, ma petite Thérèse...

THÉRÈSE.

Monsieur me tutoie ?

HENRI.

Oui, je te tutoie,... ça m'est égal... Tiens, voilà deux louis... et aide-moi à sortir sans être vu.

THÉRÈSE.

Merci, monsieur,... je vais prévenir madame...

Elle se dirige vers la porte de gauche.

HENRI , essayant de la retenir.

Thérèse, je t'en conjure

THÉRÈSE.

Vous n'êtes plus empoté du tout,... vous la distrairez !

Elle sort à gauche.