SCÈNE V

LES PRÉCÉDENTS, LE BARON DE MORNE-AUBERT, raide dans sa cravate, gourmé, parlant avec prétention, la main dans son gilet ; LE VICOMTE D'ESCAREL, monocle à l'œil, ton froidement gouailleur, sans gêne, tenant son pied dans sa main quand il est assis.

LE BARON, baisant la main de Laure.

Ma belle voisine !

LE VICOMTE, serrant la main de la jeune femme.

Chère madame !

Tons deux regardent Henri, en s'inclinant légèrement.

LAURE.

C'est mon cousin, M. d'Albret !

Les hommes se saluent de nouveau.

LE BARON.

Comment ! l'illustre voyageur !... Ah ! monsieur, permettez-moi de me féliciter...

Il lui tend la main.

HENRI.

Réciproque, monsieur !

LE VICOMTE.

Enchanté, monsieur !

LAURE.

Asseyez-vous donc, messieurs !... Eh bien ! est-ce qu'il neige toujours ?

LE VICOMTE.

Euh !... il neigeote, chère madame !

LE BARON.

Quelques vagues flocons dans l'air ! (A Henri.) Allez-vous publier prochainement, monsieur, quelque nouvel ouvrage,... un de ces récits où vous savez allier à l'intérêt sévère de la science toute la grâce et tout l'attrait de la plus riante fantaisie ?

HENRI.

Monsieur, vous êtes trop aimable ! Oui, une fois installé à Paris, je compte rassembler mes notes et publier mon dernier voyage.

LE BARON.

Et puis-je savoir quel a été le dernier théâtre de vos savantes explorations ?

HENRI.

L'Amérique centrale et, en particulier, le Yucatan et le Honduras.

LE VICOMTE, le monocle à l'œil, tenant son pied.

Ça existe donc, ça, vraiment, monsieur ?

HENRI.

Quoi, monsieur ?

LE VICOMTE.

Mais ces pays-là,... le Yucatan, le Honduras ?... Quand je vois ces noms-là sur des cartes,... je me figure toujours que le géographe a voulu se jouer de mon innocence... Ça a l'air si invraisemblable !

LAURE.

Croiriez-vous, messieurs, que mon cousin ici présenta passé deux ans de suite dans ces contrées désertes, vivant sous la tente, sans autre compagnie que ses domestiques indiens ?

LE BARON.

Ce dévouement à la science est admirable ?

LE VICOMTE.

Très crâne, oui... il faut de l'estomac !... Mais c'est égal, ça devait être joliment crevant par moments !... Il est vrai que vous aviez de belles chasses par là, n'est-ce pas ?

HENRI.

Je chassais rarement ; quelques coups de fusil par-ci par-là pour renouveler mon menu... Du reste, mon travail absorbait tout mon temps.

LE BARON.

Ah ! le travail,... le grand soutien ! le grand consolateur ! le véritable ami de l'homme !

LE VICOMTE.

Comme le lézard !

LAURE.

Mon cher vicomte, tâchez donc d'être sérieux une minute !

LE VICOMTE.

Je ne peux pas, chère madame,... ça m'ennuie atrocement !

LAURE.

Mais, à propos de chasse, messieurs, avez-vous chassé vous-mêmes aujourd'hui ?... Avez-vous été heureux ?

LE BARON.

La neige de la nuit dernière condamnait nos fusils au repos, chère madame... Mais j'ai été heureux de ce loisir forcé ;... notre prochaine session est très chargée, et mon chef... (A Henri.) - car j'ai l'honneur, monsieur, d'être le substitut du procureur général de la cour de G***, -mon chef, disais-je, me laisse à peu près toute la besogne pour cette session importante... J'ai donc passé la journée enseveli dans mes dossiers ;... mais je ne m'en plains pas, car, ainsi que vous, monsieur d'Albret, j'aime le travail.

LE VICOMTE.

Eh bien ! moi, mon cher baron, je le déteste,... je ne peux pas le sentir... Je déteste la lecture, l'écriture et toutes ces sortes de choses... Quand on a tant de manières d'occuper l'existence, je ne comprends vraiment pas qu'on choisisse la plus assommante de toutes !

LAURE, agacée.

Allons ! vous vous calomniez, mon cher vicomte ;... c'est de l'affectation pure.

LE VICOMTE.

Non, je vous assure, chère madame, c'est mon opinion... Avoir un bon fusil à la main, un bon cigare entre les dents, une bonne valseuse entre les bras et un bon cheval entre les jambes,... voilà ce que j'appelle la vie... Tout ce qui n'est pas ça... crevant !

HENRI.

Je suis assez de l'avis de monsieur, moi.

LE VICOMTE, indifférent.

N'est-ce pas ?... Je crois bien que vous vous moquez un peu de moi, cher monsieur... mais ça ne fait rien... Un voyageur !

LE BARON.

Quant à moi, vous me permettrez, mon cher vicomte, de protester contre votre théorie de la vie avec toute l'énergie dont je suis capable.

LE VICOMTE.

Allez !

LE BARON.

Suivant moi, la plus noble conquête de l'homme...

LE VICOMTE.

C'est le cheval !... Buffon l'a déjà dit.

LE BARON, dédaigneux.

La plus noble conquête de l'homme, disais-je, est celle de l'esprit sur la matière... En regard des jouissances toutes matérielles dont vous venez de nous esquisser le tableau, mon cher vicomte, et dont vous faites le fond même de l'existence, j'oppose le cabinet de travail où le savant, où le penseur, où le magistrat .goûtent les joies hautes et pures de l'intelligence... Si j'ajoute à cette scène la présence d'une femme aimée et spirituelle, confidente de nos travaux, j'aurai tracé, je crois, la plus parfaite image du bonheur humain dans son expression la plus délicate et la plus élevée.

LE VICOMTE.

Eh bien ! voilà une petite femme qui s'amuserait crânement, par exemple ! Voyez-vous cette femme aimée et spirituelle enfermée dans le cabinet du penseur ?... Je vous jure qu'elle préférerait un cabinet particulier.

LE BARON.

Je parle d'une femme honnête, légitime, monsieur, et je ne présume pas que vous fussiez disposé à mener votre femme légitime dans des cabinets particuliers !

LE VICOMTE.

C'est ce qui vous trompe, cher monsieur,... je la mènerais partout où j'irais moi-même, comme mon petit camarade... Je la ferais pénétrer avec moi dans tous les secrets de la vie parisienne, dans tous les arcanes du boulevard, dans tous les mystères du pschutt et du vlan, - et elle m'en saurait un gré infini !... A propos, chère madame, vous savez qu'on ne dit plus pschutt, ni vlan, ni ah ?

LAURE, froidement.

Ah ! qu'est-ce qu'on dit donc ?

LE VICOMTE.

On dit tchink... Ainsi les mardis aux Français sont tchink, - les Italiens sont tchink... Moi, je suis tchink, - et le baron ne l'est pas !

LE BARON.

Et je m'en flatte ! (Il se lève.) Je vous laisse, chère madame, avec votre éminent cousin, dont vous devez être impatiente de retrouver l'entretien... (A Henri.)J'espère, monsieur, avoir l'honneur de vous revoir quelque jour à Paris, où j'ai la promesse d'occuper un siège et où je me sens attiré comme tout ce qui pense !

LE VICOMTE, saluant.

Chère madame !... (A Henri.) Adieu, monsieur, et veuillez excuser mon incurable frivolité !

Le baron et le vicomte se retirent.